Conservatisme et bonheur dans La Possibilité d'une île de Michel Houellebecq

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Conservatisme et bonheur dans La Possibilité d’une île de Michel Houellebecq
                                                    Par
Bernard Bienvenu NANKEU
Doctorant en Littératures et Cultures françaises et Francophones
Assistant au Département de Langue Française et Littératures d’Expression Française

Résumé : La perception du bonheur est aussi variée que les individus, les époques et les sociétés. Le
bonheur chez Michel Houellebecq n’est pas une affaire d’individu isolé ni de plaisir personnel ou de
désirs successifs, mais de bien-être social. D’après cet auteur français, c’est une question qui relève de
l’ordre de l’harmonie sociale. Aussi remarque-t-on chez lui comme une volonté de rétablissement
d’un ordre traditionnel d’antan dont le principe serait de mettre un terme à l’effritement des rapports
qui, à l’en croire, s’est emparé des sociétés occidentales. L’esprit de cet article, prenant appui sur les
passages nostalgiques de La Possibilité d’une île, est de montrer qu’il y a à travers ces passages une
tendance à louer l’idéologie conservatiste et à ériger celle-ci comme l’unique système social capable
d’assurer la plénitude de chaque individu au sein d’une communauté soudée par des liens forts.

Mots-clés : Michel Houellebecq, nostalgie, tradition, idéologie, conservatisme, bonheur.

Abstract: The perception of happiness varies depending on individuals, epochs and societies. Michel
Houellebecq perceives happiness neither as something which can be achieved by individuals who live
in isolation nor as an individual pleasure or successive desire but instead as a social well-being.
According to this French author, happiness is a social harmony matter. It can be noted in the
writings of this author a will to re-establish the former traditional set up which consists in putting an
end to the poor relationships which exist among western societies. Drawing data from some excerpts
of La Possibilité d’une île, this paper demonstrates that there is a tendency, in his writings, to praise the
conservatist ideology and erect it as the unique social system which is capable ensuring happiness in
the individuals of a community which is bound by strong ties.

Keywords: Michel Houellebecq, nostalgia, tradition, ideology, conservatism, happiness.

Introduction

        Dans le paysage littéraire français actuel, Michel Houellebecq est un écrivain notoire. Sa
notoriété provient de ses romans qui provoquent toujours à réception une vive polémique. Les avis
autours de ses écrits sont mitigés. Tandis que pour certains il est le romancier de la misère affective et
sexuelle des sociétés occidentales contemporaines, pour d’autres il n’est qu’un provocateur, un auteur
cynique et sacrilège, dont les romans suscitent l’intérêt par leur style kitch. Cependant, il faut
reconnaître à cet auteur la force réaliste de son œuvre romanesque. Ses romans sont une observation
du monde occidental contemporain. Observation qui s’accompagne d’une dimension idéologique.
Son quatrième roman, La Possibilité d’une île, construit autour de la même thématique que les
précédents, est plus idéologiquement marqué. « …la teneur idéologique… »1 de ce roman est tissé sur
la souffrance du héros et ses descendants. Ces derniers ruminent un passé traditionnel révolu avec le
désir profond de le voir revaloriser dans la société. En aval des phénomènes observés, il est un
impensé qui se dégage. Le roman semble confirmer l’adhésion de l’auteur au conservatisme en tant
qu’un ensemble de règles séculaires de vie sociale assurant le bonheur collectif au fil des générations.
À ce propos, je pense à la suite de Denis Manière que l’idéologie ne s’entend pas toujours au sens
marxiste de :

                 système global d’idées, des concepts, d’images, de mythes et représentations sociales lié à un
                 groupe économique, politique, ethnique justifiant des intérêts plus ou moins conscients et
                 égoïstes, c’est aussi une incitation à agir dans telle ou telle direction en fonction d’un
                 jugement de valeur2

    Aussi je crois que les textes de Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île notamment fait, au
travers de l’analyse du modèle libidino-libéral de l’Occident, l’apologie du conservatisme. Le
romancier voit dans ce mode de vie traditionnel la seule plate-forme fondant les principes du
bonheur pour tous dans toute organisation sociale. Afin de ressortir le rapport que Michel
Houellebecq établit entre bonheur et conservatisme, j’analyserai son roman, La Possibilité d’une île,
selon deux articulations. La première sera de mettre en exergue le sentiment nostalgique du narrateur,
pour par la suite voir comment ce dernier est une exaltation sourdine du conservatisme comme
source du bonheur.

