QUELLE POLITIQUE DE L'IMMIGRATION ? - LE DOSSIER DE WWW.LALIGUE.ORG FÉVRIER/MARS 2012

 
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QUELLE POLITIQUE DE L'IMMIGRATION ? - LE DOSSIER DE WWW.LALIGUE.ORG FÉVRIER/MARS 2012
quElle pOlitique de l’immigrAtion ?

                        Le dossier de www.laligue.org
                                    février/mars 2012
QUElle pOlitique de l’immigrAtion ?

      sommaire
     Introduction               Enjeux                   Points de vue                         Repères                        Quizz

              Introduction
              Des politiques européennes confuses
              Par Ariane Ioannides........................................................................................              3

              Enjeux
              Immigration doit rimer avec intégration
              Par Richard Robert...........................................................................................             5

              Points de vue.............................................................................................              7-28
              « Migrer, c’est s’inventer un nouveau territoire »
              Migrations, nomadisme, sédentarité
              Entretien avec Cédrick Allmang.......................................................................                     7
              Quelques statistiques sur les immigrés
              Les enquêtes de l’Insee..............................................................................................     10
              Délinquance et immigration
              Le regard des sociologues
              Par Richard Robert...........................................................................................            12
              Fermeture et repli sur soi
              La fin du rêve français ?
              Entretien avec Esther Benbassa......................................................................                     15
              Le mythe de l’intégration à la française
              Les travaux de Gérard Noiriel
              Par Richard Robert...........................................................................................            18
              Dix ans d’immigration choisie
              Politiques du chiffre et stratégies de communication
              Par Richard Robert...........................................................................................            21
              Un débat piégé ?
              Le vote des étrangers aux élections locales
              Entretien avec Laurent Bouvet.........................................................................                   23
              Criminalité, assistance et autres questions qui fâchent
              Un point de vue d’économiste
              Entretien avec Tito Boeri..................................................................................              26

              Repères........................................................................................................          29

              Quizz..............................................................................................................      30

2   février/mars 2012
QuElle pOlitique de l’immigrAtion ?

     Introduction
     Introduction          Enjeux          Points de vue                Repères               Quizz

    Des politiques européennes confuses
    Par Ariane Ioannides

                            L’Union européenne à 27 compte aujourd’hui plus de 47 millions de personnes
                            nées à l’étranger, soit 9,4 % de la population totale.

                            Phénomène anxiogène pour certains, sujet tabou pour d’autres, l’immigration fait
                            l’objet, depuis plusieurs années, d’une surenchère de mesures. Fonds européen
                            pour le retour, patrouille européenne contre l’immigration clandestine, agence
                            Frontex… les coopérations entre les pays se font essentiellement dans le domaine
                            policier.

                            Depuis le programme de La Haye en 2004, l’Union européenne développe une
                            approche sécuritaire, qui vise à renforcer ses frontières et semble focalisée sur
                            l’immigration illégale. La politique d’immigration européenne, qui fait curieusement
                            partie de la politique de défense et de sécurité, s’affirme dans la réalité par une
                            exclusion de plus en plus grande des étrangers.

                            Parallèlement, on assiste à une véritable criminalisation de l’immigration. Le dur-
                            cissement des critères d’accès contribue à faire basculer dans l’illégalité des flux
                            qui, il y a quelques années encore, auraient défini une immigration légale. Sans
                            compter une tendance à délocaliser la gestion de l’immigration irrégulière, en
                            externalisant des frontières, impliquant les pays émetteurs dans la surveillance
                            de celles-ci.

                            Mais la politique d’immigration est également envisagée sous un angle utilitaire.
                            Pour des raisons démographiques et économiques, l’Europe a besoin d’immigrés.
                            En effet, sa population vieillit et, selon un rapport de la Commission européenne,
                            d’ici à 50 ans, il ne restera pour chaque senior que deux personnes en âge de tra-
                            vailler, contre quatre aujourd’hui. Plusieurs Etats-membres sont déjà confrontés à
                            des pénuries de main-d’œuvre et de compétences, aggravées par la faible mobi-
                            lité des travailleurs dans l’Union européenne.

                            Les frontières se sont donc timidement rouvertes. Mais là encore, les contradic-
                            tions sont nombreuses. Les gouvernements souhaitent le plus souvent accueil-
                            lir des professionnels hautement qualifiés, en privant le pays d’origine de tra-
                            vailleurs compétents – et ce alors qu’en Europe de nombreux secteurs comme
                            la construction, les soins à domicile, l‘hôtellerie-restauration auraient besoin de
                            migrants moins qualifiés.

                                                                                                    lire la suite

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QUElle pOlitique de l’immigrAtion ?

     Introduction
     Introduction       Enjeux            Points de vue                 Repères                 Quizz

                         Outre ces contradictions, l’Europe souffre aussi d’un manque d’harmonisation : les
                         Etats-membres n’ont pas voulu d’une politique intégrée en matière d’immigration
                         économique. Le traité de Lisbonne signé en 2008 leur permet de conserver le droit
                         de fixer les volumes d’entrées à des fins professionnelles ; ce qui rend difficile une
                         politique cohérente à l’échelle européenne.

                         On se retrouve donc dans une situation particulièrement confuse, tant dans les
                         stratégies suivies que dans les instruments utilisés. D’un côté, une politique sécu-
                         ritaire semble irréaliste, les gouvernements ne contrôlant qu’un faible pourcentage
                         des flux migratoires. De l’autre, une politique utilitaire et libérale, gérée unilatérale-
                         ment, reste impopulaire. Les politiques, en se montrant incapables de construire
                         un cadre solide et cohérent, contribuent ainsi à créer de l’angoisse.

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QuElle pOlitique de l’immigrAtion ?

     Introduction        Enjeux
                          Enjeux          Points de vue                Repères                 Quizz

    Immigration doit rimer avec intégration
    Par Richard Robert

                          Voici un sujet qui est depuis bientôt trente ans sur le devant de la scène politique
                          et sociale, et pourtant nous en savons bien moins que nous le pensons.

                          L’immigration, c’est d’abord une réalité visible, dans sa banalité quotidienne ou
                          sous ses formes les plus dramatiques, comme les incendies d’hôtel ou les bidon-
                          villes qui sont réapparus le long des lignes de chemin de fer ou dans les terrains
                          vagues de certaines banlieues. Ce sont aussi les minorités visibles – dans les
                          transports en commun, les supermarchés, à l’école, dans certaines parties des
                          villes. C’est, en somme, un phénomène dont chacun se sent autorisé à parler, pour
                          compter des immigrés parmi ses amis, ses collègues, ou en croiser dans la rue.

