Formation à la bioéthique en République Démocratique du Congo : expériences et défis - Global Health Ethics

 
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Formation à la bioéthique en République Démocratique du Congo : expériences et défis - Global Health Ethics
Éthique et santé (2018) 15, 192—200

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ARTICLE ORIGINAL

Formation à la bioéthique en République
Démocratique du Congo : expériences et
défis
Bioethics education in Democratic Republic of Congo: Experiences and
challenges

                                      S. Rennie a, L. Ravez b,∗, D. Makindu d,e, A. Fox b,
                                      B. Grauls b, R. Yemesi e,f, P. Kayembé g,
                                      J.L. Chalachala h, M. Kashamuka g, F. Behets c

                                      a
                                        Department of Social Medicine and Center for Bioethics, University of North Carolina at
                                      Chapel Hill, États-Unis
                                      b
                                        Département Sciences-Philosophies-Sociétés, Centre de Bioéthique de l’Université de
                                      Namur, Institut, Université de Namur, rue de Bruxelles, 61, 5000 Namur, Belgique
                                      c
                                        University of North Carolina at Chapel Hill, Department of Epidemiology, Gillings School of
                                      Global Public Health, États-Unis
                                      d
                                        École de Santé Publique, Centre Interdisciplinaire de Bioéthique pour l’Afrique
                                      Francophone (CIBAF), Université de Kinshasa, République Démocratique du Congo
                                      e
                                        Université Pédagogique Nationale, République Démocratique du Congo
                                      f
                                        Université de Lodja, République Démocratique du Congo
                                      g
                                        École de Santé Publique, République Démocratique du Congo
                                      h
                                        University of North Carolina at Chapel Hill, DRC Country Representative, Family Planning
                                      Country Action Process Evaluation (FP CAPE)/Carolina Population Center, États-Unis

                                      Disponible sur Internet le 21 mai 2018

     MOTS CLÉS                        Résumé Dans les régions marquées par un contexte socioéconomique difficile, les difficul-
     Bioéthique ;                     tés sont plus nombreuses qu’ailleurs pour ceux qui se donnent pour tâche de former à la
     Éthique de la santé ;            réflexion éthique les professionnels de la santé et les chercheurs. Pour le montrer, nous évo-
     Formation ;                      quons dans cet article nos expériences en République Démocratique du Congo. Une première
     Soins de santé ;                 difficulté est à chercher du côté linguistique. En effet, la langue et la culture anglo-saxonnes

 ∗   Auteur correspondant.
     Adresse e-mail : laurent.ravez@unamur.be (L. Ravez).

https://doi.org/10.1016/j.etiqe.2018.04.004
1765-4629/© 2018 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Formation à la bioéthique en République Démocratique du Congo : expériences et défis - Global Health Ethics
Formation à la bioéthique en République Démocratique du Congo                                                                      193

