Désescalade de la violence et gestion des foules protestataires - Études & Résultats
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Études & Résultats
Désescalade
de la violence et
gestion des foules
protestataires
d é c. 2 0 2 1
Face au droit, nous sommes tous égaux
Désescalade de la violence et gestion des foules protestataires · 2021
Le Défenseur des droits conduit des activités d’études et de recherche afin de nourrir la réflexion et
le débat public dans ses domaines de compétence.
Cette publication constitue une synthèse de la recherche « Désescalade de la violence et gestion
des foules protestataires. Quelle(s) articulation(s) en France et en Europe aujourd’hui ? » menée
entre décembre 2018 et juin 2021, avec le soutien du Défenseur des droits, par une équipe de six
chercheurs : Anne Wuilleumier (dir. INHESJ*), Olivier Fillieule (Université de Lausanne, IEPH), Fabien
Jobard (Cesdip), Andrea Kretschmann (Centre Marc Bloch de Berlin), Aurélien Restelli (Cesdip),
Pascal Viot (Université de Lausanne, IEPH).
Résumé
L’étude « Désescalade de la violence et gestion des foules protestataires. Quelle(s) articulation(s) en
France et en Europe aujourd’hui ? » examine les épreuves du maintien de l’ordre en France au cours
des dernières décennies ainsi que l’agenda européen de la désescalade de la violence en contexte
manifestant.
À partir d’un dispositif de recherche participatif avec les acteurs de la Police et de la Gendarmerie
nationales françaises et de plusieurs enquêtes par entretiens et observations en France et en
Europe, elle constate une distance persistante entre les conceptions françaises du maintien de
l’ordre et celles promues notamment en Europe du nord, même si les acteurs français regardent
désormais les pratiques européennes de maintien de l’ordre avec intérêt.
* L’INHESJ est devenu l’Institut des Hautes Études du ministère de l’Intérieur (IHEMI) au 1er janvier 2021.
2
Désescalade de la violence et gestion des foules protestataires · 2021
Introduction
De 2010 à 2013 la police suédoise a animé De la même manière qu’en Belgique, il semble
un projet européen intitulé GODIAC qui avait que les autorités gouvernementales n’avaient
rassemblé une dizaine de pays européens1 pas réussi à désigner un interlocuteur unique
autour des « bonnes pratiques permettant de ou en d’autres termes pas réussi à arbitrer
consacrer le dialogue et la communication en concernant les enjeux de représentation (et
tant que principe stratégique de l’encadrement de leadership) sur le maintien de l’ordre entre
des manifestations politiques en Europe » forces nationales (qui plus est duales en France)
(pour reprendre en français les termes de et forces de police locale de taille significative.
l’acronyme2). Ce projet, ancré dans une réflexion L’étude « Désescalade de la violence et gestion
collective sur la manière de surmonter la des foules protestataires. Quelle(s) articulation(s)
mise à l’épreuve des pratiques de maintien de en France et en Europe aujourd’hui ? » propose
l’ordre dans un contexte de transformation de de revenir sur un isolement qui ne paraissait ni
la contestation, notamment altermondialiste, souhaité ni souhaitable, pour examiner autant
avait fait émerger un modèle connu par les les épreuves du maintien de l’ordre en France
quatre lettres de son acronyme, le modèle KFCD. au cours des dernières décennies que l’agenda
Celui-ci propose de mettre l’accent, dans les européen de la désescalade de la violence en
dispositifs de gestion des foules protestataires, contexte manifestant. Un cadre d’échange entre
sur l’adaptation de l’action policière aux chercheurs et praticiens français du maintien
spécificités des publics manifestants de l’ordre a été mis en place ; des séminaires
(knowledge), la facilitation de leur expression communs ont été tenus, accompagnés
légitime (facilitation), la communication d’une campagne de collecte de matériaux,
permanente avec les membres de la foule les d’observations de terrain (notamment au
jours de manifestation (communication) et Centre de perfectionnement de la Gendarmerie
des tactiques de ciblage de l’action répressive nationale) et d’entretiens avec les cadres du
sur les seuls membres violents de celle-ci maintien de l’ordre (Gendarmerie nationale,
(differentiation). La France avait été sollicitée par Police nationale, Préfets). Ce programme a été
les voies diplomatiques par la police suédoise toutefois fortement perturbé par la pandémie de
pour participer à ce projet, mais sans succès. Il coronavirus, la crise des gilets jaunes, le refus
en avait été de même de la Belgique. de participer signifié par la Préfecture de police
Un rapide tour d’horizon auprès des directions et enfin, last but not least, la suppression de
générales de la Police et de la Gendarmerie l’INHESJ.
nationales ainsi que de la préfecture de police
de Paris, effectué au cours de l’année 2018,
démontra que l’initiative GODIAC était passée en
réalité largement inaperçue auprès des autorités
françaises.
1
utriche, Allemagne, Chypre, Hongrie, Roumanie, Suède, Royaume-Uni, Danemark, Espagne, Pays-Bas, Portugal, Slovaquie.
A
2
GOod practice for DIAlogue and Communication as strategic principles for policing political manifestations in Europe.
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Méthodologie
L’étude a combiné des méthodes de recherche plus immédiate que les épreuves du maintien
académique (entretiens, analyse documentaire) de l’ordre en France ont été analysées, le
et participative (séminaire collaboratif). mouvement des gilets jaunes ayant été souvent
La composante participative du programme au cœur des échanges.
a été mise en place rapidement mais Les exposés ont souligné combien ces
partiellement. Les administrations de police thématiques communes pouvaient être
et de gendarmerie ont été sollicitées pour analysées différemment. Ils nourrissent assez
participer à une séance de lancement du largement le rapport de recherche, mais n’ont
séminaire début avril 2019. Celle-ci a permis de pas fait à proprement parler l’objet d’analyse de
poser les bases d’un constat partagé de mise contenu.
