De l'État composite à l'État décomposé : le retour de l'Ancien Régime - Histoire@Politique

 
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De l’État composite à l’État décomposé :
            le retour de l’Ancien Régime

                                                David Do Paço

L’auteur
David Do Paço est adjunct assistant professor au Centre d’histoire de Sciences Po.
Docteur de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, ancien Max Weber fellow de
l’EUI et Core fellow du CEU-IAS, son travail se situe au croisement de l’histoire
urbaine, de l’histoire transimpériale et de l’histoire socio-politique. Il est l’auteur de
L’Orient à Vienne au dix-huitième siècle (Oxford, Voltaire Foundation, 2015) et est
actuellement co-directeur du PFR CIERA « Trieste, ville d’empire(s) ». Il développe
également une recherche sur l’histoire des musulmans dans les villes de l’Europe
moderne.
Résumé
Cet article analyse l’impact important que le processus de construction européenne a
eu sur les historiens de l’époque moderne et leur contribution à l’histoire des
intégrations régionales. Il replace la notion d’État composite dans le contexte de
l’histoire intellectuelle et politique du XX e siècle et montre comment celle-ci a été
utilisée pour soutenir ou contester des intégrations régionales volontaires et/ou
forcées. La nouvelle histoire des empires y est ainsi perçue dans la continuité directe
d’une histoire des États composites de plus en plus centrée sur les acteurs et leur
agency. Enfin, à travers les travaux de son auteur, l’article propose quelques pistes de
recherche sur l’histoire des intégrations régionales en contexte interculturel.
Mots clés : histoire moderne ; État composite ; intégration régionale ; histoire de
l’Europe ; historiographie.
Abstract
From Composite State to Decomposed State: The Return of the Ancien Régime
This article examines the significant impact that the process of European construction
has had on the historians of the modern era and their contribution to the history of
regional integration. It sets the notion of the composite state in the context of the
intellectual and political history of the twentieth century and shows how it was used to
either support or challenge voluntary and/or forced regional integration. The new
history of empires is thus seen as directly following from a history of composite states
that has increasingly come to center on actors and agency. Drawing upon the author’s
work, finally, the article suggests some new avenues for research into regional
integration in an intercultural context.
Keywords: Modern History ; Composite State ; Regional Integration ; History of
Europe ; Historiography.
Pour citer cet article : David Do Paço, « De l’État composite à l’État décomposé : le
retour de l’Ancien Régime », Histoire@Politique, n° 38, mai-août 2019 [en ligne :
www.histoire-politique.fr]
David Do Paço, « De l’État composite à l’État décomposé : le retour de l’Ancien Régime », Histoire@Politique, n° 38,
mai-août 2019 [en ligne : www.histoire-politique.fr]

L’histoire de la construction européenne, les idées parfois contradictoires qui la
portent, ses réussites et ses échecs n’ont pas été sans faire réagir les historiens de ce
qui est communément appelé l’« Ancien Régime », soit un laboratoire privilégié
d’observation des diverses expériences des États composites et des unions politiques
territoriales. Depuis 2005, l’euroscepticisme a même nourri une nouvelle série de
recherches en histoire moderne abordant plus ou moins ouvertement la question des
intégrations régionales via un réexamen des expériences absolutistes et un renouveau
aujourd’hui bien connu de l’histoire des empires. Si les historiens modernistes ne
sauraient se donner pour but de faire une proto-histoire de la construction
européenne, le sous-texte de leurs travaux est plus ambitieux et « contemporain »
qu’il n’y paraît. À travers l’étude d’unités territorialement et juridiquement diverses et
asymétriques, il s’agit de mieux cerner les différentes dynamiques conduisant à créer
de l’unité dans la diversité tout en gardant à l’esprit que chaque expérience politique
s’inscrit dans un contexte donné et a de fait une durée limitée. Dans cet article, nous
aimerions montrer comment l’histoire moderne a pu et – par des travaux récents –
semble toujours pouvoir contribuer à une meilleure compréhension des dynamiques
de recompositions des États et des unions politiques. Il s’agit de présenter de façon
critique l’évolution de l’histoire des États composites modernes, rappeler ses
principes, ses résultats et les nouvelles approches et perspectives envisagées.
L’Europe moderne se présente en effet comme un ensemble d’espaces politiques par
nature composites et non nationaux. L’histoire politique de l’Europe moderne nous
permet encore d’envisager la gouvernance globale à la lumière d’une histoire socio-
politique des intégrations régionales1.
En présentant l’évolution d’une historiographie internationale des systèmes
politiques composites à l’époque moderne, cet article vise également à dépasser deux
limites. La première est celle d’un cadre national d’analyse qui ne peut faire sens à
l’époque moderne. Si cette critique est régulièrement formulée, penser en dehors de
ce cadre apparaît souvent comme un grand saut dans l’inconnu. Aussi préfère-t-on
souvent s’en tenir à une histoire comparée ou une histoire transnationale, qui, sans
invalider l’idée de nation, permettent de ne pas s’y limiter. L’écriture et la publication
de l’Histoire mondiale de la France s’inscrivant dans le cadre de la campagne
présidentielle française de 2017 ont proposé une autre forme d’outil critique à la
compréhension des récits nationaux en soulignant le caractère dynamique et
polymorphe du territoire nommé « France ». Elles ont aussi pu être perçues comme
revalidant un cadre national finalement pertinent pour l’historien. Le succès éditorial
français a inspiré d’autres entreprises en Europe et il n’est pas surprenant que les
histoires mondiales récemment publiées ou en cours d’écriture soient celles des
anciennes métropoles coloniales comme l’Espagne et l’Italie, ou d’unités nationales
subjuguées comme la Catalogne et la Sicile2. À vrai dire, même lorsqu’il est peu

1 On citera en particulier Past & Present, n° 137, 1992. Il faut par ailleurs souligner l’importance prise
par la construction européenne dans l’historiographie allemande dès les années 1990 résumé par Georg
Schmidt, « Le Saint-Empire moderne. Voie particulière et modèle pour l’Europe ou bien État de la
nation allemande ? » Trivium, n° 14, 2013 : https://journals.openedition.org/trivium/4562 et Falk
Bretschneider, Christophe Duhamelle, « Fraktalität. Raumgeschichte und soziales Handeln im Alten
Reich », Zeitschrift für historische Forschung, n° 43-4, 2016, p. 703-746. Voir aussi David Armitage
(dir.), Theories of Empire, 1450-1800, Londres, Routledge, 2016.
2 Patrick Boucheron (dir.), Histoire mondiale de la France, Paris, Seuil, 2016. Andrea Giardina (dir.),

Storia mondiale dell’Italia, Rome, Editori Laterza, 2017 ; Borja de Riquier (dir.), Història mundial de
Catalunya, Barcelone, Edicions 62, 2018 ; Xosé M. Núñez Seixas (dir.), Historia mundial de España,
Barcelone, Destino, 2018 et Giuseppe Barone (dir.), Storia Mondiale della Sicilia, Rome, Editori
Laterza, 2018.

