Formation à la bioéthique en République Démocratique du Congo : expériences et défis - Global Health Ethics
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Éthique et santé (2018) 15, 192—200 Disponible en ligne sur ScienceDirect www.sciencedirect.com ARTICLE ORIGINAL Formation à la bioéthique en République Démocratique du Congo : expériences et défis Bioethics education in Democratic Republic of Congo: Experiences and challenges S. Rennie a, L. Ravez b,∗, D. Makindu d,e, A. Fox b, B. Grauls b, R. Yemesi e,f, P. Kayembé g, J.L. Chalachala h, M. Kashamuka g, F. Behets c a Department of Social Medicine and Center for Bioethics, University of North Carolina at Chapel Hill, États-Unis b Département Sciences-Philosophies-Sociétés, Centre de Bioéthique de l’Université de Namur, Institut, Université de Namur, rue de Bruxelles, 61, 5000 Namur, Belgique c University of North Carolina at Chapel Hill, Department of Epidemiology, Gillings School of Global Public Health, États-Unis d École de Santé Publique, Centre Interdisciplinaire de Bioéthique pour l’Afrique Francophone (CIBAF), Université de Kinshasa, République Démocratique du Congo e Université Pédagogique Nationale, République Démocratique du Congo f Université de Lodja, République Démocratique du Congo g École de Santé Publique, République Démocratique du Congo h University of North Carolina at Chapel Hill, DRC Country Representative, Family Planning Country Action Process Evaluation (FP CAPE)/Carolina Population Center, États-Unis Disponible sur Internet le 21 mai 2018 MOTS CLÉS Résumé Dans les régions marquées par un contexte socioéconomique difficile, les difficul- Bioéthique ; tés sont plus nombreuses qu’ailleurs pour ceux qui se donnent pour tâche de former à la Éthique de la santé ; réflexion éthique les professionnels de la santé et les chercheurs. Pour le montrer, nous évo- Formation ; quons dans cet article nos expériences en République Démocratique du Congo. Une première Soins de santé ; difficulté est à chercher du côté linguistique. En effet, la langue et la culture anglo-saxonnes ∗ Auteur correspondant. Adresse e-mail : laurent.ravez@unamur.be (L. Ravez). https://doi.org/10.1016/j.etiqe.2018.04.004 1765-4629/© 2018 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Formation à la bioéthique en République Démocratique du Congo 193 Éthique de la dominent largement la discipline, compliquant la tâche de ceux qui maîtrisent mal l’anglais. Une recherche ; deuxième difficulté à surmonter est d’ordre conceptuel. Les objectifs et le champ d’application Éthique clinique ; de la bioéthique sont souvent mal compris, ce qui peut conduire à confondre les spécialistes Précarité ; de la discipline tantôt avec des moralistes surtout préoccupés par le progrès biotechnologique, Culture ; tantôt avec des référents religieux. La troisième difficulté évoquée est de nature politique et Métissage culturelle. Lorsqu’elle entre en interaction avec des communautés très hiérarchisées et conser- vatrices, la posture critique de la bioéthique peut susciter des réactions de rejet. Ce sont sans doute ces difficultés qui ont alimenté certaines critiques acerbes sur la pertinence des for- mations à l’éthique dans des zones marquées par les urgences sanitaires et alimentaires ou certaines accusations présentant ces démarches comme un avatar de plus de l’impérialisme occidental. Tout en prenant au sérieux ces difficultés, nous montrons par nos expériences qu’elles peuvent être transformées en défis à relever. © 2018 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. KEYWORDS Summary In regions marked by socio-economic turmoil, the task of teaching bioethics to Bioethics; health professionals and researchers can be more challenging than elsewhere. To demonstrate Education; this, in this article we describe some of our teaching experiences in the Democratic Republic Healthcare; of Congo over the past decade. A first difficulty is linguistic. Anglo-Saxon language and culture Research ethics; largely dominates the field of bioethics, complicating teaching and education for those who do Clinical ethics; not master the language. A second obstacle is conceptual. Bioethics is often misunderstood as Scarcity; reflection on technological developments in medicine, which distorts its objectives and nar- Culture; rows its scope, particularly in resource-constrained settings. A third difficulty is cultural and Cultural hybridization political. Ethics in this setting is difficult to distinguish from common morality and the work of moralists, who comment on problems in medicine from a religious standpoint. Moreover, when interacting with communities and institutions that are strongly hierarchical, the critical stance of bioethics can give rise to resistance and rejection. These are among the array of dif- ficulties that undoubtedly have given rise to sharp critiques of bioethics training initiatives in developing countries, where the introduction of bioethics has been depicted as a form of Wes- tern imperialism. While taking these criticisms seriously, our experiences in the field show how these seemingly insurmountable difficulties can be transformed into (more or less) manageable challenges. © 2018 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. Introduction Justice en matière de Santé » (Strengthening Capacities in Bioethics and Justice in Health). Celui-ci est financé Dans cet article, nous partageons quelques expériences et par le Fogarty International Center du National Institutes témoignages issus de notre engagement au cours des treize of Health et s’inscrit dans un cadre plus large visant à dernières années dans un projet de formation à l’éthique former en éthique de la recherche les chercheurs et les de la santé1 en République Démocratique du Congo (RDC) professionnels de la santé dans les pays en développement. baptisé « Renforcer les Capacités en Bioéthique et la Il existe 23 projets similaires de par le monde. Une bonne compréhension de ces expériences passe nécessairement par la compréhension du contexte social 1 Nous considérons la bioéthique comme une réflexion éthique de la RDC contemporaine. La RDC est confrontée à de sur les déterminants sociaux, politiques et environnementaux de nombreuses difficultés. La mortalité infantile et maternelle la santé, comprenant la pratique des soins, la santé publique et compte parmi les plus élevées au monde. L’espérance de vie la recherche sur des participants humains. Nous rejoignons ainsi la y est à peu près de 57 ans. Le produit intérieur brut par habi- définition qui est généralement donnée de la bioéthique dans la lit- tant est de 800 USD et 63 % de la population vit en dessous térature spécialisée actuelle. Cela étant, nous reconnaissons que du seuil de pauvreté [1]. d’autres définitions plus étroites sont défendables, comme celle Le principal objectif de l’article qui suit est de témoigner que l’on retrouve dans le dictionnaire Larousse : « Étude des pro- modestement des défis auxquels sont souvent confron- blèmes moraux soulevés par la recherche biologique, médicale ou tés ceux qui se donnent pour tâche d’implémenter une génétique et certaines de ses applications ». Une telle définition ne rend cependant pas compte de l’ampleur du champ disciplinaire démarche de réflexion éthique dans des environnements couvert par la bioéthique aujourd’hui. où les ressources sont limitées, comme c’est le cas en RDC. Le premier de ces défis est linguistique, puisque nous
