" Formes et significations " - (N 2) Cahier de Français Séquence 3 - La modernité poétique
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Cahier de Français (N°2) Séquence 3 « Formes et significations » La modernité poétique : Alcools de Guillaume Apollinaire, 1913 Janvier-mars 2005 Classe de 1°L1—M. BURAUD 1
Livres étudiés Œuvre intégrale > Réalisez une anthologie de vos poèmes préférés pris Lectures et consignes pour le parmi les œuvres suivantes. Elle comportera une préface vendredi 20 janvier> qui présentera le corpus et justifiera vos choix, 9 poèmes issus d’au moins 4 œuvres différentes et un sonnet de votre composition. Blaise Cendrars, Jean Cassou, Emily Brontë, Au cœur du monde, 33 sonnets Poèmes 1919 composés au secrêt, 1944 André Breton, René Char, Baudelaire, Clair de terre, Fureur et mystère, Les fleurs du Mal 1922 1947 1857 Paul Eluard, Guillevic, Arthur Rimbaud, Capitale de la Terraqué, Poésies douleur, 1942 1872 1926 Robert Desnos, Aragon, Paul Verlaine, Le roman inachevé, Corps et biens, Fêtes galantes, 1956 1930 Romances sans paroles 1871 2
Biographie de G. Apollinaire Courte biographie de Guillaume Apollinaire 1 Apollinaire, Guillaume (1880-1918), pseudonyme de Wilhelm Apollinaris de Kostrowitzky, écrivain français qui incarna l'«esprit nouveau» en poésie tout en se passionnant pour la peinture moderne. 5 Né à Rome, fils naturel d'un officier italien et d'une Polonaise, il suivit sa mère sur la Côte d'Azur, où il fréquenta les lycées de Monaco, de Cannes et de Nice. 10 Arrivé à Paris en 1899, il occupa divers emplois précaires avant d'être engagé comme précepteur en Rhénanie. De ce séjour d'un an en Allemagne (1901- 1902), il puisa de précieux thèmes d'inspiration ainsi que le titre de ses poésies 15 «Rhénanes» recueillies dans Alcools en 1913. Amoureux fou d'une jeune Anglaise, Annie Playden, il fit en vain des voyages à Londres pour obtenir ses faveurs, et rapporta de cette expérience le fameux poème intitulé «la Chanson du 20 mal-aimé», qui parut pour la première fois en revue en 1909. En 1910, Apollinaire rassembla seize contes merveilleux sous le titre de l'Hérésiarque et Cie, puis publia les courts poèmes du Bestiaire ou Cortège 25 d'Orphée (1911), illustrés de bois gravés par Raoul Dufy. Alors que prenait fin sa liaison avec Marie Laurencin, il fit paraître coup sur coup un essai théorique 30 consacré à l'art contemporain les Peintres cubistes, méditations esthétiques (1913) et Alcools, recueil de ses meilleurs poèmes écrits entre 1898 et 1912. Quand il s'engagea pour la durée de la guerre, en décembre 1914, le poète 35 venait de vivre, avec Louise de Coligny-Châtillon, surnommée «Lou», une brève aventure amoureuse qu'il exorcisa par l'intermédiaire de plusieurs lettres envoyées du front à son ancienne maîtresse. Il en rassembla un certain nombre 40 qu'il publia dans Calligrammes (1918), accompagnées de «poèmes conversations» et d'«!idéogrammes lyriques!». Les autres furent réunies dans les Poèmes à Lou (posthume, 1947). D'abord artilleur, il fut ensuite affecté dans le 45 96e régiment d'infanterie avec le grade de sous-lieutenant. Blessé à la tempe par un éclat d'obus, il fut trépané (1916) et, peu après, détaché dans les services de l'arrière. 50 Pendant sa convalescence parut le Poète assassiné (1916), recueil de nouvelles et de contes à la fois mythiques et autobiographiques. Dès sa guérison, 55 Apollinaire reprit une intense activité littéraire. Il donna un «!drame surréaliste!» (les Mamelles de Tirésias, 1917) qui, sur le ton de la farce, traite de la grave question de la repopulation, et participa à une conférence très 60 remarquée sur l'«!esprit nouveau!» où il exalta l'esthétique de la surprise tout en se réclamant des valeurs de l'humanisme classique. Après avoir épousé Jacqueline Kolb, la «jolie rousse» du dernier poème de Calligrammes, il rédigea plusieurs articles de critiques dans différents journaux, publia encore un recueil 65 de chroniques (le Flâneur des deux rives, 1918) et succomba à l'épidémie de grippe espagnole de l'automne 1918. 3
Le vers libre LE SOLEIL EN LAISSE Sur quels principes se fonde 1 l’unité du vers libre dans « Le Le grand frigorifique blanc dans la nuit des temps soleil en laisse » de Breton, Qui distribue les frissons à la ville dans « Masque nègre » de 5 Senghor, et dans l’ effort Chante pour lui seul humain de Prévert ? Et le fond de sa chanson ressemble à la nuit Qui fait bien ce qu’elle fait et pleure de le savoir 10 Une nuit où j’étais de quart sur un volcan J’ouvris sans bruit la porte d’une cabine et me jetai aux pieds de la lenteur Tant je la trouvai belle et prête à m’obéir 15 Ce n’était qu’un rayon de la roue voilée Au passage des morts elle s’appuyait sur moi Jamais les vins braisés ne nous éclairèrent 20 Mon amie était trop loin des aurores qui font cercle autour d’une lampe arctique Au temps de ma millième jeunesse J’ai charmé cette torpille qui brille 25 Nous regardons l’incroyable et nous y croyons malgré nous Comme je pris un jour la femme que j’aimais Nous rendons les lumières heureuses 30 Elles se piquent la cuisse devant moi Posséder est un trèfle auquel j’ai ajouté artificiellement la quatrième feuille 35 Les canicules me frôlent comme les oiseaux qui tombent Sous l’ombre il y a une lumière et sous cette lumière il y a deux ombres Le fumeur met la dernière main à son travail 40 Il cherche l’unité de lui-même avec le paysage Il est un des frissons du grand frigorifique. 