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convaincu de sa pertinence, l’historien peine à proposer un discours ne mobilisant
pas un cadre référentiel national, soit par défaut d’outil, soit par peur de ne pas être
entendu.
La seconde limite découle de la première. La périodisation de la discipline historique
est téléologique et liée à l’affirmation des États-Nations. Depuis la guerre froide,
l’histoire politique globale a progressivement imposé les années 1750 comme
moment de rupture entre Early Modern History et Modern History, en tant
qu’amorce de la révolution atlantique et, avec elle, le déclin des empires, l’essor et
l’indépendance des États-nations et des démocraties. Il s’agissait ici de contester le
monopole de l’idée de révolution aux régimes communistes et de proposer un modèle
à la fois libéral et national3. En France, cette périodisation est d’autant plus forte
qu’elle s’est appuyée sur la construction d’un régime s’inscrivant dans le long
antiparlementarisme bourbonien afin de disqualifier les expériences politiques plus
récentes et de permettre la réaffirmation d’un État aux principes bonapartistes
assumés. Le caractère exclusif de ce cadre référentiel sacralisé par la Ve République et
l’enseignement de l’histoire politique de la France à l’école qui lui est associé, biaisent
non seulement le travail des historiens mais empêchent aussi de saisir les enjeux
auxquels le modèle national fait face4.
Ainsi nous discuterons de l’évolution de l’histoire politique de l’époque moderne qui a
connu un renouveau significatif dans les années 1990 à la suite des travaux de
l’historien britannique de l’empire espagnol, John H. Elliott. En 1992, Elliott fixait de
façon efficace une définition de la « monarchie composite » qui apparaît
ponctuellement dans les champs historiographiques britannique et allemand de
l’après-guerre5. Ce modèle de l’État composite est à la fois territorial et relationnel. Le
travail de chercheur et d’enseignant d’Elliott a eu un impact considérable auprès des
historiens ayant été capables de dépasser les références nationales de leur champ
disciplinaire. Dans une certaine mesure, « la scuola di Elliott6 » a aussi permis le
renouvellement de l’histoire des empires qui s’est emparé de la perspective cellulaire
des unités politiques et a déplacé le regard des historiens des institutions vers les
acteurs7. Aujourd’hui, le développement d’une histoire transimpériale analysant la
construction d’unités économiques, sociales et politiques capables de traverser des
espaces divers et asymétriques tout en participant à leur gouvernance nous invite à
jouer avec les échelles du politique pour cerner au mieux les dynamiques de
recomposition des territoires contemporains.

3 Robert Palmer, The Age of the Democratic Revolution, Princeton, Princeton University Press, 1959,
2 vol. et Jacques Godechot, Les révolutions 1770-1799, Paris, PUF, 1963. Plus récemment, Janet L.
Polasky, The Revolution without Borders. The Call to Liberty in the Atlantic World, New Heaven, Yale
University Press, 2015.
4 Patric Garcia et Jean Leduc, L’enseignement de l’histoire en France de l’Ancien Régime à nos jours,

Paris, Armand Colin, 2003.
5 John H. Elliott, « A Europe of Composite Monarchies”, Past & Present, n° 137, 1992, p. 48-71.
6 P. B. M. Blaas, « La storiografia nei Paesi Bassi dal 1945 in poi. Panorama critico, non bibliografico »,

Rivista storica italiana, n° 95/3 1983, p. 593-648, voir aussi Richard L. Kagan, John Huxtable Elliott,
Geoffrey Parker dir., Spain, Europe and the Atlantic: Essays in Honour of John H. Elliott, Cabridge,
Cambridge University Press, 2003 (1995).
7 Jane Burbank et Frederick Cooper, Empires in World History : Power and the Politics of Difference,

Princeton, Princeton University Press, 2008.

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mai-août 2019 [en ligne : www.histoire-politique.fr]

         « Une Europe de monarchies composites » : une
         histoire intellectuelle de l’Europe du XXe siècle
En 1992, les éditeurs de Past & Present s’excusaient auprès de leurs lecteurs de devoir
rompre avec leurs usages en dédiant le numéro 137 à « la construction culturelle et
politique de l’Europe8 ». Pour les historiens britanniques, la récente réunification de
l’Allemagne, l’effondrement du bloc de l’Est et la marche à la guerre dans les Balkans
ainsi que la perspective d’une ratification immédiate du traité de Maastricht
invitaient à la fois à souligner le caractère non naturel de la construction européenne,
et les ressources politiques que l’histoire proposait à la gestion du bien commun.
Parmi les contributeurs de ce numéro ouvertement pro-européen qui participe
également à la commémoration des vingt ans de l’entrée du Royaume-Uni dans la
Communauté économique européenne (CEE), John H. Elliott analyse « une Europe
des monarchies composites » se caractérisant par « un système mettant en
compétition des États nationaux, territoriaux et souverains ». Cet article synthétisait
trente années de recherche en histoire moderne et, à l’échelle du monde académique,
a été fondateur de toute une façon de faire l’histoire politique de l’Europe moderne
depuis.
Elliott part paradoxalement d’un constat d’échec qui conduit l’histoire politique de
l’Europe à une diversification de ses territoires. Il décrit ainsi :
    « The collapse of any prospect of European unity based on dominion by universal
    empire or a universal church, followed by the preordained failure of all subsequent
    attempts to achieve such unity through one or other of these two agencies; and the
    long, slow and often tortuous process by which a number of independent sovereign
    states succeeded in defining their territorial boundaries against their neighbours and
    in establishing a centralized authority over their subject populations, while at the
    same time providing a focus of allegiance through the establishment of a national
    consensus that transcended local loyalties9. »
Si cette logique devait triompher lors congrès de Versailles, Elliott ajoute :
    « The development, on the one hand, of multinational political economic
    organizations, and the revival, on the other, of "suppressed" nationalities and of
    half-submerged regional and local identities, have simultaneously placed pressure
    on the nation state from above and beneath 10. »
L’Europe serait entrée en 1992 dans la phase avancée de ce processus. Toutefois, ce
roman des nations européennes, John H. Elliott comme Charles Tilly en dénoncent
sévèrement les biais en stigmatisant l’incapacité des historiens britanniques à faire
une autre histoire que celle de leur pays et en s’interrogeant sur le faible nombre
d’études portant sur les unités politiques plus larges, comme l’empire de Charles
Quint, souvent réduites à des anomalies ou disqualifiées d’une façon téléologique par
leur « échec11 ».

