Cognition in eco, cognition in vitro Les mécanismes cognitifs peuvent-ils expliquer les phénomènes sociaux ? - (Travail en cours) Avel ...

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Cognition in eco, cognition in
            vitro
  Les mécanismes cognitifs
  peuvent-ils expliquer les
   phénomènes sociaux ?
         (Travail en cours)
        Avel Guénin—Carlut
         KAIROS Research
          avel@kairos-research.org
Abstract

Les sciences cognitives, qui étudient l’esprit humain comme système de traitement de
l’information, sont parfois présentées comme la base d’une refondation nécessaire des sciences
sociales. Bien qu’une approche cognitive permette d’enrichir les sciences sociales, le caractère
actif et intégré de l’architecture cognitive humaine ne permet pas à la mesure in vitro des
comportements de représenter adéquatement le fonctionnement des dynamiques cognitives in
eco. Nous illustrons ici comment une approche strictement cognitiviste des sciences sociales
donne lieu à des inférences inappropriées sur les causes des comportements sociaux, lesquelles
sont évitées par une approche intégrative des différents domaines de recherche concernés. Nous
montrons qu’une telle approche intégrative et multi-échelle est nécessaire pour une étude
appropriée des dynamiques cognitives en raison de leur caractère intrinsèquement « sauvage »,
c’est à dire de la rupture d’ergodicité dans les dynamiques endogènes d’un système qui sous-
tend toute forme de cognition. Nous montrerons enfin comment restaurer l’unité des sciences
sociales et cognitives autour d’un principe intégratif énactiviste étudiant les dynamiques
cognitives à différentes échelles comme une extension du rapport agentif que les systèmes
vivants doivent maintenir avec leur niche écologique de sorte à maintenir leur identité
structurelle.

The cognitive sciences, which study the human mind as an information processing system, are
sometimes presented as the basis for a necessary refoundation of the social sciences. Although a
cognitive approach can enrich the social sciences, the active and integrated nature of human
cognition does not allow in vitro measurement of behavior to adequately capture the
functioning of cognitive dynamics in eco. We illustrate here how a strictly cognitivist approach
to social science leads to inappropriate inferences about the causes of social behavior, which are
avoided by an integrative approach to the different research domains involved. We show that
such an integrative and multi-scale approach is necessary for an appropriate study of cognitive
dynamics because of their intrinsically "wild" character, i.e. the ergodicity breaking in
endogenous dynamics of a system which underlies any form of cognition. We will finally show
how to restore the unity of the social and cognitive sciences around an enactive integrative
principle studying cognitive dynamics at different scales as an extension of the agentic
relationship that living systems must maintain with their ecological niche in order to maintain
their structural identity.
0 – Introduction
La discipline des sciences cognitives s’est constituée autour d’un programme de
recherche dit « cognitiviste » étudiant l’esprit humain comme système de traitement
de l’information, comparable dans son architecture et son fonctionnement à un
ordinateur. Malgré l’échec du cognitivisme à intégrer des résultats récents en
anthropologie, neurosciences computationnelles, et intelligence artificielle montrant le
caractère dynamique (plutôt que symbolique) de la cognition humaine, ce dernier reste
influent dans le sous-champ de la psychologie expérimentale s’inscrivant dans la lignée
directe du programme cognitiviste (Núñez et al., 2019). Cette dernière utilise en effet un
paradigme expérimental mesurant la réponse à des stimuli contrôlés pour inférer la
manière dont l’architecture cognitive humaine représente les informations sensorielles
et y réagit. Rien ne montre à l’heure actuelle que ces représentations sont de même
nature dans l’environnement simplifié du laboratoire et dans les conditions complexes
de l’écologie humaine réelle, et rien ne permet donc d’affirmer que la mesure in vitro
des réponses comportementales permet de représenter adéquatement la manière dont
la cognition humaine fonctionne in eco.

Pourtant, un programme de recherche que nous désignerons comme « néo-naturaliste
cognitiviste » (NNC) (en référence à Andler (2010)) propose aujourd’hui une
refondation des sciences sociales sur la base de la psychologie cognitive. Selon
l’argument NNC, la connaissance que nous avons acquise du fonctionnement de
l’esprit humain implique une falsification des présupposés anthropologiques implicites
des sciences sociales (Kaufmann & Cordonier, 2011), et ces dernières devraient donc
intégrer à la base de leur approche les résultats et le langage des sciences cognitives
(Sperber, 2011). Cette approche représente les résultats de la psychologie expérimentale
comme la fondation épistémique nécessaire et suffisante à l’étude des systèmes
sociaux, ce qui la conduit à ignorer l’existence de structures sociales et de dynamiques
cognitives supra-individuelles dont le pouvoir causal est pourtant documenté. Au
contraire, le présent document vise à montrer la nécessité d’une intégration des
différentes sciences naturelles par la construction de modèles causaux explicites et
appropriés décrivant la structure sous-jacente au phénomène d’intérêt, que nous
appellerons « naturalisme intégratif » en référence à l’approche hégémonique en
sciences du vivant (Mitchell, 2003).

