Cognition in eco, cognition in vitro Les mécanismes cognitifs peuvent-ils expliquer les phénomènes sociaux ? - (Travail en cours) Avel ...
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Cognition in eco, cognition in vitro Les mécanismes cognitifs peuvent-ils expliquer les phénomènes sociaux ? (Travail en cours) Avel Guénin—Carlut KAIROS Research avel@kairos-research.org
Abstract Les sciences cognitives, qui étudient l’esprit humain comme système de traitement de l’information, sont parfois présentées comme la base d’une refondation nécessaire des sciences sociales. Bien qu’une approche cognitive permette d’enrichir les sciences sociales, le caractère actif et intégré de l’architecture cognitive humaine ne permet pas à la mesure in vitro des comportements de représenter adéquatement le fonctionnement des dynamiques cognitives in eco. Nous illustrons ici comment une approche strictement cognitiviste des sciences sociales donne lieu à des inférences inappropriées sur les causes des comportements sociaux, lesquelles sont évitées par une approche intégrative des différents domaines de recherche concernés. Nous montrons qu’une telle approche intégrative et multi-échelle est nécessaire pour une étude appropriée des dynamiques cognitives en raison de leur caractère intrinsèquement « sauvage », c’est à dire de la rupture d’ergodicité dans les dynamiques endogènes d’un système qui sous- tend toute forme de cognition. Nous montrerons enfin comment restaurer l’unité des sciences sociales et cognitives autour d’un principe intégratif énactiviste étudiant les dynamiques cognitives à différentes échelles comme une extension du rapport agentif que les systèmes vivants doivent maintenir avec leur niche écologique de sorte à maintenir leur identité structurelle. The cognitive sciences, which study the human mind as an information processing system, are sometimes presented as the basis for a necessary refoundation of the social sciences. Although a cognitive approach can enrich the social sciences, the active and integrated nature of human cognition does not allow in vitro measurement of behavior to adequately capture the functioning of cognitive dynamics in eco. We illustrate here how a strictly cognitivist approach to social science leads to inappropriate inferences about the causes of social behavior, which are avoided by an integrative approach to the different research domains involved. We show that such an integrative and multi-scale approach is necessary for an appropriate study of cognitive dynamics because of their intrinsically "wild" character, i.e. the ergodicity breaking in endogenous dynamics of a system which underlies any form of cognition. We will finally show how to restore the unity of the social and cognitive sciences around an enactive integrative principle studying cognitive dynamics at different scales as an extension of the agentic relationship that living systems must maintain with their ecological niche in order to maintain their structural identity.
0 – Introduction La discipline des sciences cognitives s’est constituée autour d’un programme de recherche dit « cognitiviste » étudiant l’esprit humain comme système de traitement de l’information, comparable dans son architecture et son fonctionnement à un ordinateur. Malgré l’échec du cognitivisme à intégrer des résultats récents en anthropologie, neurosciences computationnelles, et intelligence artificielle montrant le caractère dynamique (plutôt que symbolique) de la cognition humaine, ce dernier reste influent dans le sous-champ de la psychologie expérimentale s’inscrivant dans la lignée directe du programme cognitiviste (Núñez et al., 2019). Cette dernière utilise en effet un paradigme expérimental mesurant la réponse à des stimuli contrôlés pour inférer la manière dont l’architecture cognitive humaine représente les informations sensorielles et y réagit. Rien ne montre à l’heure actuelle que ces représentations sont de même nature dans l’environnement simplifié du laboratoire et dans les conditions complexes de l’écologie humaine réelle, et rien ne permet donc d’affirmer que la mesure in vitro des réponses comportementales permet de représenter adéquatement la manière dont la cognition humaine fonctionne in eco. Pourtant, un programme de recherche que nous désignerons comme « néo-naturaliste cognitiviste » (NNC) (en référence à Andler (2010)) propose aujourd’hui une refondation des sciences sociales sur la base de la psychologie cognitive. Selon l’argument NNC, la connaissance que nous avons acquise du fonctionnement de l’esprit humain implique une falsification des présupposés anthropologiques implicites des sciences sociales (Kaufmann & Cordonier, 2011), et ces dernières devraient donc intégrer à la base de leur approche les résultats et le langage des sciences cognitives (Sperber, 2011). Cette approche représente les résultats de la psychologie expérimentale comme la fondation épistémique nécessaire et suffisante à l’étude des systèmes sociaux, ce qui la conduit à ignorer l’existence de structures sociales et de dynamiques cognitives supra-individuelles dont le pouvoir causal est pourtant documenté. Au contraire, le présent document vise à montrer la nécessité d’une intégration des différentes sciences naturelles par la construction de modèles causaux explicites et appropriés décrivant la structure sous-jacente au phénomène d’intérêt, que nous appellerons « naturalisme intégratif » en référence à l’approche hégémonique en sciences du vivant (Mitchell, 2003). Nous ferons d’abord un bref bilan du rôle que les sciences cognitives jouent aujourd’hui en sciences sociales, et en particulier des approches dominant l’anthropologie évolutionnaire et cognitive. Nous exposerons comment le programme NNC diverge d’un naturalisme intégratif en comparant la « Cultural Attraction Theory » (CAT) et la « Gene-Culture Coevolution Theory » (GCCE) deux approches contemporaines de l’évolution socio-culturelle humaine. Nous montrerons ensuite que le programme NNC rencontre un problème d’individuation des mécanismes cognitifs par leur fonction écologique, lequel est de jure insoluble au vu des propriétés documentées de l’architecture cognitive humaine et de facto basé sur une conception inadéquate du rôle de la mesure expérimentale dans l’explication naturaliste. Nous montrerons ensuite pourquoi les systèmes cognitifs sont par définition inaccessibles à une approche purement empiriste, en raison de la rupture d’ergodicité nécessaire à la cognition et des