8 Paul Slack et Joanna Innes, ”Forword », Past & Present, n° 137, 1992) p. 3-7.
9 John H. Elliott, « A Europe of Composite Monarchies… », op. cit., p. 48-49.
10 Ibidem, p. 49.
11 « The most profound historical analysis in the world will not turn us into clairvoyants. Yet careful

examination of the longer run of historical experience will at least defend those who ardently desire to
make sense of the contemporary world and the world of the furture from the two kinds of error I have
described [“impossibility to detect trends and to verify theories” et “the implicit introduction of
misconceived models of Western experience as the criteria of political development. »] Charles Tilly,
“Reflections on the History of European State-Making », dans Charles Tilly (dir.), The Formation of

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Le modèle de l’État composite devient évident dès lors que l’historien s’intéresse à
l’histoire des parlements, comme le proposait déjà dans l’entre-deux-guerres Émile
Lousse. En effet, à bien des égards, le modèle de l’État composite prend forme au
cours de l’affirmation des fascismes en Europe. Professeur, à l’Université de Louvain,
Lousse oppose au modèle britannique de la Common Law défendu par Helen Cam,
un modèle corporatiste de la relation entre le prince et ses états réunis en parlement,
plus proche d’une conception de droit romain12. Le catholicisme fervent et le
positionnement de Lousse à l’extrême droite de l’échiquier politique belge l’ont
incontestablement invité à mettre en avant le corporatisme de l’Ancien Régime au
moment où celui-ci est idéalisé en Allemagne, en France ou en Italie comme modèle
de réorganisation politique de démocraties jugées alors décadentes. Néanmoins, des
historiens radicalement hostiles aux sympathies fascistes affichées de Lousse, comme
Helli Koenigsberger, ont pu s’appuyer de façon critique sur son travail en actant un
gouvernement différencié entre un pouvoir politique patrimonial et les corps s’y
associant13.
En effet, Koenigsberger fait de l’histoire des monarchies composites une histoire
politisée de l’Europe. Son parcours en lui-même donne le sens de son œuvre. Né à
Berlin en 1918 sur les ruines du Deuxième Reich, il émigre en 1934 aux Royaume-Uni
pour poursuivre ses études avant d’en être expulsé en 1939 en raison de son
passeport allemand, puis d’y revenir en 1944 comme volontaire dans la Navy. Le
sous-texte du travail de Koenigsberger est un mélange complexe entre la
condamnation de la Paix de Versailles et celle beaucoup plus explicite des réponses
politiques qui ont été apportées par les fascismes. Souscrivant au constat de Lousse
sans pour autant épouser ses motivations, le projet intellectuel de Koenigsberger,
auquel Elliott adhère pleinement, n’est pas un long requiem pour empires défunts14.
Il s’agit de mettre les historiens européens devant la réalité du « Monde d’hier » et de
dénoncer le caractère fallacieux de la justification du triomphe des nations par un
recours à l’histoire socio-politique. Koenigsberger expose le caractère composite de
l’ensemble des monarchies européennes, du Royaume-Uni à l’empire ottoman, en
passant par les couronnes ibériques des Habsbourg et la France ludovicienne.
En 1951, le chapitre 6 de son The Government of Sicily under Phillip II of Spain: A
study in the Practice of Empire – publié deux ans après La Méditerranée et le monde
Méditerranéen à l’époque de Philippe II de Fernand Braudel – constitue même une
démythification précoce de l’absolutisme. Dans une déconstruction du mythe du chef,
Koenigsberger y souligne la nécessité face à laquelle se trouve l’historien, tout comme
se trouvait Philippe II, de prendre en compte « les forces plus ou moins
indépendantes » limitant et participant au gouvernement d’un territoire. Parmi ces
forces, Koenigsberger citait les barons, les municipalités, la hiérarchie ecclésiastique,

National State in Western Europe, Princeton, Princeton University Press, 1975, p. 3-83, p. 4 pour la
citation.
12 Émile Lousse, Beschavings-geschiedenis van de moderne tijden, Louvain, Presses Universitaires de

Louvain, 1935 ; Achille Darquennes, Georges Espinas, Georges de Lagarde, Émile Lousse et Paul Theews
(dir.), L’Organisation corporative du Moyen âge à la fin de l’ancien régime, Louvain, Bibliothèque de
l’Université, 1943 ; Helen Cam, « The Theory and Practice of Representation in Medieval England »,
History, n° 48, 1953, p. 11-26.
13 Helmut Koenigsberger, « Émile Lousse : a Personal Apreciation », Parliaments, Estates &

Representation, n° 7, 1987, p. 111-113.
14 François Fejtö, Requiem pour un empire défunt. Histoire de la destruction de l’Autriche-Hongrie,

Paris, Lieu commun, 1988.