  Éthique de la                       dominent largement la discipline, compliquant la tâche de ceux qui maîtrisent mal l’anglais. Une
  recherche ;                         deuxième difficulté à surmonter est d’ordre conceptuel. Les objectifs et le champ d’application
  Éthique clinique ;                  de la bioéthique sont souvent mal compris, ce qui peut conduire à confondre les spécialistes
  Précarité ;                         de la discipline tantôt avec des moralistes surtout préoccupés par le progrès biotechnologique,
  Culture ;                           tantôt avec des référents religieux. La troisième difficulté évoquée est de nature politique et
  Métissage                           culturelle. Lorsqu’elle entre en interaction avec des communautés très hiérarchisées et conser-
                                      vatrices, la posture critique de la bioéthique peut susciter des réactions de rejet. Ce sont sans
                                      doute ces difficultés qui ont alimenté certaines critiques acerbes sur la pertinence des for-
                                      mations à l’éthique dans des zones marquées par les urgences sanitaires et alimentaires ou
                                      certaines accusations présentant ces démarches comme un avatar de plus de l’impérialisme
                                      occidental. Tout en prenant au sérieux ces difficultés, nous montrons par nos expériences
                                      qu’elles peuvent être transformées en défis à relever.
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  KEYWORDS                            Summary In regions marked by socio-economic turmoil, the task of teaching bioethics to
  Bioethics;                          health professionals and researchers can be more challenging than elsewhere. To demonstrate
  Education;                          this, in this article we describe some of our teaching experiences in the Democratic Republic
  Healthcare;                         of Congo over the past decade. A first difficulty is linguistic. Anglo-Saxon language and culture
  Research ethics;                    largely dominates the field of bioethics, complicating teaching and education for those who do
  Clinical ethics;                    not master the language. A second obstacle is conceptual. Bioethics is often misunderstood as
  Scarcity;                           reflection on technological developments in medicine, which distorts its objectives and nar-
  Culture;                            rows its scope, particularly in resource-constrained settings. A third difficulty is cultural and
  Cultural hybridization              political. Ethics in this setting is difficult to distinguish from common morality and the work
                                      of moralists, who comment on problems in medicine from a religious standpoint. Moreover,
                                      when interacting with communities and institutions that are strongly hierarchical, the critical
                                      stance of bioethics can give rise to resistance and rejection. These are among the array of dif-
                                      ficulties that undoubtedly have given rise to sharp critiques of bioethics training initiatives in
                                      developing countries, where the introduction of bioethics has been depicted as a form of Wes-
                                      tern imperialism. While taking these criticisms seriously, our experiences in the field show how
                                      these seemingly insurmountable difficulties can be transformed into (more or less) manageable
                                      challenges.
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Introduction                                                          Justice en matière de Santé » (Strengthening Capacities
                                                                      in Bioethics and Justice in Health). Celui-ci est financé
Dans cet article, nous partageons quelques expériences et             par le Fogarty International Center du National Institutes
témoignages issus de notre engagement au cours des treize             of Health et s’inscrit dans un cadre plus large visant à
dernières années dans un projet de formation à l’éthique              former en éthique de la recherche les chercheurs et les
de la santé1 en République Démocratique du Congo (RDC)                professionnels de la santé dans les pays en développement.
baptisé « Renforcer les Capacités en Bioéthique et la                 Il existe 23 projets similaires de par le monde.
                                                                          Une bonne compréhension de ces expériences passe
                                                                      nécessairement par la compréhension du contexte social
  1 Nous considérons la bioéthique comme une réflexion éthique         de la RDC contemporaine. La RDC est confrontée à de
sur les déterminants sociaux, politiques et environnementaux de       nombreuses difficultés. La mortalité infantile et maternelle
la santé, comprenant la pratique des soins, la santé publique et      compte parmi les plus élevées au monde. L’espérance de vie
la recherche sur des participants humains. Nous rejoignons ainsi la   y est à peu près de 57 ans. Le produit intérieur brut par habi-
définition qui est généralement donnée de la bioéthique dans la lit-   tant est de 800 USD et 63 % de la population vit en dessous
térature spécialisée actuelle. Cela étant, nous reconnaissons que     du seuil de pauvreté [1].
d’autres définitions plus étroites sont défendables, comme celle           Le principal objectif de l’article qui suit est de témoigner
que l’on retrouve dans le dictionnaire Larousse : « Étude des pro-    modestement des défis auxquels sont souvent confron-
blèmes moraux soulevés par la recherche biologique, médicale ou
                                                                      tés ceux qui se donnent pour tâche d’implémenter une
génétique et certaines de ses applications ». Une telle définition
ne rend cependant pas compte de l’ampleur du champ disciplinaire
                                                                      démarche de réflexion éthique dans des environnements
couvert par la bioéthique aujourd’hui.                                où les ressources sont limitées, comme c’est le cas en
                                                                      RDC. Le premier de ces défis est linguistique, puisque nous
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avons choisi de former des Congolais à une discipline dont        et plus spécifiquement aux essais cliniques proposés par des
la principale langue de communication est l’anglais, alors        chercheurs américains [6] 2 .
même qu’il s’agit d’une langue très mal maîtrisée dans le             Si ces affirmations ont un caractère outrancier, il est
pays.                                                             néanmoins vrai que certains projets internationaux comme
    Le deuxième défi est conceptuel, car le champ                  le nôtre présentent des caractéristiques propres qui pour-
d’application et les méthodologies de l’éthique de la santé       raient les fragiliser sur un plan idéologique.
ont évolué avec le temps. La bioéthique d’hier essentiel-             D’abord, pointons que les ressources pédagogiques et
lement centrée sur les biotechnologies innovantes a laissé        académiques utilisées pour ce genre de projets sont le
la place à une réflexion plus large sur les enjeux éthiques        plus souvent occidentales et anglophones de surcroît. Cela
en matière de médecine clinique, de recherche sur l’être          n’a évidemment rien d’étonnant, car la discipline bioé-
humain et sur l’animal, et de santé publique.                     thique est née et s’est construite aux États-Unis, dans les
    Le troisième défi dont nous parlerons est de nature poli-      années 1960—1970, dans un contexte de revendication d’une
tique et culturelle, à savoir la difficulté de cultiver une        meilleure prise en compte des libertés individuelles des
attitude critique dans une société très hiérarchisée et où        patients par les acteurs de la santé [7]. Bien sûr, les bioé-
la religion joue un rôle essentiel.                               thiciens issus de pays en développement font beaucoup
    Comme d’autres, nous avons affronté ces difficultés en         d’efforts pour être reconnus et publiés [8], il reste cepen-
tentant de transmettre des connaissances que nous pensions        dant, comme le travail de Borry et al. le montre, que les
utiles, tout en restant attentifs aux compétences et aux          textes publiés dans les grandes revues internationales sont
besoins locaux. Nous rendrons compte de nos réussites et de       souvent signés par des chercheurs issus de pays développés
nos échecs, en tirant quelques leçons de nos expériences de      anglophones [9,10]. Cela étant, il est clair que l’anglais est
terrain et en évoquant des pistes d’amélioration possibles.       également la langue de prédilection pour la publication des
    Il est important de préciser que n’avons aucune préten-       résultats de la recherche en général.
tion à généraliser notre vécu particulier.                            Il faudrait également pouvoir discuter de la trop grande
    Deux questions délicates retiendront plus particulière-       importance accordée à l’éthique de la recherche par rapport
ment notre attention. D’abord, pourquoi promouvoir la             à l’éthique clinique. Certains estiment que pour l’Afrique
bioéthique dans un environnement socioéconomique et               seule, les investissements américains pour renforcer les
sanitaire aussi difficile que celui de la RDC, considéré           capacités des acteurs locaux en matière d’éthique de la
comme l’un des pays les plus pauvres du monde [2] ?               recherche entre 2002 et 2013 ont été de l’ordre de 19 mil-
N’y a-t-il pas urgence à se concentrer d’abord sur la             lions de dollars [11]. L’enjeu est de taille car l’urgence dans
précarité, l’amélioration du système de santé, la jus-            beaucoup de pays en développement concerne une réflexion
tice, les communications etc. ? Ensuite, comment une              approfondie sur l’organisation du système de santé, les rap-
démarche d’éthique de la santé peut-elle être promue dans         ports entre les professionnels et les malades et la délivrance
un pays en développement comme la RDC sans que lui                des soins. Cela ne signifie pas pour autant que l’éthique de
soient imposées des structures ou des valeurs venues de           la recherche n’est pas pertinente dans ce contexte. Bien au
l’étranger ? Certains estiment en effet aujourd’hui que           contraire, il est clair que l’amélioration du système de santé
la bioéthique au sens anglo-saxon du terme est un des             et de la délivrance des soins sur place sont souvent liées à
nombreux moyens pour l’Occident d’imposer sa vision du            la récolte de données locales qui seront utilisées pour des
monde à l’Afrique et qu’il faudrait la « décoloniser »            recherches nationales et des projets internationaux. Une
[3].                                                              solide réflexion éthique sur les recherches ainsi conduites
                                                                  est tout à fait nécessaire.
                                                                      Si les programmes Fogarty de bioéthique n’ont pas tou-
                                                                  jours réussi à surmonter les difficultés évoquées, ils ont au
                                                                  moins tenté de le faire. Une tension particulière semble
Les fragilités des projets internationaux                         toutefois subsister, quels que soient les efforts des acteurs
de formation à la bioéthique                                      concernés. Il s’agit d’une tension entre deux objectifs carac-
                                                                  térisant les projets internationaux de renforcement des
L’enthousiasme des débutants que nous étions en 2004,             capacités en bioéthique. D’un côté, on trouve un objectif
à l’entame de notre aventure, a très vite été confronté           général consistant à susciter le débat éthique et la construc-
aux critiques très vives adressées par certains aux pro-
jets internationaux de formation à la bioéthique. Ainsi, par
exemple, pour Chadwick et Schuklenk, les tentatives de
transmettre une culture bioéthique aux intellectuels des            2 D’une façon quelque peu anecdotique mais néanmoins très éclai-