Nous ferons d’abord un bref bilan du rôle que les sciences cognitives jouent aujourd’hui
en sciences sociales, et en particulier des approches dominant l’anthropologie
évolutionnaire et cognitive. Nous exposerons comment le programme NNC diverge
d’un naturalisme intégratif en comparant la « Cultural Attraction Theory » (CAT) et la
« Gene-Culture Coevolution Theory » (GCCE) deux approches contemporaines de
l’évolution socio-culturelle humaine. Nous montrerons ensuite que le programme NNC
rencontre un problème d’individuation des mécanismes cognitifs par leur fonction
écologique, lequel est de jure insoluble au vu des propriétés documentées de
l’architecture cognitive humaine et de facto basé sur une conception inadéquate du rôle
de la mesure expérimentale dans l’explication naturaliste. Nous montrerons ensuite
pourquoi les systèmes cognitifs sont par définition inaccessibles à une approche
purement empiriste, en raison de la rupture d’ergodicité nécessaire à la cognition et des
dynamiques « sauvages » en résultant. Nous proposerons enfin la minimisation de
l’énergie libre variationnelle comme principe intégratif pour l’étude des dynamiques
cognitives multi-échelles, et exposerons comment elle permet une étude physicaliste et
cognitive des structures sociales comme système énactifs.

1 – L’architecture cognitive humaine et sa portée
anthropologique
La narrative invoquée par la psychologie cognitive exagère souvent la magnitude de sa
rupture avec les théories préexistantes de la psychologie, la décrivant typiquement
comme une “révolution” ayant chassé du domaine scientifique le paradigme dominant
du béhaviorisme. La psychologie pré-cognitive, initialement dominée par une
introspection sans méthode, aurait par réaction écarté les rouages non observables de
l’esprit du domaine scientifique et ainsi institué la vision de l’esprit comme une “boîte
noire” capable uniquement d’apprentissage par association. Une historiographie aussi
schématique est bien entendu simpliste (Hobbs & Chiesa, 2011), et obscurcit
notamment la continuité méthodologique manifeste entre la psychologie béhavioriste
et cognitive. Cette dernière a en effet récupéré le cadre méthodologique béhavioriste
des expériences en conditions contrôlées où un sujet est soumis dans des conditions
contrôlées à des stimuli auxquels on mesure ses réponses. Pourtant, cette narrative a
l’avantage d’exposer en des termes clairs l’apport majeur du cognitivisme aux sciences
de l’humain.

Le programme de recherche cognitiviste, en couplant le cadre expérimental
béhavioriste à une théorisation explicite des processus et des mécanismes formant
l’esprit humain, a pour la première fois placé l’étude de la conscience humaine dans le
domaine accessible aux sciences naturelles. Elle permet en effet non seulement
d’exposer les lois s’appliquant empiriquement aux comportements humains, mais aussi
et surtout de cartographier par des moyens hypothético-déductifs l’architecture
cognitive, c’est à dire l’ensemble des processus et des mécanismes sous-tendant ces
comportements. Cette approche ouvre donc la possibilité d’une étude scientifique de
l’être humain comme entité naturelle, soumis à des déterminismes du même ordre que
ceux structurants les autres êtres vivants, et notamment à ceux de l’évolution. Bien que
le cadre théorique des sciences cognitives ait significativement évolué au cours du
temps, la psychologie cognitive a gardé tout au long de son existence un accent sur la
caractérisation des mécanismes causant les comportements, et a par là même participé
au développement de certaines sciences sociales.

L’exemple le plus frappant est bien entendu celui de l’économie, dominée durant la
seconde moitié du XXème siècle par une approche dite “néo-classique” basée
centralement sur un jeu d’axiome concernant le comportement des agents
économiques. En ligne avec les hypothèses simplificatrices des tous premiers modèles
macro-économiques (eg Marshall, 2009) ainsi qu’avec ceux plus récents de la théorie
des jeux (Neumann & Morgenstern, 2007), la théorie du choix rationnel suppose des
agents parfaitement informés, parfaitement rationnels, voulant maximiser une fonction
d’utilité fixée de manière exogène. Reprise par la théorie néoclassique comme modèle
microéconomique fondationnel, cette dernière donne lieu à des prédictions absurdes
lorsqu’elle est étendue de manière impropre à une échelle macroéconomique 1, dont la
plus frappante est sans doute l’existence de l’économie dans un état d’équilibre où
toute crise endogène est impossible. La critique la plus importante à lui avoir été
adressée est toutefois celle portée par l’économie comportementale, laquelle en a remis
en cause les fondations en montrant les écarts entre les processus de décisions de
l’humain isolé et ceux postulés par la théorie du choix rationnel.

La notion ayant préfiguré historiquement l’économie comportementale est celle,
introduite par le chercheur transdisciplinaire Herbert A. Simon, de rationalité limitée
(Simon, 1955, 1997). Cette notion met l’accent sur le coût cognitif associé au traitement
de l’information, et postule que les agents économiques rationnels n’agissent pas tant
en suivant la stratégie optimale qu’en suivant la première stratégie qu’ils estiment
satisfaisante en regard d’une fonction d’utilité donnée. Les écarts entre comportement
économique réel et modèle idéal de rationalité ont postérieurement été détaillés par
des méthodes expérimentales propres à la psychologie cognitive, notamment dans le
cadre du traitement du risque et de l’incertitude (Kahneman & Tversky, 1979, 2012)
ainsi que dans l’étude d’heuristiques prolongeant le raisonnement de Simon
(Kahneman, 2011). Cette approche ne s’est pas limitée à la description de
comportements dans un laboratoire, ni à un rôle purement fondationnel, puisqu’elle a
donné lieu à une approche de la politique publique visant à manipuler les heuristiques
cognitives des personnes de sorte à les amener à des décisions considérées comme
socialement préférables (Lin et al., 2017; Thaler & Sunstein, 2009).