45 André Breton, Clair de terre, 1924. Masque nègre 50 À Pablo Picasso Elle dort et repose sur la candeur du sable. Koumba Tam dort. Une palme verte voile la fièvre des cheveux, cuivre le front courbe 55 Les paupières closes, coupe double et sources scellées. Ce fin croissant, cette lèvre plus noire et lourde à peine - où le sourire de la femme complice? 60 Les patènes des joues, le dessin du menton chantent l'accord muet. Visage de masque fermé à l'éphémère, sans yeux sans matière Tête de bronze parfaite et sa patine de temps Que ne souillent fards ni rougeur ni rides, ni traces de larmes ni de baisers 65 O visage tel que Dieu t'a créé avant la mémoire même des âges Visage de l'aube du monde, ne t'ouvre pas comme un col tendre pour émouvoir ma chair. Je t'adore, ô Beauté, de mon oeil monocorde! 70 Leopold S. Senghor 4
Le vers libre L’EFFORT HUMAIN L'effort humain n'est pas ce beau jeune homme souriant debout sur sa jambe de plâtre ou de pierre et donnant grâce aux puérils artifices du statuaire l'imbécile illusion de la joie de la danse et de la jubilation évoquant avec l'autre jambe en l'air la douceur du retour à la maison Non l'effort humain ne porte pas un petit enfant sur l'épaule droite un autre sur la tête et un troisième sur l'épaule gauche avec des outils en bandoulière et la jeune femme heureuse accrochée à son bras. L'effort humain porte un bandage herniaire et les cicatrices des combats livrés par la classe ouvrière contre un monde absurde et sans lois. L'effort humain n'a pas de vraie maison il sent l'odeur de son travail et il est touché aux poumons son salaire est maigre ses enfants aussi il travaille comme un nègre et le nègre travaille comme lui… J. Prévert, Paroles, 1945 5
Zone (extrait) À la fin tu es las de ce monde ancien Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine Ici même les automobiles ont l’air d’être anciennes La religion seule est restée toute neuve la religion Est restée simple comme les hangars de Port-Aviation Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme L’Européen le plus moderne c’est vous Pape Pie X Et toi que les fenêtres observent la honte te retient D’entrer dans une église et de t’y confesser ce matin Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d’aventures policières Portraits des grands hommes et mille titres divers J’ai vu ce matin une rue dont j’ai oublié le nom Neuve et propre du soleil elle était le clairon Les directeurs les ouvriers et les belles sténodactylographes Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent Le matin par trois fois la sirène y gémit Une cloche rageuse y aboie vers midi Les inscriptions des enseignes et des murailles Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent J’aime la grâce de cette rue industrielle Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l’avenue des Ternes Voilà la jeune rue et tu n’es encore qu’un petit enfant Ta mère ne t’habille que de bleu et de blanc Tu es très pieux et avec le plus ancien de tes camarades René Dalize Vous n’aimez rien tant que les pompes de l’Église Il est neuf heures le gaz est baissé tout bleu vous sortez du dortoir en cachette Vous priez toute la nuit dans la chapelle du collège Tandis qu’éternelle et adorable profondeur améthyste Tourne à jamais la flamboyante gloire du Christ Dans quelle mesure Apollinaire respecte-t-il les rimes traditionnelles dans le début de « Zone » ? Quelles libertés s’accorde-t-il ? » Quels problèmes pose le décompte des syllabes dans « Zone » ? Quels vers ressemblent à des alexandrins ? Pourquoi peut-on hésiter à les reconnaître ? Repérez-vous des vers emboîtés ? 6
Marcel Duchamp, Nu descendant un escalier n°2, 1912 Observation : 1. Que voyez-vous ? 2. Pouvez-vous isolez une silhouette ? 3. Vous fait-elle penser à un nu ? 4. Quelles formes géométriques dominent ? 5. Quels éléments donnent des effets de mouvements ? 6. Quels éléments fournissent des effets de rythme ? Interpération : 1. Dans quel mesure le tableau vous semble-t- il illustrer le titre ? 2. Comparez ce tableau aux deux autres tableaux de la page suivante. 3. En quoi réside la modernité du tableau ? 8
Marcel Duchamp, Nu descendant un escalier n°2, 1912 Bruegel, La parabole des aveugles, 1525 Marinetti, Fillette courant sur un balcon, 1910 9