à l’épreuve du maintien de l’ordre en France Sur le volet de recherche académique, trois
ainsi que celles d’une démarche d’analyse enquêtes ont été menées en parallèle.
collaborative approfondie avec la Police et la
Gendarmerie nationales, mais sans la Préfecture Une première enquête a été conduite sur le
de police de Paris. terrain français. Elle s’est concentrée sur la
construction des dispositifs d’ordre public et
Quatre thèmes de travail, perçus de part et leurs limites du point de vue des acteurs qui
d’autre comme importants dans l’analyse en ont la charge : des entretiens ont ainsi été
des enjeux relatifs à la gestion des foules menés auprès d’une quinzaine de membres du
protestataires, ont été définis. Finalement, le corps préfectoral (préfets, directeurs de cabinet
séminaire ayant dû être abrégé en raison de du Préfet), ainsi qu’une quinzaine de directeurs
la crise sanitaire, les regards ont été croisés départementaux de la Sécurité publique (ou
sur trois thèmes : l’analyse des dynamiques leurs très proches collaborateurs). Les entretiens
de la violence au sein des manifestations, le ont visé à identifier les questionnements des
cadre juridique des manifestations, les outils du administrations (françaises) en charge du
maintien de l’ordre. La quatrième séance prévue « maintien de l'ordre » sur le plan des enjeux
en amont puis en aval de l’été 2020, qui devait professionnels, des méthodes, des équipements,
être consacrée à la pluralisation du maintien des formations, des difficultés identifiées en
de l’ordre et examiner le modèle partenarial de particulier. L’étude des départements hors Île-
gestion de l’espace public adopté par la police de-France a été privilégiée : ces entretiens ont
belge, n’a pas pu avoir lieu. En revanche, la ainsi été menés dans 22 départements dont 21
séance de clôture du séminaire collaboratif a pu situés en province. L’analyse de leur contenu
se tenir en juin 2021. Cette synthèse a d’ailleurs a révélé la présence récurrente de six grandes
été partiellement réécrite à son issue, pour thématiques : organisation / hiérarchie, gestion
tenir compte des remarques formulées par nos des désordres sur le terrain, formation continue
correspondants des administrations de police et ou initiale, évolution des manifestations,
de gendarmerie sur la version initiale. catégories d’entendement des foules et des
Chaque séance a donné lieu à de longues expériences étrangères, environnement.
conversations de 4 à 6 heures chacune. Une démarche de recherche documentaire
Le séminaire a fonctionné sur le principe devait être effectuée en parallèle pour saisir
d’exposés croisés (de 30 minutes environ) entre la réalité de l’environnement professionnel
chercheurs et praticiens. Mais, alors même des acteurs interrogés, afin d’essayer de la
que le principe en avait été a priori écarté distinguer des représentations que s’en faisaient
lors de la première séance par précaution, les praticiens.
c’est finalement au prisme de l’actualité la
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À ce titre, l’équipe souhaitait recueillir des Dans chaque pays, des formateurs (environ
éléments relatifs aux manifestations (statistique 5) ont été interrogés à propos des scénarios
relative au nombre, à la fréquence et au volume retenus pour les entrainements et des attentes
des manifestations, mains courantes, rapports de comportement concernant les dynamiques
techniques de service (CRS), Retex (EGM) et qu’ils engendrent. Certaines séquences de ces
synthèses du renseignement sur les groupes entrainements réalisés sur le terrain ont été
ou les espaces dits à risques, comme les black parallèlement observées. Dans la mesure du
blocs, les clowns, les ZAD, etc.). L’idée était possible, les entretiens ont été enregistrés pour
également de travailler sur les manuels de être retranscrits intégralement et les séquences
maintien de l'ordre et les doctrines d'emploi d’entrainement observées ont été filmées.
des différentes forces engagées et de mieux La dernière enquête a été conduite auprès des
cerner certains aspects techniques du maintien polices belges (police de Bruxelles Capitale
de l'ordre : volume des effectifs spécialisés et Ixelles, police fédérale). Il s’agissait d’étudier la
leurs évolutions (nombre d’ETP, répartition des conception des services d’ordre autour d’une
emplois entre formation, maintien de l’ordre, grille de questionnement assez proche de celle
sécurisation, autres…), coûts de fonctionnement utilisée dans le cadre de l’enquête française
et budgets alloués, dotations en armement et (enjeux professionnels, méthodes, équipements,
autres « moyens », en particulier. La demande formations, difficultés identifiées), dans un
de documentation n’a pas abouti du côté contexte dans lequel la notion de maintien
de la Police nationale, les conditions sur la de l’ordre a été abandonnée au profit d’une
confidentialité devant entourer l’exploitation approche empruntant à la gestion des risques,
de ces documents n’ayant pu être finalisées laquelle se traduit dans un référentiel national
par les différents acteurs concernés. Elle a en de « gestion négociée de l’espace public ».
revanche partiellement abouti du côté de la Des entretiens ont été menés auprès de
Gendarmerie. De ce fait, ce rapport travaille responsables de deux secteurs de la police de
finalement surtout sur les représentations Bruxelles Ixelles. Dans l’un d’eux, le secteur de
des acteurs, de manière un peu hors sol ; cela Bruxelles Nord, des entretiens ont également
représente néanmoins une matière assez riche été menés auprès de niveaux hiérarchiques
d’enseignements. intermédiaires chargés de fonctions
En parallèle de cette enquête française, deux d’encadrement policier sur le terrain et de
enquêtes comparées ont également été renseignement. Des entretiens ont également
menées. été conduits auprès de policiers en charge de
La première a concerné des écoles de fonctions de formation de proximité et en écoles
formation au maintien de l’ordre en Allemagne, de formation. Enfin, une matinée d’immersion
Angleterre et Irlande du Nord et en France. Elle et d’entretien a été réalisée auprès de la
a été conduite auprès de la police de Basse composante spécialisée de la police fédérale en
Saxe ainsi qu’auprès de la police fédérale en charge de la mission d’appui aux polices locales.