Si une approche strictement cognitiviste permet, comme dans le cas de l’économie
comportementale, d’étudier des comportements moyens, elle permet également l’étude
de variations inter-individuelles. La “Life History Theory” (LHT) explique par exemple
des variations trans-spécifiques de l’investissement dans des stratégies de long terme
(qualité du système immunitaire, âge à la reproduction, patience…) par l’adaptation à
des environnements plus ou moins stables – les plus stables favorisant bien sûr des
investissements de plus long terme. Cette théorie a notamment été recrutée pour
étudier la divergence entre l’écologie humaine et celle de ses proches cousins (Hill &
Kaplan, 1999; P. J. Richerson & Boyd, 2020), mais aussi de manière plus controversée
pour étudier les variations inter-individuelles au sein de l’espèce humaine (Del Giudice
et al., 2016; Kaplan et al., 2000; Nettle, 2009). L’exposition précoce à des conditions
stressantes diminuerait selon la LHT la capacité des humains à investir dans du capital
physiologique, social, ou cognitif, avec des effets d’autant plus pervers que les
mécanismes bio-chimiques impliqués sont héritables de manière intergénérationnelle
(Pembrey et al., 2013; Swartz et al., 2017).

Les approches discutées plus haut relèvent de déterminismes s’exerçant uniquement à
un niveau individuel, et sont donc particulièrement perméable à une approche
cognitiviste basée sur l’étude de mécanismes cognitifs particuliers. Plus contre-
intuitivement, des traits physiologiques basiques peuvent en certains cas expliquer des
comportements sociaux complexes. Des travaux d’anthropologie biologique ont par

1   Pour une discussion de l’usage propre de la modélisation en économie, voir Rodrik (2015)
exemple montré une relation linéaire entre l’épaisseur du néocortex et la taille des
groupes sociaux entre différentes espèces de primate (R. I. M. Dunbar, 1992), en raison
notamment d’une charge cognitive nécessaire à la coordination sociale augmentant en
avec la taille du groupe (R. I. M. Dunbar & Shultz, 2017). Non seulement ce résultat
tient parfaitement pour les humains, mais il prédit un motif récurrent des réseaux
sociaux écologiques : la limitation à ~150 personnes de l’ensemble des connaissances
directes d’un humain donné (R. Dunbar, 2019). La littérature associée au “nombre de
Dunbar” permet donc de comprendre les causes de certains aspects des structures
sociales humaines sur la base d’arguments purement neurophysiologiques, ce qui
participe à légitimer un programme de recherche explicitement réductionniste.

Même si le nombre de Dunbar n’est en lui même qu’une loi statistique empirique, une
large littérature en anthropologie comparée détaille quels mécanismes cognitifs précis
fondent les comportements sociaux des humains. Ces derniers présentent, comme les
autres grands singes, une socialité atypique centrée sur des relations interpersonnelles
intimes structurant les échanges au sein de chaque groupe (R. I. M. Dunbar & Shultz,
2017; Leech & Cronk, 2017). Si les groupes humains surpassent largement ceux des
autres primates en termes de taille comme de complexité culturelle, c’est avant tout par
le jeu de mécanismes cognitifs permettant une synchronisation extrêmement riche de
leurs comportements. Les échanges vocaux tels que le rire ou le chant leur permettent
en effet de communiquer émotionnellement en dehors du cadre dyadique permis par le
comportement d’épouillage (R. I. M. Dunbar, 2017; Savage et al., 2020), augmentant
donc leurs facultés de coordination. Leur motivation sociale renforce cette faculté en
permettant une régulation émotionnelle collective par la synchronisation gestuelle
(Shilton et al., 2020), et l’apprentissage social de traits culturels complexes grâce à
l’imitation de comportements au rôle causal obscur (Hoehl et al., 2019; Horner &
Whiten, 2005). Ces facultés sous-tendent l’émergence de formes collectives
d’intentionnalité et d’identité (Tomasello & Carpenter, 2007; Wilson et al., 2008), qui
participent à augmenter la prévalence et la complexité des comportements politiques
déjà présents chez les autres espèces de grand singes (Leech & Cronk, 2017).

La description de ces mécanismes ne suffit bien sûr pas à résumer la diversité des
sociétés humaines, ni même les éléments communs de leur écologie. Elle offre pourtant
une base nécessaire à l’étude du développement des sociétés humaines tels que nous
les connaissons : premièrement en exposant quels furent les comportements
précurseurs du langage, aussi bien dans ses mécanismes (Shilton et al., 2020) que dans
sa fonction prosociale (E. A. Smith, 2010) et deuxièmement en montrant comment les
humains ont pu développer une histoire de vie assez longue pour permettre les
stratégies de coopération complexes (Barclay, 2013; DeScioli & Kurzban, 2009) et
l’évolution culturelle cumulative (Boyd et al., 2011; P. J. Richerson & Boyd, 2020) qu’on
leur connaît. Cette histoire de vie longue dépend en effet de traits écologiques tels que
l’investissement collectif dans l’élevage des enfants (Burkart et al., 2009; van Schaik &
Burkart, 2010) ou la cuisson des aliments (Wrangham, 2017), lesquels ne sont possibles
que grâce aux fortes relations de confiance et à l’apprentissage social complexe permis
par la cognition humaine. La divergence écologique des humains vis-à-vis des autres
grands singes doit donc se comprendre avant tout comme une conséquence des traits
cognitifs sous-tendant leur coordination sociale. Ces traits ne permettent pas
seulement d’expliquer la divergence entre humains et chimpanzés, mais participent
également à construire l’écologie des traits culturels contemporains.