194 S. Rennie et al. avons choisi de former des Congolais à une discipline dont et plus spécifiquement aux essais cliniques proposés par des la principale langue de communication est l’anglais, alors chercheurs américains [6] 2 . même qu’il s’agit d’une langue très mal maîtrisée dans le Si ces affirmations ont un caractère outrancier, il est pays. néanmoins vrai que certains projets internationaux comme Le deuxième défi est conceptuel, car le champ le nôtre présentent des caractéristiques propres qui pour- d’application et les méthodologies de l’éthique de la santé raient les fragiliser sur un plan idéologique. ont évolué avec le temps. La bioéthique d’hier essentiel- D’abord, pointons que les ressources pédagogiques et lement centrée sur les biotechnologies innovantes a laissé académiques utilisées pour ce genre de projets sont le la place à une réflexion plus large sur les enjeux éthiques plus souvent occidentales et anglophones de surcroît. Cela en matière de médecine clinique, de recherche sur l’être n’a évidemment rien d’étonnant, car la discipline bioé- humain et sur l’animal, et de santé publique. thique est née et s’est construite aux États-Unis, dans les Le troisième défi dont nous parlerons est de nature poli- années 1960—1970, dans un contexte de revendication d’une tique et culturelle, à savoir la difficulté de cultiver une meilleure prise en compte des libertés individuelles des attitude critique dans une société très hiérarchisée et où patients par les acteurs de la santé [7]. Bien sûr, les bioé- la religion joue un rôle essentiel. thiciens issus de pays en développement font beaucoup Comme d’autres, nous avons affronté ces difficultés en d’efforts pour être reconnus et publiés [8], il reste cepen- tentant de transmettre des connaissances que nous pensions dant, comme le travail de Borry et al. le montre, que les utiles, tout en restant attentifs aux compétences et aux textes publiés dans les grandes revues internationales sont besoins locaux. Nous rendrons compte de nos réussites et de souvent signés par des chercheurs issus de pays développés nos échecs, en tirant quelques leçons de nos expériences de anglophones [9,10]. Cela étant, il est clair que l’anglais est terrain et en évoquant des pistes d’amélioration possibles. également la langue de prédilection pour la publication des Il est important de préciser que n’avons aucune préten- résultats de la recherche en général. tion à généraliser notre vécu particulier. Il faudrait également pouvoir discuter de la trop grande Deux questions délicates retiendront plus particulière- importance accordée à l’éthique de la recherche par rapport ment notre attention. D’abord, pourquoi promouvoir la à l’éthique clinique. Certains estiment que pour l’Afrique bioéthique dans un environnement socioéconomique et seule, les investissements américains pour renforcer les sanitaire aussi difficile que celui de la RDC, considéré capacités des acteurs locaux en matière d’éthique de la comme l’un des pays les plus pauvres du monde [2] ? recherche entre 2002 et 2013 ont été de l’ordre de 19 mil- N’y a-t-il pas urgence à se concentrer d’abord sur la lions de dollars [11]. L’enjeu est de taille car l’urgence dans précarité, l’amélioration du système de santé, la jus- beaucoup de pays en développement concerne une réflexion tice, les communications etc. ? Ensuite, comment une approfondie sur l’organisation du système de santé, les rap- démarche d’éthique de la santé peut-elle être promue dans ports entre les professionnels et les malades et la délivrance un pays en développement comme la RDC sans que lui des soins. Cela ne signifie pas pour autant que l’éthique de soient imposées des structures ou des valeurs venues de la recherche n’est pas pertinente dans ce contexte. Bien au l’étranger ? Certains estiment en effet aujourd’hui que contraire, il est clair que l’amélioration du système de santé la bioéthique au sens anglo-saxon du terme est un des et de la délivrance des soins sur place sont souvent liées à nombreux moyens pour l’Occident d’imposer sa vision du la récolte de données locales qui seront utilisées pour des monde à l’Afrique et qu’il faudrait la « décoloniser » recherches nationales et des projets internationaux. Une [3]. solide réflexion éthique sur les recherches ainsi conduites est tout à fait nécessaire. Si les programmes Fogarty de bioéthique n’ont pas tou- jours réussi à surmonter les difficultés évoquées, ils ont au moins tenté de le faire. Une tension particulière semble Les fragilités des projets internationaux toutefois subsister, quels que soient les efforts des acteurs de formation à la bioéthique concernés. Il s’agit d’une tension entre deux objectifs carac- térisant les projets internationaux de renforcement des L’enthousiasme des débutants que nous étions en 2004, capacités en bioéthique. D’un côté, on trouve un objectif à l’entame de notre aventure, a très vite été confronté général consistant à susciter le débat éthique et la construc- aux critiques très vives adressées par certains aux pro- jets internationaux de formation à la bioéthique. Ainsi, par exemple, pour Chadwick et Schuklenk, les tentatives de transmettre une culture bioéthique aux intellectuels des 2 D’une façon quelque peu anecdotique mais néanmoins très éclai- pays en développement seraient purement et simplement rante, nous pourrions évoquer cette visite du département de de l’ordre du transfert idéologique [4]. De Vries et Rott, étu- philosophie de l’université de Kinshasa, dans la phase de gestation diant un projet européen (Erasmus) destiné à promouvoir la de notre projet. Après avoir soigneusement exposé nos objectifs bioéthique dans les pays du Sud, pointent de fortes conno- de recherche, un des professeurs nous a fait remarquer combien il était ironique que des Américains viennent enseigner l’éthique à tations missionnaires dans le contenu, l’approche ou encore des Congolais alors que leur gouvernement venait d’attaquer l’Irak. l’état d’esprit [5]. Plus récemment, certains commentateurs Le fait que les investigateurs principaux de la recherche soient ont durement reproché aux programmes de bioéthique de Belges et Canadiens était loin de suffire à balayer la suspicion. Les Fogarty d’être des formes subtiles d’impérialisme moral, fonds étaient américains et cela évoquait inévitablement les ten- avec pour objectif sous-jacent de répandre des positions sions politiques, sociales, culturelles et éthiques liées à ce type de éthiques favorables aux intérêts américains dans le monde projets.