                          C’est aussi un enjeu de débat public, filtré par un certain nombre de problèmes
                          sociaux : la pauvreté, la crise des grandes cités d’habitat social, la délinquance et
                          l’insécurité, occasionnellement les émeutes urbaines, mais aussi le port du voile
                          ou du niqâb et l’essor des fondamentalismes religieux.

                          C’est un sujet dont, à la vérité, nous ne savons que faire. L’inaltérable santé du
                          Front national atteste d’abord la difficulté des politiques, des intellectuels et des
                          médias à saisir ce phénomène complexe pour formuler et traiter ses aspects les
                          plus problématiques.

                          La gauche s’est longtemps enfermée dans le déni, la droite est tiraillée entre la
                          conscience d’un besoin d’immigration et une volonté d’afficher sa fermeté en dur-
                          cissant les conditions d’accès – quitte à alimenter les circuits de l’immigration illé-
                          gale. Mettons tout le monde d’accord : les discriminations existent, la délinquance
                          plus fréquente des hommes jeunes d’origine immigrée n’est pas une fiction. Mais,
                          faut-il immédiatement ajouter, ce n’est pas la question.

                          Car tout ce que montrent les travaux des sociologues et des économistes,
                          appuyés sur les enquêtes de l’Insee, c’est que l’immigration en elle-même n’est
                          pas un problème. Elle devient problématique, en revanche, en s’agrégeant à des
                          situations sociales telles que le sous-emploi, la ségrégation urbaine, la pénurie
                          de logement, plus généralement tout ce qui affecte les conditions de la mobilité
                          sociale sans laquelle une société démocratique digne de ce nom ne peut pas fonc-
                          tionner. Les immigrés, plus précisément une partie de la population immigrée, est
                          prise au bout de la chaîne de la mobilité sociale, dans sa partie… la plus immobile.
                          Le problème, fondamentalement, est ailleurs. Mais c’est dans ce segment de la
                          chaîne que ses conséquences sont les plus visibles et les plus radicales.

                          Une politique de l’immigration n’a donc guère de sens, et surtout elle ne peut pro-
                          duire aucun résultat tangible, si elle n’est pas associée à une politique d’intégra-

                                                                                                    lire la suite

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QUElle pOlitique de l’immigrAtion ?

     Introduction       Enjeux          Points de vue              Repères               Quizz

                         tion elle-même inscrite dans un effort cohérent et systématique de s’attaquer aux
                         dysfonctionnements chroniques du marché du travail, d’une part, du marché du
                         logement, d’autre part. Ce sont là les deux trappes dans lesquelles les immigrés
                         et leurs descendants, plus souvent que les autres et avec des conséquences sou-
                         vent irrémédiables, se font piéger. Le logement, l’emploi, sont des problèmes qui
                         touchent l’ensemble de la société française mais qui se concentrent sur les immi-
                         grés et leurs enfants. Commençons par là.

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QuElle pOlitique de l’immigrAtion ?

     Introduction            Enjeux           Points de
                                              POINTS DE vue
                                                        VUE                Repères                Quizz

    « Migrer, c’est s’inventer un nouveau
    territoire »
    Migrations, nomadisme, sédentarité
    Entretien avec Cédrick Allmang
    À se focaliser sur l’immigration, on perd de vue la multiplicité des mouvements
    qui caractérisent les sociétés humaines depuis les origines. Dans un monde
    entièrement occupé, le point de vue dominant est devenu celui du sédentaire
    qui reçoit la migration. Mais parallèlement à ce triomphe de la discontinuité,
    l’approche continue de l’espace, celle qui amène à penser l’horizon et son au-
    delà plus que la frontière, revient aujourd’hui en force à l’échelle du monde.

                              D’un point de vue de géographe,              souvent similaires, autant pour celui
     Cédrick Allmang          comment se présentent les flux               qui migre que pour celui qui voit le
     est professeur de        de population entre les différents           migrant arriver. Les notions d’intégra-
     géographie en            pays ? Quelles sont les spécificités         tion, de conflit d’usages, de culture
     classes préparatoires    de l’émigration ?                            locale, de territoires, se posent à toutes
     aux lycées Saint-        La migration est une activité « humaine »,   les échelles. Voilà pourquoi les limi-
     Louis et Henri IV, à     elle est à l’origine du peuplement du        ter à une migration de « pays à pays »
     Paris. Il enseigne       globe par notre espèce. Migrer, en géo-      conduit à réduire la question et à en
     également à              graphie signifie simplement changer de       déformer les termes.
     Sciences Po. Il a        lieu de résidence. Cela met en relation
     notamment publié         un lieu de départ, un lieu d’arrivée et      Si l’on considère le pays comme l’État,
     Les Masques de           un espace par lequel la migration d’une      la migration d’État à État pose autant
     guerre (Stock, 1999)     personne ou d’un groupe de personnes         de problèmes d’approche, car les États
     et Petites leçons de     s’opère.                                     n’ont pas la même échelle géogra-
     géographie (PUF,                                                      phique (la Suisse ou les États-Unis),
     2001), ainsi que         L’idée que la migration n’est qu’un          n’ont pas la même topographie, la
     plusieurs ouvrages en    phénomène de pays à pays est à la            même pratique ou le même enjeu sur
     collaboration.           fois vague et réductrice – vague car la      leurs frontières. Les migrations « inter-
                              notion de pays est une notion floue (le      nationales » concernant des États
                              pays est simplement le territoire vu et      qui ont, au fond, un rapport nation-
                              approprié, de la même étymologie que         territoire différencié, ne peuvent être
                              paysage ou paysan). Migrer de conti-         lues de manière globale mais unique-
                              nent, du littoral vers la montagne, de       ment de manière précise et localisée :
                              la ville vers la campagne, d’un centre       une migration d’un type de popula-
                              vers une périphérie ou d’un État à un        tion (nombre, âge, structure démogra-
                              autre pose des problèmes qui sont            phique, culture, niveau économique,

                                                                                                        lire la suite

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QUElle pOlitique de l’immigrAtion ?