Les activités et croyances dites religieuses, reconnues de très longue date comme
régulatrices fondamentales des sociétés humaines (Weber, 1905), sont en effet étudiées
depuis le tournant du siècle comme des entités fonctionnelles catalysant les facultés
humaines de coordination sociale. Les activités rituelles permettent non seulement de
renforcer la coordination des groupes par la synchronisation des attentes et des
mouvements, mais aussi d’ancrer par des signaux coûteux normes sociales et croyances
contre-intuitives (Atran & Henrich, 2010; Henrich, 2009). Contre-intuitivement, les
invariants cognitifs humains participent à expliquer les variations entre formes
rituelles, et notamment la convergence fonctionnelle vers des rites “imaginaux” et
“doctrinaux” (Whitehouse & Lanman, 2014). Là où les premiers servent à générer une
fusion identitaire avec le groupe via des expériences violemment dysphoriques, et
maintiennent donc un niveau extrême de coopération dans un contexte dangereux, les
seconds permettent une identification au groupe par la répétition de croyances
traditionnelles et facilitent donc une coordination diffuse à plus grande échelle. Des
analyses plus fines des dynamiques cognitives sous-tendant les activités rituelles
existent bien entendu, notamment par l’étude des états modifiés de conscience atteints
dans un cadre rituel, par exemple via l’étude du rôle de l’usage rituel de psychoactifs
dans la sociabilisation des croyances en des entités surnaturelles (Dupuis, 2020).

Toutefois, l’activité rituelle ne fait au final que moduler et instituer la croyance en des
entités surnaturelles, qui découle en premier ordre des mécanismes invariants de
l’inférence agentive humaine (Boyer, 2003; Fortier & Sunae, 2017). En ce sens, l’étude
des croyances religieuses peut être vue comme l’un des principaux succès du
programme NNC, car son contenu s’explique avant tout par le fonctionnement de
mécanismes d’inférence invariants au sein de l’espèce humaine. L’existence
interculturelle des entités surnaturelles, tout comme leur diversité, découlent en effet
de leur statut de “super-stimuli” pour la cognition sociale humaine (Sperber &
Hirschfeld, 2004). Leur existence découle donc avant tout d’une chaîne cognitive
d’événements individuels de transmission et de mémorisation, amenant via les
déformations répétées aux “biais cognitifs” de former le contenu des représentations
culturelles. Ce processus est connu sous le nom d’”attraction culturelle” (Scott‐Phillips
et al., 2018; Sperber, 1994), et est documenté (en dehors du domaine religieux) dans un
certain nombre de représentations relatives à la communication interindividuelle
(Claidière, Smith, et al., 2014a; Morin, 2018), les rapports sociaux (Morin, 2012; Morin &
Acerbi, 2016), ou la biologie naïve (Miton et al., 2015; Miton & Mercier, 2015). La
stabilité comme les variations de ces contenus culturels s’expliqueraient donc avant
tout par la psychologie évoluée humaine, et notamment par des mécanismes cognitifs
“modulaires”, c’est à dire répondant à des stimuli précis et sélectionnés pour une
fonction précise (Sperber & Hirschfeld, 2004).

La discussion ci-haut, en exposant le rôle important et profond des sciences cognitives
dans l’étude des sociétés humaines, motive un certain optimisme concernant la portée
du programme NNC. Toutefois, toutes les démarches que nous avons exposés ne sont
pas compatibles avec ce dernier, au sens où elle ne permettent pas une explication des
phénomènes socio-culturels par appel aux mécanismes cognitifs sous-jacents. Nous
allons à présent chercher à illustrer les différents formes que peut prendre le
naturalisme en sciences sociales, et exposer les engagements spécifiques au NNC. Nous
allons examiner pour ce faire les différentes approches instituées dans le champ de
recherche étudiant l’évolution socio-culturelle humaine, et plus précisément les
stratégies explicatives incarnées respectivement par la Gene-Culture Coevolution
Theory (GCCT) et par la Cultural Attraction Theory (CAT). Nous allons voir que si la
démarche pluraliste et intégrative caractéristique des sciences naturelles est mise en
œuvre par la GCCT, la CAT articule au contraire une réduction des comportements
humains à un ensemble de lois comportementales supposément mises en lumière par la
psychologie cognitive qui caractérise une démarche NNC.

2 – Naturalisme positiviste et naturalisme intégratif
en évolution culturelle
Nous avons vu ci-haut comment la recherche sur l’architecture cognitive humaine
s’articulait aujourd’hui à une démarche naturaliste en sciences sociales. Cette
discussion permet certainement un certain optimisme vis-à-vis de la portée du
programme NNC : si l’étude croisée de la cognition et des sociétés humaines a été
aussi fructueuse, nous pouvons certainement profiter de ses avancées futures pour
réécrire le corpus théorique des sciences sociales. Toutefois, l’engagement central du
NNC n’est pas l’intégration des connaissances entre sciences cognitives et sociales,
mais bien l’explication de phénomènes sociaux par des mécanismes cognitifs. Nous
allons exposer la nuance entre ces deux approches en étudiant de manière croisée les
deux approches dominantes en évolution culturelle, de sorte à exposer leurs
engagements méthodologiques et épistémologiques respectifs. Nous verrons que si la
Gene Culture Coevolution Theory admet l’existence d’une relation dynamique
constructive entre cognition et culture, la Cultural Attraction Theory vise exclusivement
à expliquer des phénomènes socio-culturels par appel aux mécanismes cognitifs sous-
jacents. Cette discussion permettra de motiver et d’illustrer une distinction entre deux
conception concurrentes du naturalisme en sciences sociales : le naturalisme positiviste
(ou néo-cognitiviste) constitue un programme réductionniste au sens strict du terme, et
s’appuie sur les méthodes de la psychologie cognitive ; le naturalisme intégratif (ou
post-cognitiviste) vise à l’intégration mutuelle des résultats des sciences cognitives et
sociales, et s’appuie sur les méthodes des sciences du vivant. Cette distinction nous
permettra ensuite de détailler les engagements spécifiques du NNC, et d’évaluer sa
capacité à intégrer sciences cognitives et sciences sociales.