1
  - Michèle Riot-Sarcey, « Idéologie », in Paul Aron ; Denis Saint-Jacques et Alain Viala (s/d), Le Dictionnaire du
littéraire, Paris, PUF, 2002, p. 283
2
    - Denis Manière, Le Développement des idéologies au Québec des origines à nos jours, Montréal,
Québec/Amérique, 1977, p. 13
I- Un narrateur nostalgique de la société traditionnelle

         Le narrateur de La Possibilité d’une île est un homme désabusé. Cette désillusion est causée par
les mœurs de la société occidentale dans laquelle il vit. Ces mœurs paraissent ne pas être conformes à
ses propres valeurs. Il déplore une certaine mentalité consumériste et hédoniste qui a évincé les
structures traditionnelles. Cette déploration est parallèle à un sentiment nostalgique manifeste dans
l’itinéraire et le récit du protagoniste Daniel. En effet, le héros semble être en quête d’un ailleurs
paisible, convenable à sa conception de la société. Cette quête est suggérée dès le titre du roman.

         Parmi les éléments paratextuels3 qui conditionnent la lecture ou la prise de connaissance d’un
texte écrit, figure le titre : « […] c’est souvent en fonction du titre qu’on choisira de lire ou nom un
roman […] »4. La particularité5 du titre de M. Houellebecq est de symboliser la quête d’un asile
heureux par le personnage principal. Tout au long du récit, le héros est dans la recherche permanente
d’un lieu de félicité, d’un havre de paix. Elle se traduit par le désir de l’ailleurs, la nature cynique et le
ton sarcastique qui caractérisent le héros du récit, Daniel. Toute la vie de ce personnage est de ce fait
marquée par un profond désir de bonheur qu’il situe dans la société traditionnelle. Deux époques se
confrontent alors à travers la narration. L’époque traditionnelle est présentée comme un âge fait de
solidarité tandis que l’époque contemporaine est défaite sur le plan des rapports sociaux soudés. En
tentant de s’adapter, le héros n’a de cesse d’apprécier nostalgiquement les structures de la société
traditionnelle.

         C’est ainsi que le roman est truffé de passages aux relents nostalgiques. Il est évident que ces
passages expriment des sujets sérieux sur lesquels Houellebecq fonde l’harmonie de toute société. La
nostalgie de son héros se cultive sur nombre de sujets en crise dans la société actuelle.

         Il y a en premier lieu la nostalgie du sentiment amoureux et parallèlement du mariage de
même que la parentalité ou la famille. Le narrateur de La possibilité d’une île dit l'absence d'amour, dit
l'impossibilité de l'amour, dit la vacuité du sexe sans amour – sa propre vacuité. La vie de plaisir est
marquée du sceau de l’incomplétude. Daniel sait qu’il vit une époque « du fun et du sexe » (PI, 37)6,

3
  - Le paratexte est un ensemble de productions, verbales ou non (illustrations, nom de l’auteur, préface, titre, etc.),
qui accompagne un texte. Il est ce par quoi un texte se fait livre et se propose comme tel aux lecteurs. Cf. Gérard
Genette, Seuils, Paris, Éditions du Seuil, Coll. Poétique, 1987.
4
  - Vincent Jouve, La Poétique du roman, Paris, SEDES, 1997, p. 13
5
  - Parmi les fonctions du titre existe la fonction descriptive qui comporte plusieurs types de titre dont les titres
métaphoriques. Ces derniers décrivent de façon symbolique le contenu du texte.
6
  - Lire La Possibilité d’une île, page 37.
que « le principe unique sur lequel repos[e] la société occidentale » (PI, 85) est la recherche du plaisir,
l’exaltation insoutenable du désir. En d'autres termes, sexe et amour sont un Graal – à jamais perdus,
bientôt dénués de sens et replacés dans une perspective post-historique. Les propos exprimant cette
nostalgie du sentiment amoureux sont récurrents dans le récit et se résument tous à l’évidence qu’