dynamiques « sauvages » en résultant. Nous proposerons enfin la minimisation de l’énergie libre variationnelle comme principe intégratif pour l’étude des dynamiques cognitives multi-échelles, et exposerons comment elle permet une étude physicaliste et cognitive des structures sociales comme système énactifs. 1 – L’architecture cognitive humaine et sa portée anthropologique La narrative invoquée par la psychologie cognitive exagère souvent la magnitude de sa rupture avec les théories préexistantes de la psychologie, la décrivant typiquement comme une “révolution” ayant chassé du domaine scientifique le paradigme dominant du béhaviorisme. La psychologie pré-cognitive, initialement dominée par une introspection sans méthode, aurait par réaction écarté les rouages non observables de l’esprit du domaine scientifique et ainsi institué la vision de l’esprit comme une “boîte noire” capable uniquement d’apprentissage par association. Une historiographie aussi schématique est bien entendu simpliste (Hobbs & Chiesa, 2011), et obscurcit notamment la continuité méthodologique manifeste entre la psychologie béhavioriste et cognitive. Cette dernière a en effet récupéré le cadre méthodologique béhavioriste des expériences en conditions contrôlées où un sujet est soumis dans des conditions contrôlées à des stimuli auxquels on mesure ses réponses. Pourtant, cette narrative a l’avantage d’exposer en des termes clairs l’apport majeur du cognitivisme aux sciences de l’humain. Le programme de recherche cognitiviste, en couplant le cadre expérimental béhavioriste à une théorisation explicite des processus et des mécanismes formant l’esprit humain, a pour la première fois placé l’étude de la conscience humaine dans le domaine accessible aux sciences naturelles. Elle permet en effet non seulement d’exposer les lois s’appliquant empiriquement aux comportements humains, mais aussi et surtout de cartographier par des moyens hypothético-déductifs l’architecture cognitive, c’est à dire l’ensemble des processus et des mécanismes sous-tendant ces comportements. Cette approche ouvre donc la possibilité d’une étude scientifique de l’être humain comme entité naturelle, soumis à des déterminismes du même ordre que ceux structurants les autres êtres vivants, et notamment à ceux de l’évolution. Bien que le cadre théorique des sciences cognitives ait significativement évolué au cours du temps, la psychologie cognitive a gardé tout au long de son existence un accent sur la caractérisation des mécanismes causant les comportements, et a par là même participé au développement de certaines sciences sociales. L’exemple le plus frappant est bien entendu celui de l’économie, dominée durant la seconde moitié du XXème siècle par une approche dite “néo-classique” basée centralement sur un jeu d’axiome concernant le comportement des agents économiques. En ligne avec les hypothèses simplificatrices des tous premiers modèles macro-économiques (eg Marshall, 2009) ainsi qu’avec ceux plus récents de la théorie des jeux (Neumann & Morgenstern, 2007), la théorie du choix rationnel suppose des agents parfaitement informés, parfaitement rationnels, voulant maximiser une fonction d’utilité fixée de manière exogène. Reprise par la théorie néoclassique comme modèle
microéconomique fondationnel, cette dernière donne lieu à des prédictions absurdes lorsqu’elle est étendue de manière impropre à une échelle macroéconomique 1, dont la plus frappante est sans doute l’existence de l’économie dans un état d’équilibre où toute crise endogène est impossible. La critique la plus importante à lui avoir été adressée est toutefois celle portée par l’économie comportementale, laquelle en a remis en cause les fondations en montrant les écarts entre les processus de décisions de l’humain isolé et ceux postulés par la théorie du choix rationnel. La notion ayant préfiguré historiquement l’économie comportementale est celle, introduite par le chercheur transdisciplinaire Herbert A. Simon, de rationalité limitée (Simon, 1955, 1997). Cette notion met l’accent sur le coût cognitif associé au traitement de l’information, et postule que les agents économiques rationnels n’agissent pas tant en suivant la stratégie optimale qu’en suivant la première stratégie qu’ils estiment satisfaisante en regard d’une fonction d’utilité donnée. Les écarts entre comportement économique réel et modèle idéal de rationalité ont postérieurement été détaillés par des méthodes expérimentales propres à la psychologie cognitive, notamment dans le cadre du traitement du risque et de l’incertitude (Kahneman & Tversky, 1979, 2012) ainsi que dans l’étude d’heuristiques prolongeant le raisonnement de Simon (Kahneman, 2011). Cette approche ne s’est pas limitée à la description de comportements dans un laboratoire, ni à un rôle purement fondationnel, puisqu’elle a donné lieu à une approche de la