L’évolution culturelle est une discipline récente proposant une intégration des sciences
naturelles et des sciences sociales via l’étude évolutionniste de la culture humaine. Elle
est définie par le constat central que les dynamiques socio-culturelles humaines sont
pour partie déterminée par l’héritabilité culturelle de représentations ou de
comportements, et réunit dans ce cadre conceptuel une grande diversité thématique
comme méthodologique (Mesoudi, 2011, 2017; Mesoudi et al., 2006). Une divergence
sensible y existe cependant dans la conception faite de l’évolution culturelle, ses
mécanismes, et son rôle dans l’écologie humaine. Selon la Gene-Culture
Coevolutionary Theory (GCCT), l’évolution culturelle se caractérise avant tout par un
processus d’adaptation par la sélection de traits phénotypique écologiquement
appropriés, lequel s’appuie sur l’interaction entre héritabilité génétique et culturelle
(Boyd & Richerson, 1988; Henrich, 2017; Henrich & McElreath, 2013; Laland & O’Brien,
2011; Muthukrishna et al., 2021; P. J. Richerson & Boyd, 2008). Selon la Cultural
Attraction Theory (CAT), les contraintes cognitives à la transmission de représentations
interdisent une telle dynamique adaptative, et l’évolution culturelle renvoie donc
essentiellement aux dynamiques d’attraction des tokens culturels vers des formes plus
transmissibles socialement (Boyer, 1998; Claidière, Scott-Phillips, et al., 2014; Scott‐
Phillips et al., 2018; Sperber, 1996; Sperber & Hirschfeld, 2004). Même si elle motive un
débat récurrent concernant la nature proprement « darwinienne » de l’évolution
culturelle (Acerbi & Mesoudi, 2015; Claidière, Scott-Phillips, et al., 2014; Henrich et al.,
2008; Scott‐Phillips et al., 2018), l’opposition entre ces deux théories n’est toutefois que
peu préjudiciable à la cohérence de l’évolution culturelle comme discipline scientifique.

Les deux théories développent en effet un corpus empirique et théoriques traduisant les
programmes de recherche dans lequel elles s’inscrivent respectivement. Alors que la
CGGT étudie les dynamiques d’adaptation humaine par la culture, la CAT s’intéresse à
des dynamiques non-adaptatives de diffusion de représentations culturelles. Les études
rattachées à la CAT portent donc typiquement sur l’évolution de tokens culturels
comme les normes sociales véhiculées par l’art (Morin, 2012; Morin & Acerbi, 2016), la
croyance dans l’efficacité médicale de la saignée (Miton et al., 2015; Miton & Mercier,
2015), ou les signes linguistiques (Claidière, Smith, et al., 2014b; Morin, 2018). Les
études rattachées à la GCCT adressent au contraire des domaines culturels participant
directement à définir l’écologie humaine, comme l’évolution de technologies
écologiquement appropriées (Boyd et al., 2013; Henrich, 2004, 2017) et plus
généralement d’une niche culturelle (Boyd et al., 2011; Laland & O’Brien, 2011)
rétroagissant sur les mécanismes évolutionnaires génétique (Henrich & Muthukrishna,
2021; Laland, 2008). Leur domaine explicatif est donc presque entièrement disjoint, et
les deux théories pourraient facilement être considérées comme complémentaires
plutôt que concurrentes. Il n’existerait par exemple aucune difficulté à admettre que si
l’émergence de l’écriture est motivée en premier lieu par les contraintes sociales liées à
l’administration des États, la forme particulière des lettres de l’alphabet traduit des
contraintes cognitives de lisibilité. Une compétition demeure toutefois dans leurs
capacités respectives à expliquer les comportements religieux, laquelle illustre la
divergence fondamentale entre les stratégies explicatives mobilisées respectivement par
la GCCT et la CAT.

Ce que nous désignons comme « comportements religieux » renvoie ici à des écologies
complexes de pratiques rituelles et de croyances surnaturelles, lesquelles sont présentes
de manière quasi-universelle dans les sociétés humaines, et se sont vraisemblablement
développées en parallèle des autres traits définissant les humains modernes (Boyer &
Bergstrom, 2008; Sterelny, 2018). Un large accord existe aujourd’hui sur le rôle critique
de certains mécanismes cognitifs universels, notamment ceux sous-tendant l’attribution
d’agentivité et l’intégration de normes sociale, dans le développement de ces
comportements (Atran & Ginges, 2012; Atran & Henrich, 2010; Atran & Norenzayan,
2004; J. L. Barrett & Zahl, 2013; Baumard et al., 2015; Baumard & Boyer, 2013; Baumard
& Chevallier, 2015; Boyer, 2003; Boyer & Baumard, 2016; Boyer & Bergstrom, 2008;
Boyer & Liénard, 2006; Purzycki, 2018; Purzycki & Sosis, 2009; Sterelny, 2018;
Whitehouse & Lanman, 2014). Un débat demeure toutefois ouvert concernant le rôle
explicatif de ces mécanismes : si les approches rattachés à la CAT expliquent l’évolution
des comportements religieux par les propriétés des mécanismes en question eux-
mêmes (J. L. Barrett, 2000; Boyer, 2003; Boyer & Baumard, 2016), les approches
associées à la GCCT considèrent au contraire que les comportement religieux
s’expliquent par l’évolution culturelle de croyances et de pratiques rituelles les
exploitant pour catalyser la coordination sociale (Atran & Henrich, 2010; Norenzayan et
al., 2016; Purzycki & Sosis, 2009; Sterelny, 2018). Au contraire de la GCCT, la CAT
s’inscrit donc clairement dans une démarche d’explication des comportements sociaux
par l’architecture cognitive sous-jacente.