pays en développement seraient purement et simplement             rante, nous pourrions évoquer cette visite du département de
de l’ordre du transfert idéologique [4]. De Vries et Rott, étu-   philosophie de l’université de Kinshasa, dans la phase de gestation
diant un projet européen (Erasmus) destiné à promouvoir la        de notre projet. Après avoir soigneusement exposé nos objectifs
bioéthique dans les pays du Sud, pointent de fortes conno-        de recherche, un des professeurs nous a fait remarquer combien
                                                                  il était ironique que des Américains viennent enseigner l’éthique à
tations missionnaires dans le contenu, l’approche ou encore
                                                                  des Congolais alors que leur gouvernement venait d’attaquer l’Irak.
l’état d’esprit [5]. Plus récemment, certains commentateurs       Le fait que les investigateurs principaux de la recherche soient
ont durement reproché aux programmes de bioéthique de             Belges et Canadiens était loin de suffire à balayer la suspicion. Les
Fogarty d’être des formes subtiles d’impérialisme moral,          fonds étaient américains et cela évoquait inévitablement les ten-
avec pour objectif sous-jacent de répandre des positions          sions politiques, sociales, culturelles et éthiques liées à ce type de
éthiques favorables aux intérêts américains dans le monde         projets.
Formation à la bioéthique en République Démocratique du Congo                                                                 195

tion d’un savoir présenté comme l’expression des valeurs           auteurs de ces travaux reproduisaient une conception héri-
locales, et entrant en résonance avec le contexte local.           tée de leur formation dans des universités européennes.
Mais de l’autre côté, un objectif plus particulier vient faire     Selon cette conception, la bioéthique serait l’étude des
contrepoids : chercher à s’assurer que la recherche sur les        questions éthiques suscitées par l’émergence des nouvelles
êtres humains dans les pays en développement fasse l’objet         technologies médicales, comme l’euthanasie, l’assistance
d’un contrôle externe, dans le respect des normes natio-           respiratoire, la procréation médicalement assistée, le diag-
nales et internationales. Le poids accordé à l’un ou l’autre       nostic prénatal, les bio-banques et les thérapies cellulaires.
de ces objectifs influencera de façon très sensible la nature      C’est très précisément de cette façon que Gilbert Hottois,
même de la formation en bioéthique qui sera proposée.              par exemple, un des acteurs clefs de la scène bioéthique
   Dans ce qui suit, nous examinerons comment nous avons           francophone dans les années 1990, définit le champ de la
concrètement affronté ces difficultés et tensions.                  bioéthique : « [. . .] il s’agit de questions suscitées par des
                                                                   avancées nouvelles (recherches et applications) des tech-
                                                                   nosciences biomédicales et impliquant donc la manipulation
                                                                   du vivant (spécialement humain) » [15]. Or, dans des envi-
Formation à la bioéthique en RDC :                                 ronnements où la pénétration de ces nouvelles technologies
expériences et défis                                                reste très limitée, la conception restrictive risque de faire
                                                                   de la bioéthique une discipline non pertinente localement.
Lorsqu’en 2004 nous avons commencé à collaborer avec                   A contrario, une conception plus large de la bioéthique,
l’École de santé publique de Kinshasa (ESPK) et d’autres           plus proche d’une éthique de la santé, mais également
entités de l’université de Kinshasa (UNIKIN), l’éthique de         mieux ancrée localement, se tournera spontanément vers
la santé était peu présente au Congo, tant sur le plan social      des questions comme la difficulté des patients pour payer
qu’académique. Comme partout ailleurs, des hommes réflé-            leurs frais d’hospitalisation, les médicaments frelatés, les
chissaient et s’efforçaient de résoudre les conflits de valeurs    conflits entre médecine occidentale et médecine tradition-
susceptibles de se présenter en cherchant à promouvoir la          nelle, les droits des patients bafoués ou encore la fuite des
santé. Les professionnels évoquaient régulièrement entre           cerveaux.
eux des dilemmes moraux rencontrés dans les salles de                  On pourrait ainsi soutenir que la conception « techno-
l’hôpital ou à l’occasion de consultations. Il n’était pas ques-   logique » étroite de la bioéthique a en réalité eu un effet
tion de bioéthique ni même de « problèmes éthiques », mais         préjudiciable sur la promotion de la réflexion éthique dans
plus simplement de cas de conscience. La frustration de cer-       un environnement où les ressources sont peu abondantes.
tains professeurs et étudiants de l’ESPK et de l’UNIKIN était      C’est précisément ce qui amène une nouvelle génération de
grande, alimentée par le besoin d’éclairer ces dilemmes et         bioéthiciens africains à soutenir une « bioéthique en quête
de trouver des pistes de réponse comme le faisaient les            d’authenticité » [16], c’est-à-dire une éthique essentielle-
bioéthiciens d’autres continents. Mais pour faire évoluer la       ment préoccupée par les questions brûlantes en matière de
situation, il y avait quelques défis de taille à relever, ceux-ci   santé que les populations locales doivent affronter chaque
étant toujours d’actualité.                                        jour.
    On pourrait d’abord évoquer un défi linguistique. La litté-         Un troisième défi pour changer la donne en matière
rature en bioéthique, comme en sciences d’ailleurs, était et       d’éthique de la santé à Kinshasa était politique et culturel.
est toujours majoritairement anglophone. Or peu de Congo-          La société congolaise est fortement hiérarchisée, comme
lais parlent ou lisent l’anglais. Cette difficulté d’accès à        c’est le cas dans beaucoup d’autres pays d’Afrique subsaha-
l’anglais réduit évidemment les ressources pédagogiques            rienne. Cette situation ne constitue pas en soi un problème,
disponibles. De plus, le français est pour beaucoup de Congo-     mais il faut en tenir compte lorsqu’on veut développer un
lais une deuxième, voire une troisième langue.                     projet de formation à la bioéthique. Ainsi, dans le cadre
    Dans ce contexte, nous avons choisi de privilégier autant      du projet « Renforcer les Capacités en Bioéthique et la
que possible la littérature francophone en bioéthique. Cela        Justice en matière de Santé », nous avions organisé un
a contribué à surmonter en partie la barrière linguistique,        grand forum de réflexion à Kinshasa autour de la question
tout en ouvrant les bénéficiaires de nos formations à une           des droits du patient congolais. Cette activité réunissait
riche tradition culturelle, notamment en matière de droits         des professionnels de la santé, des juristes, des représen-
de l’homme et de solidarité.                                       tants de malades et des décideurs institutionnels. L’objectif
    Cependant, il est clair que l’idéal pour une formation         était de parvenir à constituer une charte des droits du
en bioéthique de ce type serait de pouvoir jongler avec le         patient qui serait utilisée comme plaidoyer auprès des auto-
français, le lingala, le kiswahili et éventuellement d’autres     rités politiques en vue d’améliorer la prise en charge des
langues locales, surtout si l’on souhaite que l’impact de la       malades. L’enthousiasme de départ chez les participants
formation ne se limite pas aux élites médicales et univer-         était vraiment encourageant pour l’équipe qui avait organisé
sitaires occidentalisées. Malheureusement, il n’existe pas         le forum. Mais très vite, parallèlement à l’enthousiasme,
encore de ressources pédagogiques pour faire face à une            une crainte est apparue : celle de fâcher les autorités, avec
telle demande. En outre, il n’est pas facile de trouver des        pour effet immédiat un accès plus compliqué aux rares res-
formateurs à la fois polyglottes et possédant des compé-           sources médicales disponibles. Les domaines de la médecine
tences suffisantes en éthique.                                      et de la santé publique sont imprégnés de traditions forte-
    Un deuxième défi à relever était conceptuel. En 2004,           ment paternalistes. Dans ce contexte, les bioéthiciens — et
les rares travaux de bioéthique écrits en français par            ceux qui adhèrent à leurs idées — sont susceptibles de cou-
des Africains [12,13,14] étaient souvent marqués par une           rir des risques dès qu’ils remettent en question les valeurs
conception restrictive de la discipline. Sans surprise, les        établies.
196                                                                                                              S. Rennie et al.