Formation à la bioéthique en République Démocratique du Congo 195 tion d’un savoir présenté comme l’expression des valeurs auteurs de ces travaux reproduisaient une conception héri- locales, et entrant en résonance avec le contexte local. tée de leur formation dans des universités européennes. Mais de l’autre côté, un objectif plus particulier vient faire Selon cette conception, la bioéthique serait l’étude des contrepoids : chercher à s’assurer que la recherche sur les questions éthiques suscitées par l’émergence des nouvelles êtres humains dans les pays en développement fasse l’objet technologies médicales, comme l’euthanasie, l’assistance d’un contrôle externe, dans le respect des normes natio- respiratoire, la procréation médicalement assistée, le diag- nales et internationales. Le poids accordé à l’un ou l’autre nostic prénatal, les bio-banques et les thérapies cellulaires. de ces objectifs influencera de façon très sensible la nature C’est très précisément de cette façon que Gilbert Hottois, même de la formation en bioéthique qui sera proposée. par exemple, un des acteurs clefs de la scène bioéthique Dans ce qui suit, nous examinerons comment nous avons francophone dans les années 1990, définit le champ de la concrètement affronté ces difficultés et tensions. bioéthique : « [. . .] il s’agit de questions suscitées par des avancées nouvelles (recherches et applications) des tech- nosciences biomédicales et impliquant donc la manipulation du vivant (spécialement humain) » [15]. Or, dans des envi- Formation à la bioéthique en RDC : ronnements où la pénétration de ces nouvelles technologies expériences et défis reste très limitée, la conception restrictive risque de faire de la bioéthique une discipline non pertinente localement. Lorsqu’en 2004 nous avons commencé à collaborer avec A contrario, une conception plus large de la bioéthique, l’École de santé publique de Kinshasa (ESPK) et d’autres plus proche d’une éthique de la santé, mais également entités de l’université de Kinshasa (UNIKIN), l’éthique de mieux ancrée localement, se tournera spontanément vers la santé était peu présente au Congo, tant sur le plan social des questions comme la difficulté des patients pour payer qu’académique. Comme partout ailleurs, des hommes réflé- leurs frais d’hospitalisation, les médicaments frelatés, les chissaient et s’efforçaient de résoudre les conflits de valeurs conflits entre médecine occidentale et médecine tradition- susceptibles de se présenter en cherchant à promouvoir la nelle, les droits des patients bafoués ou encore la fuite des santé. Les professionnels évoquaient régulièrement entre cerveaux. eux des dilemmes moraux rencontrés dans les salles de On pourrait ainsi soutenir que la conception « techno- l’hôpital ou à l’occasion de consultations. Il n’était pas ques- logique » étroite de la bioéthique a en réalité eu un effet tion de bioéthique ni même de « problèmes éthiques », mais préjudiciable sur la promotion de la réflexion éthique dans plus simplement de cas de conscience. La frustration de cer- un environnement où les ressources sont peu abondantes. tains professeurs et étudiants de l’ESPK et de l’UNIKIN était C’est précisément ce qui amène une nouvelle génération de grande, alimentée par le besoin d’éclairer ces dilemmes et bioéthiciens africains à soutenir une « bioéthique en quête de trouver des pistes de réponse comme le faisaient les d’authenticité » [16], c’est-à-dire une éthique essentielle- bioéthiciens d’autres continents. Mais pour faire évoluer la ment préoccupée par les questions brûlantes en matière de situation, il y avait quelques défis de taille à relever, ceux-ci santé que les populations locales doivent affronter chaque étant toujours d’actualité. jour. On pourrait d’abord évoquer un défi linguistique. La litté- Un troisième défi pour changer la donne en matière rature en bioéthique, comme en sciences d’ailleurs, était et d’éthique de la santé à Kinshasa était politique et culturel. est toujours majoritairement anglophone. Or peu de Congo- La société congolaise est fortement hiérarchisée, comme lais parlent ou lisent l’anglais. Cette difficulté d’accès à c’est le cas dans beaucoup d’autres pays d’Afrique subsaha- l’anglais réduit évidemment les ressources pédagogiques rienne. Cette situation ne constitue pas en soi un problème, disponibles. De plus, le français est pour beaucoup de Congo- mais il faut en tenir compte lorsqu’on veut développer un lais une deuxième, voire une troisième langue. projet de formation à la bioéthique. Ainsi, dans le cadre Dans ce contexte, nous avons choisi de privilégier autant du projet « Renforcer les Capacités en Bioéthique et la que possible la littérature francophone en bioéthique. Cela Justice en matière de Santé », nous avions organisé un a contribué à surmonter en partie la barrière linguistique, grand forum de réflexion à Kinshasa autour de la question tout en ouvrant les bénéficiaires de nos formations à une des droits du patient congolais. Cette activité réunissait riche tradition culturelle, notamment en matière de droits des professionnels de la santé, des juristes, des représen- de l’homme et de solidarité. tants de malades et des décideurs institutionnels. L’objectif Cependant, il est clair que l’idéal pour une formation était de parvenir à constituer une charte des droits du en bioéthique de ce type serait de pouvoir jongler avec le patient qui serait utilisée comme plaidoyer auprès des auto- français, le lingala, le kiswahili et éventuellement d’autres rités politiques en vue d’améliorer la prise en charge des langues locales, surtout si l’on souhaite que l’impact de la malades. L’enthousiasme de départ chez les participants formation ne se limite pas aux élites médicales et univer- était vraiment encourageant pour l’équipe qui avait organisé sitaires occidentalisées. Malheureusement, il n’existe pas le forum. Mais très vite, parallèlement à l’enthousiasme, encore de ressources pédagogiques pour faire face à une une crainte est apparue : celle de fâcher les autorités, avec telle demande. En outre, il n’est pas facile de trouver des pour effet immédiat un accès plus compliqué aux rares res- formateurs à la fois polyglottes et possédant des compé- sources médicales disponibles. Les domaines de la médecine tences suffisantes en éthique. et de la santé publique sont imprégnés de traditions forte- Un deuxième défi à relever était conceptuel. En 2004, ment paternalistes. Dans ce contexte, les bioéthiciens — et les rares travaux de bioéthique écrits en français par ceux qui adhèrent à leurs idées — sont susceptibles de cou- des Africains [12,13,14] étaient souvent marqués par une rir des risques dès qu’ils remettent en question les valeurs conception restrictive de la discipline. Sans surprise, les établies.