                   Il n’y a pas d’amour dans la liberté individuelle, dans l’indépendance, c’est tout simplement un
                   mensonge, et l’un des plus grossiers qui puisse se concevoir ; il n’y a d’amour que dans le
                   désir d’anéantissement, de fusion, de disparition individuelle, dans une sorte comme on disait
                   autrefois de sentiment océanique, dans quelque chose de toute façon qui était, au moins dans
                   un futur proche, condamné » (PI, 421).

           Ce passage dénote la misère affective dans laquelle le narrateur voit le monde occidental. Le
désir de retour, le regret douloureux du passé sont légions dans le roman et mettent le héros dans
une sorte de quête à la manière de Marcel Proust7. Si la conception kantienne de la nostalgie
s’apparente à la quête du temps perdu, cette quête chez le héros houellebecquien est de revivre, de
réinvestir les valeurs traditionnelles. Il les envisage sous l’angle d’un paradis social, peut-être perdu,
qui préserve pourtant l’ordre social et le bonheur pour tous les membres.
           Ensuite vient la nostalgie :
       -   de la vie en groupe, de la sociabilité «…qui n’est plus aujourd’hui qu’un vestige inutile et
           encombrant. » (PI, 420) ;
       -   de la femme soumise et de la vie domestique :

                   Il est possible qu’à une époque antérieure les femmes se soient trouvées dans une situation
                   […] proche de celle de l’animal domestique. Il y avait sans doute une forme de bonheur
                   domotique lié au fonctionnement commun, que nous ne parvenons plus à comprendre […] »
                   (PI, 11) ;

       -   de la pudeur et de la soumission de la femme : « De plus en plus nombreux étaient ceux, et
           surtout celles, qui rêvaient d’un retour à un système où les femmes étaient pudiques et
           soumises, et leur virginité préservée. » (PI, 357) ;

7
    - Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, tome 1 : Du côté de chez Swann, Paris, Nathan, 1913.
-    de la morale dont « La mise à mort était devenue une sorte de sacrifice rituel producteur
            d’une réaffirmation des valeurs dominantes du groupe […] Toute forme de cruauté,
            d’égoïsme cynique ou de violence était donc la bienvenue » (PI, 52) ;
       -    de la morale judéo-chrétienne :

                      Dans des pays […], une foi catholique profonde, unanime, massive structurait la vie sociale
                     et l’ensemble des comportements depuis des siècles, elle déterminait la morale comme les
                     relations familiales, conditionnait l’ensemble des productions culturelles et artistiques, des
                     hiérarchies sociales, des conventions, des règles de la vie. En l’espace de quelques années, en
                     moins d’une génération, en un temps incroyablement bref, tout cela avait disparu, s’était
                     évaporé dans le néant. » (PI, 354)

            À travers tous ces sentiments de regret, il y a une certaine glorification voilée du
       conservatisme comme préalable à toute société où le bonheur est un acquis.

                          II- L’exaltation sourdine du conservatisme comme source de bonheur.

            Le roman de Michel Houellebecq jette un pont entre la préservation des valeurs
traditionnelles et le bonheur pour tous les membres de la société. Certains passages du récit ne sont
pas loin d’une exhortation à la réhabilitation de la tradition et de la religion afin de remédier à la crise
morale dans laquelle l’Occident s’englue selon l’auteur. À la suite d’Aristote, l’écrivain donne au
bonheur le visage de l’ordre ou de l’harmonie sociale : « Ce n’est pas seulement en vue de vivre, mais
plutôt en vue d’une vie heureuse qu’on s’assemble en une cité. »8 L’auteur serait-il donc un
conservateur au sens philosophique du terme. D’abord, qu’est-ce que le conservatisme ou un
conservateur ? Et, dans La possibilité d’une île, en quoi est-ce que l’idéologie conservatiste est, d’après
Michel Houellebecq, le socle du bonheur social ?