Allemagne, auprès de la police métropolitaine Cette enquête a malheureusement également
du grand Londres en Angleterre, auprès des souffert de la crise sanitaire. En effet, le volet
services de police d’Irlande du Nord ainsi observation qui supposait un plein retour à la
qu’en France auprès du centre national normale en termes d’activité manifestante a dû
d’entrainement des forces de gendarmerie à être abandonné.
Saint-Astier, la plupart de ces lieux de formation
ayant en commun de recourir à la technique
pédagogique de la « ville fictive ».
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Résultats
Le maintien de l’ordre dans une La concentration des pouvoirs centraux et de la
presse à Paris induisent un seuil de tolérance
perspective de temps long (1789-1999) aux destructions, exactions, dégradations,
beaucoup plus faible qu’ailleurs et commande
Le processus historique de modération de une intervention souvent plus précoce et
l’emploi de la force publique face aux foules brutale des forces de l’ordre. La politisation des
est antérieur à la création des premières préfets y est par ailleurs notable.
unités spécialisées, mais la création de la Mai 68 passa, pour les responsables policiers
gendarmerie mobile symbolise une volonté de l’époque, comme un moment de mise à
de pacification du rapport aux foules l’épreuve du modèle, lequel a ouvert une longue
protestataires notamment par : spécialisation période de perfectionnement des techniques
(création d’une force principalement de mise à distance et de pacification.
dédiée à cette tâche) ; disciplinarisation L’événement a d’ailleurs fortement contribué
(intégration de l’ensemble des agents dans à consolider les institutions et les agents en
une chaine resserrée de commandement charge du maintien de l’ordre, à renforcer
vertical) ; professionnalisation (recherche leurs budgets, leur professionnalisation et
de perfectionnement de la doctrine et des leurs équipements. Les trente années qui
équipements, entrainement des agents) ; suivent sont marquées par une routinisation
minimisation de la force (mise à distance des remarquable du recours à la rue. Un
foules, emploi de la force comme ultima ratio mouvement perceptible, dans les démocraties
et ménagement permanent d’une porte de occidentales, à la fois dans l’augmentation en
sortie aux manifestants) ; distinction entre nombre des défilés et dans la diffusion de la
l’autorité civile qui décide de l’emploi de la pratique dans toutes les couches de la société,
force et commandant de la force publique qui avec, en miroir, une relative pacification
l’exécute. du maintien de l’ordre, soit le passage
Cet agenda de modération dans l’usage de de pratiques coercitives à une stratégie
la force connait cependant au cours du XXe reposant sur la persuasion, la négociation
siècle toujours quelques contre-exemples : permanente et l’application souple de la loi.
d’une part, les préceptes de pacification ne Ce que l’un d'entre nous a appelé ailleurs la
semblent valoir que pour la métropole, et « gestion patrimonialiste des conflits » permet
peut-être même encore, sur son sol, que d’abord à l’autorité civile de définir les cibles
pour les seuls citoyens français ; d’autre part, acceptables de la violence manifestante et
la mainmise du politique sur le maintien de d’en écarter d’autres jugées plus sensibles
l’ordre (à travers le pouvoir conféré aux préfets) ou plus coûteuses, comme, par exemple, des
conduit à l’exacerbation de la conflictualité, bâtiments publics, des biens privés, etc. Elle
comme le montrent par exemple les années permet en même temps aux organisateurs
1930 et 1950, marquées par un engagement de ne pas se couper d’une base quelquefois
anti-communiste particulièrement virulent des décidée à en découdre coûte que coûte, et
gouvernements successifs ; enfin une région donc d’en garder le contrôle. Dans un script
est soustraite au mouvement général, celle de fortement ritualisé, la rareté des épisodes
la Préfecture de police où se déploient d’abord violents frappe d'emblée : seulement 5 % en
des forces locales, extrêmement nombreuses moyenne des événements donnent lieu à des
et sur lesquelles s’exerce un commandement violences contre les biens ou les personnes
immédiat. dans les années 1975-1990.
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Dans un tel contexte, les forces de maintien Il y a une trentaine d’années, les juristes
de l'ordre peuvent être confrontées à pouvaient qualifier la manifestation de « liberté
des difficultés, mais pas à des épreuves innommée, non explicitement consacrée par
susceptibles de remettre en cause le modèle. le constituant ou le législateur ». La situation
Les stratégies engagées varient toutefois aujourd’hui a quelque peu changé, dans des
fortement selon le type « d'adversaires », directions contraires.
c’est-à-dire selon les lectures que les forces
La chambre criminelle de la Cour de
de l’ordre et surtout l’autorité civile font des
cassation a défini en 2016 la manifestation
publics protestataires engagés dans la rue.
de manière relativement étendue : « tout
rassemblement, statique ou mobile, sur
la voie publique d’un groupe organisé de
Évolutions du droit relatif au maintien personnes aux fins d’exprimer collectivement
de l’ordre jusque fin 2019 et publiquement une opinion ou une volonté
commune » (Cass. crim., 9 fév. 2016, bull. crim.
n°35). La manifestation est donc pourvue
Ce n’est que récemment et très aujourd’hui de bases juridiques robustes, y
timidement, que les textes, tant nationaux compris dans l’ordre juridique interne. Ces
qu’internationaux, font de la manifestation bases ont cependant été ébranlées, ces
une liberté publique reconnue comme telle. dernières années, tant par des éléments de
Car la législation, lorsqu’elle mentionne la contexte (en premier lieu le terrorisme) que
manifestation, ne le fait que pour définir les par des éléments propres aux dynamiques
infractions qui lui sont liées et poser un régime protestataires elles-mêmes. Pour résumer,
qui est un régime restrictif, de contrôle de on dira que le juge exerce un contrôle plus
l’usage de la rue à des fins démonstratives ou diversifié et plus effectif qu’il ne pouvait
protestataires. Pour autant, les juridictions et le faire au siècle dernier sur les décisions
surtout l’opinion publique tiennent cette forme administratives relatives à la restriction du
particulière d’expression comme constitutive droit de manifestation, mais la notion d’ordre
de la démocratie, qui ne saurait être interdite public exerce aujourd’hui, que ce soit par la
ou réprimée que sous des conditions bien prévention générale des désordres ou la lutte
particulières. contre le terrorisme, un ascendant croissant
sur la liberté de manifester.