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les parlements et l’Inquisition15. En cela, il invitait déjà à regarder le monde
contemporain sans se laisser prendre au piège du discours unificateur des États-
nations, particulièrement fort dans l’Espagne franquiste, reliquat des fascismes
contre lesquels Koenigsberger ne cesse de méticuleusement s’opposer16.
Elliot inscrit donc ouvertement son travail dans la continuité de celui de
Koenigsberger. Cela commence par un terrain commun. Au The Government of Sicily
under Phillip II of Spain répond the The Revolt of the Catalans : A Study in the
Decline of Spain, 1598–1640 qu’Elliott tire de sa thèse en 1963. Pour les deux
auteurs, il est évident que l’intérêt qu’ils portent à la couronne d’Aragon n’est qu’un
prétexte à une réflexion plus globale sur la place du consentement à l’impôt et du
dialogue politique dans des espaces régionaux intégrés sapant les fondations de
l’histoire d’une Espagne ayant vocation à naturellement s’unifier. À l’heure d’un
franquisme triomphant, Elliott rappelait qu’au XVIIe siècle, « le futur de la monarchie
espagnole demeure une question ouverte » et que l’union des couronnes ne faisait pas
une nation17. Il montre notamment que l’effondrement du système commercial
hispano-américain a poussé la couronne de Castille à demander un effort fiscal
supplémentaire à celle d’Aragon qui avait été exclue des bénéfices de la colonisation
américaine. Auparavant autonome grâce à ses revenus américains, la couronne de
Castille doit alors composer avec son déni de réalité et les Habsbourg d’Espagne
assumer le caractère composite de leur empire. Ensemble, Koenigsberger et Elliot
refusent de rechercher les genèses du nationalisme pour mettre en lumière la
gouvernance et le gouvernement de territoires asymétriques par une même autorité
politique. Ce gouvernement n’a pas vocation à générer une homogénéisation des
espaces sur lesquels il s’affirme. Le lien que chaque corps politique tisse avec son
souverain est unique et indépendant des liens que ce même souverain peut tisser avec
d’autres corps politiques. Poussant au bout cette logique, Pieter Judson en venait
récemment à relativiser l’échelle des États, trop suspecte d’encourager à une analyse
nationaliste, pour privilégier les relations entre l’empereur d’Autriche et les
communautés locales des différentes composantes de son empire18.
Aussi en 1992 Elliott élargit-il la portée critique de son travail et distingue deux
formes d’association entre un prince et un corps politique19. Cette typologie est la
base de la distinction de deux modèles contemporains de la construction
européenne : l’Europe fédérale et l’Europe des nations. La première est une « union
accessoire ». Elle désigne l’incorporation intégrale d’un territoire à celui que le prince
possède en bien propre. Elliott rappelle en cela que les vice-royautés du Mexique et
du Pérou font partie de la couronne de Castille et que, jusqu’au XVIIIe siècle, elles
entretiennent un lien théoriquement plus étroit avec Madrid que Barcelone, Valence

15 Helmut Koenigsberger, The Government of Sicily under Phillip II of Spain : A Study in the Practice of
Empire, Londres et New York, Stapels Press, 1951, p. 144.
16 Mía Rodríguez-Salgado, “Helmut Koenigsberger’s Orbituary. Historian who charted and celebrated

early modern Europe”, The Guardian, 26 mars 2014. Parmi les exemples les plus approfondis marqués
par un souci de contextualiser les concepts « nationaux », on se référera à ce travail collectif d’historiens
de l’Autriche : Richard G. Plaschka, Gerald Stourzh et Jan Paul Niederkorn (dir.), Was heißt Österreich ?
Inhalt und Umfang des Österreichbegriffs vom 10. Jahrhundert bis heute, Vienne, VÖAW, 1995.
17 John H. Elliott, The Revolt of the Catalans: A Study in the Decline of Spain, 1598–1640, Cambridge,

CUP, 1963, p. 20.
18 Pieter M. Judson, The Habsburg Empire. A New History, Harvard, Harvard University Press, 2016.

Sur les logiques d’unité voir aussi Scarlet O’Phela et Georges Lomné (dir.), Abascal y la contra-
independencia de América del Sur, Lima, Fondo Editorial de la Pontificia Universidad Católica del Perú,
2013.
19 John H. Elliott, « A Europe of Composite Monarchies”…, op. cit., p. 52-56.

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ou Naples20. Il en va de même pour le Pays de Galles uni à la couronne d’Angleterre
en 1536 et 1543, contrairement à l’Écosse. En effet, la seconde forme d’union
s’effectue aeque principaliter. Les unités politiques conservent leurs lois et privilèges
sous le gouvernement d’un même prince. Pour reprendre le modèle d’Ernst
Kantorowicz, le corps physique du prince est unique ; son corps symbolique est
pluriel21. L’union du duché de Bretagne au Royaume de France en 1491, des
couronnes d’Aragon et de Castille en 1516, celles d’Angleterre et d’Écosse en 1603, ou
de Bohême et de Hongrie à plusieurs reprises par les Jagellon puis les Habsbourg
n’entraînent pas l’intégration légale des territoires ni même la nécessité de
coordonner le gouvernement des composantes d’une même monarchie22. Bien
entendu, ces deux principes juridiques restent théoriques. Ils ne sont pas exclusifs et
peuvent être cumulés. Ils constituent des « registres impériaux » qui s’adaptent à des
situations d’énonciation de la légitimité politique23. De plus chaque union répond à
une tension entre une volonté d’intégration et un souci de préservation de privilèges.
Comme le décrit Jean-Frédéric Schaub, le Portugal offre un exemple archétypal de la
combinaison de ces configurations :
     « L’incorporation de la couronne de Portugal à la monarchie hispanique relève donc à
     la fois de la succession, de la conquête et du contrat. Pour s’assurer que l’amarrage
     tiendra, Philippe II noue donc trois liens qui selon les circonstances pouvaient se
     renforcer les uns les autres, ou, à l’inverse, se contrarier. Soixante ans plus tard,
     en 1640, on le sait, toutes les attaches ont lâché 24. »
Une remise en cause des privilèges concédés peut entraîner la révolte des territoires
associés, c’est-à-dire une négociation des termes de cette association.
L’union peut être temporaire et le contrat sur lequel elle se base doit être
régulièrement refondé. Ce principe a eu un écho non négligeable auprès des
historiens de l’Europe centrale tout au long de la guerre froide puisqu’il faisait de la
négociation du rapport entre chaque démocratie populaire et l’URSS un principe
fondamental de la survie du « bloc de l’Est ». Aussi en parallèle de toute une
recherche se portant sur le laboratoire ibérique, les travaux de l’historien hongrois
Béla Köpeczi et de l’historien tchécoslovaque Josef Macek – qui sont parmi les rares
auteurs dont les textes ont été relayés en France par l’École des Annales – l’attestent
d’une façon particulièrement forte, même si l’entrée des royaumes de Bohême et de
Hongrie au sein d’une monarchie composite des Jagellon puis des Habsbourg marque
dans les récits nationaux que ces deux auteurs forgent le début d’une période de
déclin. Le bon prince constituerait dans cette histoire une autorité discrète et
distante, seule garantie de la préservation des constitutions des royaumes respectifs.
Le non-respect de ces droits justifie la révolte, si ce n’est le changement d’allégeance.
Ce n’est qu’en 1984, et en français, que Macek – soutien d’Alexander Dubček au
Parlement tchécoslovaque de 1964 à 1968 – publie son Histoire de la Bohême des
origines à 1918. Il la projette dans la continuité de l’histoire des membres de la