politique publique visant à manipuler les heuristiques cognitives des personnes de sorte à les amener à des décisions considérées comme socialement préférables (Lin et al., 2017; Thaler & Sunstein, 2009). Si une approche strictement cognitiviste permet, comme dans le cas de l’économie comportementale, d’étudier des comportements moyens, elle permet également l’étude de variations inter-individuelles. La “Life History Theory” (LHT) explique par exemple des variations trans-spécifiques de l’investissement dans des stratégies de long terme (qualité du système immunitaire, âge à la reproduction, patience…) par l’adaptation à des environnements plus ou moins stables – les plus stables favorisant bien sûr des investissements de plus long terme. Cette théorie a notamment été recrutée pour étudier la divergence entre l’écologie humaine et celle de ses proches cousins (Hill & Kaplan, 1999; P. J. Richerson & Boyd, 2020), mais aussi de manière plus controversée pour étudier les variations inter-individuelles au sein de l’espèce humaine (Del Giudice et al., 2016; Kaplan et al., 2000; Nettle, 2009). L’exposition précoce à des conditions stressantes diminuerait selon la LHT la capacité des humains à investir dans du capital physiologique, social, ou cognitif, avec des effets d’autant plus pervers que les mécanismes bio-chimiques impliqués sont héritables de manière intergénérationnelle (Pembrey et al., 2013; Swartz et al., 2017). Les approches discutées plus haut relèvent de déterminismes s’exerçant uniquement à un niveau individuel, et sont donc particulièrement perméable à une approche cognitiviste basée sur l’étude de mécanismes cognitifs particuliers. Plus contre- intuitivement, des traits physiologiques basiques peuvent en certains cas expliquer des comportements sociaux complexes. Des travaux d’anthropologie biologique ont par 1 Pour une discussion de l’usage propre de la modélisation en économie, voir Rodrik (2015)
exemple montré une relation linéaire entre l’épaisseur du néocortex et la taille des groupes sociaux entre différentes espèces de primate (R. I. M. Dunbar, 1992), en raison notamment d’une charge cognitive nécessaire à la coordination sociale augmentant en avec la taille du groupe (R. I. M. Dunbar & Shultz, 2017). Non seulement ce résultat tient parfaitement pour les humains, mais il prédit un motif récurrent des réseaux sociaux écologiques : la limitation à ~150 personnes de l’ensemble des connaissances directes d’un humain donné (R. Dunbar, 2019). La littérature associée au “nombre de Dunbar” permet donc de comprendre les causes de certains aspects des structures sociales humaines sur la base d’arguments purement neurophysiologiques, ce qui participe à légitimer un programme de recherche explicitement réductionniste. Même si le nombre de Dunbar n’est en lui même qu’une loi statistique empirique, une large littérature en anthropologie comparée détaille quels mécanismes cognitifs précis fondent les comportements sociaux des humains. Ces derniers présentent, comme les autres grands singes, une socialité atypique centrée sur des relations interpersonnelles intimes structurant les échanges au sein de chaque groupe (R. I. M. Dunbar & Shultz, 2017; Leech & Cronk, 2017). Si les groupes humains surpassent largement ceux des autres primates en termes de taille comme de complexité culturelle, c’est avant tout par le jeu de mécanismes cognitifs permettant une synchronisation extrêmement riche de leurs comportements. Les échanges vocaux tels que le rire ou le chant leur permettent en effet de communiquer émotionnellement en dehors du cadre dyadique permis par le comportement d’épouillage (R. I. M. Dunbar, 2017; Savage et al., 2020), augmentant donc leurs facultés de coordination. Leur motivation sociale renforce cette faculté en permettant une régulation émotionnelle collective par la synchronisation gestuelle (Shilton et al., 2020), et l’apprentissage social de traits culturels complexes grâce à l’imitation de comportements au rôle causal obscur (Hoehl et al., 2019; Horner & Whiten, 2005). Ces facultés sous-tendent l’émergence de formes collectives d’intentionnalité et d’identité (Tomasello & Carpenter, 2007; Wilson et al., 2008), qui participent à augmenter la prévalence et la complexité des comportements politiques déjà présents chez les autres espèces de grand singes (Leech & Cronk, 2017). La description de ces mécanismes ne suffit bien sûr pas à résumer la diversité des sociétés humaines, ni même les éléments communs de leur écologie. Elle offre pourtant une base nécessaire à l’étude du développement des sociétés humaines tels que nous les connaissons : premièrement en exposant quels furent les comportements précurseurs du langage, aussi bien dans ses mécanismes (Shilton et al., 2020) que dans sa fonction prosociale (E. A. Smith, 2010) et deuxièmement en montrant comment les humains ont pu développer une histoire de vie assez longue pour permettre les stratégies de coopération complexes (Barclay, 2013; DeScioli & Kurzban, 2009) et l’évolution culturelle cumulative (Boyd et al., 2011; P. J. Richerson & Boyd, 2020) qu’on leur connaît. Cette histoire de vie longue dépend en effet de traits écologiques tels que l’investissement collectif dans l’élevage des enfants (Burkart et al., 2009; van Schaik & Burkart, 2010) ou la cuisson des aliments (Wrangham, 2017), lesquels ne sont possibles que grâce aux fortes relations de confiance et à l’apprentissage social complexe permis par la cognition humaine. La divergence écologique des humains vis-à-vis des autres grands singes doit donc se comprendre avant tout comme une conséquence des traits