    De plus, il existe au sein de la bioéthique congolaise       la définition qui sera donnée au terme « bioéthique ».
un courant très conservateur, lié à l’enracinement de la         Si la bioéthique est envisagée comme une réflexion sur
moralité congolaise dans la tradition religieuse. Il s’agit là   les progrès en matière de biotechnologies de pointe, elle
d’une des raisons pour lesquelles la littérature bioéthique      ne sera effectivement, comme l’écrit S. Muyengo, qu’un
contemporaine, qui est largement laïque, n’est pas toujours      « bel exercice académique, une vue d’esprit (sic) sans
facilement utilisable dans le contexte congolais. Ainsi, selon   aucun impact sur la vie des gens » [19], p. 52. Mais cette
Evariste Likinda, la tâche de la bioéthique en RDC est de        approche de la bioéthique appartient au passé et ne corres-
« (. . .) savoir comment recevoir la science et la techno-       pond plus du tout à ce qui est enseigné aujourd’hui. Voici à
logie sans diluer pour autant les valeurs anthropologiques       titre d’exemple comment la bioéthique est définie dans les
essentielles qui restent profondément enracinées dans les        formations offertes dans le cadre de notre projet : « La bioé-
cultures et les traditions » [17]. Ces valeurs dont parle        thique désigne aujourd’hui la mise en œuvre d’une réflexion
Likinda sont la vie humaine perçue comme un don, la soli-       critique sur les valeurs en jeu dans les pratiques de soin et les
darité, le respect des ancêtres et du monde des esprits, la      recherches scientifiques touchant à la santé humaine et ani-
participation à une communauté dont les intérêts propres         male. Pour analyser ces valeurs, la bioéthique mobilise des
priment sur ceux des individus qui la constituent.               acteurs scientifiques issus de diverses disciplines : la méde-
    Sébastien Muyengo va plus loin encore en pointant la         cine, le droit, la philosophie, la sociologie, la théologie,
religion comme une source essentielle de la bioéthique afri-     etc., et a recours à des outils méthodologiques spécifiques.
caine : « Si la bioéthique est vraiment une éthique de la        Le transfert de ces recherches peut déboucher sur la pro-
vie, il nous semble qu’en Afrique Noire, nous devons lever       position de repères éthiques destinés à guider les activités
l’option dès le point de départ. Au-delà des différences,        des soignants et des chercheurs concernés ». Cette défini-
des idéologies, des cultures et des religions, on ne peut        tion renvoie implicitement à trois spécialités dont la réunion
débattre du problème de la vie ou traiter de la question         constitue le corpus bioéthique : l’éthique clinique, l’éthique
du respect de la personne humaine sans se référer aux tra-       de la recherche et l’éthique de la santé publique.
ditions culturelles et religieuses des peuples, autrement dit,       Définir précisément le champ de la bioéthique ne suffit
sans se référer à ce qui constitue ici la transcendance : Dieu   cependant pas à écarter totalement l’accusation de futilité,
et le monde des esprits, des ancêtres ». Dans ce contexte, le    car si le cadre disciplinaire est essentiel, encore faut-il être
positionnement critique classique de la bioéthique apparaît      au clair sur le contexte auquel il s’applique. S’agissant du
inévitablement comme une difficulté et sera même perçu           continent africain, Cl. T. Andoh, par exemple, pointe les
comme une forme de dictature de la pensée : « C’est là           immenses défis économiques et sociaux auxquels celui-ci
que nous autres Africains éprouvons des difficultés à dia-        est confronté, en particulier en matière de santé. L’Afrique
loguer avec nos amis Occidentaux qui, sans tenir compte          paie un incroyable tribut aux maladies infectieuses comme
de nos ‘a priori’ culturels, religieux, mentaux, etc. nous       le SIDA et les maladies tropicales telles que la malaria ou
imposent leurs schémas pour penser la vie, la mort, la per-      la maladie du sommeil ([16], p. 67). Ce contexte particulier
sonne humaine, les valeurs, etc. À tort ou à raison, en          est un vrai défi pour la bioéthique qui devrait en faire un
Afrique Noire, on ne peut pas penser ces choses-là sans          élément clef de son arsenal réflexif. Pour la RDC, plus parti-
penser Dieu, les ancêtres, l’au-delà » [18], p. 75.              culièrement, S. Muyengo est très précis lorsqu’il pointe les
    La posture critique de l’éthicien est évidemment mise à      priorités locales : « Il suffit de séjourner dans nos hôpitaux
mal pour une telle approche de la bioéthique : pour réfléchir     pour s’en rendre compte : des hommes meurent par manque
de façon critique à un paradigme, il faut pouvoir prendre       de couverture sociale, par carence d’équipements matériels
du recul par rapport à celui-ci, ce qui n’est pas encouragé      adéquats et même des (sic) médicaments, par l’insuffisance
dans l’approche de la bioéthique défendue par S. Muyengo.        de formation, négligence et souvent mauvaise volonté du
Il serait beaucoup plus cohérent de parler ici de biomorale,     personnel médical, etc. » ([17], p. 53).
c’est-à-dire du déploiement de principes et de valeurs sou-          Lorsqu’elle forme les citoyens à s’intéresser à ces problé-
vent de nature religieuse et communément acceptés, pour          matiques, la bioéthique n’a rien de futile, bien au contraire.
analyser et résoudre les questions pratiques qui se posent à     Il reste toutefois à être vigilant sur l’apport spécifique de la
l’être humain dans le domaine des soins de santé.                bioéthique lorsqu’elle se penche sur ces urgences sanitaires.
    Il est temps maintenant de revenir aux deux questions        Autrement dit, pourquoi se former à l’éthique de la santé
évoquées au début de cet article. Elles nous serviront de        dans des régions dominées par la grande précarité et pas plu-
guide pour tirer quelques enseignements par rapport aux          tôt renforcer la qualité des soins, la recherche en matière
défis auxquels notre projet nous a confronté.                     de santé, l’alphabétisation, les données épidémiologiques,
                                                                 les lois, l’économie, l’anthropologie, etc. ? Posée de cette
                                                                 façon, la question est nécessairement piégée. Il ne devrait
Questions en suspens et leçons tirées                           pas y avoir une quelconque concurrence entre l’éthique, les
                                                                 soins, le droit ou l’économie. La bioéthique est par nature
Notre première question était : Pourquoi promouvoir              interdisciplinaire et critique. Elle accompagne les pratiques,
l’éthique de la santé dans un environnement aussi difficile       les découvertes et les théorisations dans le domaine de
que celui de la RDC ? On pourrait défendre l’idée que les        la santé. Il n’y a donc pas à choisir entre la bioéthique
initiatives de ce genre ne seraient pas nécessaires, voire       et d’autres disciplines indispensables au développement de
qu’elles seraient même futiles. Examinons cela en détail.        l’Afrique, mais il y a à conjuguer ces domaines, dans le
Le développement d’une éthique de la santé peut-il appor-        respect de priorités évidentes : il ne peut par exemple y
ter quelque chose à l’Afrique en général et à la RDC en          avoir d’éthique des soins de santé là où il n’y a pas de
particulier ? La réponse à cette question va dépendre de         soins.
Formation à la bioéthique en République Démocratique du Congo                                                                 197