Blaise Cendrars, « les Pâques à New York », 1912 Seigneur, c'est aujourd'hui le jour de votre Nom, Et je me remémore un cantique allemand, J'ai lu dans un vieux livre la geste de votre Passion Où il est dit, avec des mots très doux, très simples, très purs, Et votre angoisse et vos efforts et vos bonnes La beauté de votre Face dans la torture. paroles 1 Qui pleurent dans un livre, doucement monotones. Dans une église, à Sienne, dans un caveau, J'ai vu la même Face, au mur, sous un rideau. Un moine d'un vieux temps me parle de votre mort. Il traçait votre histoire avec des lettres d'or Et dans un ermitage, à Bourrié-Wladislasz, 5 Elle est bossuée d'or dans une châsse. Dans un missel, posé sur ses genoux, Il travaillait pieusement en s'inspirant de Vous. De troubles cabochons sont à la place des yeux Et des paysans baisent à genoux Vos yeux. 10 A l'abri de l'autel, assis dans sa robe blanche, Il travaillait lentement du lundi au dimanche. Sr le mouchoir de Véronique Elle est empreinte Et c'est pourquoi Sainte Véronique est votre sainte. Les heures s'arrêtaient au seuil de son retrait. 15 Lui, s'oubliait, penché sur votre portrait. C'est la meilleure relique promenée par les champs, Elle guérit tous les malades, tous les méchants. A vêpres, quand les cloches psalmodiaient dans la tour, Le bon frère ne savait si c'était son amour Elle fait encore mille et mille autres miracles, 20 Mais je n'ai jamais assisté à ce spectacle. Ou si c'était le Vôtre, Seigneur, ou votre Père Qui battait à grands coups les portes du monastère. Peut-être que la foi me manque, Seigneur, et la bonté Pour voir ce rayonnement de votre Beauté. 25 Je suis comme ce bon moine, ce soir, je suis inquiet. Dans la chambre à côté, un être triste et muet Pourtant, Seigneur, j'ai fait un périlleux voyage Pour contempler dans un béryl l'intaille de votre image. Attend derrière la porte, attend que je l'appelle ! 30 C'est Vous, c'est Dieu, c'est moi, - c'est l'Eternel. Faites, Seigneur, que mon visage appuyé dans les mains Y laisse tomber le masque d'angoisse qui m'étreint. Je ne Vous ai pas connu alors, - ni maintenant. Je n'ai jamais prié quand j'étais un petit enfant. Faites, Seigneur, que mes deux mains appuyées sur ma 35 bouche Ce soir pourtant je pense à Vous avec effroi. N'y lèchent pas l'écume d'un désespoir farouche. Mon âme est une veuve en deuil au pied de votre Croix ; Je suis triste et malade. Peut-être à cause de Vous, 40 Mon âme est une veuve en noir, - c'est votre Mère Peut-être à cause d'un autre. Peut-être à cause de Vous. Sans larme et sans espoir, comme l'a peinte Carrière. Seigneur, la foule des pauvres pour qui vous fîtes le Je connais tous les Christs qui pensent dans les musées ; Sacrifice 45 Mais Vous marchez, Seigneur, ce soir à mes côtés. Est ici, parquée tassée, comme du bétail, dans les hospices. Je descends à grands pas vers le bas de la ville, Le dos voûté, le coeur ridé, l'esprit fébrile. D'immenses bateaux noirs viennent des horizons 50 Et les débarquent, pêle-mêle, sur les pontons. Votre flanc grand-ouvert est comme un grand soleil Et vos mains tout autour palpitent d'étincelles. Il y a des Italiens, des Grecs, des Espagnols, Des Russes, des Bulgares, de Persans, des Mongols. 55 Les vitres des maisons sont toutes pleines de sang Ce sont des bêtes de cirque qui sautent les méridiens. Et les femmes, derrière, sont comme des fleurs de sang, On leur jette un morceau de viande noire, comme à des chiens. D'étranges mauvaises fleurs flétries, des orchidées, 60 Calices renversés ouvert sous vos trois plaies. C'est leur bonheur à eux que cette sale pitance. Seigneur, ayez pitié des peuples en souffrance. Votre sang recueilli, elles ne l'ont jamais bu. Elles ont du rouge aux lèvres et des dentelles au cul. Seigneur, dans le ghettos, grouille la tourbe des Juifs Ils viennent de Pologne et sont tous fugitifs. 65 Les fleurs de la passion sont blanches comme des cierges, Ce sont les plus douces fleurs au Jardin de la Bonne Vierge. Je le sais bien, ils ont fait ton Procès ; Mais je t'assure, ils ne sont pas tout à fait mauvais. C'est à cette heure-ci, c'est vers la neuvième heure Que votre tête, Seigneur, tomba sur votre Coeur. Ils sont dans des boutiques sous des lampes de cuivre, 70 Vendent des vieux habits, des armes et des livres. Je suis assis au bord de l'océan 10
Blaise Cendrars, « les Pâques à New York », 1912 Seigneur, c'est aujourd'hui le jour de votre Nom, Je suis assis au bord de l'océan J'ai lu dans un vieux livre la geste de votre Passion Et je me remémore un cantique allemand, Et votre angoisse et vos efforts et vos bonnes Où il est dit, avec des mots très doux, très simples, très paroles purs, 1 Qui pleurent dans un livre, doucement monotones. La beauté de votre Face dans la torture. Un moine d'un vieux temps me parle de votre Dans une église, à Sienne, dans un caveau, mort. J'ai vu la même Face, au mur, sous un rideau. 5 Il traçait votre histoire avec des lettres d'or Et dans un ermitage, à Bourrié-Wladislasz, Dans un missel, posé sur ses genoux, Elle est bossuée d'or dans une châsse. Il travaillait pieusement en s'inspirant de Vous. 10 De troubles cabochons sont à la place des yeux A l'abri de l'autel, assis dans sa robe blanche, Et des paysans baisent à genoux Vos yeux. Il travaillait lentement du lundi au dimanche. Sr le mouchoir de Véronique Elle est empreinte 15 Les heures s'arrêtaient au seuil de son retrait. Et c'est pourquoi Sainte Véronique est votre sainte. Lui, s'oubliait, penché sur votre portrait. C'est la meilleure relique promenée par les champs, A vêpres, quand les cloches psalmodiaient dans la tour, Elle guérit tous les malades, tous les méchants. 