cognitifs sous-tendant leur coordination sociale. Ces traits ne permettent pas seulement d’expliquer la divergence entre humains et chimpanzés, mais participent également à construire l’écologie des traits culturels contemporains. Les activités et croyances dites religieuses, reconnues de très longue date comme régulatrices fondamentales des sociétés humaines (Weber, 1905), sont en effet étudiées depuis le tournant du siècle comme des entités fonctionnelles catalysant les facultés humaines de coordination sociale. Les activités rituelles permettent non seulement de renforcer la coordination des groupes par la synchronisation des attentes et des mouvements, mais aussi d’ancrer par des signaux coûteux normes sociales et croyances contre-intuitives (Atran & Henrich, 2010; Henrich, 2009). Contre-intuitivement, les invariants cognitifs humains participent à expliquer les variations entre formes rituelles, et notamment la convergence fonctionnelle vers des rites “imaginaux” et “doctrinaux” (Whitehouse & Lanman, 2014). Là où les premiers servent à générer une fusion identitaire avec le groupe via des expériences violemment dysphoriques, et maintiennent donc un niveau extrême de coopération dans un contexte dangereux, les seconds permettent une identification au groupe par la répétition de croyances traditionnelles et facilitent donc une coordination diffuse à plus grande échelle. Des analyses plus fines des dynamiques cognitives sous-tendant les activités rituelles existent bien entendu, notamment par l’étude des états modifiés de conscience atteints dans un cadre rituel, par exemple via l’étude du rôle de l’usage rituel de psychoactifs dans la sociabilisation des croyances en des entités surnaturelles (Dupuis, 2020). Toutefois, l’activité rituelle ne fait au final que moduler et instituer la croyance en des entités surnaturelles, qui découle en premier ordre des mécanismes invariants de l’inférence agentive humaine (Boyer, 2003; Fortier & Sunae, 2017). En ce sens, l’étude des croyances religieuses peut être vue comme l’un des principaux succès du programme NNC, car son contenu s’explique avant tout par le fonctionnement de mécanismes d’inférence invariants au sein de l’espèce humaine. L’existence interculturelle des entités surnaturelles, tout comme leur diversité, découlent en effet de leur statut de “super-stimuli” pour la cognition sociale humaine (Sperber & Hirschfeld, 2004). Leur existence découle donc avant tout d’une chaîne cognitive d’événements individuels de transmission et de mémorisation, amenant via les déformations répétées aux “biais cognitifs” de former le contenu des représentations culturelles. Ce processus est connu sous le nom d’”attraction culturelle” (Scott‐Phillips et al., 2018; Sperber, 1994), et est documenté (en dehors du domaine religieux) dans un certain nombre de représentations relatives à la communication interindividuelle (Claidière, Smith, et al., 2014a; Morin, 2018), les rapports sociaux (Morin, 2012; Morin & Acerbi, 2016), ou la biologie naïve (Miton et al., 2015; Miton & Mercier, 2015). La stabilité comme les variations de ces contenus culturels s’expliqueraient donc avant tout par la psychologie évoluée humaine, et notamment par des mécanismes cognitifs “modulaires”, c’est à dire répondant à des stimuli précis et sélectionnés pour une fonction précise (Sperber & Hirschfeld, 2004). La discussion ci-haut, en exposant le rôle important et profond des sciences cognitives dans l’étude des sociétés humaines, motive un certain optimisme concernant la portée
du programme NNC. Toutefois, toutes les démarches que nous avons exposés ne sont pas compatibles avec ce dernier, au sens où elle ne permettent pas une explication des phénomènes socio-culturels par appel aux mécanismes cognitifs sous-jacents. Nous allons à présent chercher à illustrer les différents formes que peut prendre le naturalisme en sciences sociales, et exposer les engagements spécifiques au NNC. Nous allons examiner pour ce faire les différentes approches instituées dans le champ de recherche étudiant l’évolution socio-culturelle humaine, et plus précisément les stratégies explicatives incarnées respectivement par la Gene-Culture Coevolution Theory (GCCT) et par la Cultural Attraction Theory (CAT). Nous allons voir que si la démarche pluraliste et intégrative caractéristique des sciences naturelles est mise en œuvre par la GCCT, la CAT articule au contraire une réduction des comportements humains à un ensemble de lois comportementales supposément mises en lumière par la psychologie cognitive qui caractérise une démarche NNC. 2 – Naturalisme positiviste et naturalisme intégratif en évolution culturelle Nous avons vu ci-haut comment la recherche sur l’architecture cognitive humaine s’articulait aujourd’hui à une démarche naturaliste en sciences sociales. Cette discussion permet certainement un certain optimisme vis-à-vis de la portée du programme NNC : si l’étude croisée de la cognition et des sociétés humaines a été aussi fructueuse, nous pouvons certainement profiter de ses avancées futures pour réécrire le corpus théorique des sciences sociales. Toutefois, l’engagement central du NNC n’est pas l’intégration des connaissances entre sciences cognitives et sociales, mais bien l’explication de phénomènes sociaux par des mécanismes cognitifs. Nous allons exposer la nuance entre ces deux approches en étudiant de manière croisée les deux approches dominantes en évolution culturelle, de sorte à exposer leurs engagements méthodologiques et épistémologiques respectifs. Nous verrons que si la Gene Culture Coevolution Theory admet l’existence d’une relation dynamique constructive entre cognition et culture, la Cultural Attraction Theory vise exclusivement à expliquer des phénomènes