20 Grégoire Salinero, La trahison de Cortés. Désobéissances, procès politiques et gouvernement des
Indes de Castille, seconde moitié du XVIe siècle, Paris, PUF, 2014.
21 Ernst Kantorowicz, Les deux corps du roi, Paris, Gallimard, 1957, voir aussi Barbara Stollberg-

Rilinger, Maria Theresia, die Kaiserin in ihrer Zeit. Eine Biographie, Munich, C.H. Beck, 2017.
22 Pour une typologie, Helmut G. Koenigsberger, Monarchies, States Generals and Parliaments: The

Netherlands in the Fifteenth and Sixteenth Centuries, Cambridge, Cambridge University Press, 2001
23 Jane Burbank et Frederick Cooper, Empires in World History. Power and Politics of Difference,

Princeton, Princeton University Press, 2010.
24 Jean-Frédéric Schaub, Le Portugal au temps du comte-duc d’Olivares (1621-1640. Le conflit de

juridictions comme exercice de la politique, Madrid, Casa de Velásquez, 2001, p. 8.

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CEE25. Le travail de Köpeczi se rapproche quant à lui plus explicitement de celui
d’Elliott et de son élève Robert W. Evans qu’il a pu découvrir lors de ses séjours à
l’École normale supérieure (ENS) par l’intermédiaire de Jean Bérenger 26. Son
Histoire de la Transylvanie – dirigée et publiée en Hongrois en 1986 alors qu’il était
ministre de la culture de György Lázár – est une tentative de replacer l’histoire de cet
État composite au sein d’unions politiques plus larges à laquelle il a appartenu
(royaume de Hongrie, empire ottoman, royaume de Roumanie, etc.). La démarche est
similaire à celle développée par Elliott sur la Catalogne, dans le sens ou Köpeczi
renvoie dos-à-dos – du moins dans la versions française – les récits nationaux
hongrois et roumain qui s’emparent de façon conflictuelle de l’histoire de la
Transylvanie dans une « recherche de l’objectivité » et le refus du « finalisme, qui
projette dans le passé les conditions ethniques et politiques de la fin du XX e siècle »,
ce qui est pour Köpeczi chose « inacceptable ». En effet, la préface à l’édition
française et abrégée de 1992 répond autant aux accusations d’une entreprise
revancharde portée par les institutions officielles roumaines qu’elle justifie
l’incohérence ponctuelle des contributions participant à une histoire en plein
renouvellement. Köpeczi remet aussi en cause de façon plus importante la dimension
d’échelle des monarchies composites en montrant la pertinence de la notion au
niveau du bassin du Maros et de la Tisza. La Transylvanie en serait le modèle, et les
contributeurs de l’histoire que Köpeczi dirige « soulignent comme une assertion
fondamentale tirée des expériences historiques que l’intérêt de chacune des nations
veut la coopération et que la condition absolue en est la reconnaissance et le respect
respects réciproques de leurs droits collectifs et individuels, de leurs langues, leurs
cultures et leur passé27 ».
En Europe centrale et orientale, l’histoire des monarchies composites est
progressivement délaissée pour la portée critique qu’elle représente à l’égard du bloc
de l’Est et devient un outil permettant de reconnecter les démocraties libérales des
années 1990 avec celles de l’Union européenne. Les recherches d’Evans déclinant
dans la monarchie des Habsbourg d’Autriche le modèle d’Elliott, en insistant
particulièrement sur le rôle de la religion dans la définition des espaces régionaux, en
a constitué le socle. Le projet européen European Resarch Council (ERC)
« Jagiellonians : Dynasty, Memories, Identity in Central Europe », dirigé depuis
Oxford par Natalia Nowakowska et achevé en 2018, en est peut-être l’exemple le plus
abouti de par sa volonté d’articuler ensemble fonctionnement d’un État composite et
stratégies mémorielles ou d’oubli de cet État. C’est aussi la promotion d’une Europe
de Visegrád, c’est-à-dire d’une Europe des nations, parlementaire et chrétienne se
construisant par l’Europe continentale et dénonçant la distinction entre Europe
occidentale et Europe centrale28.

25 Josef Macek, Histoire de la Bohême des origines à 1918, Paris Fayard, 1984.
26  Jean Bérenger, Finance et absolutisme autrichien dans la seconde moitié du XVIIe siècle, Paris
Honoré Champion, 1975, Robert J. W. Evans, The Making of the Habsburg Monarchy, 1550–1700. An
Interpretation Oxford, Oxford University Press, 1979.
27 Béla Köpeczi, « Introduction », dans Béla Köpeczi (dir.), Histoire de la Transylvanie, Budapest,

Akadémiai Kiadó, 1992, p. 7.
28 Evans, The Making of the Habsburg Monarchy, op. cit. ; id., Austria, Hungary and the Habsburgs.