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Interrogés sur le droit de la manifestation dans La chaine de commandement et
le contexte contemporain, nos interlocuteurs
territoriaux nous ont fait part de quatre l'organisation des forces
constats : bien que certains, et en particulier
les membres du corps préfectoral, soient Le préfet est « responsable de l'ordre public »,
attachés au système déclaratif en vigueur en sa qualité de représentant de l’autorité
depuis les années 1930 synonyme de qualité civile. Sous l'autorité du préfet, le Directeur
du travail administratif en matière d’ordre départemental de la sécurité publique
public, ils apprennent progressivement (DDSP) ou le commandant de groupement
à faire sans, en raison de sa désuétude de la gendarmerie dirige les forces de l'ordre
manifeste ; l’interdiction de manifestation, y pendant toute la durée de l'opération de
compris dans le contexte permissif de l’état maintien de l'ordre. Cette répartition des rôles
d’urgence, ne s’impose pas comme une signifie que le préfet fixe les grandes lignes
alternative crédible : elle ne trouve en réalité stratégiques à respecter et que le DDSP met
de débouchés qu’en tant que dispositif de en œuvre le dispositif tactique adapté pour
formalisation des zones rouges, c’est-à-dire atteindre cet objectif. Mais, le plus souvent,
d’objectivation des périmètres manifestants. c'est sur les conseils du DDSP que le préfet
Dans ce contexte, les acteurs se montrent décide de la stratégie, car il estime que les
en revanche davantage intéressés par une forces de l'ordre connaissent mieux que lui
individualisation de la gestion des désordres les spécificités de la ville. Une fois « l'effet à
manifestants. Deux outils s’imposent ici dans obtenir » défini et les lignes rouges tracées,
les échanges : les interdictions administratives le préfet est, le plus souvent, simplement
individuelles de manifester et les arrestations tenu informé de ce qui se produit durant la
aujourd’hui qualifiées de « préventives », manifestation. Il n'intervient qu'en raison
c’est-à-dire les conduites en garde à vue par soit du caractère sensible de l'événement
les officiers de police judiciaire, le temps que le dans l'agenda politique (mouvement social
procureur prononce la levée de la mesure. Les majeur, compétition sportive importante),
interdictions administratives sont clairement soit parce qu'un événement imprévu est
importées de la boite à outils dédiée à la venu interrompre la routine manifestante.
gestion de la violence supporteriste, qui La plupart du temps, le DDSP dirige seul le
reste un modèle de conception de la gestion dispositif et transmet ses instructions aux
des foules pour de nombreux acteurs. La officiers qui sont sur le terrain. Le corps
prévention des désordres par les arrestations préfectoral prend alors plutôt en charge la
dites « préventives » est l’objet de critiques communication vers l'extérieur (journalistes,
fortes, y compris des plus hautes instances élus locaux, commerçants), afin d'expliquer ce
juridictionnelles, compte tenu des atteintes qui se passe et de justifier les interventions
graves qu’elles font peser sur la liberté de des forces de l'ordre. Cette description de la
manifester et de se réunir. Il faut cependant chaine de commandement (préfet légèrement
noter que cette technique n’est employée en retrait, DDSP au Centre d’information et
qu’à Paris, seul territoire disposant de de commandement, officiers sur le terrain)
suffisamment de forces et de lieux permettant est valable pour les événements attendus et
de les déployer. prévisibles. En cas de violences urbaines, ce
sont en revanche les gardiens de la paix ou les
officiers sur le terrain qui sont davantage en
position de décider de faire usage de la force
ou de la conduite tactique à adopter.
Qui exécute ? Les représentations ordinaires
associent généralement maintien de l'ordre et
forces mobiles (CRS et gendarmes mobiles).
Mobilisables en quelques heures, les CRS
et les gendarmes mobiles sont appelés à
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intervenir dans des villes ou des territoires D'autre part, moins lourdement équipées et
éloignés de leur lieu de rattachement, c’est plus flexibles que les forces mobiles, que les
le principe de la « neutralité affective ». réductions budgétaires ont amputé de leurs
Une autre particularité des forces mobiles capacités de souplesse et de mobilité, les
est d'intervenir en unités constituées. Mais BAC se voient confier l’essentiel du travail en
l'obtention de forces mobiles par le préfet obéit mobilité alors que les forces spécialisées sont
à une procédure de requête formalisée auprès assignées à la protection stationnaire.