socio-culturels par appel aux mécanismes cognitifs sous- jacents. Cette discussion permettra de motiver et d’illustrer une distinction entre deux conception concurrentes du naturalisme en sciences sociales : le naturalisme positiviste (ou néo-cognitiviste) constitue un programme réductionniste au sens strict du terme, et s’appuie sur les méthodes de la psychologie cognitive ; le naturalisme intégratif (ou post-cognitiviste) vise à l’intégration mutuelle des résultats des sciences cognitives et sociales, et s’appuie sur les méthodes des sciences du vivant. Cette distinction nous permettra ensuite de détailler les engagements spécifiques du NNC, et d’évaluer sa capacité à intégrer sciences cognitives et sciences sociales. L’évolution culturelle est une discipline récente proposant une intégration des sciences naturelles et des sciences sociales via l’étude évolutionniste de la culture humaine. Elle est définie par le constat central que les dynamiques socio-culturelles humaines sont pour partie déterminée par l’héritabilité culturelle de représentations ou de
comportements, et réunit dans ce cadre conceptuel une grande diversité thématique comme méthodologique (Mesoudi, 2011, 2017; Mesoudi et al., 2006). Une divergence sensible y existe cependant dans la conception faite de l’évolution culturelle, ses mécanismes, et son rôle dans l’écologie humaine. Selon la Gene-Culture Coevolutionary Theory (GCCT), l’évolution culturelle se caractérise avant tout par un processus d’adaptation par la sélection de traits phénotypique écologiquement appropriés, lequel s’appuie sur l’interaction entre héritabilité génétique et culturelle (Boyd & Richerson, 1988; Henrich, 2017; Henrich & McElreath, 2013; Laland & O’Brien, 2011; Muthukrishna et al., 2021; P. J. Richerson & Boyd, 2008). Selon la Cultural Attraction Theory (CAT), les contraintes cognitives à la transmission de représentations interdisent une telle dynamique adaptative, et l’évolution culturelle renvoie donc essentiellement aux dynamiques d’attraction des tokens culturels vers des formes plus transmissibles socialement (Boyer, 1998; Claidière, Scott-Phillips, et al., 2014; Scott‐ Phillips et al., 2018; Sperber, 1996; Sperber & Hirschfeld, 2004). Même si elle motive un débat récurrent concernant la nature proprement « darwinienne » de l’évolution culturelle (Acerbi & Mesoudi, 2015; Claidière, Scott-Phillips, et al., 2014; Henrich et al., 2008; Scott‐Phillips et al., 2018), l’opposition entre ces deux théories n’est toutefois que peu préjudiciable à la cohérence de l’évolution culturelle comme discipline scientifique. Les deux théories développent en effet un corpus empirique et théoriques traduisant les programmes de recherche dans lequel elles s’inscrivent respectivement. Alors que la CGGT étudie les dynamiques d’adaptation humaine par la culture, la CAT s’intéresse à des dynamiques non-adaptatives de diffusion de représentations culturelles. Les études rattachées à la CAT portent donc typiquement sur l’évolution de tokens culturels comme les normes sociales véhiculées par l’art (Morin, 2012; Morin & Acerbi, 2016), la croyance dans l’efficacité médicale de la saignée (Miton et al., 2015; Miton & Mercier, 2015), ou les signes linguistiques (Claidière, Smith, et al., 2014b; Morin, 2018). Les études rattachées à la GCCT adressent au contraire des domaines culturels participant directement à définir l’écologie humaine, comme l’évolution de technologies écologiquement appropriées (Boyd et al., 2013; Henrich, 2004, 2017) et plus généralement d’une niche culturelle (Boyd et al., 2011; Laland & O’Brien, 2011) rétroagissant sur les mécanismes évolutionnaires génétique (Henrich & Muthukrishna, 2021; Laland, 2008). Leur domaine explicatif est donc presque entièrement disjoint, et les deux théories pourraient facilement être considérées comme complémentaires plutôt que concurrentes. Il n’existerait par exemple aucune difficulté à admettre que si l’émergence de l’écriture est motivée en premier lieu par les contraintes sociales liées à l’administration des États, la forme particulière des lettres de l’alphabet traduit des contraintes cognitives de lisibilité. Une compétition demeure toutefois dans leurs capacités respectives à expliquer les comportements religieux, laquelle illustre la divergence fondamentale entre les stratégies explicatives mobilisées respectivement par la GCCT et la CAT. Ce que nous désignons comme « comportements religieux » renvoie ici à des écologies complexes de pratiques rituelles et de croyances surnaturelles, lesquelles sont présentes de manière quasi-universelle dans les sociétés humaines, et se sont vraisemblablement développées en parallèle des autres traits définissant les humains modernes (Boyer &
Bergstrom, 2008; Sterelny, 2018). Un large accord existe aujourd’hui sur le rôle critique de certains mécanismes cognitifs universels, notamment ceux sous-tendant l’attribution d’agentivité et l’intégration de normes sociale, dans le développement de ces comportements (Atran & Ginges, 2012; Atran & Henrich, 2010; Atran & Norenzayan, 2004; J. L. Barrett & Zahl, 2013; Baumard et al., 2015; Baumard & Boyer, 2013; Baumard & Chevallier, 2015; Boyer, 2003; Boyer & Baumard, 2016; Boyer & Bergstrom, 2008; Boyer & Liénard, 2006; Purzycki, 2018; Purzycki & Sosis, 2009; Sterelny, 2018; Whitehouse & Lanman, 2014). Un débat demeure toutefois ouvert concernant le rôle explicatif de ces mécanismes : si les approches rattachés à la CAT expliquent l’évolution des comportements religieux par les propriétés des mécanismes en question eux- mêmes (J. L. Barrett, 2000; Boyer, 2003; Boyer & Baumard, 2016), les approches associées à la GCCT considèrent au