196 S. Rennie et al. De plus, il existe au sein de la bioéthique congolaise la définition qui sera donnée au terme « bioéthique ». un courant très conservateur, lié à l’enracinement de la Si la bioéthique est envisagée comme une réflexion sur moralité congolaise dans la tradition religieuse. Il s’agit là les progrès en matière de biotechnologies de pointe, elle d’une des raisons pour lesquelles la littérature bioéthique ne sera effectivement, comme l’écrit S. Muyengo, qu’un contemporaine, qui est largement laïque, n’est pas toujours « bel exercice académique, une vue d’esprit (sic) sans facilement utilisable dans le contexte congolais. Ainsi, selon aucun impact sur la vie des gens » [19], p. 52. Mais cette Evariste Likinda, la tâche de la bioéthique en RDC est de approche de la bioéthique appartient au passé et ne corres- « (. . .) savoir comment recevoir la science et la techno- pond plus du tout à ce qui est enseigné aujourd’hui. Voici à logie sans diluer pour autant les valeurs anthropologiques titre d’exemple comment la bioéthique est définie dans les essentielles qui restent profondément enracinées dans les formations offertes dans le cadre de notre projet : « La bioé- cultures et les traditions » [17]. Ces valeurs dont parle thique désigne aujourd’hui la mise en œuvre d’une réflexion Likinda sont la vie humaine perçue comme un don, la soli- critique sur les valeurs en jeu dans les pratiques de soin et les darité, le respect des ancêtres et du monde des esprits, la recherches scientifiques touchant à la santé humaine et ani- participation à une communauté dont les intérêts propres male. Pour analyser ces valeurs, la bioéthique mobilise des priment sur ceux des individus qui la constituent. acteurs scientifiques issus de diverses disciplines : la méde- Sébastien Muyengo va plus loin encore en pointant la cine, le droit, la philosophie, la sociologie, la théologie, religion comme une source essentielle de la bioéthique afri- etc., et a recours à des outils méthodologiques spécifiques. caine : « Si la bioéthique est vraiment une éthique de la Le transfert de ces recherches peut déboucher sur la pro- vie, il nous semble qu’en Afrique Noire, nous devons lever position de repères éthiques destinés à guider les activités l’option dès le point de départ. Au-delà des différences, des soignants et des chercheurs concernés ». Cette défini- des idéologies, des cultures et des religions, on ne peut tion renvoie implicitement à trois spécialités dont la réunion débattre du problème de la vie ou traiter de la question constitue le corpus bioéthique : l’éthique clinique, l’éthique du respect de la personne humaine sans se référer aux tra- de la recherche et l’éthique de la santé publique. ditions culturelles et religieuses des peuples, autrement dit, Définir précisément le champ de la bioéthique ne suffit sans se référer à ce qui constitue ici la transcendance : Dieu cependant pas à écarter totalement l’accusation de futilité, et le monde des esprits, des ancêtres ». Dans ce contexte, le car si le cadre disciplinaire est essentiel, encore faut-il être positionnement critique classique de la bioéthique apparaît au clair sur le contexte auquel il s’applique. S’agissant du inévitablement comme une difficulté et sera même perçu continent africain, Cl. T. Andoh, par exemple, pointe les comme une forme de dictature de la pensée : « C’est là immenses défis économiques et sociaux auxquels celui-ci que nous autres Africains éprouvons des difficultés à dia- est confronté, en particulier en matière de santé. L’Afrique loguer avec nos amis Occidentaux qui, sans tenir compte paie un incroyable tribut aux maladies infectieuses comme de nos ‘a priori’ culturels, religieux, mentaux, etc. nous le SIDA et les maladies tropicales telles que la malaria ou imposent leurs schémas pour penser la vie, la mort, la per- la maladie du sommeil ([16], p. 67). Ce contexte particulier sonne humaine, les valeurs, etc. À tort ou à raison, en est un vrai défi pour la bioéthique qui devrait en faire un Afrique Noire, on ne peut pas penser ces choses-là sans élément clef de son arsenal réflexif. Pour la RDC, plus parti- penser Dieu, les ancêtres, l’au-delà » [18], p. 75. culièrement, S. Muyengo est très précis lorsqu’il pointe les La posture critique de l’éthicien est évidemment mise à priorités locales : « Il suffit de séjourner dans nos hôpitaux mal pour une telle approche de la bioéthique : pour réfléchir pour s’en rendre compte : des hommes meurent par manque de façon critique à un paradigme, il faut pouvoir prendre de couverture sociale, par carence d’équipements matériels du recul par rapport à celui-ci, ce qui n’est pas encouragé adéquats et même des (sic) médicaments, par l’insuffisance dans l’approche de la bioéthique défendue par S. Muyengo. de formation, négligence et souvent mauvaise volonté du Il serait beaucoup plus cohérent de parler ici de biomorale, personnel médical, etc. » ([17], p. 53). c’est-à-dire du déploiement de principes et de valeurs sou- Lorsqu’elle forme les citoyens à s’intéresser à ces problé- vent de nature religieuse et communément acceptés, pour matiques, la bioéthique n’a rien de futile, bien au contraire. analyser et résoudre les questions pratiques qui se posent à Il reste toutefois à être vigilant sur l’apport spécifique de la l’être humain dans le domaine des soins de santé. bioéthique lorsqu’elle se penche sur ces urgences sanitaires. Il est temps maintenant de revenir aux deux questions Autrement dit, pourquoi se former à l’éthique de la santé évoquées au début de cet article. Elles nous serviront de dans des régions dominées par la grande précarité et pas plu- guide pour tirer quelques enseignements par rapport aux tôt renforcer la qualité des soins, la recherche