      Introduction                   Enjeux           Points DE
                                                      POINTS de vue
                                                                VUE                Repères                 Quizz

                                      systèmes relationnels) d’un espace           héros fondateur (Gilgamesh) vers une
                                      défini à un autre espace défini.             mort certaine, ou emmener un peuple
                                                                                   avec soi (Moïse, migrations celtes, ger-
                                      Les problèmes du transport, de l’accul-      maniques, arabes). Migrer, c’est s’in-
                                      turation et de l’intégration ne peuvent      venter un nouveau territoire dont la
                                      se lire qu’ainsi. De fait, on voit bien      vision est celle d’une aventure absolue.
                                      comment, en apposant un discours             Le point de vue est toujours celui du
                                      a-géographique ou utopique sur une           migrant avec cette notion que toutes les
                                      migration, on peut véhiculer un nombre       sociétés se construisent sur un mythe
                                      incalculable d’imprécisions, d’erreurs       du départ et de l’arrivée (Achéens
                                      ou de mensonges tous plus anxiogènes         pour les Grecs, Carthage pour les
                                      les uns que les autres. Parler de migra-     Romains, etc.).
                                      tion (plutôt que de la vision de celui
                                      qui reçoit, soit d’immigration), c’est       Dans un monde entièrement occupé,
                                      d’abord dédramatiser le phénomène            pour lequel la planète se confond avec
                                      en le normalisant. Pour simplifier, vivre    l’Œcoumène 1, le point de vue domi-
                                      en homme c’est migrer, pour s’édu-           nant est devenu celui du sédentaire qui
                                      quer, pour rencontrer l’autre, pour faire    reçoit la migration. La question de l’émi-
                                      souche un jour dans un ailleurs plus ou      gration est devenue moins importante
                                      moins choisi.                                que celle de l’immigration.

                                      Il y aura toujours un aspect traumati-       En se complexifiant, les échanges entre
                                      sant de celui qui part et qui perd son       les sociétés ont aussi beaucoup chan-
                                      territoire et ses repères, comme il y a      gé la nature de la migration. La dis-
                                      une angoisse profonde de recevoir un         tance qui sert à se repérer est deve-
                                      « étrange/étranger » non invité sur son      nue impalpable, les idées – ou une
                                      territoire. Tout n’est question ici que de   culture – qui migrent en même temps
                                      territoire et d’identité, et de manière      que les personnes vont aujourd’hui à
                                      subsidiaire de la sécurité du transport.     un rythme différent, soit parce qu’elles
                                                                                   se déplacent plus vite, soit parce que,
                                                                                   noyées dans une masse d’informations,
                                                                                   elles sont inaudibles. Car dans la migra-
                                      À se focaliser sur les migrations            tion, il n’y a pas que le déplacement de
                                      visibles, d’un pays à l’autre, ne risque-    la personne, mais aussi une transla-
                                      t-on pas de négliger d’autres mouve-         tion des systèmes de représentation,
                                      ments, tout aussi significatifs, qui se      de redéfinition des repères géogra-
                                      joueraient au sein d’un même pays ?          phiques ou politiques, de changement
                                      Une comparaison fait-elle sens ?             des centres, de décalage des limites,
                                      La croissance de la population, la com-      que les frontières d’États, anciennes et
                                      plexification des sociétés, la multiplica-   figées, ne peuvent pas réguler.
                                      tion des territoires et enfin l’extraordi-
                                      naire amplification des moyens de mise       Une migration de technologie, une
                                      en mouvement des activités humaines          migration d’un centre d’impulsion éco-
                                      a profondément modifié la perception         nomique, la délocalisation d’une usine
                                      et la typologie des migrations.              ou le départ de son enfant pour la
                                                                                   capitale ont beaucoup plus de consé-
    1. Notion géographique pour
                                      On observe d’abord une inversion des         quences pour une population que l’ar-
    désigner l’ensemble des terres
    anthropisées (habitées ou         représentations. Dans l’antiquité, migrer    rivée plus ou moins exagérée de trans-
    exploitées par l’homme).          c’est partir à l’aventure comme un           nationaux non identifiés.
                                                                                                                lire la suite

8   février/mars 2012
QuElle pOlitique de l’immigrAtion ?

     Introduction   Enjeux           Points DE
                                     POINTS de vue
                                               VUE                  Repères                Quizz

                     La figure sociale du migrant, comme            oppose aujourd’hui deux pratiques
                     celle du vagabond ou du nomade,                du monde, dans un monde globalisé.
                     s’est construite par opposition à              Il existe un véritablement déclasse-
                     celle de l’enracinement. Cette ten-            ment de « l’immobile » (celui qui ne va
                     sion a-t-elle encore un sens ?                 pas en vacances, celui qui ne connaît
                     Elle est presque sublimée aujourd’hui.         pas le monde sauf pour l’avoir vu à la
                     Ce qu’on appelle la mondialisation peut        télévision) par rapport au « mobile »,
                     être lue comme le retour à un mode             aussi bien dans le champ des rap-
                     d’occupation de l’espace des socié-            ports sociaux que du tissu économique
                     tés pré-néolithiques. Je veux dire par         ou politique. Dans le même temps, le
                     là que depuis la sédentarisation des           degré de frayeur généré par cette nou-
                     populations qui a fait naître le besoin        velle mobilité est incommensurable et
                     de mettre en valeur le sol (l’agriculture),    provoque des réactions de repli sur soi
                     le besoin de s’approprier une terre (la        chez une grande partie de la popula-
                     propriété individuelle, les frontières), les   tion. La tension qui autrefois pouvait
                     systèmes de gestion du territoire (les         se faire entre des étrangers migrants
                     lois, les États), la vision discontinue de     et des sédentaires se résorbait dans
                     l’espace est le mode de représentation         une crise violente mais d’où débou-
                     dominant du monde. Les nomades,                chait une nouvelle société (la guerre
                     vagabonds, sans feu ni lieux, Roms             de Troie).
                     d’hier et d’aujourd’hui, y sont perçus
                     comme des marginaux.                           Dans la société d’aujourd’hui cette ten-
                                                                    sion se fait à l’échelle de l’individu ou
                     L’approche continue de l’espace, celle         de la famille car ni les sociétés, ni les
                     qui amène à penser l’horizon et son            États n’acceptent de trancher entre
                     au-delà plus que la frontière, celle qui       mobilité mondiale et immobilité terri-
                     est nécessaire au mouvement, est très          toriale. En entrant dans la sphère psy-
                     clairement à nouveau dominante à               chologique, cette tension schizoph-
                     l’échelle du monde. Grâce aux moyens           rène devient hypertrophiée. Mais elle
                     techniques qui sécurisent le trans-            est aussi le moteur du monde actuel.
                     port et réduisent la distance, le mou-         Si pour les historiens, Dieu est mort et
                     vement redevient général. Migration            l’Histoire est finie, pour les géographes,
                     de week-end autour des métropoles,             l’espace continue de se transformer
                     grandes migrations saisonnières tou-           dans l’énergie, positive ou négative,
                     ristiques, migrations mondiales (divi-         libérée par cette tension entre l’appel
                     sion internationale) du travail, des idées     des grands espaces et de la vitesse, et
                     et des pratiques, jamais l’opposition          la nécessité de se construire de nou-
                     entre nomade et sédentaire n’a été             veaux repères pour agréger son iden-
                     aussi intense et généralisée, car elle         tité à un territoire.