des autorités nationales. Nos interlocuteurs
ont insisté sur le caractère souvent tardif
et déceptif de l'allocation des forces qui en Le maintien de l’ordre et sa mise en récit
découle. Il est en effet très difficile, pour les
préfets, de voir leurs demandes entièrement dans l’espace public : la tentation du face
satisfaites. Les forces mobiles sont en pratique
à face
de moins en moins disponibles et ce pour
trois raisons : d’une part, la préfecture de
police de Paris accapare un grand nombre Une opération de maintien de l’ordre se
de forces mobiles ; d’autre part, les CRS et déroule, dans l’immense majorité des cas, en
les gendarmes mobiles ont vu l'éventail de présence de publics et pour des publics. La
leurs missions s'agrandir, et surtout s'alourdir, « manifestation de papier », c’est-à-dire ce
depuis maintenant une dizaine d'années ; que journalistes d’agence, de presse écrite,
enfin, ce manque de disponibilité des unités de radio et de télévision, et aujourd’hui de
de forces mobiles a été renforcé, depuis une plus en plus également les médias militants,
bonne décennie, par la réduction des effectifs internet et les réseaux sociaux vont rassembler
chez les CRS et les gendarmes mobiles. Dans et retraduire de la manifestation de rue, est
ce contexte, les préfets et les DDSP recourent un enjeu important pour les manifestants,
aux forces locales de sécurité publique pour pour les cibles de leurs critiques, mais
construire leur dispositif de maintien de également, on s’en aperçoit, pour les policiers
l'ordre. Cela concerne les compagnies et les et les gendarmes. Ceux-ci souhaitent en
sections d'intervention (CI et SI), les Brigades effet garder la maitrise du récit public sur le
Anti-Criminalité (BAC) ainsi que l’ensemble travail policier, les accusations de faute ou
des effectifs de sécurité publique qui peuvent même d’erreur étant susceptibles d’ouvrir la
aussi être sollicités dans le cadre d'un « plan porte à des sanctions politiques individuelles
de rappel ». Mais cela n'est pas sans risques ou collectives. Notre travail met en avant
quant à la qualité des interventions policières trois résultats majeurs issus des entretiens
menées lors des opérations de maintien réalisés sur le terrain, lesquels illustrent cette
de l'ordre. La plupart des DDSP interrogés dangereuse « tentation du face à face »
reconnaissent ainsi volontiers que, si l'emploi contemporaine entre police et manifestants.
des CI et SI est relativement efficace, celui des Premièrement, la présence du « public »
BAC est loin de se substituer parfaitement à est vue avec embarras voire agacement
celui des forces mobiles. L'inadéquation entre par une bonne partie de nos interlocuteurs,
les habitudes de travail des BAC (notamment qui déplorent avec la diffusion massive
la finalité des interpellations individuelles) des smartphones de ne plus distinguer la
et les principes du maintien de l'ordre qualité des publics : journalistes ? Curieux ?
(notamment la mise à distance des foules) se Manifestants ? Convaincus, à raison, d’être sur
traduit souvent par une mise en danger des un lieu de travail, ils voient avec désarroi tout
manifestants. Susceptibles de réaliser des un ensemble de groupes se rassembler autour
interventions dangereuses, ces forces locales d’eux, filmer et photographier. Paradoxalement,
présentent néanmoins un certain nombre ces publics incertains semblent les agacer
d'avantages aux yeux des DDSP. D'une part, plus que des manifestants hostiles, à l’égard
elles connaissent extrêmement bien la ville où desquels ils peuvent employer des tactiques et
elles interviennent. des techniques apprises.
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À tort cette fois, leur reflexe est alors de vouloir Les dispositifs policiers de maintien de
éloigner ces publics vus comme inopportuns, l’ordre intègrent ainsi de plus en plus un
pour leur assurer des conditions optimales impératif visant à « passer sous les radars
d’intervention auprès des adversaires patentés. médiatiques » dans leurs choix tactiques.
Les policiers préconisent des comportements
Troisièmement, comme les pouvoirs publics,
d’évitement des lieux de la manifestation et
les cadres de la police et de la gendarmerie
témoignent d’une incompréhension majeure à
insistent sur la nécessité de produire eux-
l’égard de ceux qui refusent d’assimiler gestion
mêmes leurs images et leurs récits de ce
des foules manifestantes et « ville fermée ».
qui se produit, afin de disposer d’arguments
De même, la présence d’observateurs tiers
dans la « guerre de la communication » qu’est
au cœur de la foule est identifiée comme un
depuis toujours la lutte pour l’imposition du
problème nuisible aux manœuvres policières,
récit légitime des événements. Nous avons
ces observateurs étant systématiquement
documenté certains des investissements en
qualifiés de partisans. Il va de soi pour nos
ce sens, mais aussi de manière paradoxale,
interlocuteurs que de tels observateurs
la conviction partagée que les récits « d’en
s’exposent à des dommages collatéraux en
face » auront toujours le dessus sur une
cas d’usage de la force (et en particulier de
opinion publique peu éduquée à ce que sont
grenades lacrymogènes) : ainsi les critiques
les conditions d’exercice du maintien de
qu’ils peuvent émettre au sujet d’un manque
l’ordre. À cet égard, nous avons relevé que
de discernement dans l’emploi de la force sont
le Schéma national du maintien de l’ordre
considérées comme malveillantes.
(SNMO) consacre une large partie de ses
Deuxièmement, la « manifestation de papier », développements aux enjeux de l’éducation
selon le tour qu’elle prendra dans les jours civique au maintien de l’ordre et aux images.
suivant l’événement, est aussi considérée
comme entretenant la mobilisation collective,
notamment en cas de production par les
manifestants d’images choc dont sont friandes
les télévisions d’information en continu.
10Désescalade de la violence et gestion des foules protestataires · 2021
Une analyse des formations des policiers En Angleterre, en Irlande du Nord et en
France, les centres d’entrainement emploient
à la gestion des foules protestataires des instructeurs hautement qualifiés qui
interviennent également sur le terrain en tant
en Europe
qu’experts. Les centres d’entrainement français
et anglais disposent de leurs propres ateliers
La formation des polices à la gestion des foules permettant de reconstituer des techniques
protestataires conduit au développement manifestantes, d’accrochage par exemple.
de villes artificielles aménagées au sein Ils font office de laboratoires mais aussi de
de centres d’entrainement au maintien de débouchés pour les nouveaux produits liés au
l’ordre dont le nombre augmente à l’échelle maintien de l’ordre public.