en matière défis auxquels notre projet nous a confronté. de santé, l’alphabétisation, les données épidémiologiques, les lois, l’économie, l’anthropologie, etc. ? Posée de cette façon, la question est nécessairement piégée. Il ne devrait Questions en suspens et leçons tirées pas y avoir une quelconque concurrence entre l’éthique, les soins, le droit ou l’économie. La bioéthique est par nature Notre première question était : Pourquoi promouvoir interdisciplinaire et critique. Elle accompagne les pratiques, l’éthique de la santé dans un environnement aussi difficile les découvertes et les théorisations dans le domaine de que celui de la RDC ? On pourrait défendre l’idée que les la santé. Il n’y a donc pas à choisir entre la bioéthique initiatives de ce genre ne seraient pas nécessaires, voire et d’autres disciplines indispensables au développement de qu’elles seraient même futiles. Examinons cela en détail. l’Afrique, mais il y a à conjuguer ces domaines, dans le Le développement d’une éthique de la santé peut-il appor- respect de priorités évidentes : il ne peut par exemple y ter quelque chose à l’Afrique en général et à la RDC en avoir d’éthique des soins de santé là où il n’y a pas de particulier ? La réponse à cette question va dépendre de soins.
Formation à la bioéthique en République Démocratique du Congo 197 Après avoir traité la difficile question de l’utilité de la Certains bioéthiciens africains, comme Tangwa, par formation à la bioéthique en RDC, il reste à réfléchir sur la exemple, soutiennent que le concept d’autonomie tel qu’il nature idéologique de celle-ci. Autrement dit : « Comment est compris en Afrique est différent de celui de son homo- la bioéthique peut-elle être promue sans imposer des struc- logue occidental, parce que le concept sous-jacent de la tures ou des valeurs étrangères ? ». Cette question, que De personne est différent, notamment parce que les concepts Vries et Rott appellent le « problème d’exportation » [5], de personne et de communauté sont profondément liés [22]. doit être prise au sérieux étant donné l’incontestable pré- Cependant, la situation est encore plus compliquée quand on dominance des pays occidentaux en matière de bioéthique. considère la diversité culturelle de l’Afrique, les nombreux Cela dit, l’accusation pourrait être élargie. L’Occident impacts de l’occidentalisation et la disparition progressive n’influence pas l’Afrique qu’en matière de bioéthique. de la vie rurale traditionnelle. Les contrastes faciles entre Toutes les capitales du monde tendent de plus en plus à se les valeurs et les conceptions africaines et occidentales ressembler, avec pour modèle les stéréotypes occidentaux, doivent être évités. C’est en partie pour ces raisons que cer- tant en termes de mode, d’architecture ou de technolo- tains chercheurs africains se demandent si Ubuntu exprime gie. La société congolaise n’échappe évidemment pas à ce réellement les « valeurs africaines » et questionnent les phénomène de mondialisation. applications possibles à la bioéthique [23]. Des débats ani- En prenant pour exemple l’Afrique du Sud, K.G. Behrens més tels que ceux-ci sont à saluer. montre qu’une volonté d’émancipation à l’égard du modèle Nous pensons qu’un mouvement de partage des valeurs occidental prend une ampleur grandissante dans les milieux morales entre l’Afrique et l’Occident est amorcé et que académiques africains, notamment chez les étudiants. la formation en bioéthique pourra largement en bénéficier. Ceux-ci dénoncent l’uniformisation de l’enseignement uni- L’idéal serait que les communautés parviennent à penser les versitaire en Afrique, au mépris des valeurs et des traditions questions éthiques qu’elles ont à affronter en préservant locales. Les savoirs et les outils de diffusion utilisés seraient leurs propres valeurs et en entrant en résonance avec elles. calqués sans discernement sur ce qui est proposé dans les Mais il serait particulièrement regrettable d’encourager pays occidentaux, au mépris des besoins locaux. La philoso- dans le même mouvement une sorte de repli identitaire qui phie et la bioéthique souffriraient particulièrement de cette refuserait toute autocritique. Tout est-il donc si merveilleux situation, la dernière en particulier étant encore et toujours au pays de la bioéthique africaine ? N’est-il pas intéressant, dominée par le principisme et les grands courants éthiques en Afrique, comme en Occident, de questionner en profon- classiques (l’utilitarisme, le déontologisme, l’éthique du deur ses racines et ses valeurs pour mieux répondre aux défis care, l’éthique des vertus, etc.) [19]. locaux ? C’est là qu’un métissage bioéthique prend tout son Un tel constat, bien que très interpellant, ne devrait sens. toutefois pas nous faire regretter les nombreuses initiatives Quelles sont les initiatives qui peuvent favoriser cette menées dans le cadre de notre projet Fogarty ni nous inciter pratique métissée de la bioéthique ? Nous pensons ici à trois au pessimisme quant aux projets à venir. En effet, un élé- approches avec lesquelles notre projet a rencontré un cer- ment important est souvent gommé des critiques que nous tain succès. venons d’exposer au sujet de la toute-puissance occidentale en matière de bioéthique. S’il y a bien un mouvement mas- Resocialiser la bioéthique sif d’exportation des valeurs occidentales dans l’univers de l’éthique des soins de santé africain, le mouvement inverse Comme nous l’avons mentionné précédemment dans cet est également bel et bien amorcé. Les valeurs africaines article, il y a eu une forte tendance, tant en RDC que partout sont elles-mêmes à la base d’un questionnement critique ailleurs en Afrique francophone, de considérer la bioéthique des fondements de la bioéthique