    Après avoir traité la difficile question de l’utilité de la          Certains bioéthiciens africains, comme Tangwa, par
formation à la bioéthique en RDC, il reste à réfléchir sur la        exemple, soutiennent que le concept d’autonomie tel qu’il
nature idéologique de celle-ci. Autrement dit : « Comment           est compris en Afrique est différent de celui de son homo-
la bioéthique peut-elle être promue sans imposer des struc-         logue occidental, parce que le concept sous-jacent de la
tures ou des valeurs étrangères ? ». Cette question, que De         personne est différent, notamment parce que les concepts
Vries et Rott appellent le « problème d’exportation » [5],          de personne et de communauté sont profondément liés [22].
doit être prise au sérieux étant donné l’incontestable pré-         Cependant, la situation est encore plus compliquée quand on
dominance des pays occidentaux en matière de bioéthique.            considère la diversité culturelle de l’Afrique, les nombreux
Cela dit, l’accusation pourrait être élargie. L’Occident            impacts de l’occidentalisation et la disparition progressive
n’influence pas l’Afrique qu’en matière de bioéthique.               de la vie rurale traditionnelle. Les contrastes faciles entre
Toutes les capitales du monde tendent de plus en plus à se          les valeurs et les conceptions africaines et occidentales
ressembler, avec pour modèle les stéréotypes occidentaux,           doivent être évités. C’est en partie pour ces raisons que cer-
tant en termes de mode, d’architecture ou de technolo-              tains chercheurs africains se demandent si Ubuntu exprime
gie. La société congolaise n’échappe évidemment pas à ce            réellement les « valeurs africaines » et questionnent les
phénomène de mondialisation.                                        applications possibles à la bioéthique [23]. Des débats ani-
    En prenant pour exemple l’Afrique du Sud, K.G. Behrens          més tels que ceux-ci sont à saluer.
montre qu’une volonté d’émancipation à l’égard du modèle                Nous pensons qu’un mouvement de partage des valeurs
occidental prend une ampleur grandissante dans les milieux          morales entre l’Afrique et l’Occident est amorcé et que
académiques africains, notamment chez les étudiants.                la formation en bioéthique pourra largement en bénéficier.
Ceux-ci dénoncent l’uniformisation de l’enseignement uni-           L’idéal serait que les communautés parviennent à penser les
versitaire en Afrique, au mépris des valeurs et des traditions      questions éthiques qu’elles ont à affronter en préservant
locales. Les savoirs et les outils de diffusion utilisés seraient   leurs propres valeurs et en entrant en résonance avec elles.
calqués sans discernement sur ce qui est proposé dans les           Mais il serait particulièrement regrettable d’encourager
pays occidentaux, au mépris des besoins locaux. La philoso-         dans le même mouvement une sorte de repli identitaire qui
phie et la bioéthique souffriraient particulièrement de cette       refuserait toute autocritique. Tout est-il donc si merveilleux
situation, la dernière en particulier étant encore et toujours      au pays de la bioéthique africaine ? N’est-il pas intéressant,
dominée par le principisme et les grands courants éthiques          en Afrique, comme en Occident, de questionner en profon-
classiques (l’utilitarisme, le déontologisme, l’éthique du          deur ses racines et ses valeurs pour mieux répondre aux défis
care, l’éthique des vertus, etc.) [19].                             locaux ? C’est là qu’un métissage bioéthique prend tout son
    Un tel constat, bien que très interpellant, ne devrait          sens.
toutefois pas nous faire regretter les nombreuses initiatives           Quelles sont les initiatives qui peuvent favoriser cette
menées dans le cadre de notre projet Fogarty ni nous inciter        pratique métissée de la bioéthique ? Nous pensons ici à trois
au pessimisme quant aux projets à venir. En effet, un élé-          approches avec lesquelles notre projet a rencontré un cer-
ment important est souvent gommé des critiques que nous             tain succès.
venons d’exposer au sujet de la toute-puissance occidentale
en matière de bioéthique. S’il y a bien un mouvement mas-           Resocialiser la bioéthique
sif d’exportation des valeurs occidentales dans l’univers de
l’éthique des soins de santé africain, le mouvement inverse         Comme nous l’avons mentionné précédemment dans cet
est également bel et bien amorcé. Les valeurs africaines            article, il y a eu une forte tendance, tant en RDC que partout
sont elles-mêmes à la base d’un questionnement critique             ailleurs en Afrique francophone, de considérer la bioéthique
des fondements de la bioéthique occidentale.                        comme une réponse morale à l’irruption des nouvelles tech-
    Ainsi, la philosophie Ubuntu est aujourd’hui largement          nologies dans le monde de la santé. Des conceptions plus
utilisée pour questionner le dogme occidental de la préva-          larges de la bioéthique semblent émerger. Dans Les Fon-
lence de l’autonomie individuelle dans les soins de santé           dements éthiques de la bioéthique (2014), le philosophe
[20]. Selon ceux qui ont tenté de la conceptualiser, la philo-      congolais Basile Ekanga met en évidence le caractère évo-
sophie Ubuntu correspond à une vision du monde partagée             lutif de la définition de la bioéthique. Il insiste sur son
par la plupart des peuples africains au Sud du Sahara. Le           caractère interdisciplinaire et critique, en la présentant
concept trouverait son origine dans les langues bantoues            comme une entreprise qui « concerne tous ceux qui, d’une
d’Afrique du Sud et a notamment inspiré Desmond Tutu,               manière ou d’une autre, s’occupent de la santé en général
Prix Nobel de la paix, dans son entreprise de réconciliation        et de la maladie en particulier » [24]. Likinda, de son côté,
nationale [21].                                                     place clairement les questions sociales au cœur même de la
    Avec     cette    morale,      l’accent    est     mis    sur   démarche bioéthique, sans la restreindre à un observatoire
l’interdépendance des êtres humains ainsi que sur leur              critique des progrès biotechnologiques : « La bioéthique,
relation avec le cosmos. Une telle approche relationnelle de        loin d’être limitée aux conséquences éthiques des avancées
l’être humain a évidemment des conséquences pratiques.              scientifiques et biotechnologiques, s’étend à des problèmes
Ainsi, on reconnaîtra bien entendu à l’individu des droits          sociaux qui doivent être considérés comme prioritaires dans
inaliénables (droit à la vie, droits humains en général), mais      un pays comme la RDC. Le principal défi de l’activité bioé-
c’est néanmoins les intérêts de la communauté qui prévau-           thique ici et maintenant va être de mettre ces questions
dront sur ceux des individus. L’autonomie individuelle est          sociales à l’agenda » [25].
importante, mais ne peut pas s’exercer au détriment de la               Notre projet en RDC a essayé d’étendre la portée et les
communauté. La recherche du bien commun sera prioritaire            thématiques habituelles de la bioéthique telle qu’elle est
[21].                                                               enseignée dans les pays occidentaux. Dans nos programmes
198                                                                                                            S. Rennie et al.