internationale et en Europe. La plus importante
et ancienne ville artificielle d’Europe connue Les systèmes d’entrainement anglais, nord-
est le Centre national d’entrainement des irlandais et français sous forme de simulation
forces de gendarmerie (CNFEG), créé en sont très similaires : aucune manifestation
France à la fin des années 1960. Il en existe de moyenne ampleur n’est simulée. On fait
d’autres aujourd’hui notamment en Allemagne, valoir que les manifestations relativement
en Angleterre et en Irlande du Nord. calmes, faciles à contrôler, n’auraient pas
besoin d’être simulées. La structure globale
Construites par des cabinets d’architectes des simulations est axée sur des « worst
et aménagées par les polices, les villes case scenarios » inspirés de situations
artificielles sont utilisées pour « théâtraliser » catastrophiques. Puisque le pire est censé
des attentats terroristes, émeutes ou se produire, il est inenvisageable de laisser
manifestations troublées. Les forces de simplement l’événement se dérouler dans la
police y simulent – sur des sites et selon des réalité. Cette approche implique des risques
méthodes souvent empruntées à l’armée – de représentations erronées de l’adversaire et
des situations nécessitant un maintien de favorise une gestion particulièrement ferme
l’ordre. Elles élaborent des scénarios qu’elles des mouvements protestataires. En Allemagne,
mettent en œuvre en employant d’importants en revanche, les scénarios paroxystiques sont
équipements et effectifs (tous les rôles sont rares. Les mouvements de protestation ne
joués par les policiers, y compris celui des sont pas assimilés à des conditions de guerre
manifestants ou de journalistes). Des affiches, civile. La police de Basse-Saxe simule même
des tenues vestimentaires réalistes et autres occasionnellement des scénarios sans tension,
accessoires permettent d’affiner la mise en qui ne requièrent aucune intervention des
scène. En règle générale, les événements forces de l’ordre. Ces scénarios favorisent un
simulés sont particulièrement violents, incluant moindre usage de la force et une attitude des
des lancements de pavés, de bouteilles, voire policiers beaucoup plus fondée sur le dialogue,
de cocktails Molotov ; des véhicules sont la désescalade et la communication avec
incendiés et des barricades mises en place. les citoyens. En Angleterre et en France, en
En France, en Angleterre et en Irlande du Nord, comparaison, toute tentative de désescalade
la simulation devient le premier dispositif de dans les simulations est vouée à l’échec,
formation des agents à la gestion des foules puisque les situations catastrophiques sont
protestataires. La création de ces centres toujours prévues à la fin.
d’entrainement survient souvent à l’occasion Rares sont les policiers rencontrés, en dehors
de crises ou « traumatismes » vécus par les de la Basse-Saxe, qui trouvent problématique
polices. Ils ont pour but d’assurer la formation que les centres d'entrainement proposent un
et le perfectionnement des forces en matière perpétuel conditionnement au combat. Les
de maintien de l’ordre public mais aussi de entrainements sous forme de simulations dans
garantir le bien-fondé et l’uniformisation les villes artificielles, en reconstituant le plus
des pratiques. Ce sont des lieux d’innovation souvent des situations de danger et d’escalade
formalisés chargés de déterminer des exagérées, cautionnent ainsi la tendance
procédures sécurisées de maintien de l’ordre. contemporaine à un encadrement de plus en
plus strict des manifestations.
11Désescalade de la violence et gestion des foules protestataires · 2021
La judiciarisation La judiciarisation entraine une modification
des rapports entre forces de l’ordre et autorité
du maintien de l’ordre judiciaire, avec une implication précoce des
services en charge des poursuites dans le
La « judiciarisation du maintien de l’ordre » dispositif policier de maintien de l’ordre.
est une expression nouvelle qui désigne Le ministère de la Justice a multiplié les
l’aggiornamento de la pratique pénale instructions encourageant « une réponse
concernant les manifestations. En effet, immédiate et adaptée » aux infractions
par tradition autant que par pragmatisme constatées (circulaire du 20 septembre
(appréciation stratégique des situations), 2016, plus récemment celle du 22 avril 2021,
les infractions commises en manifestation que nous n’avons pas encore consultée). Au
n’étaient poursuivies que ponctuellement niveau local, une pratique de concertation
avant les années 2000 : primait alors le nouvelle porte sur les modes d’inclusion de
« rétablissement de l’ordre », une logique la manifestation dans une politique pénale.
d’action centrée sur la cessation des troubles L’organisation du travail policier à l’occasion
considérés non pas comme une somme des services d’ordre manifestants s’en trouve
d’infractions individuelles, mais comme un également modifiée (mobilisation d’effectifs
moment particulier pris dans la logique plus judiciaires pour la collecte de preuves dans
générale de la manifestation. Sans constituer le temps de la manifestation, développement
une nouveauté radicale, la judiciarisation du de procès-verbaux « d’ambiance », pour
maintien de l’ordre mérite ainsi la qualification permettre aux magistrats de comprendre
de rupture de paradigme. le contexte de déroulement des faits).
Certains DDSP ont parfaitement intégré cette
Ce changement puise sa source majeure dimension sur un plan tactique, d’autres
d’un point de vue exogène dans la résurgence en revanche peinent à articuler pratiques
d’auteurs d’infractions diverses au sein des policières d’interpellation et politique pénale.
cortèges. Il s’appuie ainsi sur une évolution Le processus de judiciarisation se développe
du public manifestant. Au niveau plus d’abord par le bas, engendrant des ressentis
endogène, la judiciarisation répond aussi locaux très disparates. La croissance des
au souci croissant des pouvoirs publics condamnations prononcées par les tribunaux
d’attester au tribunal de l’opinion que les judiciaires entre 2016 et 2019 est, selon les
crimes et délits ne restent pas impunis, les données mêmes du ministère de la Justice,
chiffres d’interpellations étant parfois twittés indéniable. Une partie importante des acteurs
par les responsables politiques comme interrogés se montre néanmoins sensible au
autant de signes de l’excellence du travail caractère problématique de l’interpellation de
policier – nonobstant les circonstances de l’auteur d’acte délictuel en foule, gourmande en
ces interpellations et les suites qui leur seront effectifs policiers et qui « peut faire dégénérer
données. Pour les DDSP rencontrés elle la situation ». Le montage d’un dossier dans le
constitue ainsi une forme de normalisation temps de la manifestation restant de plus une
de l’action policière dans le domaine du opération fragile, nos interlocuteurs insistent
maintien de l’ordre. Sa finalité est la dissuasion sur l’opportunité offerte par les ressources
des uns et l’incapacitation des autres, la technologiques actuelles pour découpler
sanction judiciaire devant avoir pour vertu constatation de l’infraction et interpellation
d’empêcher la commission de nouveaux actes et augmenter in fine les chances d’efficacité
délictuels. Mais elle permet aussi d’assigner judiciaire.