20 Le bon frère ne savait si c'était son amour Elle fait encore mille et mille autres miracles, Ou si c'était le Vôtre, Seigneur, ou votre Père Mais je n'ai jamais assisté à ce spectacle. Qui battait à grands coups les portes du monastère. 25 Peut-être que la foi me manque, Seigneur, et la bonté Je suis comme ce bon moine, ce soir, je suis inquiet. Pour voir ce rayonnement de votre Beauté. Dans la chambre à côté, un être triste et muet Pourtant, Seigneur, j'ai fait un périlleux voyage 30 Attend derrière la porte, attend que je l'appelle ! Pour contempler dans un béryl l'intaille de votre image. C'est Vous, c'est Dieu, c'est moi, - c'est l'Eternel. Faites, Seigneur, que mon visage appuyé dans les mains Je ne Vous ai pas connu alors, - ni maintenant. Y laisse tomber le masque d'angoisse qui m'étreint. 35 Je n'ai jamais prié quand j'étais un petit enfant. Faites, Seigneur, que mes deux mains appuyées sur ma Ce soir pourtant je pense à Vous avec effroi. bouche Mon âme est une veuve en deuil au pied de votre Croix ; N'y lèchent pas l'écume d'un désespoir farouche. 40 Mon âme est une veuve en noir, - c'est votre Mère Je suis triste et malade. Peut-être à cause de Vous, Sans larme et sans espoir, comme l'a peinte Carrière. Peut-être à cause d'un autre. Peut-être à cause de Vous. 45 Je connais tous les Christs qui pensent dans les musées ; Seigneur, la foule des pauvres pour qui vous fîtes le Mais Vous marchez, Seigneur, ce soir à mes côtés. Sacrifice Est ici, parquée tassée, comme du bétail, dans les Je descends à grands pas vers le bas de la ville, hospices. 50 Le dos voûté, le coeur ridé, l'esprit fébrile. D'immenses bateaux noirs viennent des horizons Votre flanc grand-ouvert est comme un grand soleil Et les débarquent, pêle-mêle, sur les pontons. Et vos mains tout autour palpitent d'étincelles. 55 Il y a des Italiens, des Grecs, des Espagnols, Les vitres des maisons sont toutes pleines de sang Des Russes, des Bulgares, de Persans, des Mongols. Et les femmes, derrière, sont comme des fleurs de sang, Ce sont des bêtes de cirque qui sautent les méridiens. 60 D'étranges mauvaises fleurs flétries, des orchidées, On leur jette un morceau de viande noire, comme à des Calices renversés ouvert sous vos trois plaies. chiens. Votre sang recueilli, elles ne l'ont jamais bu. C'est leur bonheur à eux que cette sale pitance. Elles ont du rouge aux lèvres et des dentelles au cul. Seigneur, ayez pitié des peuples en souffrance. 65 Les fleurs de la passion sont blanches comme des cierges, Seigneur, dans le ghettos, grouille la tourbe des Juifs Ce sont les plus douces fleurs au Jardin de la Bonne Vierge. Ils viennent de Pologne et sont tous fugitifs. C'est à cette heure-ci, c'est vers la neuvième heure Je le sais bien, ils ont fait ton Procès ; 70 Que votre tête, Seigneur, tomba sur votre Coeur. Mais je t'assure, ils ne sont pas tout à fait mauvais. 11
Blaise Cendrars, « les Pâques à New York », 1912 Ils sont dans des boutiques sous des lampes de 1 cuivre, J'ai peur des grands pans d'ombre que les maisons Vendent des vieux habits, des armes et des projettent. livres. j'ai peur. Quelqu'un me suit. Je n'ose tourner la tête. 5 Rembrandt aimait beaucoup les peindre dans Un pas clopin-clopant saute de plus en plus près. leurs défroques. J'ai peur. J'ai le vertige. Et je m'arrête exprès. Moi, j'ai ce soir marchandé un microscope. Un effroyable drôle m'a jeté un regard 10 Hélas! Seigneur, Vous ne serez plus là, après Pâques ! Aigu, puis a passé, mauvais comme un poignard. Seigneur, ayez pitié des Juifs dans les baraques. Seigneur, rien n'a changé depuis que vous n'êtes plus Seigneur, les humbles femmes qui vous accompagnèrent à Roi. 15 Golgotha Le mal s'est fait une béquille de votre Croix. Se cachent. Au fond des bouges, sur d'immondes sophas, Je descends les mauvaises marches d'un café Elles sont polluées de la misère des hommes. Et me voici, assis, devant un verre de thé. 20 Des chiens leur ont rongé les os, et dans le rhum Je suis chez des Chinois, qui comme avec le dos Elles cachent leur vice endurci qui s'écaille. Sourient, se penchent et sont polis comme des magots. Seigneur, quand une de ces femmes parle, je défaille. 25 La boutique est petite, badigeonnée de rouge Je voudrais être Vous pour aimer les prostituées. Et de curieux chromos sont encadrés dans du bambou. Seigneur, ayez pitié des prostituées. Ho-Koussaï a peint les cent aspects d'une montagne. 30 Seigneur, je suis dans le quartier des bons voleurs, Que serait votre Face peinte par un Chinois. Des vagabonds, des va-nu-pieds, des recéleurs. Cette dernière idée, Seigneur, m'a d'abord fait sourire. Je pense aux deux larrons qui étaient avec vous à la Potence, Je vous voyais en raccourci dans votre martyre. 