Essays on Central Europe, c. 1683–1867, Oxford, Oxford University Press, 2006. Robert J. W. Evans,
Dušan Kováč and Edita Ivaničková (dir.), Great Britain and Central Europe, 1867–1914, Bratislava,
Veda, 2003 ; Natalia Nowakowska (dir.), Remembering the Jagiellonians, Londres, Routledge, 2018,
voir aussi le projet ERC qui lui est lié : https://www.jagiellonians.com/home. Voir aussi Victor-Lucien
Tapié, Monarchie et peuples du Danube, Paris, Fayard, 1969 et Géza Pállfy, « Le siècle des ruptures et

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David Do Paço, « De l’État composite à l’État décomposé : le retour de l’Ancien Régime », Histoire@Politique, n° 38,
mai-août 2019 [en ligne : www.histoire-politique.fr]

         Des États composites mais intégrés : l’histoire
         de l’Europe à l’ombre des empires
En analysant d’un point de vue juridico-politique les processus d’agglomération des
territoires, l’histoire des monarchies composites a également ouvert la voie à la
nouvelle histoire des empires, notamment si on prend en compte le souci d’Elliott
d’étudier « l’utilisation du patronage pour gagner ou conserver la loyauté de la vieille
élite administrative et politique29 », soit ce que Jane Burbank et Frederick Cooper
appellent « les politiques de la différence » relayées par les intermédiaires30. Comme
Elliott le souligne encore dans son essai sur le gouvernement du comte d’Olivares,
principal ministre de Philippe IV, « les conditions du dix-septième siècle rendent
totalement inatteignable l’ambition d’établir une distinction entre patronage et
gouvernement. Le gouvernement dépend du patronage31 ». Si la question du
patronage établit le primat de la gouvernance sur le gouvernement – mais cette
distinction ne fait non plus aucun sens à l’époque moderne –, il ne s’agit pas
uniquement d’étudier le rapport des corps constitués au prince. La multiplication des
blocages parlementaires au sujet d’une demande croissante de levée d’impôts par les
souverains aux XVIIe et XVIIIe siècles pousse ces derniers à délaisser partiellement la
voie parlementaire et à recourir à des acteurs « non étatiques » afin de s’assurer un
revenu leur permettant de se ménager une marge d’action indépendante des corps
constitués32.
Aussi, à l’époque moderne, gouverner est-ce mobiliser ses ressources économiques et
sociales privées au service des affaires publiques en échange de revenus tirés de la
gestion de ces affaires33. Le patronage est un élément constitutif des politiques de
différence qui visent à établir un lien personnel entre une autorité souveraine et les
communautés ou intermédiaires avec lesquels elle gère de façon asymétrique les
différents territoires qu’elle est parvenue à agglomérer. Loin de n’être qu’un ensemble
artificiel de nations, l’État composite est un espace interrelationnel structuré par des
unités socio-politiques et son étude appelle à une histoire sociale. Répondant en 2018
à la question que Goethe posait en 1808 : « Le Saint-Empire romain, comment tient-

compromis : nouvelle approche de l’histoire du royaume de Hongrie au cours du XVIIe siècle », Histoire,
Économie & Société, n° 34, 2015/3, p. 78-89.
29 Elliott, « A Europe of Composite Monarchies”…, op. cit., p. 55
30 Jane Burbank et Frederick Cooper, Empires in World History: Power and the Politics of Difference,

Princeton, Princeton University Press, 2008.
31 John H. Elliott, « The Statecraft of Olivares”, dans J. H. Elliott et H. G. Koenigsberger (dir.), The

Diversity of History, Londres et New York, Routledge, 1970, p. 122.
32 Philip T. Hoffman, Kathryn Norberg (dir.), Fiscal Crises, Liberty, and Representative Government,

1450-1789, Stanford, Stanford University Press, 1994, voir aussi Jean Bérenger, Finance et absolutisme
autrichien dans la seconde moitié du XVIIe siècle, Lille, Paris, Honoré Champion, 1975, Alexander J.
Motyl, Imperial Ends. The Decay, Collapse and Revival of Empires, New York, Columbia University
Press, 2001. Katia Béguin (dir.), Ressources publiques et constructions étatique en Europe, XVIIe-
XIIIe siècle, Paris, IGPDE, 2015.
33 Cette dimension est particulièrement soulignée dans l’histoire des monarchies habsbourg d’Espagne et

d’Autriche. Voir en particulier : Petr Mat’a et Thomas Winkelbauer (dir.), Die Habsburgermonarchie
1620 bis 1740: Leistungen und Grenzen des Absolutismusparadigmas, Stuttgart, Franz Steiner, 2006 et
Marie-Elizabeth Ducreux, « Nommer l’État et définir l’empire : Monarchie des Habsbourg, Autriche-
Hongrie », Monde(s), n° 2, 2012, p. 39-65. Parmi les sources les plus évidentes récemment éditées :
Europäische Aufklärung zwischen Wien und Triest: Die Tagebücher des Gouverneurs Karl Graf von
Zinzendorf 1776-1782, 4 volumes ; Grete Klingenstein, Antonio Trampus et Eva Faber (dir.), Vienne,
Böhlau, 2009 ; et voir aussi Christine Lebeau, Aristocrates et Grands commis à la cour de Vienne (1748-
1791) : le modèle français, Paris, CNRS éditions, 1996.