une autre finalité aux agents de première
ligne que celle de la réplique mimétique aux
offres d’affrontement physique de la part des
manifestants. Le magistrat est un tiers, qui
vient briser la logique seulement agonistique
d’affrontement entre deux blocs, porteuse
d’une promesse d’escalade, que craint souvent
la hiérarchie policière.
12Désescalade de la violence et gestion des foules protestataires · 2021
Psychologie des foules et catégories de indice sur le niveau de risque de basculement
violent, l’étincelle qui mettra le feu aux poudres
l’entendement policier dépend de logiques d’interactions police -
manifestants et des dynamiques de foule qui
Les entretiens menés en France témoignent s’ancrent dans des situations. C’est sur ces
de la force souvent intacte d’une psychologie fondements et à partir de l’expérimentation
des foules héritée de Gustave Le Bon, selon par plusieurs pays européens d’un modèle
laquelle la foule est une meute animalière de police de dialogue qu’a été développé, à
guidée par ses instincts et le suivi irréfléchi l’initiative de la police suédoise, le modèle
du plus fort ou du plus virulent, le « meneur ». KFCD.
Toujours enseignée, cette notion de contagion Mais, le modèle KFCD est hautement
impose une intervention précoce sur les prescriptif et se cantonne à énoncer de grands
« fauteurs de trouble », l’effet attendu de principes dont la mise en œuvre reste à penser.
cette intervention étant de dissuader les Des procédures de préparation et d’exécution
masses de les rejoindre. Les divers groupes du maintien de l’ordre ont pu être, ici ou là,
opportunistes des mouvances anarcho- infléchies pour se conformer au mieux aux
autonomes ont du reste bien compris cette préconisations du modèle KFCD, produisant
dynamique d’intervention, qui dans un jeu en quelque sorte un guide des bonnes
permanent de provocation à l’égard des pratiques ainsi que des dispositifs tactiques
forces de l’ordre tendent à favoriser leur mobilisant des méthodes de dialogue, de
intervention indistincte, dans le but de susciter médiation et de négociation ainsi que des
dans l’ensemble de la foule présente (et, modes d’organisation souples et modulaires
au-delà, auprès des journalistes et du public) permettant des interventions policières
un rejet unanime de ces interventions non ciblées, adaptables aux changements d’états
discriminantes. Comme souvent observé au de foules par définition instables.
cours du XXe siècle, les répertoires du désordre
répondent aux répertoires de l’ordre.
De nouvelles approches de psychologie des L'exemple belge de la gestion négociée
foules ont émergé au cours des deux dernières
décennies autour du psychologue social
de l’espace public (GNEP) : une police de la
britannique Stephen Reicher, qui suggèrent facilitation
des stratégies policières inverses. Celles-
ci sont fondées sur un modèle de l’identité
sociale (ESIM - Elaborated Social Identity Le cadre de référence belge de la Gestion
Model of crowd behaviour) qui articule négociée de l’espace public (GNEP), est sans
explications centrées sur les individus et doute l’exemple le plus abouti, aujourd’hui
explications centrées sur les groupes. Il s’agit en Europe, de développement du volet
d’un modèle interactionniste qui n’oppose « Facilitation » du modèle KFCD popularisé par
pas police et manifestants mais inclut bien le projet GODIAC.
au contraire la police dans l’analyse. Le La Belgique a décidé d’abandonner, à partir
développement des manifestations, d’un des années 2000, la notion de maintien de
point de vue tant collectif qu’individuel, peut l’ordre pour en adopter une autre, inscrite dans
être analysé dans ce cadre. Orientées vers deux circulaires adoptées en 2011 et 2014, celle
une pacification des conflits, ces nouvelles de « gestion négociée de l’espace public ».
approches aident les polices à percevoir leur Cette transformation symbolique et tactique
action du point de vue des manifestants, qui doit beaucoup à une ouverture du monde
fournissant des clés permettant de prévenir de la police à celui de la recherche en sciences
les escalades de violence. Tout n’est en effet sociales, émerge à l’issue « d’années noires »
pas joué à l’avance : si les caractéristiques synonymes de crise de légitimité pour la police
des manifestants (établies par exemple par le belge.
renseignement policier) peuvent donner un
13Désescalade de la violence et gestion des foules protestataires · 2021
La Belgique adopte au début des années Dans l’optique de « maintenir à un niveau bas
1990 un modèle de police des citoyens le seuil de frustration des manifestants », la
mettant au centre de la fonction policière police de Bruxelles a également développé
le « développement démocratique de la un dispositif de « gestion des demandes des
société » (loi du 5 août 1992). Elle développe manifestants » débouchant sur une pluralité
progressivement son agenda de réforme de mesures apaisantes comme : la création
au cours de la décennie et adopte in fine de zones de libre expression, l’organisation
officiellement le référentiel du community d’un contact visuel entre les manifestants
policing alors très présent au plan international et l’organisation ciblée, la facilitation des
(document ministériel du 20 décembre 2000 actions visuelles à finalité médiatique et
relatif au cadre de référence et de travail des plus classiquement la facilitation de l’accès
zones de police). Elle décline ce référentiel aux décideurs politiques par l’organisation
de « police orientée vers la communauté » de délégations ou la transmission de
dans une première circulaire (CP1 du 27 mai mémorandums.