occidentale. comme une réponse morale à l’irruption des nouvelles tech- Ainsi, la philosophie Ubuntu est aujourd’hui largement nologies dans le monde de la santé. Des conceptions plus utilisée pour questionner le dogme occidental de la préva- larges de la bioéthique semblent émerger. Dans Les Fon- lence de l’autonomie individuelle dans les soins de santé dements éthiques de la bioéthique (2014), le philosophe [20]. Selon ceux qui ont tenté de la conceptualiser, la philo- congolais Basile Ekanga met en évidence le caractère évo- sophie Ubuntu correspond à une vision du monde partagée lutif de la définition de la bioéthique. Il insiste sur son par la plupart des peuples africains au Sud du Sahara. Le caractère interdisciplinaire et critique, en la présentant concept trouverait son origine dans les langues bantoues comme une entreprise qui « concerne tous ceux qui, d’une d’Afrique du Sud et a notamment inspiré Desmond Tutu, manière ou d’une autre, s’occupent de la santé en général Prix Nobel de la paix, dans son entreprise de réconciliation et de la maladie en particulier » [24]. Likinda, de son côté, nationale [21]. place clairement les questions sociales au cœur même de la Avec cette morale, l’accent est mis sur démarche bioéthique, sans la restreindre à un observatoire l’interdépendance des êtres humains ainsi que sur leur critique des progrès biotechnologiques : « La bioéthique, relation avec le cosmos. Une telle approche relationnelle de loin d’être limitée aux conséquences éthiques des avancées l’être humain a évidemment des conséquences pratiques. scientifiques et biotechnologiques, s’étend à des problèmes Ainsi, on reconnaîtra bien entendu à l’individu des droits sociaux qui doivent être considérés comme prioritaires dans inaliénables (droit à la vie, droits humains en général), mais un pays comme la RDC. Le principal défi de l’activité bioé- c’est néanmoins les intérêts de la communauté qui prévau- thique ici et maintenant va être de mettre ces questions dront sur ceux des individus. L’autonomie individuelle est sociales à l’agenda » [25]. importante, mais ne peut pas s’exercer au détriment de la Notre projet en RDC a essayé d’étendre la portée et les communauté. La recherche du bien commun sera prioritaire thématiques habituelles de la bioéthique telle qu’elle est [21]. enseignée dans les pays occidentaux. Dans nos programmes
198 S. Rennie et al. de cours sur place, nos ateliers de formation ou nos col- en éthique de la recherche à partir de ce thème pré- loques, le mot d’ordre était de rappeler constamment cis [34]. Dans un cadre occidental, le participant à une qu’une difficulté en éthique de la recherche, en éthique recherche s’inquiétera légitimement d’être correctement de la santé publique ou en éthique clinique gagne souvent à informé des risques qu’il prend. Il cherchera probable- intégrer une réflexion sur la justice sociale ou les détermi- ment également à savoir s’il sera correctement pris en nants sociaux de la santé. Cette idée trouve bien entendu charge au cas où il serait victime d’un effet secondaire. à s’appliquer dans d’autres contextes que celui de la RDC Lorsque la recherche est conduite dans un pays en déve- [26,27]. loppement, ces inquiétudes seront sans doute présentes, mais une question supplémentaire risque de tracasser le Éthno-bioéthique participant local : les chercheurs feront-ils quelque chose pour moi si, durant le déroulement de leur recherche, Dans une publication récente, Chantal Bouffard et Ana je développe un problème de santé sans lien direct avec Marin parlent de l’importance de ce qu’elles appellent le phénomène étudié ? On pourrait par exemple penser une « éthique ethnomédicale » [28]. Pour bien compren- à une personne développant une malaria très grave alors dre ce concept, il faut le mettre en relation avec l’effort qu’elle participe à une recherche sur les maladies cardio- de plusieurs anthropologues pour recontextualiser ethnolo- vasculaires. Alors qu’en Occident, la personne en question giquement la bioéthique [29]. Ceux qui défendent l’idée se tournera spontanément vers le système de santé du pays, très controversée que la médecine occidentale est une tout sera beaucoup plus compliqué dans un pays à faible parmi d’autres, qu’il est possible de soigner efficacement ressource, avec un réseau sanitaire déficient. Quelles sera l’être humain en s’écartant du modèle biomédical classique, alors la responsabilité morale des chercheurs à l’égard de ce estiment qu’il faudrait également s’ouvrir à la pluralité participant ? des éthiques accompagnant ces pratiques. Ainsi, Chantal Bouffard défend-elle l’idée que la bioéthique pourrait être Institutionnalisation envisagée comme une « ethnoéthique » en rappelant le contexte culturel précis dans lequel la discipline est née et Si l’on veut qu’une formation en bioéthique soit durable et en questionnant son universalité [30]. La rationalité propre à qu’elle s’intègre au tissu social local, il faut absolument lui la bioéthique occidentale et ses prescriptions normatives ne trouver une accroche institutionnelle. En conduisant notre sont pas nécessairement universelles, pas plus que d’autres projet en RDC, nous avons appris que le développement de la phénomènes culturels. bioéthique dans un pays marqué par la précarité passe certes Une telle approche ethnologique de la bioéthique est des collaborations étroites avec des institutions de soins particulièrement stimulante et importante pour tout pro- locales prestigieuses, mais aussi et surtout par un investisse- jet de formation. Non seulement, elle replace la bioéthique ment massif du monde académique. Ainsi, il faut veiller à ce dans son contexte culturel particulier, mais elle nous invite que ceux qui ont été formés à la bioéthique