Et Europe : marginalisation de l'Otan ? - Quadrilateral Security Dialogue
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TRIBUNE n° 1305 Quadrilateral Security Dialogue et Europe : marginalisation de l’Otan ? Taehun LIM Ancien lieutenant sud-coréen (2011-2013). Doctorant en politique internationale à l’Université de Cologne. Diplômé de Sciences Po Strasbourg (2014-2015) et de l’Université de Toulouse I Capitole (2013-2014). B ien que l’Indo-Pacifique soit généralement perçu comme un enjeu futur de l’économie mondiale, les dynamiques géopolitiques de la région qui pourraient ébranler la balance des pouvoirs du monde sont considérables. Au centre de ces enjeux figure le Quadrilateral Security Dialogue (QUAD), alliance stratégique quadrilatérale entre les États-Unis, le Japon, l’Inde et l’Australie qui, même si elle ne peut pas encore être qualifiée d’alliance militaire, peut tendre à le devenir. Cette alliance consiste à faire rempart à la volonté expansionniste de la Chine et semble d’autant plus promue par les États-Unis sous le slogan « Free and Open Indo-Pacific ». Depuis dix ans, en effet, Washington a mis en œuvre un revirement vers l’Asie et, au fur et à mesure que se réchauffe la confrontation hégémonique entre Pékin et Washington, il est bien probable que l’organisation soit régénérée. De plus, des rumeurs courent, depuis quelques temps, sur un « QUAD Plus » (1) qui intégrerait la France, alliée des États-Unis. C’est un élément à prendre en compte comme variable de sa politique étrangère et surtout de sa politique en Indo-Pacifique, renforcée depuis deux ans. En parallèle, elle s’engage particulièrement, depuis 2017, dans le grand chantier d’une défense européenne. Pour autant, la sécurité collective européenne reste largement dépendante du rôle militaire des États-Unis dans l’Otan. De cette conjonction d’acteurs résulte la nécessité de se concentrer sur la corrélation entre le tournant que pourraient prendre le QUAD et la défense franco- européenne, afin que soit envisagée une autre stratégie de défense face à cette réorientation de l’axe militaire mondial vers l’Indo-Pacifique. (1) PAJON Céline, « France’s Indo-Pacific Strategy and the Quad Plus », The Journal of Indo-Pacific Affairs, vol. 3, n° 5, hiver 2020-2021, 14 pages, p. 165-178 (https://media.defense.gov/). www.defnat.com - 3 août 2021 1
Les caractères du QUAD Le QUAD-Dialogue, introduit par le Premier ministre japonais Shinzo Abe en 2007 (2), entre l’Australie, le Japon, l’Inde et les États-Unis est à l’origine de l’organisation telle qu’on la connaît aujourd’hui. Elle reste toutefois encore en phase initiale, voire en voie de développement, même s’il est possible d’entrevoir des éléments de comparaison avec l’Otan. La première particularité est la contre-puissance du QUAD vis-à-vis de la Chine qui guette avec attention l’Indo-Pacifique. Les quatre pays membres sont soucieux de l’expansionnisme militaire, voire hégémonique, du géant chinois. Les conflits historiques et territoriaux sino-indiens et sino-japonais ne sont incontesta- blement pas encore terminés. La relation sino-australienne s’est aussi aggravée depuis que l’Australie a demandé une enquête indépendante sur les origines de la Covid-19. Quant à la relation sino-américaine, elle est instable sur les aspects politique, économique et social. Les États-Unis se soucient particulièrement des défis géopolitiques que représente la Chine en Asie-Pacifique, notamment avec le projet de Belt and Road Initiative – aussi connu comme projet des Nouvelles routes de la Soie – et il est hors de question pour eux de laisser se poursuivre la montée en puissance chinoise dans la région sans réagir. Le QUAD confirme donc un « ennemi commun » qui soude ses pays membres, comme l’Otan s’est construite et développée face à l’ennemi soviétique. À cet égard, si la Chine continue d’être menaçante pour l’ordre Indo-Pacifique, la vocation de l’alliance est bien de se renforcer. La deuxième particularité se situe dans la constitution d’une alliance multilatérale Asie-Pacifique, dans une région qui ne connaît pas de système de sécurité collective réunissant plus de trois pays, mis à part les quelques efforts de l’ASEAN (Association des nations de l’Asie du Sud-Est). Cela s’explique par diverses raisons, historiques et géographiques, qui rendent un système multilatéral de défense difficilement tenable dans la région. L’Inde et l’Australie, bien que réticentes à s’y engager activement par peur de rompre l’équilibre, ont des intérêts économiques et sécuritaires de partenariat avec les États-Unis. Force est de constater, pourtant, que la construction continuelle du QUAD représente une voie crédible vers la sécurité collective. En effet, celle-ci cherche à intégrer, à plus large échelle, d’autres