35 Je sais que vous daignez sourire à leur malchance. Mais le peintre pourtant, aurait peint votre tourment Seigneur, l'un voudrait une corde avec un noeud au bout, Avec plus de cruauté que nos peintres d'Occident. Mais ça n'est pas gratis, la corde, ça coûte vingt sous. 40 Des lames contournées auraient scié vos chairs, Il raisonnait comme un philosophe, ce vieux bandit. Des pinces et des peignes auraient strié vos nerfs, Je lui ai donné de l'opium pour qu'il aille plus vite en paradis. On vous aurait passé le col dans un carcan, 45 Je pense aussi aux musiciens des rues, On vous aurait arraché les ongles et les dents, Au violoniste aveugle, au manchot qui tourne l'orgue de Barbarie, D'immenses dragons noirs se seraient jetés sur Vous, Et vous auraient soufflé des flammes dans le cou, 50 A la chanteuse au chapeau de paille avec des roses de papier ; Je sais que ce sont eux qui chantent durant l'éternité. On vous aurait arraché la langue et et les yeux, On vous aurait empalé sur un pieu. Seigneur, faites-leur l'aumône, autre que de la lueur des becs 55 de gaz, Ainsi, Seigneur, vous auriez souffert toute l'infamie, Seigneur, faites-leur l'aumône de gros sus ici-bas. Car il n'y a pas plus cruelle posture. Seigneur, quand vous mourûtes, le rideau se fendit, Ensuite, on vous aurait forjeté aux pourceaux 60 Ce qu'on vit derrière, personne ne l'a dit. Qui vous auraient rongé le ventre et les boyaux. La rue est dans la nuit comme une déchirure Je suis seul à présent, les autres sont sortis, Pleine d'or et de sang, de feu et d'épluchures. Je suis étendu sur un banc contre le mur. 65 Ceux que vous avez chassé du temple avec votre fouet, J'aurais voulu entrer, Seigneur, dans une église ; Flagellent les passants d'une poignée de méfaits. Mais il n'y a pas de cloches, Seigneur, dans cette ville. L'Etoile qui disparut alors du tabernacle, Je pense aux cloches tues : - où sont les cloches Brûle sur les murs dans la lumière crue des spectacles. anciennes ? 70 Où sont les litanies et les douces antiennes ? Seigneur, la Banque illuminée est comme un coffre-fort, Où s'est coagulé le Sang de votre mort. Où sont les longs offices et où les beaux cantiques ? Où sont les liturgies et les musiques ? Les rues se font désertes et deviennent plus noires. Je chancelle comme un homme ivre sur les trottoirs. Où sont les fiers prélats, Seigneur, où tes nonnains ? 12
Blaise Cendrars, « les Pâques à New York », 1912 Où l'aube blanche, l'amict des Saintes et des Saints ? La joie du Paradis se noie dans la poussière, Les feux mystiques ne rutilent plus dans les verrières. L'aube tarde à venir, et dans le bouge étroit Des ombres crucifiées agonisent aux parois. C'est comme un Golgotha de nuit dans un miroir Que l'on voit trembloter en rouge sur du noir. a fumée, sous la lampe, est comme un linge déteint Qui tourne, entortillé, tout autour de vos reins. Par au-dessus, la lampe pâle est suspendue, Comme votre Tête, triste et morte et exsangue. Des reflets insolites palpitent sur les vitres ... J'ai peur, - et je suis triste, Seigneur, d'être si triste. "Dic nobis, Maria, quid vidisti in via ?" - La lumière frissonner, humble dans le matin. "Dic nobis, Maria, quid vidisti in via ?" - Des blancheurs éperdues palpiter comme des mains. "Dic nobis, Maria, quid vidisti in via ?" - L'augure du printemps tressaillir dans mon sein. Seigneur, l'aube a glissé froide comme un suaire Et a mis tout à nu les gratte-ciel dans les airs. Déjà un bruit immense retenti sur la ville. Déjà les trains bondissent, grondent et défilent. Les métropolitains roulent et tonnent sous terre. Les ponts sont secoués par les chemins de fer. La cité tremble. Des cris, du feu et des fumées, Des sirènes à vapeur rauques comme des huées. Un foule enfiévrée par les sueurs de l'or Se bouscule et s'engouffre dans de longs corridors. Trouble, dans le fouillis empanaché de toits, Le soleil, c'est votre Face souillée par les crachats. Seigneur, je rentre fatigué, seul et très morne ... 13
Arthur Rimbaud, « Le Bateau ivre », 1870 1 Comme je descendais des Fleuves impassibles, Les flots roulant au loin leurs frissons de volets ! Je ne me sentis plus guidé par les haleurs : 5 Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies, cibles, Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs, Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs. La circulation des sèves inouïes, 10 Et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs ! J'étais insoucieux de tous les équipages, Porteur de blés flamands ou de cotons anglais. J'ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries 15 Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages, Hystériques, la houle à l'assaut des récifs, Les Fleuves m'ont laissé descendre où je voulais. Sans songer que les pieds lumineux des Maries 20 Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs ! Dans les clapotements furieux des marées, Moi, l'autre hiver, plus sourd que les cerveaux d'enfants, J'ai heurté, savez-vous, d'incroyables Florides 25 Je courus ! Et les Péninsules démarrées Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux N'ont pas subi tohu-bohus plus triomphants. D'hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides Sous l'horizon des mers, à de glauques troupeaux ! 30 La tempête a béni mes éveils maritimes. Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots J'ai vu fermenter les marais énormes, nasses 35 Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes, Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan ! Dix nuits, sans regretter l'oeil niais des falots ! Des écroulements d'eaux au milieu des bonaces, Et des lointains vers les gouffres cataractant ! 