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mai-août 2019 [en ligne : www.histoire-politique.fr]

il encore ensemble ? », Claire Gantet et Christine Lebeau présentent le Saint-Empire
comme un ensemble « de multiples liaisons politiques, sociales, familiales (qui)
empruntent les circuits d’Empire. L’histoire du Saint-Empire ne se joue pas
seulement au niveau de l’empereur et des princes ou dans le dualisme austro-
prussien ou à travers les multiples jeux d’imitation et de concurrence entre
territoires. De Hambourg à Trieste, d’Anvers à Vienne, les institutions impériales
structurent l’espace politique et social, imprègnent les pratiques et même les
consciences et forment la société d’Empire, un ensemble de solidarités, de hiérarchie
et de normes communes34 ». Si les historiens du Saint-Empire ont significativement
contribué à la compréhension des intégrations régionales par le droit, Gantet et
Lebeau insistent également sur l’apport d’une histoire sociale française dans l’analyse
de l’espace politique germanique35.
Dans une perspective similaire, l’histoire de l’empire ottoman actuellement en plein
renouvellement – et trop longtemps perçue comme exceptionnelle dans la tradition
académique française – permet d’améliorer notre compréhension du fonctionnement
des monarchies européennes par le biais du patronage. Grâce à une micro-histoire
politique, elle conduit à souligner que ce ne sont pas tant des territoires que des
maisons – au sens anthropologique le plus étroit – et l’ensemble des mondes sociaux
qu’elles investissent et structurent qui sont associées au gouvernement36. Au
XVIe siècle, le cas du gouvernement politique et économique de la Roumélie
(recouvrant les provinces européennes de l’empire) par la famille Sokolović est
particulièrement éclairant. La bataille de Kosovo Polje de 1389, puis celle de Jajce
de 1463, inaugurent en Europe du Sud-Est une politique d’association des élites au
gouvernement du Sultan et notamment les chevaliers de Bosnie qui se sont rendus à
Mehmet II sur le champ de bataille en 1463, à l’exemple de l’oncle de Mehmet
Sokollu37. La conversion de ce dernier a permis à ses enfants et petits-enfants de faire
carrière au service du Grand Seigneur, Hussein Bey, occupant par exemple et
successivement les pachaliks d’Égypte, de Damas et de Bosnie. Mehmet Sokollu est,
quant à lui, né en 1498 d’un père orthodoxe, Dimitri Sokolović, et fut élevé dans cette
religion avant d’être enrôlé dans le devșirme (« collecte » des futurs janissaires et
serviteurs du sultan) de 1516. Il se distingue au service de Suleyman Ier qui le nomme
en 1551 beylerbey (gouverneur) de Roumélie, ayant ainsi sous son autorité les pașa-s
des Balkans. Ce statut lui permet de siéger au divan dont il franchit progressivement
les étapes des différents vizirats sous la protection d’un serbe de Croatie, le Grand
Vizir Rüsten Pașa. Il lui succède en 1565 après un autre serbe de Bosnie, Semiz Pașa.
Cette nomination est l’aboutissement d’une incorporation progressive de la famille
Sokolović à la maison d’Osman, via les clientèles d’élites globales tant implantées en
Serbie qu’à Istanbul. En effet, devenu beylerbey de Roumélie, Mehmet donne sa
sœur à marier au pașa de Bosnie, qui n’est autre que son neveu Sinan, frère

34 Claire Gantet et Christine Lebeau, Le Saint-Empire, 1500-1800, Paris Armand Colin, 2018, p. 133.
35 Claire Gantet, La Paix de Westphalie (1648) : une histoire sociale XVIIe-XVIIIe siècles, Paris, Bellin,
2001 ; Christine Lebeau (dir.), L’espace du Saint-Empire du Moyen Age à l’époque moderne, Bar-le-
Duc, Presses universitaire de Strasbourg, 2004 ; Falk Bretschneider et Christophe Duhamelle (dir.), Le
Saint-Empire, une histoire sociale (XVIe-XVIIIe siècles), Paris, Éditions de la Maison des Sciences de
l’Homme, 2018.
36 On pourra citer notamment Betül Başaran, Social Control and Policing in Istanbul at the End of the

Eighteenth Century: Between Crisis and Order, Leyde et Boston, Brill, 2014 ; Ali Yaycioglu, Partners of
the Empire: The Crisis of the Ottoman Order in the Age of Revolutions, Stanford, Stanford University
Press, 2016 ; Aysel Yıldız, Crisis and Rebellion in the Ottoman Empire: The Downfall of a Sultan in
the Age of Revolution, Londres et New York, I. B. Tauris, 2017.
37 Noel Malcolm, Bosnia, a Short History, New York, New York University Press, 2002 (1996).

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d’Hussein Bey. Il nomme également son frère Makarjie à la tête du patriarcat
orthodoxe de Peć au Kosovo en 1557. La renaissance du patriarcat de Peć permet
d’encadrer, et donc de contrôler, le développement du commerce des marchands
serbes dans les nouveaux territoires conquis par Suleyman, notamment dans le
pachalik de Bude (Hongrie centrale) annexé en 1541. L’étape ultime de cette
intégration est le mariage en 1562 de Mehmet Sokollu avec Ismihan, fille de Selim II
et sœur Murad III que Mehmet Sokollu sert jusqu’en 1579. La famille Sokolović et ses
clients sont, comme d’autres partout en Europe, associés de façon intéressée au
gouvernement de la maison régnante et c’est par cette association que le prince
gouverne. Son patronage structure l’espace conquis et elle se rétribue par les
bénéfices qu’elle en retire. La maison régnante peut ainsi compter sur les ressources
militaires, fiscales et marchandes de la famille pour contrôler et développer ses
territoires38.
Loin de ne se limiter qu’au monde ottoman, le système clientéliste développé dans cet
exemple nous invite plus généralement à repenser l’« État » – ou ce que
l’Encyclopédie nommait « le gouvernement » – comme un agglomérat asymétrique
de différents groupes organisés en maison et mutuellement intéressés à leurs succès
respectifs. Son autorité s’arrête géographiquement avec sa capacité à intéresser des
individus et des communautés locales et à participer à son entreprise politique. Il
repose sur « une collaboration sociale » ou un « partenariat », pour reprendre les
expressions respectives de William Beik pour la France et d’Ali Yaycioglu pour
l’empire ottoman, entre la maison d’un prince et des corps constitués, des corps
intermédiaires, voire des entrepreneurs privés39. Tenter de changer de partenaire et
donc d’associer de nouveaux groupes à son gouvernement pour se délier de ses
obligations à l’égard d’autres, c’est la violente histoire de l’absolutisme « éclairé ».
Toutefois, comme l’histoire des révolutions, celle de l’absolutisme doit également
s’envisager par le biais de la circulation des réformateurs et des projets de réformes,
ainsi que par celui d’une émulation entre les administrations s’adressant par les
réformes qu’elles engagent autant aux sujets de leurs états qu’à « la société des
princes40 ». À propos de la déposition de Selim III en 1807, Aysel Yildiz rappelle en
effet la nécessité d’inscrire cette histoire de la gouvernance dans un contexte global,
comme Koenigsberger et Elliott avant lui, et dans le cas de l’histoire ottomane – mais
ce constat est généralisable – à sortir d’une histoire à huis clos des aires régionales et
des empires41.