puissent obte- en plus à être attentif en tant que formateur à l’ancrage nir des postes universitaires. Et il faut se battre pour que culturel du public à qui nous nous adressons. Cependant, il la discipline bioéthique soit intégrée dans les programmes est important d’ajouter que la prise en compte du particu- académiques existants. larisme culturel de la bioéthique n’enlève rien à l’intérêt Notre propre programme de formation a enregistré des d’une formation en la matière. En effet, bien qu’ancrée résultats non négligeables dans ce domaine, en créant pour dans la culture occidentale, la bioéthique ne présente-t- deux ans un master en santé publique avec une option elle pas des dimensions universelles qu’il ne faudrait pas bioéthique à l’École de santé publique de l’université de balayer trop vite au nom d’un relativisme aveugle ? En ce Kinshasa et en soutenant le cursus universitaire de plusieurs sens, G. Tangwa, l’un des plus grands défenseurs d’une bioé- chercheurs. La bioéthique est désormais présente dans le thique africaine, estime qu’il existe bien des « impératifs programme de nombreux étudiants en médecine et dans les éthiques universels », tels que ceux repris dans le prin- disciplines paramédicales à l’université de Kinshasa. Mais il cipisme [31] (autonomie, bienfaisance, non-malfaisance, reste encore beaucoup à faire, compte tenu de la rigidité des justice sociale), mais il ajoute immédiatement que : « il programmes et de la résistance au changement de certains faut être attentif au contexte ». Ainsi, le respect du prin- enseignants. cipe d’autonomie devra prendre en compte le fait essentiel que de nombreuses communautés estiment que « les indi- vidus n’ont aucun secret important pour leurs parents et Conclusion leurs proches, sous peine d’être soupçonnés d’initiation à la sorcellerie ». Le principe d’autonomie ne pourra ici Un projet de formation à l’éthique de la santé dans un être interprété en termes de confidentialité, mais plutôt contexte aussi difficile que celui de la RDC est nécessai- comme « respect pour les autres êtres humains comme rement confronté à de nombreux défis. Il s’agit bien de égaux moraux » [32]. défis et non pas d’obstacles insurmontables. Après avoir pré- Notre projet a, d’une façon générale, cherché à tenir senté notre propre projet, nous avons montré qu’en matière compte du contexte particulier dans lequel évoluaient d’éthique, le choix de la langue de communication consti- ceux qui participaient à nos formations, sans jamais bas- tue un enjeu essentiel. Il faut veiller à utiliser une langue culer dans un relativisme paralysant. L’exemple de la que les apprenants maîtrisent. Mais il faut également être responsabilité des chercheurs concernant l’offre de soins très attentif à la bonne compréhension du champ discipli- ancillaires [33] nous semblait intéressant de ce point de naire dans lequel s’inscrivent les formations proposées, tout vue et nous a encouragé à organiser en RDC une formation autant que le contexte culturel local.
Formation à la bioéthique en République Démocratique du Congo 199 Ce faisant, parvient-on à éviter les critiques parfois Déclaration de liens d’intérêts dures qui ont été adressées aux responsables des projets du type de celui que nous avons conduit ? L’une des cri- Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêts. tiques les plus acerbes concerne l’utilité même de ces projets de recherche. Si l’on s’en tient aux définitions les plus prévalentes de la bioéthique présentant cette discipline comme le gardien moral scrutant les derniers Références progrès biotechnologiques, il faut reconnaître qu’une telle démarche aura peu de sens dans des régions marquées par [1] https://www.cia.gov/library/publications/the-world- la grande précarité. Mais si l’on envisage la bioéthique factbook/geos/cg.html. Consulté le 19/05/2017. comme une démarche interdisciplinaire d’accompagnement [2] http://www.banquemondiale.org/fr/country/drc/overview. et de réflexion sur les pratiques locales en matière de Consulté le 19/05/2017. santé, cela a du sens de se donner les moyens d’une [3] Fayemi AK, Macaulay-Adeyelure OC. Decolonizing Bioethics in vision globale et critique de la façon dont on soigne les Africa. BEOnline 2016;3(4):68—90. [4] Chadwick R, Schuklenk U. Bioethical colonialism? Bioethics êtres humains. 2004;18(5):iii—v. Une fois que l’on a clarifié ces éléments conceptuels, il [5] De Vries R, Rott L. Bioethics as missionary work: the export devient alors plus facile d’affronter la question de l’éventuel of Western ethics to developing countries? In: Myser C, editor. caractère idéologique de la bioéthique que l’on pourrait Bioethics around the globe. New York: Oxford University Press; formuler de cette façon : Les projets occidentaux de for- 2008. p. 3—18. mation à la bioéthique n’auraient-ils pour premier objectif [6] Hellmann F, Garrafa V, Schlemper Jr BR, et al. The Fogarty d’imposer aux pays en développement les valeurs occiden- training program in low- and middle-income countries: inter- tales en matière de santé et de recherche ? national research ethics education or moral imperialism? Arch L’interpellation est à prendre très au sérieux. En effet, Med Res 2015;46(6):515—6. on ne peut nier les origines occidentales de la bioéthique, [7] Engelhardt HT. The search for a global morality: bioethics, the culture wars, and moral diversity. In: Engelhardt HT, editor. mais cela signifie-t-il qu’un non-occidental n’aurait rien à Global Bioethics. The Collapse of Consensus. Salem: M & M en apprendre ? Dans ce débat, nous avons défendu l’idée Scrivener Press; 2006. p. 18—49. qu’au-delà de ses particularismes, la bioéthique occidentale [8] Patwardhan B. Need to recognize efforts from developing coun- présente