contraire que les comportement religieux s’expliquent par l’évolution culturelle de croyances et de pratiques rituelles les exploitant pour catalyser la coordination sociale (Atran & Henrich, 2010; Norenzayan et al., 2016; Purzycki & Sosis, 2009; Sterelny, 2018). Au contraire de la GCCT, la CAT s’inscrit donc clairement dans une démarche d’explication des comportements sociaux par l’architecture cognitive sous-jacente. L’existence d’un processus de sélection culturelle des comportements religieux est pourtant manifeste dans la structure et l’histoire des religions dites moralisantes. Ces dernières sont des systèmes religieux institutionnalisés incluant une doctrine morale encourageant explicitement le détachement du monde matériel ainsi que la prosocialité au-delà des communautés familiales et ethniques, et ont émergé de manière indépendante dans différentes aires socio-culturelles au cours du premier millénaire avant J.-C. (Taylor, 2012). Le mode rituel de ces religions, doctrinal au sens de Whitehouse & Lanman (2014), ainsi que leur institutionnalisation les prête naturellement à une alliance avec un pouvoir politique centralisé. Qui plus est, leur contenu catalyse efficacement la coopération entre cor-religionnaires via l’accent mis sur cette dernière dans leurs doctrines et la croyance institutionnalisée en une punition surnaturelle des comportements immoraux (Norenzayan et al., 2016; Purzycki, Henrich, et al., 2018; Purzycki, Ross, et al., 2018). Enfin, le développement et l’intégration politique de ces traits semble (sur la base des cas d’études austronésiens) s’être fait progressivement au cours de l’histoire (Watts et al., 2016 ; intégrer conf CES Sheehan), et a avoir abouti à la croissance agressive des quelques religions moralisante les plus archétypales (christianisme, islam, bouddhisme…). Quoiqu’une régression causale propre à clore définitivement le débat reste à développer (Beheim et al., 2019; Slingerland et al., 2019), ces éléments suggèrent au-delà de tout doute raisonnable que les religions moralisantes ont été formées par un processus de sélection de groupe (P. Richerson et al., 2016; Wilson et al., 2008) médié par l’héritabilité culturelle des comportements religieux. Pourtant, certains chercheurs rattachés à la CAT estiment que les religions moralisantes ne constituent pas une forme d’adaptation culturelle, et émergent directement du fonctionnement de mécanismes cognitifs modulaires au sens introduit plus haut (Baumard & Boyer, 2013). Selon la théorie des histoires de vie évoquée brièvement en première partie, un environnement stable et prédictible permet le
développement de stratégies évolutionnaires orientées à plus long terme, incluant par exemple la réflexivité, l’investissement dans des relations monogames, ou la confiance envers autrui (Baumard & Chevallier, 2015; Nettle, 2009). L’enrichissement des sociétés archaïques aurait donc permis une moralisation des jugements intuitifs, et favorisé la transmission de doctrines religieuses traduisant ces jugements (Baumard et al., 2015; Baumard & Chevallier, 2015). Quoi qu’aucune étude ethnographique ou expérimentale n’appuie aujourd’hui l’hypothèse d’un effet causal de l’affluence sur la transmission de doctrines religieuses moralisante, cette thèse est appuyé par une étude quantitative montrant le rôle causal de proxy d’affluence et de densité de population dans l’émergence des religions moralisantes (Baumard & Boyer, 2013). Cette étudie échoue toutefois à individuer l’affluence comme variable explicative centrale, dans la mesure où les trois variables qu’il identifie comme prédictives (affluence, densité de population, taille de la capitale) sont des proxys évidents de la complexité socio-politique (telle que définie dans Turchin et al. (2018)). Surtout, elle ne mesure aucunement la rétroaction des religions moralisantes sur l’affluence ou la complexité socio-politique, et ne peut donc remplir son objectif annoncé de contredire une explication adaptationniste de l’émergence des religions moralisantes. Indépendamment du niveau de preuve concernant l’existence d’un effet d’attraction culturelle vers les religions moralisantes, ce dernier demeurerait absolument insuffisant à en expliquer l’émergence. Les religions moralisantes sont en effet constituées non seulement d’une doctrine, mais aussi d’un système rituel et institutionnel participant à moduler les comportements sociaux. La GCCT vise explicitement à mesurer et expliquer les dynamique coévolutionnaires reliant ces différents facteurs, comme le soulignent fortement les travaux récents sur le sujet spécifique des religions moralisantes (Norenzayan et al., 2016; Purzycki, 2018) comme sur celui de ses enjeux conceptuels plus généraux (Muthukrishna et al., 2021; P. J. Richerson & Boyd, 2020). Par exemple, une publication récente investigue le rôle de l’Église romaine d’Occident et des institutions familiales qu’elle a défendue dans l’émergence des traits psychologiques typiques des pays occidentaux (Schulz et al., 2019). Au contraire, les sympathisants de la CAT insistent fortement sur le fait que leur théorie ne cherche pas à étudier la régulation sociale ou d’autres aspects adaptatif de la culture, mais bien la forme que prennent les traits culturels et en particulier les représentations transmises socialement (Scott‐Phillips et al., 2018; Sperber, 1994; Sperber & Hirschfeld, 2004). Dans la mesure où elle exclut explicitement les institutions religieuses elles-mêmes de son domaine explicatif (tout comme les différents facteurs socio-culturels participant à définir les mécanismes et le domaine d’attraction de la transmission culturelle), la CAT ne peut donc proposer une explication cohérente de l’émergence des religions moralisantes, et encore moins faire concurrence à l’explication adaptationniste proposé par la GCCT. La raison centrale pour que les défenseurs de la CAT avancent pour contester une explication alternative des religions moralisantes est l’incohérence fondationnelle d’une explication adaptationniste de traits culturels. Selon ces derniers, l’évolution culturelle est (contrairement à l’évolution génétique) dominée par des formes d’héritabilité reconstructives plutôt que préservatives, et l’évolution culturelle s’explique donc avant