            Le conservatisme est une philosophie politique qui milite en faveur des valeurs traditionnelles
et qui s'oppose au progressisme ainsi qu'au courant réactionnaire. Les cultures ayant chacune des
valeurs différentes, les conservateurs selon leur culture ont des buts différents. Mais tous les
conservateurs promeuvent la défense (statu quo) ou le retour à des valeurs établies (statu quo ante). Le

8
    - Aristote (384-322 av. J. – C.)
conservatisme se définit précisément par la conservation de la tradition, à laquelle le conservateur
attribue une valeur9.

          Les conservateurs prônent donc un retour à la religion et à la tradition pour remédier à la
crise morale : réhabilitation des notions d'autorité, de hiérarchie, de catholicisme, de tradition,
d'absolu, de dogme, de vérité et d'égalitarisme, de progrès, de protestantisme, de pragmatisme et de
personnalité. Il s’agit de Conserver quelques valeurs sans lesquelles, pensent-ils, la société entre en
barbarie. Nécessité d'une hiérarchie sociale, d'une école exigeante, d'une famille structurée à côté d'un
ordre moral et d’un État de droit.

          Compte tenu de son inscription dans la société occidentale actuelle dont elle déplore les
dérives consécutives au libéralisme culturel, La Possibilité d’une île de Michel Houellebecq décrit
l’agonie d’une civilisation. La révolution sexuelle occidentale y est perçue comme une réalité aux
répercussions néfastes. Elle n’est qu’une frénésie ou un raz de marrée orgiastique qui annihile les
structures du monde occidental.

          Houellebecq diagnostique, d’un point de vue moral, l’effondrement du modèle cultuel
occidental. Ses personnages sont de véritables anti-héros, des repoussoirs absolus en proie à leurs
pulsions, le tout sur fond de fatalisme cynique et désabusé qui connote l’attachement de l’auteur au
conservatisme qu’il présente paradoxalement ailleurs comme « source de progrès »10. Et aux pages
413-414 (PI), il est dit ceci :

                   Les humains, tout au moins les humains de la dernière période, adhéraient semble-t-il avec
                   une grande facilité à tout projet nouveau, un peu indépendamment de la direction du
                   mouvement proposé ; le changement en lui était à leurs yeux une valeur. Nous accueillons au

9
    - Donald Ipperciel, « La pensée de Gadamer est-elle conservatrice », University of Alberta, Faculté Saint-Jean,
8406, rue Marie-Anne-Gaboury (91 St), Edmonton, Alberta T6C 4G9, Canada.
10
   - Michel Houellebecq, « Le conservatisme, source de progrès », Le Figaro, 8 novembre 2003. Disponible aussi en
ligne à l’adresse : http://www.nouveau-reac.org/textes/michel-houellebecq-le-conservatisme-source-de-progres/
(consulté le 17 novembre 2010). Dans ce papier, Houellebecq note : « Premièrement, l'innovation fatigue. Toute
routine, bonne ou mauvaise, a pour avantage d'être routinière, donc de pouvoir être poursuivie moyennant un
effort minimal. La racine première de tout conservatisme est la paresse intellectuelle. Or la paresse, poussant à la
synthèse, à la recherche des traits communs au-delà des différences de surface, est intellectuellement une vertu
puissante […] Ce conservatisme de principe a donc pour corollaire la possibilité de progrès effectifs, voire, si les
circonstances y obligent, d'authentiques révolutions (appelées «changements de paradigme» depuis Kuhn). Il n'est
donc nullement paradoxal d'affirmer que le conservatisme est source de progrès, de même que la paresse est mère
de l'efficacité. »
contraire l’innovation avec la plus grande réticence, et ne l’adoptons que lorsqu’elle nous
                 paraît constituer une amélioration indiscutable11.