2003), faisant de « l’encastrement social »
L’approche belge du maintien de l’ordre
un pilier central de l’action de police. La
constitue un des exemples les plus aboutis
circulaire de 2011 consacrée à la « gestion
d’intégration des approches par la désescalade
négociée de l’espace public » (CP4 du 11 mai
et fait en cela figure de modèle à l’échelle
2011) décline ensuite ce même référentiel
européenne en la matière. Les déclinaisons
pour l’appliquer à la gestion des événements
tactiques relatives à cette nouvelle approche
d’ordre public. À l’occasion de l’adoption de
font l’objet d’une circulaire adoptée le 31
cette circulaire de 2011, les autorités exposent
mars 2014 consacrée à l’opérationnalisation
leur volonté de rompre avec des logiques
du cadre de référence (circulaire OOP 41). Le
de contrôle des foules et de maitrise de
texte accorde une attention toute particulière
l’espace urbain, qu’elles jugent au principe
aux aspects suivants : dialogue, concertation,
d’une dynamique de confrontation avec les
responsabilisation, coordination et sécurité,
mouvements protestataires. Prenant acte de
sous la régie des autorités compétentes, en
la conflictualité inhérente aux relations entre
précisant que l’approche multidisciplinaire et
groupes sociaux dans les sociétés modernes,
processuelle de la planification d’urgence et
elles instituent le rôle policier comme un rôle
de la gestion de crise doit être intégrée par les
d’accompagnement des manifestations dans
autorités compétentes dans la préparation,
une perspective de gestion des risques. La
la gestion et l’évaluation d’un événement.
police doit dorénavant agir en tiers médiateur
Des conclusions notables en sont tirées
et trouver pour chaque événement d’ordre
sur certaines thématiques particulières : le
public un équilibre entre les exigences et les
contrôle de l’autorité civile sur la conduite
intérêts individuels et collectifs de toutes les
opérationnelle, les critères d’appréciation des
parties prenantes. Plus que d’autres polices
désordres publics, la doctrine d’engagement et
européennes, les polices belges accordent de
les équipements ou moyens spéciaux prévus
l’importance au principe d’autorégulation (self-
dans le cadre du maintien de l’ordre.
policing) des manifestations, qu’elles soient
d’ailleurs sportives, festives ou politiques.
14Désescalade de la violence et gestion des foules protestataires · 2021
Conclusion
Les représentations des acteurs français Celui-ci énonce tout un ensemble d’éléments
interrogés semblent fortement marquées nouveaux, tirés en partie des expériences
par un prisme confrontationnel avec les françaises (par exemple en matière de gestion
manifestants. Cette ligne de conclusion des supporteurs de football) et des expériences
n’est pas nécessairement partagée par nos européennes. Il entérine également certaines
interlocuteurs, notamment policiers, qui pratiques et stratégies développées ces
mettent en avant des mutations profondes de dernières années. Ce Schéma a fait l’objet de
la protestation en France. De notre côté, nos rejets partiels de la part du Conseil d’État et
enquêtes et nos réflexions nous ont amené le Beauvau de la sécurité est susceptible d’y
à souligner le rôle des violences urbaines, porter également des amendements. À l’heure
devenues l’expérience majeure d’une grande où nous écrivons ces lignes (juillet 2021), ce
part des cadres de la Police nationale et des document, qui porte la marque d’une réflexion
préfets, mais aussi le flux continu d’images qui indéniable de la part du ministère de l’Intérieur
incitent le politique à se mêler de la conduite sur ces questions, est en cours de révision.
des opérations et réduisent le temps de la À nos yeux, y compris dans ce Schéma,
réponse policière, la réduction du volume prédomine une vision dichotomique forte du
des forces spécialisées (CRS et Escadrons maintien de l’ordre : gestion très à distance
de gendarmerie mobile - EGM) ou encore des événements que l’on tient pour pacifiques,
la priorité donnée à la judiciarisation et à gestion très réactive voire brutale des
l’interpellation par le politique mais aussi événements que l’on tient pour susceptibles
par un certain nombre de cadres policiers. d’engendrer des désordres ; dichotomie
Nos interlocuteurs soulignent aussi que la beaucoup plus tranchée qu’il y a une vingtaine
confrontation entre police et manifestants d’années entre « manifestations pacifiques »
reste rare, la très grande majorité des et « désordres ». Le contraste avec les leçons
manifestations revendicatives se déroulant que les pays du réseau GODIAC ou la Belgique
de manière ordonnée et pacifique. Mais la ont tirées des épisodes altermondialistes
tolérance au désordre apparait en même du début des années 2000, qui ont renforcé
temps plus faible qu’elle ne l’était il y a une un modèle de police fondé sur la recherche
vingtaine d’années. La brutalité de certaines d’un style de police consensualiste, reste
réactions étonne et détonne également au notable. À ce jour, il n’y a pas véritablement
regard du mouvement de lente pacification de rencontre entre les agendas européens
du maintien de l’ordre observé en France et français, même si les acteurs français
depuis un siècle. Le débat n’est pas tranché regardent avec intérêt ce qui se fait chez leurs
à ce stade et le rapport livre les éléments qui, voisins en matière de maintien de l’ordre. La
dans les observations ou entretiens avec les multiplication des voyages d’études à Berlin ou
acteurs, permettent d’en juger. Le rapport offre Hambourg, l’accélération au premier trimestre
également la conclusion, parfois divergente, 2019 des échanges via les attachés de sécurité
livrée par la DGPN. intérieure en ambassade à l’étranger (ASI), en
témoignent.
Les confrontations de ces dernières années
entre manifestants ou protestataires et forces
de l’ordre ont amené le ministre de l’Intérieur
M. Castaner à proposer en juin 2019 un cycle
de séminaires et de rencontres, qui a abouti
à la proposition d’un Schéma national du
maintien de l’ordre à l’automne 2020 (SNMO).
15—
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