                                                                                       février/mars 2012         9
QUElle pOlitique de l’immigrAtion ?

      Introduction       Enjeux           Points DE
                                          POINTS de vue
                                                    VUE                 Repères                 Quizz

     Quelques statistiques sur les immigrés
     Les enquêtes de l’Insee
     Les enquêtes de l’Insee montrent que depuis 1975, la part des immigrés dans
     la population est restée stable, mais que l’immigration a beaucoup changé : les
     entrées pour motif familial ont augmenté, la population immigrée s’est féminisée
     et les immigrés proviennent de pays de plus en plus lointains.

                          Jusqu’aux années 1970, l’immigration          les plus récents : plus de la moitié des
                          était essentiellement le fait de travail-     immigrés venus de l’Europe des Quinze
                          leurs peu qualifiés venant répondre aux       sont propriétaires, un taux comparable
                          besoins nés de la reconstruction puis         à celui de l’ensemble de la popula-
                          de la croissance ; dans un contexte           tion, tandis que pour les immigrés plus
                          économique moins dynamique et avec            récents la proportion de locataires est
                          la montée du chômage de masse, la             nettement plus élevée : un tiers vit
                          situation a évolué : le regroupement          dans l’habitat social et un quart dans le
                          familial dans un premier temps puis,          secteur privé. Les ménages immigrés
                          dans un contexte marqué par le dur-           occupent en général des appartements
                          cissement des conditions d’entrée, les        d’une surface inférieure de 20 % alors
                          demandes d’asile, ont alors représen-         même qu’ils comprennent davantage
                          té une proportion croissante des arri-        de personnes (près de trois personnes
                          vées : les migrations pour motif familial     par ménage, contre 2,3 pour l’ensemble
                          sont aujourd’hui les plus importantes, et     de la population).
                          elles se traduisent par une parité nou-
                          velle de la population immigrée (alors        Où vivent-ils ? Depuis la décennie 1990,
                          qu’on était à 45 % de femmes seule-           la proportion d’immigrés s’est accrue
                          ment dans les années 1950). En outre,         en Ile-de-France, et les régions indus-
                          les immigrés qui arrivent aujourd’hui         trielles du Nord et de l’Est se sont mon-
                          sont en moyenne aussi diplômés que            trées moins attractives que l’Ouest et
                          les autres résidents.                         l’Alsace, plus dynamiques. Contraire-
                                                                        ment à une idée répandue, la propor-
                          Prenant le relais des Espagnols, Italiens     tion d’immigrés a diminué en Provence-
                          et Portugais qui représentaient dans          Alpes-Côte d’Azur.
                          les années 1960 plus de la moitié des
                          étrangers présents en France, les immi-       La fécondité des familles immigrées
                          grés nés au Maghreb (30 % du total),          reste structurellement plus élevée, sur-
                          d’Europe de l’est, d’Afrique subsaha-         tout dans les premières années qui
                          rienne, de Turquie ou d’Asie forment          suivent la migration : un couple sur
                          désormais la majorité.                        trois a trois enfants ou plus, contre seu-
                          On note, en matière de logement, une          lement un sur dix pour le reste de la
                          différence sensible entre les immigrés        population. Mais l’image répandue de
                          les plus anciens (Portugais et Italiens) et   la femme restant à la maison corres-

                                                                                                     lire la suite

10   février/mars 2012
QuElle pOlitique de l’immigrAtion ?

     Introduction   Enjeux          Points DE
                                    POINTS de vue
                                              VUE                Repères                Quizz

                     pond de moins en moins à la réalité. Le     grés : en 1992 encore, ils étaient plus
                     taux d’activité des femmes immigrées        présents dans l’industrie que le reste
                     reste certes plus faible que celui des      des actifs, depuis le début des années
                     autres, notamment chez celles qui sont      2000, ils le sont légèrement moins. Cela
                     originaires du Maghreb et de Turquie,       tient en partie à l’externalisation d’em-
                     mais il progresse : entre 1992 et 2002      plois peu qualifiés vers des sous-trai-
                     il a augmenté de 7,8 points pour les        tants, dont les effectifs qui sont comp-
                     immigrées âgées de 25 à 59 ans, contre      tabilisés dans le secteur des services.
                     4,7 points pour les non-immigrées.
                     Cette augmentation traduit une évolu-       Les enfants d’immigrés, notent les sta-
                     tion culturelle, mais aussi l’essor des     tisticiens de l’Insee, sont particulière-
                     emplois de service peu qualifiés (ser-      ment exposés à l’échec scolaire : par-
                     vices à la personne, notamment, mais        mi les jeunes dont les deux parents
                     aussi réintégration de l’emploi informel    sont immigrés, un sur trois a redoublé
                     dans l’emploi officiel grâce à des dispo-   à l’école primaire, contre seulement
                     sitifs comme le chèque emploi service).     un sur cinq quand aucun ou un seul
                                                                 parent est immigré. Ces difficultés ini-
                     Les immigrés restent néanmoins plus         tiales peuvent également être lues en
                     exposés au risque de chômage, en            termes d’appartenance à des classes
                     partie du fait de leur moindre qualifi-     sociales. L’Insee invite à ne pas sures-
                     cation et des emplois plus précaires        timer le poids des héritages familiaux :
                     qu’ils occupent, mais aussi du fait de      à origine sociale donnée, les descen-
                     fins mécanismes de discriminations          dants de migrants ont un destin social
                     dont les sociologues ont décrypté les       semblable à celui des autres personnes
                     logiques. L’Insee note d’ailleurs qu’à      nées en France. En outre les difficul-
                     nationalité, diplôme et catégorie socio-    tés scolaires constatées statistique-
                     professionnelle comparables, le risque      ment peuvent s’inverser, une partie des
                     de chômage est fortement corrélé au         familles immigrées investissant plus
                     pays d’origine. Les taux de chômage         fortement que la moyenne dans la sco-
                     des immigrés venus d’Espagne, d’Ita-        larité des enfants.
                     lie ou du Portugal sont plus faibles que
                     celui du reste de la population, alors      En somme, ce que dessinent les sta-
                     que les actifs originaires du Maghreb,      tistiques c’est une différence moins
                     d’Afrique subsaharienne ou de Turquie       grande, et sur de nombreux points en
                     connaissent un risque de chômage très       voie de résorption, entre les immigrés
                     élevé : chez les actifs de 25 à 59 ans,     et le reste de la population, notam-
                     plus d’un sur cinq est au chômage. La       ment à l’intérieur des mêmes catégo-
                     faiblesse des connexions sociales fait      ries socioprofessionnelles. Les diffé-
                     partie des explications repérées par les    rences majeures concernent l’accès à
                     sociologues du travail pour expliquer ce    l’emploi (et le type d’emploi occupé),
                     phénomène.                                  ainsi que les types de logement occu-
                                                                 pés (ce qui conditionne largement les
                     S’ils restent surreprésentés dans le        lieux de résidence). Autant dire des
                     monde ouvrier, cela va en s’atténuant,      dimensions qui comptent, mais qui
                     ce qui traduit aussi des dynamiques         restent contingentes et invitent à rela-
                     plus générales marquées par le déclin       tiviser les lectures culturalistes insis-
                     de l’emploi industriel. Mais ces dyna-      tant sur la différence irréductible entre
                     miques trouvent une traduction parti-       les immigrés, notamment d’origine afri-
                     culière en ce qui concerne les immi-        caine ou maghrébine, et les autres.