L’existence d’un processus de sélection culturelle des comportements religieux est
pourtant manifeste dans la structure et l’histoire des religions dites moralisantes. Ces
dernières sont des systèmes religieux institutionnalisés incluant une doctrine morale
encourageant explicitement le détachement du monde matériel ainsi que la prosocialité
au-delà des communautés familiales et ethniques, et ont émergé de manière
indépendante dans différentes aires socio-culturelles au cours du premier millénaire
avant J.-C. (Taylor, 2012). Le mode rituel de ces religions, doctrinal au sens de
Whitehouse & Lanman (2014), ainsi que leur institutionnalisation les prête
naturellement à une alliance avec un pouvoir politique centralisé. Qui plus est, leur
contenu catalyse efficacement la coopération entre cor-religionnaires via l’accent mis
sur cette dernière dans leurs doctrines et la croyance institutionnalisée en une punition
surnaturelle des comportements immoraux (Norenzayan et al., 2016; Purzycki, Henrich,
et al., 2018; Purzycki, Ross, et al., 2018). Enfin, le développement et l’intégration
politique de ces traits semble (sur la base des cas d’études austronésiens) s’être fait
progressivement au cours de l’histoire (Watts et al., 2016 ; intégrer conf CES Sheehan),
et a avoir abouti à la croissance agressive des quelques religions moralisante les plus
archétypales (christianisme, islam, bouddhisme…). Quoiqu’une régression causale
propre à clore définitivement le débat reste à développer (Beheim et al., 2019;
Slingerland et al., 2019), ces éléments suggèrent au-delà de tout doute raisonnable que
les religions moralisantes ont été formées par un processus de sélection de groupe (P.
Richerson et al., 2016; Wilson et al., 2008) médié par l’héritabilité culturelle des
comportements religieux.

Pourtant, certains chercheurs rattachés à la CAT estiment que les religions
moralisantes ne constituent pas une forme d’adaptation culturelle, et émergent
directement du fonctionnement de mécanismes cognitifs modulaires au sens introduit
plus haut (Baumard & Boyer, 2013). Selon la théorie des histoires de vie évoquée
brièvement en première partie, un environnement stable et prédictible permet le
développement de stratégies évolutionnaires orientées à plus long terme, incluant par
exemple la réflexivité, l’investissement dans des relations monogames, ou la confiance
envers autrui (Baumard & Chevallier, 2015; Nettle, 2009). L’enrichissement des sociétés
archaïques aurait donc permis une moralisation des jugements intuitifs, et favorisé la
transmission de doctrines religieuses traduisant ces jugements (Baumard et al., 2015;
Baumard & Chevallier, 2015). Quoi qu’aucune étude ethnographique ou expérimentale
n’appuie aujourd’hui l’hypothèse d’un effet causal de l’affluence sur la transmission de
doctrines religieuses moralisante, cette thèse est appuyé par une étude quantitative
montrant le rôle causal de proxy d’affluence et de densité de population dans
l’émergence des religions moralisantes (Baumard & Boyer, 2013). Cette étudie échoue
toutefois à individuer l’affluence comme variable explicative centrale, dans la mesure
où les trois variables qu’il identifie comme prédictives (affluence, densité de population,
taille de la capitale) sont des proxys évidents de la complexité socio-politique (telle que
définie dans Turchin et al. (2018)). Surtout, elle ne mesure aucunement la rétroaction
des religions moralisantes sur l’affluence ou la complexité socio-politique, et ne peut
donc remplir son objectif annoncé de contredire une explication adaptationniste de
l’émergence des religions moralisantes.

Indépendamment du niveau de preuve concernant l’existence d’un effet d’attraction
culturelle vers les religions moralisantes, ce dernier demeurerait absolument insuffisant
à en expliquer l’émergence. Les religions moralisantes sont en effet constituées non
seulement d’une doctrine, mais aussi d’un système rituel et institutionnel participant à
moduler les comportements sociaux. La GCCT vise explicitement à mesurer et
expliquer les dynamique coévolutionnaires reliant ces différents facteurs, comme le
soulignent fortement les travaux récents sur le sujet spécifique des religions
moralisantes (Norenzayan et al., 2016; Purzycki, 2018) comme sur celui de ses enjeux
conceptuels plus généraux (Muthukrishna et al., 2021; P. J. Richerson & Boyd, 2020). Par
exemple, une publication récente investigue le rôle de l’Église romaine d’Occident et
des institutions familiales qu’elle a défendue dans l’émergence des traits
psychologiques typiques des pays occidentaux (Schulz et al., 2019). Au contraire, les
sympathisants de la CAT insistent fortement sur le fait que leur théorie ne cherche pas
à étudier la régulation sociale ou d’autres aspects adaptatif de la culture, mais bien la
forme que prennent les traits culturels et en particulier les représentations transmises
socialement (Scott‐Phillips et al., 2018; Sperber, 1994; Sperber & Hirschfeld, 2004).
Dans la mesure où elle exclut explicitement les institutions religieuses elles-mêmes de
son domaine explicatif (tout comme les différents facteurs socio-culturels participant à
définir les mécanismes et le domaine d’attraction de la transmission culturelle), la CAT
ne peut donc proposer une explication cohérente de l’émergence des religions
moralisantes, et encore moins faire concurrence à l’explication adaptationniste proposé
par la GCCT.