tout par l’attraction des traits culturels vers des domaines particuliers plutôt que par la sélection naturelle (Claidière, Scott-Phillips, et al., 2014). Pourtant, le processus sélection naturelle n’est en rien conditionné à une réplication "préservative" des traits (caractérisée par l’existence de réplicateurs individués tels que les gènes, et l’aspect purement aléatoire de leurs variations au sein d’une population) (Acerbi & Mesoudi, 2015), et des processus "reconstructifs" de variation guidée voire intentionnelle sont d’ailleurs constitutifs du mode d’héritabilité génétique (Boudry & Pigliucci, 2013; Laland et al., 2015). Surtout, il avait déjà été souligné dans cette littérature que l’existence même d’attracteurs culturels favorise le processus de sélection naturelle en permettant l’émergence de traits culturels individués dans les populations humaines (Henrich et al., 2008). La possibilité en droit d’un processus d’adaptation culturelle n’est donc pas un obstacle notable à la validité de la GCCT, et ce débat sur les fondations de l’évolution ne traduit probablement pas la motivation en premier ordre des critiques issues de la CAT. Une explication plus robuste de cette opposition semble résider dans la divergence épistémologiques entre les stratégies d’explications respectivement mobilisées par la GCCT et la CAT. En effet, les chercheurs associés à la CAT revendiquent une démarche naturaliste visant à expliquer des attracteurs culturels par les mécanismes psychologiques qui sous- tendent leur émergence, et reprochent à la GCCT de s’en éloigner en important les objets et le langage des sciences sociales (Scott‐Phillips et al., 2018; Sperber, 2011) 2. Les résultats centraux de cette dernière portent effectivement sur la modélisation des interactions multi-niveaux entre comportements individuels et niche culturelle, et se rapprochent donc dans leur démarche explicative de la littérature en sciences sociales "standard" (voir eg Henrich & McElreath (2013) ; Muthukrishna et al. (2021) ; P. J. Richerson & Boyd (2020)). Toutefois, la démarche de la GCCT traduit sur ce point la démarche constitutive des sciences du vivant, lesquelles construisent typiquement des modèles causaux intégrant de nombreuses échelles dynamiques imbriquées de sorte à traduire la structure réelle des systèmes étudiés (Mitchell, 2003). La démarche naturaliste revendiquée par la CAT met plutôt en avant l’explication de phénomènes socio-culturels par l’appel aux objets et aux résultats des sciences cognitives, et son fondateur va d’ailleurs jusqu’à restreindre le domaine des explications proprement causales et scientifiques en sciences sociales aux énoncés faisant exclusivement appel au langage et aux objets des sciences cognitives (Sperber, 2011; Sperber et al., 2011) 3. 2 « [Les approches GCCT de l’évolution culturelle] sont innovantes à bien des égards. Elles ont cependant tendance à acheter en gros leur catalogue de phénomènes culturels aux sciences sociales standard. […] Une autre approche évolutionniste mécaniste et naturaliste de la culture est l'approche épidémiologique que j'ai contribué à développer, qui se caractérise par son insistance sur le fait qu'une bonne compréhension des phénomènes culturels et de leur propagation nécessite une compréhension approfondie des mécanismes psychologiques impliqués. L'approche épidémiologique prend au sérieux le défi ontologique du naturalisme et suggère un moyen de fournir une ontologie véritablement naturaliste du social. » (Sperber, 2011) 3 « La plupart des approches mécanistes, que leur individualisme soit seulement méthodologique ou aussi métaphysique, montrent peu d'intérêt à doter les sciences sociales d'une ontologie naturaliste, c'est-à-dire continue avec celle des sciences naturelles. […] Bien sûr, des descriptions de type causal sans contrainte ontologique peuvent suffire à l'objectif
Ce qui est désigné dans cette discussion comme "naturalisme" correspond donc directement à ce que nous avons défini en introduction comme "naturalisme néo- cognitiviste", dont la CAT étend directement l’approche en évolution culturelle par son accent sur les mécanisme psychologiques de l’épidémiologie culturelle. Non seulement cette forme de naturalisme néo-cognitiviste ne peut se justifier par simple appel au naturalisme (compris comme la démarche constitutive des sciences naturelles), mais sa démarche lui est directement opposée. En effet, la démarche épistémologique propre aux sciences naturelles (et spécialement aux sciences du vivant) implique l’intégration de tout résultat expérimental dans un modèle causal-mécanique approprié du système étudié (Bechtel & Abrahamsen, 2005; C. F. Craver, 2006; C. Craver & Tabery, 2019), lequel vise à montrer comment les composants d’un système interagissent de sorte à en produire le fonctionnement observable. Puisque ce fonctionnement est déterminé par la structure même du système cible ainsi que son contexte de fonctionnement, cette démarche ne permet pas l’explication du comportement d’un système par un appel exclusif à l’analyse de ses constituants (Bechtel, 2009b; Mitchell, 