        Dans cette séquence, on voit bien ressortir l’accusation explicite du progressisme des sociétés
humaines. Il y a à coup sûr chez ce romancier, la mélancolie12 des cieux disparus où l’affection entre
les êtres humains était une vérité absolue. Michel Houellebecq situe précisément « l’âge d’or du
sentiment amoureux » (PI, 341), où prévalait « un lien d’une force exceptionnelle entre mariage,
sexualité et amour » (PI, 341), pendant les années soixante. Elles auraient été en effet, selon
Houellebecq, l’époque par excellence du mariage d’amour. Avant, il n’était pas encore permis. Après
196813, il n’est plus possible, la sexualité étant désormais dénuée « de toute connotation affective »
(PI, 341).

        Face donc à une société occidentale perçue comme déstructurée, l’écrivain Houellebecq se
fait volontiers défenseur des valeurs traditionnelles, seules capables de sauver une société en déroute.
Les traditions ont la vertu d’offrir une vie sereine, organisée et réglée par certaines valeurs. Dans le
sillage de Burke14, il estime que les traditions possèdent toutes sortes de vertus sociales : elles
concourent au sentiment de communauté, de solidarité ; elles contribuent à la tempérance des mœurs
et permet l’accès à un réservoir de sagesses pratiques acquises par l’expérience des générations
passées. Quand bien même l’œuvre entière est marquée par un pessimisme essentiel, ontologique :
« La racine du mal est biologique et indépendante d’aucune transformation sociale imaginable » (PI,

11
   - le roman est conçu de manière enchâssée. Il y a le récit de Daniel, homme du 21 è siècle, c’est-à-dire cette
époque ; et il y a les récits de ses descendants clones, néo-humains du quatrième millénaire. Ceux-ci observent
souvent avec une pointe d’ironie et d’incompréhension l’ancienne société humaine. Dans le fragment ci-dessus,
c’est Daniel 25 qui parle pour la quinzième fois. Son récit de vie s’alterne avec celui de son ancêtre, Daniel.
12
   - Michel David, La mélancolie de Michel Houellebecq, Paris, L’Harmattan, 2011.
13
   - Mai 68 est un moment charnière dans l'après-guerre, et marque la fin d'un monde. C'est le passage culturel
d'une époque à une autre. Le monde occidental dans son ensemble se trouve confronté à une crise interne au
printemps 1968 et notamment la France gaulliste finissante. La crise de Mai 68 aura marqué de nombreux esprits
par sa force, sa nouveauté, son originalité, et son imprévisibilité. C’est une crise sans lendemain en politique mais
dont les retombées sont fortes du point de vue de la transformation des mœurs, des mentalités et de la culture.
Depuis      trente     ans,   l’événement     est     toujours     fortement      présent     dans    les    mémoires.
Au cours du mois de mai 1968, la France est ainsi le théâtre d'un important mouvement étudiant et social qui force
le général de Gaulle à dissoudre l'Assemblée nationale. Ce mouvement trouve principalement son origine dans une
grande rigidité qui cloisonnait les relations humaines et les mœurs dans toute la société. Il prend une ampleur
particulière car il s’accompagne de puissantes manifestations d'étudiants, puis d'une grève générale qui paralyse
complètement le pays. C'est dans une période de prospérité, au plus fort des Trente Glorieuses, dans une France
libérée des guerres coloniales que cette situation « insaisissable » pour le Général De Gaulle, a explosé. La
génération du baby-boom qui s’ennuyait affirmait ses vingt ans en 1968 et prenait la parole. Les évènements de
1968 ont donc des conséquences culturelles plus aisément énonçables sur le long terme. Mai 68 demeure
l’événement culturel le plus important qu’ait connu la société française depuis 1945.
14
   - Edmund Burke, Réflexions sur la Révolution française, Paris, Hachette, 1989, p. 42
159), il y a comme un discours d’avertissement qui, invariablement, glorifie l’ordre traditionnel
d’antan au cours duquel :

                 Il y avait sans doute une forme de bonheur domotique lié au fonctionnement commun, que
                 [les Occidentaux] ne parviennent plus à comprendre ; il y avait sans doute le plaisir de
                 constituer un organisme fonctionnel, adéquat, conçu pour accomplir une série discrète de
                 tâches – et ces tâches, se répétant, constituaient la série discrètes des jours. Tout cela a
                 disparu, et la série des tâches ; nous n’avons plus vraiment d’objectif assignable ; les joies de
                 l’être humain nous restent inconnaissable, ses malheurs à l’inverse ne peuvent nous découdre.
                 Nos nuits ne vibrent plus de terreur ni d’extase ; nous vivons cependant, nous traversons la
                 vie, sans joie et sans mystère, le temps nous paraît bref. (PI, 11)