40 Plus douce qu'aux enfants la chair des pommes sures, L'eau verte pénétra ma coque de sapin Glaciers, soleils d'argent, flots nacreux, cieux de braises ! Et des taches de vins bleus et des vomissures Échouages hideux au fond des golfes bruns 45 Me lava, dispersant gouvernail et grappin. Où les serpents géants dévorés des punaises Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums ! 50 Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème De la Mer, infusé d'astres, et lactescent, J'aurais voulu montrer aux enfants ces dorades Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême Du flot bleu, ces poissons d'or, ces poissons chantants. 55 Et ravie, un noyé pensif parfois descend ; - Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades Et d'ineffables vents m'ont ailé par instants. Où, teignant tout à coup les bleuités, délires 60 Et rythmes lents sous les rutilements du jour, Parfois, martyr lassé des pôles et des zones, Plus fortes que l'alcool, plus vastes que nos lyres, La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux Fermentent les rousseurs amères de l'amour ! Montait vers moi ses fleurs d'ombre aux ventouses jaunes 65 Et je restais, ainsi qu'une femme à genoux... Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes Et les ressacs et les courants : je sais le soir, Presque île, ballottant sur mes bords les querelles 70 L'Aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes, Et les fientes d'oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds. Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir ! Et je voguais, lorsqu'à travers mes liens frêles Des noyés descendaient dormir, à reculons ! J'ai vu le soleil bas, taché d'horreurs mystiques, Illuminant de longs figements violets, Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses, Pareils à des acteurs de drames très antiques Jeté par l'ouragan dans l'éther sans oiseau, 14
Arthur Rimbaud, « Le Bateau ivre », 1870 Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses N'auraient pas repêché la carcasse ivre d'eau ; Libre, fumant, monté de brumes violettes, Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur Qui porte, confiture exquise aux bons poètes, Des lichens de soleil et des morves d'azur ; Qui courais, taché de lunules électriques, Planche folle, escorté des hippocampes noirs, Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ; Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais, Fileur éternel des immobilités bleues, Je regrette l'Europe aux anciens parapets ! J'ai vu des archipels sidéraux ! et des îles Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur : - Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t'exiles, Million d'oiseaux d'or, ô future Vigueur ? Mais, vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes. Toute lune est atroce et tout soleil amer : L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes. Ô que ma quille éclate ! Ô que j'aille à la mer ! Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache Noire et froide où vers le crépuscule embaumé Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche Un bateau frêle comme un papillon de mai. Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames, Enlever leur sillage aux porteurs de cotons, Ni traverser l'orgueil des drapeaux et des flammes, Ni nager sous les yeux horribles des pontons. 15
Marie Laurencin, Apollinaire et ses amis, 1908 Douanier Rousseau, La muse inspirant le poète, 1909 16
Apollinaire, « La colombe poignardée et le jet d’eau » Calligrammes, 1916 La colombe poignardée et le jet d’eau Douces figures poignardées Chères lèvres fleuries. MIA MAREYE YETTE LORIE ANNIE et toi MARIE où êtes- vous ô jeunes filles MAIS près d’un jet d’eau qui pleure et qui prie cette colombe s’extasie. Tous les souvenirs de naguère O mes amis partis en guerre Jaillissent vers le firmament Et vos regards en l’eau dormant Meurent mélancoliquement Où sont-ils Braque et Max Jacob Derainaux yeux gris comme l’aube Où sont Raynal Billy Dalize Dont les noms se mélancolisent Comme des pas dans une église Où est Cremnitz qui s’engagea Peut-être sont-ils morts déjà De souvenirs mon âme est pleine Le jet d’eau pleure sur ma peine CEUX QUI SONT PARTIS À LA GUERRE AU NORD SE BATTENT MAINTENANT Le soir tombe O sanglante mer Jardins où saigne abondamment le laurier rose fleur guerrière Marie Laurencin, peintre et compagne du poète qu’elle abandonna à l’automne 1912 Braque : peintre, dessinateur et graveur français cubiste entre 1909 et 1911 Max Jacob : Poète français auteur notamment du Cornet à dés (1917) Derain : Peintre, dessinateur et sculpteur français. Raynal, Billy et Dalize : trois amis d’Apollinaire avec lesquels il fonda avant la guerre la revue Les soirées de Paris. 17