de cours sur place, nos ateliers de formation ou nos col-        en éthique de la recherche à partir de ce thème pré-
loques, le mot d’ordre était de rappeler constamment             cis [34]. Dans un cadre occidental, le participant à une
qu’une difficulté en éthique de la recherche, en éthique          recherche s’inquiétera légitimement d’être correctement
de la santé publique ou en éthique clinique gagne souvent à      informé des risques qu’il prend. Il cherchera probable-
intégrer une réflexion sur la justice sociale ou les détermi-     ment également à savoir s’il sera correctement pris en
nants sociaux de la santé. Cette idée trouve bien entendu        charge au cas où il serait victime d’un effet secondaire.
à s’appliquer dans d’autres contextes que celui de la RDC        Lorsque la recherche est conduite dans un pays en déve-
[26,27].                                                         loppement, ces inquiétudes seront sans doute présentes,
                                                                 mais une question supplémentaire risque de tracasser le
Éthno-bioéthique                                                 participant local : les chercheurs feront-ils quelque chose
                                                                 pour moi si, durant le déroulement de leur recherche,
Dans une publication récente, Chantal Bouffard et Ana            je développe un problème de santé sans lien direct avec
Marin parlent de l’importance de ce qu’elles appellent           le phénomène étudié ? On pourrait par exemple penser
une « éthique ethnomédicale » [28]. Pour bien compren-           à une personne développant une malaria très grave alors
dre ce concept, il faut le mettre en relation avec l’effort      qu’elle participe à une recherche sur les maladies cardio-
de plusieurs anthropologues pour recontextualiser ethnolo-       vasculaires. Alors qu’en Occident, la personne en question
giquement la bioéthique [29]. Ceux qui défendent l’idée          se tournera spontanément vers le système de santé du pays,
très controversée que la médecine occidentale est une            tout sera beaucoup plus compliqué dans un pays à faible
parmi d’autres, qu’il est possible de soigner efficacement        ressource, avec un réseau sanitaire déficient. Quelles sera
l’être humain en s’écartant du modèle biomédical classique,      alors la responsabilité morale des chercheurs à l’égard de ce
estiment qu’il faudrait également s’ouvrir à la pluralité        participant ?
des éthiques accompagnant ces pratiques. Ainsi, Chantal
Bouffard défend-elle l’idée que la bioéthique pourrait être      Institutionnalisation
envisagée comme une « ethnoéthique » en rappelant le
contexte culturel précis dans lequel la discipline est née et    Si l’on veut qu’une formation en bioéthique soit durable et
en questionnant son universalité [30]. La rationalité propre à   qu’elle s’intègre au tissu social local, il faut absolument lui
la bioéthique occidentale et ses prescriptions normatives ne     trouver une accroche institutionnelle. En conduisant notre
sont pas nécessairement universelles, pas plus que d’autres      projet en RDC, nous avons appris que le développement de la
phénomènes culturels.                                            bioéthique dans un pays marqué par la précarité passe certes
    Une telle approche ethnologique de la bioéthique est         des collaborations étroites avec des institutions de soins
particulièrement stimulante et importante pour tout pro-         locales prestigieuses, mais aussi et surtout par un investisse-
jet de formation. Non seulement, elle replace la bioéthique      ment massif du monde académique. Ainsi, il faut veiller à ce
dans son contexte culturel particulier, mais elle nous invite    que ceux qui ont été formés à la bioéthique puissent obte-
en plus à être attentif en tant que formateur à l’ancrage        nir des postes universitaires. Et il faut se battre pour que
culturel du public à qui nous nous adressons. Cependant, il      la discipline bioéthique soit intégrée dans les programmes
est important d’ajouter que la prise en compte du particu-       académiques existants.
larisme culturel de la bioéthique n’enlève rien à l’intérêt          Notre propre programme de formation a enregistré des
d’une formation en la matière. En effet, bien qu’ancrée          résultats non négligeables dans ce domaine, en créant pour
dans la culture occidentale, la bioéthique ne présente-t-        deux ans un master en santé publique avec une option
elle pas des dimensions universelles qu’il ne faudrait pas       bioéthique à l’École de santé publique de l’université de
balayer trop vite au nom d’un relativisme aveugle ? En ce        Kinshasa et en soutenant le cursus universitaire de plusieurs
sens, G. Tangwa, l’un des plus grands défenseurs d’une bioé-     chercheurs. La bioéthique est désormais présente dans le
thique africaine, estime qu’il existe bien des « impératifs      programme de nombreux étudiants en médecine et dans les
éthiques universels », tels que ceux repris dans le prin-        disciplines paramédicales à l’université de Kinshasa. Mais il
cipisme [31] (autonomie, bienfaisance, non-malfaisance,          reste encore beaucoup à faire, compte tenu de la rigidité des
justice sociale), mais il ajoute immédiatement que : « il        programmes et de la résistance au changement de certains
faut être attentif au contexte ». Ainsi, le respect du prin-     enseignants.
cipe d’autonomie devra prendre en compte le fait essentiel
que de nombreuses communautés estiment que « les indi-
vidus n’ont aucun secret important pour leurs parents et         Conclusion
leurs proches, sous peine d’être soupçonnés d’initiation
à la sorcellerie ». Le principe d’autonomie ne pourra ici        Un projet de formation à l’éthique de la santé dans un
être interprété en termes de confidentialité, mais plutôt         contexte aussi difficile que celui de la RDC est nécessai-
comme « respect pour les autres êtres humains comme              rement confronté à de nombreux défis. Il s’agit bien de
égaux moraux » [32].                                             défis et non pas d’obstacles insurmontables. Après avoir pré-
    Notre projet a, d’une façon générale, cherché à tenir       senté notre propre projet, nous avons montré qu’en matière
compte du contexte particulier dans lequel évoluaient            d’éthique, le choix de la langue de communication consti-
ceux qui participaient à nos formations, sans jamais bas-        tue un enjeu essentiel. Il faut veiller à utiliser une langue
culer dans un relativisme paralysant. L’exemple de la            que les apprenants maîtrisent. Mais il faut également être
responsabilité des chercheurs concernant l’offre de soins        très attentif à la bonne compréhension du champ discipli-
ancillaires [33] nous semblait intéressant de ce point de        naire dans lequel s’inscrivent les formations proposées, tout
vue et nous a encouragé à organiser en RDC une formation         autant que le contexte culturel local.
Formation à la bioéthique en République Démocratique du Congo                                                                     199