        Ce sentiment de ruine et de réminiscence d’un bonheur révolu peut se ressentir à travers la
nostalgie du personnage principal et son rêve de retour à un ordre moral synthétique. Le regret est la
dominante psychologique du personnage central de La Possibilité d’une île. Il a la conscience habitée
par la tristesse, le désenchantement et pense incessamment à un idéal passé révolu où les valeurs de
famille, d’amour et de solidarité étaient le socle de la communauté. La tristesse provoquée par le
souvenir d’une époque radieuse mobilise le héros du roman à La recherche du bonheur15

        Lassé de son existence ponctuée de désirs éphémères, sans objectif, solitaire et sans attache,
Daniel, le protagoniste-narrateur se suicide, ouvrant, par une décision non définie, la porte à une
série de copies clonées (Daniel 1 à Daniel 25). Ce sont des réincarnations successives de néo-
humains libérés par l’énergie solaire et les capsules longue durée de sels minéraux de la médiocre et
pénible production énergétique de l’alimentation digeste.

      L’épilogue est constitué par le récit de vie de Daniel 25 qui, fatigué de cette existence
technique, sans constitution, sans entité relative au désir, habité par le rêve baudelairien d’un ailleurs,
part seul à la recherche d’une île paradis en côtoyant sans se lier à eux des résidus de l’humanité
retournés à l’âge du feu au milieu des ruines de l’an 2000. Le livre s’achève sur cette impossibilité
d’une île : « Le bonheur n’était pas un horizon possible » (PI, 485).

       Daniel 25 comme son ancêtre Daniel est inadapté dans son époque caractérisée par une vie
hautement biotechnique ; à l’exemple de son ascendant qui se suicide avant le prélèvement de son

15
  - Anthony Zielonka, « La recherche du bonheur dans La Possibilité d’une île de Michel Houellebecq », in L’écriture
du bonheur dans le roman contemporain, Ruth Amar (éd.), Cambridge Scholars, 2011, p. 197
ADN, il fait une escapade. L’époque de Daniel étouffait dans une misère affective et un cynisme
ambiant, répercussions logiques de la révolution sexuelle et des mœurs. C’est une révolution qui a
bousculé les tabous sexuels et cultivé le principe du plaisir intense comme clé du bonheur. Mais
Daniel peine à vivre dans une société fondée sur le désir et sa satisfaction qui engendre très vite
l’ennui et la souffrance. Il s’adapte à grands coups de souffrance et son désir est insatisfait et sans
cesse renouvelé. L’idée de Michel Houellebecq rejoint ici celle de Schopenhauer16 pour qui l’idée de
satiété des désirs est une illusion. Lorsque tous les désirs sont comblés, on tombe dans l’ennui, dans
la nostalgie du désir, dans la souffrance et la recherche de nouvelles raisons de désirer. Cependant, le
désir, en raison de la tension et de l’inquiétude qu’il fait naître en l’homme provoque tout autant de
souffrances. L’homme ne cesse de passer du désir à l’ennui et de l’ennui au désir sans jamais accéder
au bonheur.

        Quant à l’époque des clones de Daniel, elle est sans identité humaine, sans les menus plaisirs
et convivialités qui sont à la base des rapports sociaux. Ainsi, Daniel et ses descendants, avant leurs
disparitions respectives, sont nostalgiques de la vie domestique, de l‘organisation sociale attachée
aux valeurs et aux coutumes anciennes. Daniel déplore le changement tous azimuts de son époque
et se complait dans l’idée d’en faire une critique virulente dans ses sketches :

                J’étais, en effet, un observateur acéré de la réalité contemporaine ; il me semblait simplement
                que c’était si élémentaire, qu’il restait si peu de choses à observer dans la réalité
                contemporaine : nous avions tant simplifié, tant élagué, tant brisé de barrières, de tabous,
                d’espérances erronées, d’aspirations fausses ; il restait si peu vraiment (PI, 21).