pays de la région ; à l’image de la Corée du Sud, du Vietnam et de la Nouvelle-Zélande avec le QUAD Plus Dialogue (3). Son étendue reste relative au regard des 30 membres que compte l’Otan, mais il faut prendre en compte que les pays membres de cette organisation élargie sont dans le classement des 10 meilleures puissances militaires du monde : l’Inde (3e), le Japon (5e) et la Corée du Sud (6e) (4). À cela s’ajoute la participation de ces pays aux grands exercices (2)FRITZ Martin, « Vierergruppe gibt sich gegenüber China zahm », Deutsche Welle, 6 octobre 2020 (www.dw.com/). (3)Venkateswara Rao V., « The Quadrilateral Security Dialogue Can Be a Turning Point for Indo-Pacific », The Geopolitics, 12 mars 2021 (https://thegeopolitics.com/). 2
TRIBUNE militaires d’initiative américaine. Le potentiel du QUAD n’est donc point à sous- estimer. Enfin, troisième et dernière particularité, l’alignement pro-américain. Les États-Unis se montrent favorables au développement d’une structure comme le QUAD qui permettrait de placer les traditionnels alliés de la région de leur côté. À mesure qu’a augmenté l’interdépendance économique des pays d’Asie vis-à-vis de la Chine sur les 30 dernières années, les pays de la région n’ont eu d’autres choix que se rapprocher de Pékin et de sa politique. De ce point de vue, la construction du QUAD reste un moyen de raffermir la zone d’influence américaine en Asie- Pacifique. En outre, c’est un fort levier de coopération dans de nombreux domaines : dans la crise sanitaire pour la production de vaccins américains Johnson & Johnson, le système 5G ou encore l’intelligence artificielle (IA) (5). Cet élargissement dans les domaines de coordination est un leitmotiv suffisant pour que de nombreux pays de la région serrent la main des États-Unis. Les effets du développement du QUAD sur l’Otan L’évolution polyvalente du QUAD risque d’influencer la défense européenne, surtout si l’interdépendance militaire des deux côtés de l’Atlantique persiste. Le tout est de présenter les scénarios possibles en cas de montée en puissance incontestable de cette alliance. Deux sont privilégiés. Le premier serait la réduction des engagements américains dans l’Otan et la fin de leur hégémonie. L’Europe est la voie privilégiée par les États-Unis pour maintenir leur suprématie sur l’Eurasie et la collaboration s’exerce au sein de l’Organisation atlantique. Washington ne laisserait donc, a priori, pas sombrer l’Otan d’une manière si radicale. Pour autant, si la Russie continue d’être moins menaçante que la Chine, les intérêts américains pourraient se concentrer sur les capacités militaires et la défense en Indo-Pacifique. La Russie est d’ailleurs aujourd’hui plus désignée comme un objet de partenariat qu’un ennemi (6). De ce fait, dans le cas d’une confrontation intense sino-américaine, il est probable que les États-Unis se refusent à être piégés dans l’Otan (7) et marquent une forme de retrait. Le second scénario serait l’expansion du rôle de l’Otan et sa coopération avec le QUAD. Il s’agirait de mettre en juxtaposition l’Otan et le QUAD à l’échelle intercontinentale. Joe Biden a d’ailleurs envisagé de transformer le QUAD en (4) Voir le 2021 Military Strength Ranking (https://globalfirepower.com). (5) JAISHANKAR Dhruva, MADAN Tanvi, « How the Quad Can Match the Hype: It’s the Best Hope for Balancing China in the Indo-Pacific », Foreign Affairs, 15 avril 2021. (6) ORGANISATION DU TRAITÉ DE L’ATLANTIQUE NORD (OTAN), Otan 2020 : une sécurité assurée ; un engagement dyna- mique, 60 pages, p. 10, 17 mai 2010 (www.nato.int/). (7) CAMBON Christian, « Construire ensemble la sécurité des générations à venir », RDN, n° 830, mai 2020, 132 pages, p. 24. 3
« mini-Otan », avec la participation de plus de pays à la sécurité en Indo-Pacifique. Cela sous-entend que les États européens membres de l’Otan, voire les États investis dans une défense européenne, soient de plus en plus sollicités pour prendre part à la stabilisation de l’Indo-Pacifique. Dans ce cas, il paraîtrait nécessaire que les activités de l’Otan se réorganisent, d’autant que la France a récemment participé aux exercices militaires en Pacifique (8) en lien avec le QUAD, laissant penser qu’elle pourrait envisager de s’intégrer au projet de QUAD Plus. Par ailleurs, d’autres pays sont déjà en partenariat étroit avec l’Otan dans la région : la Corée du Sud et le Japon (9), tout comme l’Inde depuis l’établissement d’un dialogue institutionnel en 1991 (10). En outre, un lien pourrait être fait entre le regard otanien vers l’Indo- Pacifique et l’intérêt de certains pays européens, surtout la France qui détient 93 % de sa zone économique exclusive dans la région (11) ou encore la Grande-Bretagne dont l’attention se concentre de plus en plus dans cette partie du