Apollinaire, « Adieu », Poèmes à Lou 1918 amour est libre il n’est jamais soumis au sort LO U Lou le mien est plus fort encor que la mort n coeur le mien te suit dans ton voyage au Nord ettres Envoie aussi des lettres ma chérie LO U n aime en recevoir dans notre artillerie ne par jour au moins une au moins je t’en prie entement la nuit noire est tombée à présent LO U n va rentrer après avoir acquis du zan ne deux trois A toi ma vie A toi mon sang a nuit mon coeur la nuit est très douce et très blonde. LO U Lou le ciel est pur aujourd’hui comme une onde n coeur le mien te suit jusques au bout du monde heure est venue Adieu l’heure de ton départ LO U n va rentrer Il est neuf heures moins le quart ne deux trois Adieu de Nîmes dans le Gard février 1915 Guillaume Apollinaire, Poèmes à Lou, XVIII 18
Apollinaire, « Poème du 9 février 1915 » Calligrammes, 1916 19
Le Pont Mirabeau Le Pont Mirabeau Sous le pont Mirabeau coule la Seine Et nos amours Faut-il qu'il m'en souvienne La joie venait toujours après la peine Vienne la nuit sonne l'heure Les jours s'en vont je demeure Les mains dans les mains restons face à face Tandis que sous Le pont de nos bras passe Des éternels regards l'onde si lasse Vienne la nuit sonne l'heure Les jours s'en vont je demeure L'amour s'en va comme cette eau courante L'amour s'en va Comme la vie est lente Et comme l'Espérance est violente Vienne la nuit sonne l'heure Les jours s'en vont je demeure Passent les jours et passent les semaines Ni temps passait Ni les amours reviennent Sous le pont Mirabeau coule la Seine Vienne la nuit sonne l'heure Les jours s'en vont je demeure Les Colchiques Les Colchiques Le pré est vénéneux mais joli en automne Les vaches y paissant Lentement s'empoisonnent Le colchique couleur de cerne et de lilas Y fleurit tes yeux sont comme cette fleur-la Violatres comme leur cerne et comme cet automne Et ma vie pour tes yeux lentement s'empoisonne Les enfants de l'école viennent avec fracas Vêtus de hoquetons et jouant de l'harmonica Ils cueillent les colchiques qui sont comme des mères Filles de leurs filles et sont couleur de tes paupières Qui battent comme les fleurs battent au vent dément Le gardien du troupeau chante tout doucement Tandis que lentes et meuglant les vaches abandonnent Pour toujours ce grand pré mal fleuri par l'automne La genèse des « Colchiques » d’Apollinaire s’est faite à partir de la forme d’un sonnet. Pouvez- vous retrouver les vestiges de la forme mère ? Quelles métamorphoses a-t-elle subies ? 20
La Loreley A Bacharach il y avait une sorcière blonde Qui laissait mourir d'amour tous les hommes à la ronde Devant son tribunal l'évêque la fit citer D'avance il l'absolvit à cause de sa beauté O belle Loreley aux yeux pleins de pierreries De quel magicien tiens-tu ta sorcellerie Je suis lasse de vivre et mes yeux sont maudits Ceux qui m'ont regardée évêque en ont péri Mes yeux ce sont des flammes et non des pierreries Jetez jetez aux flammes cette sorcellerie Je flambe dans ces flammes Ô belle Loreley Qu'un autre te condamne tu m'as ensorcelé Evêque vous riez Priez plutôt pour moi la Vierge Faites-moi donc mourir et que Dieu vous protège Mon amant est parti pour un pays lointain Faites-moi donc mourir puisque je n'aime rien Mon coeur me fait si mal il faut bien que je meure Si je me regardais il faudrait que j'en meure Mon coeur me fait si mal depuis qu'il n'est plus là Mon coeur me fit si mal du jour où il s'en alla L'évêque fit venir trois chevaliers avec leurs lances Menez jusqu'au couvent cette femme en démence Va t'en Lore en folie va Lore aux yeux tremblants Tu seras une nonne vêtue de noir et blanc Puis ils s'en allèrent sur la route tous les quatre La Loreley les implorait et ses yeux brillaient comme des astres Chevaliers laissez-moi monter sur ce rocher si haut Pour voir une fois encore mon beau château Pour me mirer une fois encore dans le fleuve Puis j'irai au couvent des vierges et des veuves Là-haut le vent tordait ses cheveux déroulés Les chevaliers criaient Loreley Loreley Tout là-bas sur le Rhin s'en vient une nacelle Et mon amant s'y tient il m'a vue il m'appelle Mon coeur devient si doux c'est mon amant qui vient Elle se penche alors et tombe dans le Rhin Pour avoir vu dans l'eau la belle Loreley Ses yeux couleur du Rhin ses cheveux de soleil 21
Lyrisme et Orphisme Le mythe d’Orphée LIVRE DIXIÈME Orphée et Eurydice De là, Hyménée, couverte, de son manteau couleur de safran, s’éloigne à travers l’immensité des airs; il 1 se dirige vers la contrée de Ciconiens , où l’appelle vainement la voix d’Orphée. Il vient, il est vrai, mais il n’apporte ni paroles solennelles, ni visage riant, ni heureux présage. La torche même qu il tient ne cesse de siffler en répandant une fumée qui provoque les larmes; il a beau l’agiter, il n’en peut faire jaillir la flamme. La suite fut encore plus triste que le présage; car, tandis que la nouvelle épouse, accompagnée d’une troupe de Naïades, se 5 promenait au milieu des herbages, elle périt, blessée au talon par la dent d’un serpent. Lorsque le chantre: du Rhodope l’eut assez pleurée à la surface de la terre, il voulut explorer même le séjour des ombres; il osa descendre par la porte du Ténare jusqu’au Styx passant au milieu des peuples légers et des fantômes qui ont reçu les honneurs de la sépulture, il aborde Perséphone et le maître du lugubre royaume, le souverain des ombres; après avoir préludé en frappant les 5 cordes 10 de sa lyre il chanta ainsi: « O divinités de ce monde souterrain où