    Ce faisant, parvient-on à éviter les critiques parfois        Déclaration de liens d’intérêts
dures qui ont été adressées aux responsables des projets
du type de celui que nous avons conduit ? L’une des cri-          Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêts.
tiques les plus acerbes concerne l’utilité même de ces
projets de recherche. Si l’on s’en tient aux définitions
les plus prévalentes de la bioéthique présentant cette
discipline comme le gardien moral scrutant les derniers           Références
progrès biotechnologiques, il faut reconnaître qu’une telle
démarche aura peu de sens dans des régions marquées par            [1] https://www.cia.gov/library/publications/the-world-
la grande précarité. Mais si l’on envisage la bioéthique               factbook/geos/cg.html. Consulté le 19/05/2017.
comme une démarche interdisciplinaire d’accompagnement             [2] http://www.banquemondiale.org/fr/country/drc/overview.
et de réflexion sur les pratiques locales en matière de                 Consulté le 19/05/2017.
santé, cela a du sens de se donner les moyens d’une                [3] Fayemi AK, Macaulay-Adeyelure OC. Decolonizing Bioethics in
vision globale et critique de la façon dont on soigne les             Africa. BEOnline 2016;3(4):68—90.
                                                                   [4] Chadwick R, Schuklenk U. Bioethical colonialism? Bioethics
êtres humains.
                                                                       2004;18(5):iii—v.
    Une fois que l’on a clarifié ces éléments conceptuels, il       [5] De Vries R, Rott L. Bioethics as missionary work: the export
devient alors plus facile d’affronter la question de l’éventuel        of Western ethics to developing countries? In: Myser C, editor.
caractère idéologique de la bioéthique que l’on pourrait               Bioethics around the globe. New York: Oxford University Press;
formuler de cette façon : Les projets occidentaux de for-             2008. p. 3—18.
mation à la bioéthique n’auraient-ils pour premier objectif        [6] Hellmann F, Garrafa V, Schlemper Jr BR, et al. The Fogarty
d’imposer aux pays en développement les valeurs occiden-               training program in low- and middle-income countries: inter-
tales en matière de santé et de recherche ?                            national research ethics education or moral imperialism? Arch
    L’interpellation est à prendre très au sérieux. En effet,          Med Res 2015;46(6):515—6.
on ne peut nier les origines occidentales de la bioéthique,        [7] Engelhardt HT. The search for a global morality: bioethics, the
                                                                       culture wars, and moral diversity. In: Engelhardt HT, editor.
mais cela signifie-t-il qu’un non-occidental n’aurait rien à
                                                                       Global Bioethics. The Collapse of Consensus. Salem: M & M
en apprendre ? Dans ce débat, nous avons défendu l’idée                Scrivener Press; 2006. p. 18—49.
qu’au-delà de ses particularismes, la bioéthique occidentale       [8] Patwardhan B. Need to recognize efforts from developing coun-
présente des dimensions universelles partageables avec tout            tries. Bioeth Inq 2016;13:19.
être humain. Réciproquement, il est clair que l’approche           [9] Borry P, Schotsmans P, Dierickx K. Developing countries and
africaine des questions d’éthique de la santé (l’approche              bioethical research. N Engl J Med 2005;353:852—3.
Ubuntu, par exemple) éclaire universellement les débats           [10] Borry P, Schotsmans P, Dierickx K. How international is bioe-
actuels. Un métissage de la réflexion bioéthique est indis-             thics? A quantitative retrospective study. BMC Med Ethics
pensable, dans la conscience et le respect des ancrages                2006;7:E1.
culturels des communautés en présence.                            [11] Ndebele P, Wassenaar D, Benatar S, et al. Research ethics capa-
                                                                       city building in Sub-Saharan Africa: a review of NIH Fogarty
    Comme l’expérience nous l’a appris, ce métissage doit
                                                                       funded programs 2000-2012. J Empir Res Hum Res Ethics
passer par le respect de deux conditions essentielles. La pre-         2014;9(2):24—40.
mière concerne la dimension sociale du projet bioéthique.         [12] Muyengo Mulombe S. La bioéthique. Quelques perspectives
Il est évident que dans un pays comme la RDC, la ques-                 africaines. Rev Afr Theol 1988;12(23—24):187—95.
tion sociale se cache derrière chaque interrogation éthique.      [13] Mbambi Monga Oliga M. Science moderne et morale.
Comment parler d’éthique des soins de santé (ou d’éthique              Brèves réflexions sur la bioéthique. Revue Phil Kinshasa
de la recherche) sans avoir en tête les difficultés pour une            1992;10(9):19—32.
majorité des Congolais d’y avoir accès en raison de la pré-       [14] Musambi Malongi F. Des enjeux éthiques des nouvelles techno-
carité ambiante ? La deuxième condition évoquée, bien que              logies biomédicales. Rev Phil Kinshasa 2003;14(25—26):37—51.
moins sensible que la première, est néanmoins tout aussi          [15] Hottois G, Bioéthique. In: Hottois G, Missa J-N, editors.
                                                                       Nouvelle encyclopédie de bioéthique. Bruxelles: De Boeck Uni-
importante. Elle porte sur la nécessité d’institutionnaliser
                                                                       versité; 2001. p. 127.
l’éthique de la santé si on veut en pérenniser le poids social.   [16] Andoh CT. Bioethics and the challenges to its growth in Africa.
Un tel mouvement passera notamment par l’ouverture de                  Open J Phil 2011;1(2):67—75.
postes universitaires, la création de cours spécifiques ou         [17] Likinda EB. Congo, Democratic Republic of. In: ten Have H,
l’ajout de chapitres consacrés à l’éthique de la santé dans            Gordijn B, editors. Handbook of Global Bioethics. Dordrecht:
les enseignements existants. Dès lors, il est clair que dans un        Springer Reference; 2014. p. 1041.
environnement aussi difficile que celui de la RDC, le déve-        [18] Muyengo Mulombe S. La bioéthique en Afrique. Pourquoi, pour
loppement d’une éthique de la santé est intimement lié à la            qui, comment ? Sarrebrücken: Éditions universitaires euro-
détermination et à l’engagement des acteurs locaux et des              péennes; 2012.
institutions.                                                     [19] Behrens KG. Hearing sub-Saharan African voices in bioethics.
                                                                       Theor Med Bioeth 2017;38:95—9.
                                                                  [20] Behrens KG. A critique of the principle of ‘respect for
                                                                       autonomy’, grounded in African thought. Dev World Bioeth
                                                                       2017:1—9.
Financement                                                       [21] Tumaini Chuwa L. African indigenous ethics in global bioethics.
                                                                       Interpreting Ubuntu, Volume I. Dordrecht: Springer; 2014.
Notre projet intitulé « Stengthening capacities in bioethics      [22] Tangwa GB. The traditional African conception of the per-
and justice in health » a été financé par Fogarty International         son. Some implications for bioethics. Hastings Center Rep
Center (NIH).                                                          2000;30(5):39—43.
200                                                                                                                        S. Rennie et al.