La raison centrale pour que les défenseurs de la CAT avancent pour contester une
explication alternative des religions moralisantes est l’incohérence fondationnelle d’une
explication adaptationniste de traits culturels. Selon ces derniers, l’évolution culturelle
est (contrairement à l’évolution génétique) dominée par des formes d’héritabilité
reconstructives plutôt que préservatives, et l’évolution culturelle s’explique donc avant
tout par l’attraction des traits culturels vers des domaines particuliers plutôt que par la
sélection naturelle (Claidière, Scott-Phillips, et al., 2014). Pourtant, le processus
sélection naturelle n’est en rien conditionné à une réplication "préservative" des traits
(caractérisée par l’existence de réplicateurs individués tels que les gènes, et l’aspect
purement aléatoire de leurs variations au sein d’une population) (Acerbi & Mesoudi,
2015), et des processus "reconstructifs" de variation guidée voire intentionnelle sont
d’ailleurs constitutifs du mode d’héritabilité génétique (Boudry & Pigliucci, 2013;
Laland et al., 2015). Surtout, il avait déjà été souligné dans cette littérature que
l’existence même d’attracteurs culturels favorise le processus de sélection naturelle en
permettant l’émergence de traits culturels individués dans les populations humaines
(Henrich et al., 2008). La possibilité en droit d’un processus d’adaptation culturelle n’est
donc pas un obstacle notable à la validité de la GCCT, et ce débat sur les fondations de
l’évolution ne traduit probablement pas la motivation en premier ordre des critiques
issues de la CAT. Une explication plus robuste de cette opposition semble résider dans
la divergence épistémologiques entre les stratégies d’explications respectivement
mobilisées par la GCCT et la CAT.

En effet, les chercheurs associés à la CAT revendiquent une démarche naturaliste visant
à expliquer des attracteurs culturels par les mécanismes psychologiques qui sous-
tendent leur émergence, et reprochent à la GCCT de s’en éloigner en important les
objets et le langage des sciences sociales (Scott‐Phillips et al., 2018; Sperber, 2011) 2. Les
résultats centraux de cette dernière portent effectivement sur la modélisation des
interactions multi-niveaux entre comportements individuels et niche culturelle, et se
rapprochent donc dans leur démarche explicative de la littérature en sciences sociales
"standard" (voir eg Henrich & McElreath (2013) ; Muthukrishna et al. (2021) ; P. J.
Richerson & Boyd (2020)). Toutefois, la démarche de la GCCT traduit sur ce point la
démarche constitutive des sciences du vivant, lesquelles construisent typiquement des
modèles causaux intégrant de nombreuses échelles dynamiques imbriquées de sorte à
traduire la structure réelle des systèmes étudiés (Mitchell, 2003). La démarche
naturaliste revendiquée par la CAT met plutôt en avant l’explication de phénomènes
socio-culturels par l’appel aux objets et aux résultats des sciences cognitives, et son
fondateur va d’ailleurs jusqu’à restreindre le domaine des explications proprement
causales et scientifiques en sciences sociales aux énoncés faisant exclusivement appel
au langage et aux objets des sciences cognitives (Sperber, 2011; Sperber et al., 2011) 3.

2   « [Les approches GCCT de l’évolution culturelle] sont innovantes à bien des égards. Elles
    ont cependant tendance à acheter en gros leur catalogue de phénomènes culturels aux
    sciences sociales standard. […] Une autre approche évolutionniste mécaniste et naturaliste
    de la culture est l'approche épidémiologique que j'ai contribué à développer, qui se
    caractérise par son insistance sur le fait qu'une bonne compréhension des phénomènes
    culturels et de leur propagation nécessite une compréhension approfondie des mécanismes
    psychologiques impliqués. L'approche épidémiologique prend au sérieux le défi ontologique
    du naturalisme et suggère un moyen de fournir une ontologie véritablement naturaliste du
    social. » (Sperber, 2011)
3   « La plupart des approches mécanistes, que leur individualisme soit seulement
    méthodologique ou aussi métaphysique, montrent peu d'intérêt à doter les sciences sociales
    d'une ontologie naturaliste, c'est-à-dire continue avec celle des sciences naturelles. […] Bien
    sûr, des descriptions de type causal sans contrainte ontologique peuvent suffire à l'objectif
Ce qui est désigné dans cette discussion comme "naturalisme" correspond donc
directement à ce que nous avons défini en introduction comme "naturalisme néo-
cognitiviste", dont la CAT étend directement l’approche en évolution culturelle par son
accent sur les mécanisme psychologiques de l’épidémiologie culturelle.