38 Uroš Daki, The Sokollu Family Clan and the Politics of Vizierial Households in the Second Half of the
Sixteenth Century, mémoire de master d’histoire médiévale, Central European University, 2012 et
Şefik Peksevgen, “Sokollu Familly”, dans Gábor Ágoston et Bruce Alan Masters (dir.), Encyclopedia of
the Ottoman Empire, New York, Facts on Files, 2009, p. 534-536. À titre de comparaison : Halil İnalcık,
« The Khan and the Tribal Aristocracy : The Crimean Khanate under Sahib Giray I », Harvard
Ukrainian Studies 3–4 (1979–1980), p. 445–466 et M’hamed Oualdi, « Trop loin d’Istanbul. L’historien,
sa province et sa métropole », Monde(s), 2, 2012, p. 111-122.
39 William Beik, « The absolutism of Louis XIV as social collaboration », Past & Present, n° 188/1, 2005,

p. 194-224 et Ali Yaycioglu, Partners of the Empire…, op. cit.
40 On soulignera ici les apports du projet ANR-DF « Euroscientia : Localisation et circulation des savoirs

d’État en Europe, 1750-1850 », sous la direction de Christine Lebeau, Jakob Vogel et Petra Overath,
notamment Christine Lebeau, « Circulations internationales et savoirs d’État au XVIIIe siècle », dans
Pierre-Yves Beaurepaire et Pierrick Pourchasse (dir.), Les circulations internationales en Europe,
années 1680-années 1780, Rennes, PUR, 2012 et Lothar Schilling, Jakob Vogel (dir.), The
Transnational Culture of Expertise: Circulating State-related Knowledge in the 18th and 19th
Centuries, Augsburg, de Gruyter, 2019.
41 « rather than being driven by simple class struggle, factional strife, the fractious nature of the

traditional military classes or atavistic anti-modernization tendencies, the May uprising of 1807 was a

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On retrouve un constat similaire dans le travail classique de William Beik sur
l’organisation de la société française sous Louis XIV. Battant en brèche l’approche
dominante dans l’historiographie française construite par Voltaire et reprise par les
historiens de la Troisième République, Beik écrivait en 1996 :
    « Most commentators tend to stress the innovative and to focus on the central
    government. To grasp the larger picture, we must look more closely at the
    connections between these innovations and the traditional social order, and we must
    reconsider the way we analyse the subject. We must first understand by
    “aristocracy” or “ruling class” not a few hundred courtiers at Versailles and certainly
    not the “order” of the nobility, but a national hierarchy of beneficiaries of privilege,
    special advantage, and authority derived from status attached to persons, including
    the traditional nobility, the robe nobility, those commoners enjoying privileged
    positions, and the Church hierarchy. Second, we must remember the vastness of the
    country and think of France not as an idea in the minds of ministers but as a set of
    dispersed, overlapping power centers whose parts interacted. We hear so much
    about the etiquette at Versailles that we are inclined, like Norbert Elias, to confuse
    the social games of the court with the power structures of the society 42. »
Face à une telle révolution de l’histoire de l’Ancien Régime français, le livre de Katia
Béguin sur la maison des princes de Condé en 1999 puis l’essai en 2002 de Fanny
Cosandey et Robert Descimon permettaient de sortir l’histoire du règne de Louis XIV
du cadre interprétatif imposé par la Ve République en démystifiant l’absolutisme
ludovicien. Ils réalisaient l’ouverture de l’historiographie française basée sur les
travaux de Pierre Goubert et de Denis Richet aux apports des historiens anglo-
saxons, plus sensibles à l’histoire politique des parlements et des corps
intermédiaires. L’absolutisme ne se lit pas tant par le centre que par les provinces.
Cosandey et Descimon soulignaient même le caractère anachronique et inapproprié
du concept d’absolutisme qui ne permet pas de saisir l’ensemble des dynamiques
politiques de la France moderne. Ils invitaient de plus à rompre avec le roman de la
construction de l’État moderne, si ce n’est de la nation française. L’absolutisme des
Bourbon est d’autant plus politiquement violent en France qu’il est soutenu par des
groupes sociaux intéressés à son succès car n’ayant pas la main sur les parlements et
donc sur l’organe institutionnel du consentement à l’impôt, et parfois au champ
d’action dépassant les frontières du royaume. Tout comme dans l’Angleterre du
XVIIe siècle dont la mémoire est omniprésente chez les philosophes des (anti-)
Lumières, ces groupes soutiennent financièrement le projet absolutiste afin d’assurer
l’autonomie financière de la maison royale et d’éviter tant que possible de passer par
les parlements pour lever l’impôt43.

popular-military uprising engendered by the socio-economic and political problems of the late
eighteenth and early nineteenth centuries. It properly forms apart of the late eighteenth-century crisis,
and its roots have much in common with other parts of the world; indeed, the Ottoman Empire’s wider
problems stemmed from the global economic, environmental and political crises of the period, which
were experienced in related ways in many regions (…).The same period also corresponds to the Age of
Revolutions (1760-1840), a worldwide series of revolutions and upheavals, including the devasting
French revolutionary wars (…). This was a period of fiscal crisis, economic recession, political
decentralization and social discontent, as well as mounting international tension and warfare », Yıldız,
Crisis and Rebellion…, op. cit., p. 4-5.
42 William Beik, « A Social Interpretation of the Reign of Louis XIV », dans Neithard Bulst, Robert

Descimon et Alain Guerreau (dir.), L’État ou le roi. Les fondations de la modernité monarchique en
France (XIVe-XVIIe siècles), Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1996, p. 147-148.
43 Pierre Goubert, L’Ancien Régime, 2 volumes, Paris, Armand Colin, 1969 et 1973, Denis Richet, La

France moderne, l'esprit des institutions, Paris, Flammarion, 1973, Katia Béguin, Les princes de Condé.

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