        L’extrait présente un tableau sinistre de l’Occident pris au piège de sa propre idéologie
libérale. Il y a comme une mise en garde sur la disparition des mythes, des utopies collectives, des
valeurs transcendantales ou trans-générationnelles qui assurent le bien commun et l’épanouissement
individuel.

       Ce qui expliquerait en profondeur le titre de l’œuvre, où l’on voit l’expression métaphorique
de Houellebecq lui-même appelant à une retenue, un retour en arrière. L’ambition continuellement
grandissante de l’Occident de changer de mode de vie, de remettre en question des règles sociales de
vie décente, morale, gardiennes des rapports communautaires, est perçue ici comme pernicieuse.

16
  - Arthur Schopenhauer, Le Monde considéré comme volonté et comme représentation, trad. Par A. Burdeau,
Paris, Presses Universitaires de France, 1966.
Dans ce sens, le roman démontre le caractère creux de ces termes qu’on alterne et qui sont
sémantiquement très divergents : révolution/évolution/changement des mentalités ou des
mœurs/liberté. Pensant ainsi se donner bonne conscience et une supériorité par rapport aux
époques précédentes : ‘’aujourd’hui, on a évolué, on a changé !’’ Or, ce changement tant loué, traîne
dans sa loge une détérioration, une dégradation humaine alarmante : « si l’esprit connaît des
conquêtes, des illuminations, il ne faut pas oublier qu’en ce domaine, les pertes sont irréparables»,
reconnaît Collot-Guyer17.

       Daniel donc, durant toute son existence aura été rongé, en dépit de son adaptation cahin-caha
à une société occidentale oscillant entre cynisme et sexe, par le rêve baudelairien de l’ailleurs qui va
s’accentuer avec sa détérioration physique et l’absence définitive de son amante Esther. Son ennui
devient plus prononcé et meuble à tout prendre le quotidien de ses descendants clones. Daniel et sa
suite aspirent à une éventuelle île, à un horizon possible, au retour à un ordre moral sociétal, à de
liens socio-affectifs soudés, à une humanité vertueuse qu’ils entrevoient dans « la possibilité d’une
île » (PI, 433) ou plus ou moins dans un changement de mœurs, dans une restructuration de la
société sous la base d’une éthique rigoureuse, garante des valeurs, des rapports et d’un bonheur
collectif.

           L’auteur de La possibilité d’une île évoque un idéal de société fondé sur la solidarité pour le plus
faible, où l’éthique et le respect des traditions conditionnent les rapports. Si « Le conservatisme est
[…] une habitude de l'esprit, une manière de ressentir, un mode de vie »18 Houellebecq Michel
semble le préférer au progressisme ou au libéralisme culturel car il le présente comme un idéal de
société.     Il voit dans la tradition une source de sagesse et de bonheur. Aussi prône-t-il le
conservatisme. Le bonheur individuel – qui se contente presque toujours de l’instant – ne peut être
qu’éphémère s’il ne prend pas place dans une société qui garantit la sécurité19 des biens et des
personnes. L’ordre traditionnel est pour cet auteur un véritable système adéquat à l’épanouissement
de l’homme en société. Le bonheur repose par conséquent sur la conformité aux valeurs sociales et à
la vertu.

17
   - Marie-Thérèse Collot-Guyer, La cité personnaliste d’Emmanuel Mounier, Presses Universitaires de Nancy, 1983,
          p. 48
18
   - « To put conservatism in a bottle with a label is like trying to liquefy the atmosphere… The difficulty arises from
the nature of the thing. For conservatism is less a political doctrine than a habit of mind, a mode of feeling, a way of
living. » Dans l'introduction de The Conservative Tradition, ed. R.J. White (Londres : Nicholas Kaye, 1950)
19
   - Le mot signifie ici absence d’inquiétude morale ou matérielle.
L’œuvre, prise sous cet angle, avec Daniel et la kyrielle de ses clones, désillusionnés et
dépressifs, met en lumière les propres angoisses de Michel Houellebecq saisi d’inquiétude devant le
libéralisme culturel du monde occidental. L’être de papier, mis en scène et développé par l’auteur,
représente d’une certaine manière l’état de conscience du sujet écrivant dont la vie pourrait être fort
similaire à celle de son personnage qui fantasme sur une société plus vertueuse.