Non seulement cette forme de naturalisme néo-cognitiviste ne peut se justifier par
simple appel au naturalisme (compris comme la démarche constitutive des sciences
naturelles), mais sa démarche lui est directement opposée. En effet, la démarche
épistémologique propre aux sciences naturelles (et spécialement aux sciences du vivant)
implique l’intégration de tout résultat expérimental dans un modèle causal-mécanique
approprié du système étudié (Bechtel & Abrahamsen, 2005; C. F. Craver, 2006; C.
Craver & Tabery, 2019), lequel vise à montrer comment les composants d’un système
interagissent de sorte à en produire le fonctionnement observable. Puisque ce
fonctionnement est déterminé par la structure même du système cible ainsi que son
contexte de fonctionnement, cette démarche ne permet pas l’explication du
comportement d’un système par un appel exclusif à l’analyse de ses constituants
(Bechtel, 2009b; Mitchell, 2009). Même si l’explication causale-mécanique implique une
forme de réductionnisme, puisqu’elle décompose le système étudié en composants
fonctionnels, elle est donc incompatible avec un réductionnisme épistémique visant à
expliquer un phénomène de niveau supérieur (eg, socio-culturel) par des propriétés de
niveau inférieur (eg, cognitives). La cohérence d’une telle démarche suppose au
contraire que le comportement des constituants puisse être caractérisé de manière
acontextuelle et invariante, de sorte à pouvoir en dériver le comportement du système
dans son ensemble sans appel à sa structure ni à son contexte de fonctionnement. Elle
s’appuie donc nécessairement sur une démarche d’explication nomologique-déductive,
c’est à dire la dérivation formelle du phénomène d’intérêt d’un ensemble de lois
universelle établies par induction depuis les régularités observables empiriquement
(Woodward, 2021).

Ironiquement, l’étude des comportements humains dans un cadre nomologique-
déductif correspond précisément au programme de recherche béhavioriste (Graham,
2019), dont le rejet au profit de la démarche d’explication causale-mécanique constitue
l’acte fondateur des sciences cognitives (Baars, 1986). L’émergence en sciences
cognitives d’un programme de recherche reprenant le cadre épistémologique du

   poursuivi, mais on ne vise alors pas vraiment des explications causales scientifiques des
   phénomènes sociaux. En d'autres termes, se limiter à une ontologie naturaliste est une
   condition favorable - je suis tenté de dire, nécessaire - pour parvenir à des affirmations
   causales solides. »

     « L’hypothèse, c’est qu’avec une description matérielle, naturelle, de ce qui se passe à
   l’intérieur des organismes individuels et dans leur environnement commun, on aura tout ce
   dont on a besoin pour rendre compte du social. Sinon, tant pis pour le programme
   naturaliste… Quand on dit que tout est là, cela ne veut pas dire qu’on renonce à expliquer ce
   que cherchent à expliquer les sciences sociales (le sens, les institutions, les normes, etc.),
   mais on va essayer de le faire à partir [de chaînes causales cognitives] et de leur
   articulation. » (Sperber, 2011)
béhaviorisme n’a toutefois rien de surprenant. Si les sciences cognitives se sont
constituées comme un programme de recherche transdisciplinaire, la psychologie
expérimentale a progressivement pris son autonomie vis à vis des neurosciences et de la
philosophie, et domine aujourd’hui la discipline (Núñez et al., 2019). Cette dernière s’est
donc retrouvée confrontée à l’interprétation de résultats expérimentaux basés sur un
dispositif stimulus-réponse hérité du béhaviorisme, et ce sans réelle contrainte
d’intégration avec les différentes disciplines constituant les sciences cognitives. La
psychologie cognitive s’est donc retrouvée dans de bonnes conditions pour développer
un cadre épistémologique similaire à l’empirisme logique (ou positivisme), sur lequel
s’est fondé le béhaviorisme (Graham, 2019). Le cadre positiviste interprète en effet les
résultats expérimentaux de la psychologie cognitive comme la manifestation de lois
universelles universelles du comportement humain plutôt que comme la conséquence
contextuelle d’une structure causale sous-jacente. De ce fait, il permet à la fois de
justifier l’autonomie des résultats expérimentaux de la psychologie cognitive vis-à-vis
des neurosciences, et de motiver un programme de recherche réductionniste (au sens
strict du terme 4 (van Riel & Van Gulick, 2019)) visant à expliquer les résultats des
sciences sociales par ceux de la psychologie cognitive.

La comparaison entre les deux programmes de recherche majeurs de l’évolution
culturelle, la Gene-Culture Coevolution Theory et la Cultural Attraction Theory, nous a
permis de mettre en lumière la divergence fondamentale entre deux forme de
naturalisme méthodologique reliant sciences cognitives et sociales. Le naturalisme
intégratif (ou post-cognitiviste) se construit sur une intégration systématique des
différentes échelles d’analyse (et des disciplines correspondantes : sociologie,
psychologie, neuroscience…) via des modèles causaux-mécanique capturant de manière
appropriée les dynamiques multi-niveaux qui sous-tendent les phénomènes d’intérêt.
Le naturalisme positiviste (ou néo-cognitiviste) se construit quant à lui sur l’hypothèse -
implicite ou explicite - qu’il existe des lois du comportement humain clairement
individuées, et caractérisables par les méthodes de la psychologie cognitive. Il vise de
plus à utiliser ces lois pour recréer les fondations des sciences sociales en dérivant les
lois du social depuis celles du cognitif. De ce fait, il s’engage par construction à écarter
toute dynamique socio-culturelle de l’explication des comportements humains, ou du
moins de réduire leur comportement à celui de mécanismes cognitifs sous-jacent. Si ce
dernier est a priori incohérent avec le cadre épistémologique des sciences cognitives (et
des sciences du vivant en général) ainsi qu’avec l’autonomie des sciences sociales,
aucun des arguments développés jusqu’ici ne permet de conclure sur sa pertinence.
Nous allons donc nous intéresser dans la partie suivante aux arguments motivant le
programme néocognitiviste, et chercher à évaluer leur cohérence avec les résultats
connus des sciences sociales, cognitives, et évolutionnaires.

4   « Une réduction est effectuée lorsqu'il est démontré que les lois expérimentales de la science
    secondaire (et si elle a une théorie adéquate, sa théorie également) sont les conséquences
    logiques des hypothèses théoriques (y compris les définitions de coordination) de la science
    primaire. » (Nagel, 1963)
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