                                                                                   février/mars 2012         11
QUElle pOlitique de l’immigrAtion ?

       Introduction                   Enjeux              Points DE
                                                          POINTS de vue
                                                                    VUE                Repères                Quizz

     Délinquance et immigration
     Le regard des sociologues
     Par Richard Robert
     Objet de débat, d’inquiétude mais aussi de fantasme, le rapport entre immigra-
     tion et délinquance ne peut être esquivé. Si l’interprétation des statistiques reste
     complexe et délicate, comme le rappelle dans ce dossier l’économiste Tito Boeri,
     les sociologues travaillent depuis des années à construire des représentations
     intelligentes, capables de rendre compte des dynamiques sociales qui animent
     ce champ.

                                          Une synthèse de ces travaux a été            1999), observent ainsi les trafics de
                                          tentée par Laurent Mucchielli il y a         drogues à la frontière franco-espa-
                                          déjà près de dix ans 1, sans que les         gnole. Une étude approfondie leur per-
                                          recherches récentes ne remettent en          met de souligner à quel point l’impli-
                                          cause les grandes lignes de l’analyse        cation au plus haut niveau de jeunes
                                          sociologique du phénomène. L’en-             hommes blancs issus de milieux aisés
                                          jeu de ce travail est à la fois de pré-      est inconnue de la police qui se focalise
                                          ciser les contours d’une réalité socio-      sur les revendeurs issus, pour la plu-
                                          logique, de déconstruire certaines           part, de la communauté gitane.
                                          représentations (comme la « dérive
                                          mafieuse des cités »), et de travailler à    Les policiers opèrent donc un tri social,
                                          reconstruire une interprétation plus fine,   qui se double d’un « tri ethnique ».
                                          rendant mieux compte des logiques            « À l’évidence, note Mucchielli, ces
                                          complexes qui peuvent infléchir des          logiques sélectives expliquent direc-
                                          trajectoires individuelles ou des dyna-      tement la surreprésentation des étran-
                                          miques sociales.                             gers dans la catégorie policière des
                                                                                       violences et outrages à dépositaires de
                                          Les sociologues travaillent souvent à        l’autorité (c’est-à-dire à l’endroit des
                                          partir de statistiques, mais une partie      policiers). C’est là, en effet, la consé-
                                          de leur travail est d’interroger la façon    quence la plus directe des pratiques
                                          dont les chiffres sont collectés (métho-     policières de contrôle au faciès. »
                                          dologies, biais éventuels, etc.). Dans le
                                          cas de la délinquance, les statistiques      On peut observer un phénomène ana-
                                          de police sont évidemment une des            logue dans les pratiques des agents
                                          bases de l’analyse sociologique, mais        des sociétés privées de surveillance.
                                          un travail mené sur le terrain permet        Dans une recherche sur les pra-
     1. L. Mucchielli, « Délinquance et
     immigration en France : un regard
                                          d’en mesurer les limites. Lamia Mis-         tiques des agents de sécurité dans les
     sociologique », Criminologie,        saoui et Alain Tarrius, dans Naissance       grandes surfaces, Frédéric Ocqueteau
     vol. 36, n° 2, 2003, p. 27-55.       d’une mafia catalane ? (Le Trabucaire,       et Marie-Lys Pottier constatent ainsi

                                                                                                                   lire la suite

12   février/mars 2012
QuElle pOlitique de l’immigrAtion ?

     Introduction   Enjeux          Points DE
                                    POINTS de vue
                                              VUE                Repères                 Quizz