des dimensions universelles partageables avec tout tries. Bioeth Inq 2016;13:19. être humain. Réciproquement, il est clair que l’approche [9] Borry P, Schotsmans P, Dierickx K. Developing countries and africaine des questions d’éthique de la santé (l’approche bioethical research. N Engl J Med 2005;353:852—3. Ubuntu, par exemple) éclaire universellement les débats [10] Borry P, Schotsmans P, Dierickx K. How international is bioe- actuels. Un métissage de la réflexion bioéthique est indis- thics? A quantitative retrospective study. BMC Med Ethics pensable, dans la conscience et le respect des ancrages 2006;7:E1. culturels des communautés en présence. [11] Ndebele P, Wassenaar D, Benatar S, et al. Research ethics capa- city building in Sub-Saharan Africa: a review of NIH Fogarty Comme l’expérience nous l’a appris, ce métissage doit funded programs 2000-2012. J Empir Res Hum Res Ethics passer par le respect de deux conditions essentielles. La pre- 2014;9(2):24—40. mière concerne la dimension sociale du projet bioéthique. [12] Muyengo Mulombe S. La bioéthique. Quelques perspectives Il est évident que dans un pays comme la RDC, la ques- africaines. Rev Afr Theol 1988;12(23—24):187—95. tion sociale se cache derrière chaque interrogation éthique. [13] Mbambi Monga Oliga M. Science moderne et morale. Comment parler d’éthique des soins de santé (ou d’éthique Brèves réflexions sur la bioéthique. Revue Phil Kinshasa de la recherche) sans avoir en tête les difficultés pour une 1992;10(9):19—32. majorité des Congolais d’y avoir accès en raison de la pré- [14] Musambi Malongi F. Des enjeux éthiques des nouvelles techno- carité ambiante ? La deuxième condition évoquée, bien que logies biomédicales. Rev Phil Kinshasa 2003;14(25—26):37—51. moins sensible que la première, est néanmoins tout aussi [15] Hottois G, Bioéthique. In: Hottois G, Missa J-N, editors. Nouvelle encyclopédie de bioéthique. Bruxelles: De Boeck Uni- importante. Elle porte sur la nécessité d’institutionnaliser versité; 2001. p. 127. l’éthique de la santé si on veut en pérenniser le poids social. [16] Andoh CT. Bioethics and the challenges to its growth in Africa. Un tel mouvement passera notamment par l’ouverture de Open J Phil 2011;1(2):67—75. postes universitaires, la création de cours spécifiques ou [17] Likinda EB. Congo, Democratic Republic of. In: ten Have H, l’ajout de chapitres consacrés à l’éthique de la santé dans Gordijn B, editors. Handbook of Global Bioethics. Dordrecht: les enseignements existants. Dès lors, il est clair que dans un Springer Reference; 2014. p. 1041. environnement aussi difficile que celui de la RDC, le déve- [18] Muyengo Mulombe S. La bioéthique en Afrique. Pourquoi, pour loppement d’une éthique de la santé est intimement lié à la qui, comment ? Sarrebrücken: Éditions universitaires euro- détermination et à l’engagement des acteurs locaux et des péennes; 2012. institutions. [19] Behrens KG. Hearing sub-Saharan African voices in bioethics. Theor Med Bioeth 2017;38:95—9. [20] Behrens KG. A critique of the principle of ‘respect for autonomy’, grounded in African thought. Dev World Bioeth 2017:1—9. Financement [21] Tumaini Chuwa L. African indigenous ethics in global bioethics. Interpreting Ubuntu, Volume I. Dordrecht: Springer; 2014. Notre projet intitulé « Stengthening capacities in bioethics [22] Tangwa GB. The traditional African conception of the per- and justice in health » a été financé par Fogarty International son. Some implications for bioethics. Hastings Center Rep Center (NIH). 2000;30(5):39—43.
200 S. Rennie et al. [23] Matolino B, Kwindingwa W. The end of Ubuntu. S Afr J Phil [30] Beauchamp TL, Childress JF. Principles of biomedical ethics. 2013;32(2):197—205. 7th ed. New York: Oxford University Press; 2013. [24] Ekanga B. Les fondements éthiques de la bioéthique. Blooming- [31] Rennie S, Mupenda B. Living apart together: reflections on bioe- ton: iUniverse LLC; 2013. p. xvii. thics, global inequality and social justice. Phil Ethics Hum Med [25] Likinda EB. Congo, Democratic Republic of. In: ten Have H, 2008;3:25. Gordijn B, editors. Handbook of Global Bioethics. Dordrecht: [32] Tangwa GB. Bioéthique et recherche biomédicale internatio- Springer Reference; 2014. p. 1039. nale sous l’angle de la philosophie et de la culture africaines. [26] Ravez L. La pauvreté comme référentiel en bioéthique. In: In: Hirsch F, Hirsch E, editors. Éthique de la recherche et des Py B, Vialla F, Léonhard J, editors. Mélanges en l’honneur de soins dans les pays en développement. Paris: Vuibert; 2005. p. Gérard Mémeteau. Droit médical et éthique médicale : regards 62. contemporains. Paris: LEH Éditions; 2015. p. 225—33. [33] On pourrait définir cette responsabilité en matière de soins [27] Bouffard C, Marin A. Juste un mot. La rencontre des eth- ancillaires comme celle qu’auraient des scientifiques qui nomédecines et des ethnoéthiques. J Int Bioeth 2015;26(4): conduisent une recherche médicale à l’égard de maladies ou de 15—6. blessures non causées par l’étude mais touchant des personnes [28] Marshall PA, Koenig BA. Bioéthique et anthropologie : participant à cette recherche, Richardson H. Moral entangle- situer le ‘bien’ dans la pratique médicale. Anthropol Soc ments: the ancillary-care obligations of medical researchers. 2000;242:35—55. Oxford: Oxford University Press; 2012. [29] Bouffard C. Bioéthique de la recherche et diversité culturelle. [34] Tshikala T, et al. Engaging with research ethics in central Fran- In: Kopp N, et al., editors. Éthique médicale interculturelle. cophone Africa: reflections on a workshop about ancillary care. Regards francophones. Paris: L’Harmattan; 2006. p. 168—78. Phil Ethics Human Med 2012;7:10.
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