2009). Même si l’explication causale-mécanique implique une forme de réductionnisme, puisqu’elle décompose le système étudié en composants fonctionnels, elle est donc incompatible avec un réductionnisme épistémique visant à expliquer un phénomène de niveau supérieur (eg, socio-culturel) par des propriétés de niveau inférieur (eg, cognitives). La cohérence d’une telle démarche suppose au contraire que le comportement des constituants puisse être caractérisé de manière acontextuelle et invariante, de sorte à pouvoir en dériver le comportement du système dans son ensemble sans appel à sa structure ni à son contexte de fonctionnement. Elle s’appuie donc nécessairement sur une démarche d’explication nomologique-déductive, c’est à dire la dérivation formelle du phénomène d’intérêt d’un ensemble de lois universelle établies par induction depuis les régularités observables empiriquement (Woodward, 2021). Ironiquement, l’étude des comportements humains dans un cadre nomologique- déductif correspond précisément au programme de recherche béhavioriste (Graham, 2019), dont le rejet au profit de la démarche d’explication causale-mécanique constitue l’acte fondateur des sciences cognitives (Baars, 1986). L’émergence en sciences cognitives d’un programme de recherche reprenant le cadre épistémologique du poursuivi, mais on ne vise alors pas vraiment des explications causales scientifiques des phénomènes sociaux. En d'autres termes, se limiter à une ontologie naturaliste est une condition favorable - je suis tenté de dire, nécessaire - pour parvenir à des affirmations causales solides. » « L’hypothèse, c’est qu’avec une description matérielle, naturelle, de ce qui se passe à l’intérieur des organismes individuels et dans leur environnement commun, on aura tout ce dont on a besoin pour rendre compte du social. Sinon, tant pis pour le programme naturaliste… Quand on dit que tout est là, cela ne veut pas dire qu’on renonce à expliquer ce que cherchent à expliquer les sciences sociales (le sens, les institutions, les normes, etc.), mais on va essayer de le faire à partir [de chaînes causales cognitives] et de leur articulation. » (Sperber, 2011)
béhaviorisme n’a toutefois rien de surprenant. Si les sciences cognitives se sont constituées comme un programme de recherche transdisciplinaire, la psychologie expérimentale a progressivement pris son autonomie vis à vis des neurosciences et de la philosophie, et domine aujourd’hui la discipline (Núñez et al., 2019). Cette dernière s’est donc retrouvée confrontée à l’interprétation de résultats expérimentaux basés sur un dispositif stimulus-réponse hérité du béhaviorisme, et ce sans réelle contrainte d’intégration avec les différentes disciplines constituant les sciences cognitives. La psychologie cognitive s’est donc retrouvée dans de bonnes conditions pour développer un cadre épistémologique similaire à l’empirisme logique (ou positivisme), sur lequel s’est fondé le béhaviorisme (Graham, 2019). Le cadre positiviste interprète en effet les résultats expérimentaux de la psychologie cognitive comme la manifestation de lois universelles universelles du comportement humain plutôt que comme la conséquence contextuelle d’une structure causale sous-jacente. De ce fait, il permet à la fois de justifier l’autonomie des résultats expérimentaux de la psychologie cognitive vis-à-vis des neurosciences, et de motiver un programme de recherche réductionniste (au sens strict du terme 4 (van Riel & Van Gulick, 2019)) visant à expliquer les résultats des sciences sociales par ceux de la psychologie cognitive. La comparaison entre les deux programmes de recherche majeurs de l’évolution culturelle, la Gene-Culture Coevolution Theory et la Cultural Attraction Theory, nous a permis de mettre en lumière la divergence fondamentale entre deux forme de naturalisme méthodologique reliant sciences cognitives et sociales. Le naturalisme intégratif (ou post-cognitiviste) se construit sur une intégration systématique des différentes échelles d’analyse (et des disciplines correspondantes : sociologie, psychologie, neuroscience…) via des modèles causaux-mécanique capturant de manière appropriée les dynamiques multi-niveaux qui sous-tendent les phénomènes d’intérêt. Le naturalisme positiviste (ou néo-cognitiviste) se construit quant à lui sur l’hypothèse - implicite ou explicite - qu’il existe des lois du comportement humain clairement individuées, et caractérisables par les méthodes de la psychologie cognitive. Il vise de plus à utiliser ces lois pour recréer les fondations des sciences sociales en dérivant les lois du social depuis celles du cognitif. De ce fait, il s’engage par construction à écarter toute dynamique socio-culturelle de l’explication des comportements humains, ou du moins de réduire leur comportement à celui de mécanismes cognitifs sous-jacent. Si ce dernier est a priori incohérent avec le cadre épistémologique des sciences cognitives (et des sciences du vivant en général) ainsi qu’avec l’autonomie des sciences sociales, aucun des arguments développés jusqu’ici ne permet de conclure sur sa pertinence. Nous allons donc nous intéresser dans la partie suivante aux arguments motivant le programme néocognitiviste, et chercher à évaluer leur cohérence avec les résultats connus des sciences sociales, cognitives, et évolutionnaires. 4 « Une réduction est effectuée lorsqu'il est démontré que les lois expérimentales de la science secondaire (et si elle a une théorie adéquate, sa théorie également) sont les conséquences logiques des hypothèses théoriques (y compris les définitions de coordination) de la science primaire. » (Nagel, 1963)
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