                     que, lorsqu’un voleur à l’étalage est       Dans ce second cas, il convient de dis-
                     surpris, il a beaucoup plus de chances      tinguer les faits et les représentations :
                     d’être signalé à la police (par opposi-     plus précisément, des faits relevant
                     tion au règlement à l’amiable) lorsqu’il    de la délinquance ordinaire, un jeu de
                     est étranger. C’est avec ce constat en      représentations autoproduites visant à
                     tête que l’on peut examiner certaines       suggérer la dangerosité, et les mouve-
                     données, par exemple le fait que près       ments sociaux informels dont les plus
                     de la moitié des mis en cause pour vol      visibles sont les émeutes urbaines. Ces
                     à la tire sont étrangers.                   logiques se mêlent pour produire un
                                                                 faisceau de représentations associant
                     Mais indépendamment de ces « filtres »,     des lieux et une partie de la jeunesse.
                     une surreprésentation des étrangers         Henri Rey le pointait déjà dans La Peur
                     semble bien s’observer dans certaines       des banlieues (Presses de Sciences
                     activités criminelles ou délinquantes.      Po, 1996) : il n’est pas exagéré de dire
                     Laurent Mucchielli rappelle cependant       que, dans l’univers ordinaire des repré-
                     que le taux d’élucidation varie beau-       sentations sociales, les jeunes d’ori-
                     coup selon la nature de l’infraction.       gine africaine (« Blacks » et « Beurs »)
                     « Il faut se demander si les étrangers      constituent une figure type du jeune
                     ne sont pas surreprésentés pour cer-        délinquant, tandis que comme l’ana-
                     taines infractions mieux élucidées que      lyse Manuel Boucher dans différents
                     d’autres. Et c’est précisément le cas       articles, les quartiers d’habitat social
                     de la plupart d’entre elles. » Les étran-   dans lesquels ils sont concentrés font
                     gers sont ainsi nettement surreprésen-      figure de zones dangereuses.
                     tés en matière d’homicide et de ten-
                     tative d’homicide, même s’il s’agit de      S’entremêlent ici des dynamiques
                     petits nombres d’affaires ; ils sont éga-   sociales liées à la pauvreté et à l’ex-
                     lement très nettement surreprésentés        clusion, que Mucchielli nomme « une
                     en matière de proxénétisme, mais il         délinquance de miséreux » et dont
                     s’agit d’affaires très peu nombreuses.      son collègue Hugues Lagrange, dans
                                                                 Demandes de sécurité (Seuil, 2003), a
                     Au total, comme le note Mucchiel-           contribué à expliquer la logique écono-
                     li, un examen rigoureux des statis-         mique (la délinquance des populations
                     tiques policières ne permet pas de          les moins qualifiées s’accroît, relative-
                     se faire une idée précise de la délin-      ment, pendant les périodes de crois-
                     quance des étrangers. Ces statistiques      sance quand cette partie de la popula-
                     invitent cependant à distinguer une         tion voit s’accroître l’écart qui la sépare
                     délinquance professionnelle des étran-      du reste), et des stéréotypes classiques
                     gers non-résidents (cas de la grande        quant à la dangerosité de l’étranger.
                     criminalité et des mafias qui opèrent       Stéréotypes anciens et répandus dans
                     à l’échelle internationale, notam-          toute l’Europe, qui prennent en France
                     ment dans le domaine du proxéné-            une dimension spéciale car ils prennent
                     tisme et du trafic de drogue) d’une         aussi leur source dans un passé colo-
                     délinquance d’étrangers résidents qui       nial marqué par une relation de domi-
                     s’apparente aux vols et aux violences       nation (militaire, politique, économique,
                     physiques classiquement observés            culturelle). Comme le note Mucchiel-
                     dans les couches les plus pauvres de        li, « ces stéréotypes particulièrement
                     la population.                              dévalorisants sont une source de diffi-

                                                                                               lire la suite

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QUElle pOlitique de l’immigrAtion ?

      Introduction       Enjeux          Points DE
                                         POINTS de vue
                                                   VUE                Repères                Quizz

                          cultés supplémentaires pour une popu-       cette construction ne le mène pas pour
                          lation issue d’une vague d’immigration      autant fatalement vers des pratiques et
                          ouvrière déqualifiée et qui s’est retrou-   a fortiori une carrière délinquantes. Ces
                          vée piégée par la crise économique          pratiques et ces éventuelles carrières
                          au moment même où elle se stabilisait       ne s’observent de façon spécifique que
                          en France, par l’entremise notamment        dans certains contextes locaux où les
                          du regroupement familial. En orientant      processus de ségrégation et de discri-
                          tant les pratiques des institutions que     mination se cumulent et s’enracinent
                          les représentations que les acteurs ont     dans la durée, se transmettant entre
                          d’eux-mêmes, ces stéréotypes res-           générations ». Les sociologues rap-
                          semblent alors aux prophéties autoréa-      pellent aussi que les éléments déter-
                          lisatrices dont parlait Robert Merton ».    minants de la délinquance juvénile des
                                                                      étrangers résidant en France et des
                          C’est dans ce contexte que l’on peut        Français nés de parents étrangers sont
                          observer la construction de « carrières     avant tout des problèmes familiaux
                          délinquantes », orientées à la fois par     et scolaires qui ne sont pas propres
                          les représentations sociales et les         à ces populations, mais sont compa-
                          conditions économiques. Ces phéno-          rables aux problèmes posés jadis par
                          mènes constituent un fait social, avé-      des populations françaises issues de
                          ré et identifié. Mucchielli rappelle tou-   l’exode rural ou par d’autres popula-
                          tefois que, « même si tout jeune ayant      tions ouvrières étrangères en période
                          ce profil doit se construire psychique-     de crise économique.
                          ment en apprenant à gérer ce stigmate,

14   février/mars 2012
QuElle pOlitique de l’immigrAtion ?

     Introduction             Enjeux          Points DE
                                              POINTS de vue
                                                        VUE               Repères                Quizz

    Fermeture et repli sur soi
    La fin du rêve français ?
    Entretien avec Esther Benbassa
    La tendance au repli sur soi qui marque la France depuis plusieurs dizaines
    d’années, et dont atteste la vigueur de l’extrême droite, n’est pas qu’un phéno-
    mène social et politique. Elle renvoie aux incertitudes d’une société qui a du mal
    à faire vivre le rêve qu’elle a su, un jour, incarner. Esther Benbassa revient sur
    ce phénomène qui constitue une inflexion majeure de l’Histoire de notre pays.

                               Vous écrivez dans votre dernier livre      son moral depuis plusieurs dizaines
     Esther Benbassa est       qu’on ne sait plus « fabriquer des         d’années. Une société qui, fondamen-
     vice-présidente de la     Français ». Que voulez-vous dire           talement, a du mal à se représenter
     commission des lois       exactement ?                               son propre avenir. Et qui, par voie de
     du Sénat et enseigne      Cette formule renvoie à deux réali-        conséquence, a du mal à faire rêver,
     à l’École pratique        tés qui s’articulent et se complètent.     aussi bien sa jeunesse que celle qui vit
     des hautes études.        La première, la plus immédiate, c’est      ailleurs. Tout au plus parvenons-nous à
     Arrivée en France         un ensemble de politiques publiques        faire rêver les touristes ou à faire vivre
     à l’âge de 22 ans,        ayant pour enjeu explicite ou implicite    le souvenir de rêves anciens, à la façon
     elle suit depuis vingt    de compliquer la tâche aux étrangers       du film Midnight in Paris.
     ans l’évolution des       qui entreprennent une démarche de
     politiques d’accueil      naturalisation. Lourdeurs administra-
     des étrangers. Elle       tives, inflation du nombre de pièces et
     a récemment publié        durcissement des critères d’admissi-       Le revers de la fermeture serait alors,
     De l’impossibilité de     on, pouvoir discrétionnaire donné aux      pour paraphraser les économistes,
     devenir Français (Les     préfets, les exemples sont nombreux        une « perte d’attractivité » ?
     Liens qui libèrent,       et touchent toutes les catégories, des     Oui. Prenez les États-Unis, une société
     janvier 2012).            étudiants qui ont fait leurs études en     qui elle aussi se débat dans les diffi-
                               France aux travailleurs installés depuis   cultés, qui est aujourd’hui traversée de
                               des décennies.                             tensions sociales et s’interroge sur son
                                                                          modèle de développement. Malgré tout
                               La seconde réalité participe d’une his-    cela, le rêve américain continue à vivre,
                               toire plus longue, d’un mouvement          à animer les destins et à nourrir l’espoir
                               engagé depuis quelques décennies           des jeunes du monde entier. La France
                               et qui est d’une certaine façon plus       a su jadis incarner un autre rêve, et
                               inquiétant, parce qu’il est moins réver-   c’est sa capacité à faire rêver qui est
                               sible. Il touche à la fermeture sur soi-   mal en point. La rancune et le mal-être
                               même d’une société inquiète, incer-        qui dominent aujourd’hui ne sont que
                               taine, aujourd’hui abattue par la crise    l’aboutissement de ce qu’il faut bien
                               mais plus profondément touchée dans        appeler un déclin culturel. On fabrique