Conclusion

        Au terme de cette petite réflexion consacrée au rapport que Michel Houellebecq établit entre
le conservatisme, c’est-à-dire les valeurs traditionnelles et le bonheur dans les sociétés occidentales,
on ne peut faire qu’un constat. La Possibilité d’une île situe le bonheur au-delà des conceptions
individualistes et hédonistes20. Dans ce texte, l’individu est pris au sein d’une société ; et c’est de celle-
ci ou de son harmonie que l’on peut prétendre au bonheur. Par cette thèse21, l’œuvre remet en cause
le système social occidental d’aujourd’hui, pour souhaiter un système plus solidaire. Le roman est
donc empreint d’idéologie, de socialité22 ou de réalisme. L’aspect social et réaliste provient de la
critique du libéralisme culturel de l’Occident auquel l’auteur impute une certaine crise des valeurs.
Quant à la dimension idéologique, elle résulte du jugement de valeur du modèle culturel occidental.
Et c’est précisément en dépréciant ce dernier qui met à mal l’épanouissement collectif que Michel
Houellebecq souligne l’importance de la vie, de l’amour, de la famille, de la parenté, du mariage et de
la religion.

20
   - Selon l’optique hédoniste, le bonheur est inséparable du plaisir et, plus encore, se mesure à l’intensité de ce
plaisir.
21
   - Le bonheur chez Michel Houellebecq est social. C’est ce qui ressort de La Possibilité d’une île. Le roman est de
ce fait un roman à thèse en ce sens que Le roman à thèse présente et défend un point de vue personnel. Cf. Joëlle
Gardes- Tamine et Marie-Claude Hubert, Dictionnaire de critique littéraire, Paris, Armand Colin, 1993.
22
   - Claude Duchet, « Une écriture de la socialité », in Poétique no 16, 1973, pp.449-454
Bibliographie

BURKE Edmund, Réflexions sur la Révolution française, Paris, Hachette, 1989.

COLLOT-GUYER Marie-Thérèse, La cité personnaliste d’Emmanuel Mounier, Presses Universitaires de
Nancy, 1983.
DAVID Michel, La mélancolie de Michel Houellebecq, Paris, L’Harmattan, 2011.

DUCHET Claude, « Une écriture de la socialité », in Poétique no 16, 1973.

GARDES-TAMINE Joëlle et HURBET Marie-Claude, Dictionnaire de critique littéraire, Paris, Armand
Colin 1993.

GENETTE Gérard, Seuils, Paris, Éditions du Seuil, Coll. Poétique, 1987.

HOUELLEBECQ Michel, La Possibilité d’une île, Paris, Fayard, 2005.

HOUELLEBECQ Michel, « Le conservatisme, source de progrès », Le Figaro, 8 novembre, 2003.
Disponible aussi en ligne à l’adresse : http://www.nouveau-reac.org/textes/michel-houellebecq-le-
conservatisme-source-de-progres/ (consulté le 17 novembre 2010)

IPPERCIEL Donald, « La pensée de Gadamer est-elle conservatrice », University of Alberta, Faculté
Saint-Jean, 8406, rue Marie-Anne-Gaboury (91 St), Edmonton, Alberta T6C 4G9, Canada.

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MANIÈRE Denis, Le Développement des idéologies au Québec des origines à nos jours, Montréal,
Québec/Amérique, 1977.

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SCHOPENHAUER Arthur, Le Monde considéré comme volonté et comme représentation, trad. Par A.
Burdeau, Paris, Presses Universitaires de France, 1966.

ZIELONKA Anthony, « La recherche du bonheur dans La Possibilité d’une île de Michel
Houellebecq », in L’écriture du bonheur dans le roman contemporain, Ruth Amar (éd.), Cambridge Scholars,
2011.
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