monde (12). L’accélération de l’« européanisation » de la défense européenne Quoi qu’il advienne avec l’évolution du QUAD, la France et l’Europe auraient, plus que jamais, tout intérêt à se concentrer sur l’européanisation de leur défense, encore très dépendante des États-Unis et de l’Otan. Cette européanisation pourrait être parachevée dans deux aspects : donner plus de poids institutionnel d’une part et militairement, d’autre part, à l’Europe. Dans le premier aspect, il s’agit de confier plus de responsabilités décisionnelles et opérationnelles aux pays membres de l’Otan, en allant au-delà de la proportionnalité entre les capacités financières et les capacités décisionnelles, à l’instar du Congrès de Vienne (1815). Pour y parvenir, a été créé, en 2016, le Conseil de sécurité européen, dont les États-membres sont la France, l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie et la Pologne (13). Un élargissement à d’autres pays européens pourrait permettre à l’Otan de mettre en place des stratégies et opérations efficaces, même en l’absence de l’armée américaine. On peut, en particulier, envisager que le trio France–Allemagne–Grande-Bretagne soit le moteur de cette dynamique. Le second aspect pose la question de renforcer les propres compétences militaires des pays européens. C’est un point central, le tournant de l’Otan restant (8) JAISHANKAR Dhruva, MADAN Tanvi, op. cit. (9) OTAN, Otan 2020, op. cit. (10) VARWICK Johannes, Die NATO vom Verteidigungsbündnis zur Weltpolizei?, C.H. Beck, 2008, 200 pages, p. 115. (11) MINISTÈRE DE L’EUROPE ET DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES, Livre Blanc « Stratégie Asie-Océanie 2030 », 2018, 24 pages, p. 1 (www.diplomatie.gouv.fr/). (12) WALL Stephen, « La politique étrangère britannique après le Brexit : la géographie, c’est le destin », Politique Étrangère, vol. 85, n° 4, hiver 2020-2021, Institut français des relations internationales (Ifri), 240 pages, p. 39. (13) ABÉCASSIS Adrien, HOWORTH Jolyon, « La coopération militaire franco-britannique après le Brexit », Politique Étrangère, op.cit. 4
TRIBUNE un nœud gordien, principalement dû à l’asymétrie militaire flagrante entre les États-Unis et l’Europe (14). À l’exception de quelques États comme la France et la Grande-Bretagne, la plupart des pays membres européens de l’Otan ne s’occupent pas assez d’améliorer en profondeur leurs capacités militaires, pour diverses raisons, surtout financières. Pour assurer le retour de l’Europe dans l’Otan, l’augmentation graduelle du budget militaire à 2 % du PIB a déjà été abordée et les États ont entamé cette démarche – la France s’est fixée jusqu’à 2025 – tout comme l’inves- tissement dans les nouvelles technologies militaires de pointe, qui ont un lien avec la numérisation et l’IA. Ces évolutions paraissent aujourd’hui essentielles au regard des opérations conjointes hors d’Europe, qui pourraient être mises en chantier, voire réalisées en coopération avec d’autres organisations telles que le QUAD ou les États de l’Indo-Pacifique. L’actualité autour du QUAD est le signe que les enjeux sécuritaires mondiaux ont opéré un glissement progressif vers l’Indo-Pacifique et que l’Europe doit se préparer de manière totalement flexible et indépendante. Le président de la République Emmanuel Macron déclarait, fin 2019, que l’Otan était en « état de mort cérébrale » (15), incitant soit un changement de fonctionnement, soit une réorientation des objectifs marquant les prémices d’une remise en question de la véritable utilité de l’organisation, dans laquelle les États-Unis tiennent inévitablement une place centrale. C’était peut-être aussi une manière d’amorcer la volonté française de jouer un rôle, en tant que première puissance militaire d’Europe, dans une authentique défense européenne. Si elle aboutit, elle pourrait s’engager à plusieurs niveaux, dont l’échelle intercontinentale. Tout comme la Grande Armée de Napoléon a réveillé l’Europe moderne il y a deux siècles, la France d’Emmanuel Macron semble être destinée à faire appel au reste de l’Europe actuelle pour construire une défense européenne. La politique française, qui détient des intérêts aux quatre coins du monde, devrait se préoccuper des autres pays européens et les entraîner derrière elle. Si elle y parvient, alors la marginalisation de l’Europe dans l’Indo-Pacifique sera du passé et le futur la placera comme axe clé et indispensable de la sécurité mondiale. w Courriel de l’auteur : tkdman88@gmail.com (14) DIEDRICHS Udo, Die Gemeinsame Sicherheits und Verteidigungspolitik der EU, Facultas wuv UTB, 2012, 220 pages, p. 179. (15) « Pour Emmanuel Macron, l’Otan est en état de “mort cérébrale” », Le Figaro, 7 novembre 2019 (www.lefigaro.fr/). 5
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