                                                                                                       lire la suite

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QUElle pOlitique de l’immigrAtion ?

      Introduction       Enjeux           POINTS
                                          Points DE VUE
                                                 de vue                  Repères                  Quizz

                          moins de rêve aujourd’hui. On fabrique         crispé à l’avenir contribue en retour à
                          de moins beaux rêves.                          dégrader l’image de la France, à éroder
                                                                         le rêve français.
                          Si l’on revient à la question de l’immigra-
                          tion qui est le thème de cet entretien, il
                          faut oser le dire : cette incapacité à faire
                          rêver n’est pas sans conséquences.             Que faire ?
                          Quand on a des ambitions, ce n’est             Vous l’aurez compris, la question n’est
                          pas en France qu’on vient. Je l’ai vu          pas seulement de rompre avec des
                          à l’université il y a quelques années,         politiques inspirées plus ou moins
                          quand j’enseignais à la Sorbonne : par-        directement par la concurrence entre
                          mi nos étudiants marocains, certains           la droite et le Front national. Elle est de
                          avaient été recalés à l’université de          faire respirer notre société et de lui don-
                          Rabat. D’autres ne viennent en France          ner confiance et espoir. C’est d’un véri-
                          que parce que l’université est gratuite.       table projet politique que nous avons
                          C’est un choix par défaut.                     besoin, qui passe par une politique de
                                                                         la jeunesse, une politique de la ville.
                          Cela nous conduit à une immigration
                          déséquilibrée : une immigration pauvre,        Si l’on veut être plus précis, on peut
                          comme dans tous les pays riches, mais          identifier quelques pistes précises,
                          sans réelle immigration d’élites, à la dif-    l’université et l’accueil des étudiants
                          férence des États-Unis notamment. Or           étrangers par exemple. Mais cela
                          cette deuxième dimension est essen-            amène à poser des questions de fond
                          tielle, aussi bien pour enrichir un pays       comme la qualité de l’enseignement
                          (Picasso, Marie Curie…) que pour offrir        universitaire, mais aussi à ouvrir des
                          des modèles d’intégration.                     dossiers brûlants, comme la quasi-gra-
                                                                         tuité des frais d’inscription : si c’est la
                          En cela les maux propres de la France          seule raison qui amène des étudiants
                          et son problème avec l’immigration se          à choisir la France, alors on peut s’in-
                          retrouvent : ils renvoient à une ferme-        terroger, sachant par ailleurs qu’elle
                          ture sur soi des élites, qui font tout pour    contribue à nourrir un système à deux
                          ne pas se renouveler et se ferment aus-        vitesses où les meilleurs étudiants filent
                          si bien aux Français les plus modestes         ailleurs quand ils en ont la possibilité.
                          et à ceux issus de l’immigration qu’aux
                          migrants. Entre le malthusianisme des          Deuxième piste, une valorisation cultu-
                          grandes écoles et la qualité dégradée          relle qui passe aussi par une politique
                          de l’université, il n’y a guère d’espace       plus ambitieuse pour accueillir des
                          par où se faufiler dans les cercles de         artistes. Il ne s’agit pas de faire venir
                          la réussite. Et tout cela s’inscrit dans la    des touristes, même si c’est une acti-
                          perspective plus globale d’un pays qui         vité respectable, mais bien de redon-
                          n’aime pas sa jeunesse, la condamne à          ner à notre pays l’aura, le dynamisme
                          des statuts précaires, à vivre dans des        qu’il a perdus.
                          conditions dégradantes, la condamne à
                          ne pas pouvoir percer.                         Au-delà, il s’agit de revaloriser la
                                                                         France, d’oser faire vibrer des rêves.
                          La relation aux immigrés s’inscrit ainsi       Mais revaloriser la France, ce n’est pas
                          dans un problème général de rapport            la refermer, c’est au contraire lui don-
                          à l’avenir, à la jeunesse. Et ce rapport       ner la force de s’ouvrir et d’attirer la jeu-

                                                                                                        lire la suite

16   février/mars 2012
QuElle pOlitique de l’immigrAtion ?

     Introduction   Enjeux         Points DE
                                   POINTS de vue
                                             VUE               Repères               Quizz

                     nesse du monde. Le néonationalisme        ont les yeux rivés sur Marine Le Pen,
                     qui se donne comme un projet politique    alors qu’elle distille le découragement.
                     n’est en fait qu’une façon de colmater    Ce n’est pas en s’alignant sur son dis-
                     les brèches. Produire français, acheter   cours que l’on recréera de l’espoir.
                     français… Les politiques de tout bord

                                                                                 février/mars 2012        17
QUElle pOlitique de l’immigrAtion ?

      Introduction        Enjeux           Points DE
                                           POINTS de vue
                                                     VUE                 Repères                 Quizz

     Le mythe de l’intégration à la française
     Les travaux de Gérard Noiriel
     Par Richard Robert
     Le débat sur l’immigration est faussé par la représentation idéalisée d’un modèle
     d’intégration « républicain », qui aurait parfaitement fonctionné pendant des
     décennies avant d’entrer en crise – une crise associée au ralentissement éco-
     nomique consécutif à la fin des Trente Glorieuses mais aussi, insidieusement, à
     des populations immigrées qu’il serait aujourd’hui plus difficile d’intégrer, du fait
     de leur origine ethnique ou de leurs caractéristiques culturelles ou religieuses.