[23] Matolino B, Kwindingwa W. The end of Ubuntu. S Afr J Phil         [30] Beauchamp TL, Childress JF. Principles of biomedical ethics.
     2013;32(2):197—205.                                                    7th ed. New York: Oxford University Press; 2013.
[24] Ekanga B. Les fondements éthiques de la bioéthique. Blooming-     [31] Rennie S, Mupenda B. Living apart together: reflections on bioe-
     ton: iUniverse LLC; 2013. p. xvii.                                     thics, global inequality and social justice. Phil Ethics Hum Med
[25] Likinda EB. Congo, Democratic Republic of. In: ten Have H,             2008;3:25.
     Gordijn B, editors. Handbook of Global Bioethics. Dordrecht:      [32] Tangwa GB. Bioéthique et recherche biomédicale internatio-
     Springer Reference; 2014. p. 1039.                                     nale sous l’angle de la philosophie et de la culture africaines.
[26] Ravez L. La pauvreté comme référentiel en bioéthique. In:              In: Hirsch F, Hirsch E, editors. Éthique de la recherche et des
     Py B, Vialla F, Léonhard J, editors. Mélanges en l’honneur de          soins dans les pays en développement. Paris: Vuibert; 2005. p.
     Gérard Mémeteau. Droit médical et éthique médicale : regards           62.
     contemporains. Paris: LEH Éditions; 2015. p. 225—33.              [33] On pourrait définir cette responsabilité en matière de soins
[27] Bouffard C, Marin A. Juste un mot. La rencontre des eth-               ancillaires comme celle qu’auraient des scientifiques qui
     nomédecines et des ethnoéthiques. J Int Bioeth 2015;26(4):             conduisent une recherche médicale à l’égard de maladies ou de
     15—6.                                                                  blessures non causées par l’étude mais touchant des personnes
[28] Marshall PA, Koenig BA. Bioéthique et anthropologie :                  participant à cette recherche, Richardson H. Moral entangle-
     situer le ‘bien’ dans la pratique médicale. Anthropol Soc              ments: the ancillary-care obligations of medical researchers.
     2000;242:35—55.                                                        Oxford: Oxford University Press; 2012.
[29] Bouffard C. Bioéthique de la recherche et diversité culturelle.   [34] Tshikala T, et al. Engaging with research ethics in central Fran-
     In: Kopp N, et al., editors. Éthique médicale interculturelle.         cophone Africa: reflections on a workshop about ancillary care.
     Regards francophones. Paris: L’Harmattan; 2006. p. 168—78.             Phil Ethics Human Med 2012;7:10.
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