                           Historien, professeur à l’École des           aussi à remettre en cause l’idée d’un
                           hautes études en sciences sociales,           « mythe du retour », qui voudrait que
                           Gérard Noiriel appelle à prendre en           les migrants du travail croient rentrer
                           compte le fait que si beaucoup d’immi-        un jour au pays alors qu’ils sont instal-
                           grés du début du XXe siècle sont restés       lés, sans s’en rendre compte, pour de
                           en France et ont fait souche, avec des        bon. En réalité, beaucoup sont venus
                           représentants aujourd’hui parfaitement        et repartis. Et beaucoup sont venus,
                           intégrés (plus de 30 % des Français           qui pensaient s’installer pour de bon, et
                           d’aujourd’hui comptent un ou plusieurs        sont repartis – confrontés à la xénopho-
                           étrangers parmi leurs ancêtres identi-        bie et parfois à la violence.
                           fiables), beaucoup aussi ont repris la
                           route, le plus souvent pour les États-        Cette violence xénophobe a parfois été
                           Unis. Si l’on ne prend pas en compte ce       physique, comme le montre l’histoire
                           fait, on manque une part considérable         des migrants polonais et italiens des
                           de l’histoire de l’immigration en France      régions industrielles. Mais ils ont aussi
                           – et la part la plus complexe, la plus        été l’objet d’une oppression sociale, qui
                           conflictuelle, celle qui met en œuvre le      trouvait ses garanties et sa puissance
                           rejet, la difficulté à s’adapter, le décou-   dans les lois régissant le marché du tra-
                           ragement, l’échec économique.                 vail sous la Troisième République.

                           De nombreuses recherches récentes             Confinés dans les activités les plus dif-
                           font valoir que la grande majorité des        ficiles (les mines en particulier), souvent
                           étrangers qui ont immigré vers la France      surexploités et parfois brutalisés car ils
                           dans le passé n’y sont pas restés. Par-       n’étaient pas en position de faire-valoir
                           mi eux, une bonne partie des réfu-            leurs droits – notamment face aux vio-
                           giés politiques de l’entre-deux-guerres,      lences policières –, interdits d’entrée
                           des Russes aux Espagnols en pas-              sur le territoire dans les périodes de
                           sant par les juifs ayant fui l’Allemagne      récession, les migrants apparaissent
                           nazie. Mais à côté de cette dimen-            comme des travailleurs officiellement
                           sion politique, les historiens appellent      « de seconde zone ».
                                                                                                       lire la suite

18   février/mars 2012
QuElle pOlitique de l’immigrAtion ?

     Introduction   Enjeux           POINTS
                                     Points DE VUE
                                            de vue                 Repères                  Quizz

                     Ils ont en outre été confrontés à un ima-     vraiment développé de projet politique
                     ginaire dévalorisant, qui est le revers de    d’insertion des migrants. L’intégration
                     l’universalisme à la française. Face à        a d’abord été un fait social avant d’être
                     une société française qui se vit comme        un projet politique. Et la réussite sociale
                     universelle, supérieure, centrale, les        de l’intégration a été largement condi-
                     autres sociétés européennes sont              tionnée à l’état de l’économie : pendant
                     perçues comme imparfaites, moins              un siècle, les phases d’expansion ont
                     rayonnantes, voire sous-développées           donné naissance à de nouvelles vagues
                     et en échec. Les migrants sont ainsi          d’immigration et celles-ci ont en retour
                     perçus comme les représentants de             favorisé la mobilité sociale ascendante
                     mondes en échec. « Ritals », « Polaks »       de ceux qui étaient déjà installés en
                     et « Espingos », comme plus tard les          France.
                     « Sidis », sont vus comme des ratés
                     issus de mondes ratés (cf. Immigration,       Si projet politique il y a, c’est avant tout
                     antisémitisme et racisme en France,           celui de l’intégration des classes popu-
                     XIXe-XXe siècle. Discours publics, humi-      laires dans la République, via leur par-
                     liations privées, Hachette, 2009).            ticipation à la vie politique et au déve-
                                                                   loppement de la protection sociale.
                     Les travaux de Gérard Noiriel sur les         Mais cette construction, indissociable
                     immigrations polonaise et italienne en        de celle de l’État-nation, a ses limites :
                     Lorraine invitent également à relativiser     « Jusqu’à la fin du Second Empire, la
                     l’imaginaire de la solidarité ouvrière, qui   ligne de fracture fondamentale était
                     n’est pas fictif mais dont les limites sont   d’ordre sociologique, opposant le
                     évidentes. À l’unité rêvée d’une « classe     monde des notables aux classes labo-
                     ouvrière » ouverte et généreuse s’op-         rieuses et dangereuses. Ces dernières
                     posent des logiques de repli sur soi,         n’avaient pratiquement aucun droit. Le
                     de xénophobie, et surtout un imagi-           fait que leurs membres soient français
                     naire social foncièrement hiérarchique        ou étrangers était donc sans impor-
                     qui amène les Français à savourer la          tance. Mais, à partir du moment où le
                     « supériorité » que leur confère leur         peuple dispose de droits politiques et
                     nationalité ou leur meilleure maîtrise de     sociaux, il devient nécessaire d’éta-
                     la langue.                                    blir une discrimination radicale entre
                                                                   ceux qui appartiennent à l’État fran-
                     L’alternative au mépris était souvent         çais et les autres. » Se développe alors
                     d’une certaine façon l’oubli de ses ori-      une logique de ségrégation : « L’étran-
                     gines, avec un « modèle » d’intégra-          ger est alors défini de façon négative.
                     tion qui allait de pair avec une adhésion     C’est celui qui ne possède pas les
                     pleine et entière, un enthousiasme de         droits consentis aux nationaux. » (« La
                     commande pour le projet national. Il y a      République et ses immigrés. Petite his-
                     dans ce modèle, bien différent en cela        toire de l’intégration à la française », Le
                     de l’expérience américaine du melting-        Monde diplomatique, janvier 2002).
                     pot même si celle-ci n’est pas dénuée
                     d’ambiguïté, une dimension de violence        Cette ségrégation, explique Gérard
                     culturelle.                                   Noiriel dans État, nation et immigra-
                                                                   tion. Vers une histoire du pouvoir (Belin,
                     Enfin, Gérard Noiriel invite à recon-         2000), a existé dans tous les pays
                     sidérer l’idée même d’un « modèle »           démocratiques modernes mais elle a
                     d’intégration. Il rappelle qu’avant les       pris en France une dimension plus radi-
                     années 1970, la République n’a jamais         cale, du fait de la nature particulière de
                                                                                                 lire la suite

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