retombent toutes les créatures mortelles de notre espèce, s’il est possible, si vous permettez que, laissant là les détours d’un langage artificieux, je dise la vérité, je ne suis pas descendu en ces lieux pour voir le ténébreux Tartare, ni pour enchaîner par ses trois gorges, hérissées de serpents, le 15 monstre qu’enfanta Méduse ; je suis venu chercher ici mon épouse ; une vipère, qu’elle avait foulée du pied, lui a injecté son venin et l’a fait périr à la fleur de l’âge. J’ai voulu pouvoir supporter mon malheur et je l’ai tenté, je ne le nierai pas; l’Amour a triomphé. C’est un Dieu bien connu dans les régions supérieures; l’est-il de même ici? Je ne sais; pourtant je suppose qu’ici aussi il a sa place et, si l’antique enlèvement dont on parle n’est pas une fable, vous aussi vous avez été 20 unis par l’Amour. Par ces lieux pleins d’épouvante, par cet immense Chaos, par ce vaste et silencieux royaume, je vous en conjure, défaites la trame, trop tôt terminée, du destin d’Eurydice. Il n’est rien qui ne vous soit dû; après une courte halte, un peu plus tard, un peu plus tôt, nous nous hâtons vers le même séjour. C’est ici que nous tendons tous; ici est notre 25 dernière demeure; c’ est vous qui régnez le plus longtemps sur le genre humain. Elle aussi, quand, mûre pour la tombe, elle aura accompli une existence d’une juste mesure, elle sera soumise à vos lois ; je ne demande pas un don, mais un usufruit. Si les destins me refusent cette faveur pour mon épouse, je suis résolu à ne point revenir sur mes pas; réjouissez- vous de nous voir succomber tous les deux.» 30 Tandis qu’il exhalait ces plaintes, qu il accompagnait en faisant vibrer les cordes, les ombres exsangues pleuraient; Tantale cessa de poursuivre l’eau fugitive; la roue d’Ixion s’arrêta; les oiseaux oublièrent de déchirer le foie de leur victime, les petites-filles de Bélus laissèrent là leurs urnes et toi, Sisyphe, tu t’assis sur ton rocher. Alors pour la première fois des larmes mouillèrent, dit-on, les joues des Euménides, vaincues par ces accents ; ni l’épouse du souverain, ni le dieu 35 qui gouverne les enfers ne peuvent résister à une telle prière; ils appellent Eurydice; elle était là, parmi les ombres récemment arrivées; elle s’avance, d’un pas que ralentissait sa blessure. Orphée du Rhodope obtient qu’elle lui soit rendue, à la condition qu’il ne jettera pas les yeux derrière lui, avant d’être sorti des vallées de l’Averne; sinon, la faveur 40 sera sans effet. Ils prennent, au milieu d’un profond silence, un sentier en pente, escarpé, obscur, enveloppé d’un épais brouillard. Ils n’étaient pas loin d’atteindre la surface de la terre, ils touchaient au bord, lorsque, craignant qu’Eurydice ne lui échappe et impatient de la voir, son amoureux époux tourne les yeux et aussitôt elle est entraînée en arrière; elle tend les bras, elle cherche son étreinte et veut l’étreindre elle-même; l’infortunée ne saisit que l’air impalpable. En mourant 45 pour la seconde fois elle ne se plaint pas de son époux (de quoi en effet se plaindrait-elle sinon d’être aimée?); elle lui adresse un adieu suprême, qui déjà ne peut qu’à peine parvenir jusqu’à ses oreilles et elle retombe à l’abîme d’où elle sortait. En voyant la mort lui ravir pour la seconde fois son épouse, Orphée resta saisi comme celui qui vit avec effroi les trois 50 têtes du chien des enfers, dont celle du milieu portait des chaînes; sa terreur ne le quitta qu’avec sa forme première, quand son corps fut changé en pierre; tel encore cet Olénos qui prit sur lui la faute de son épouse et voulut paraître coupable; telle tu étais aussi, ô malheureuse Léthéa, trop fière de ta beauté; coeurs jadis étroitement unis, ce ne sont plus aujourd’hui 55 que des rochers sur l’humide sommet de l’Ida. Orphée a recours aux prières; vainement il essaie de passer une seconde fois; le péager le repousse; il n’en resta pas moins pendant sept jours assis sur la rive, négligeant sa personne et privé des dons de Cérès; il n’eut d’autres aliments que son amour, sa douleur et ses larmes. Accusant de cruauté les dieux de l’Érèbe, il se retire enfin sur les hauteurs du Rhodope et sur l’Hémus battu des Aquilons. Pour la troisième fois le Titan 60 avait mis fin à l’année, fermée par les Poissons, habitants des eaux, et Orphée avait fui tout commerce d’amour avec les femmes, soit parce qu’il en avait souffert, soit parce qu’il avait engagé sa foi; nombreuses cependant furent celles qui brûlèrent de s’unir au poète, nombreuses celles qui eurent le chagrin de se voir repoussées. 65 22 22
Lyrisme et Orphisme LIVRE ONZIÈME Mort d’Orphée 1 Tandis que par Ces accents le chantre de Thrace attire à lui les forêts et les bêtes sauvages tandis qu’il se fait suivre par les rochers eux-mêmes voici que les jeunes femmes des Ciconiens délirantes la poitrine couverte de peaux de bêtes, aperçoivent dc haut d’un tertre Orphée qui marie ses chants aux sons des cordes frappées par sa main. Une de ces femmes secouant sa chevelure dans l’air léger: «Le voilà, 5 s’écrie-t-elle, le voilà celui qui nous méprise! » Et elle frappe de son thyrse la bouche harmonieuse du chantre qui eut pour père Apollon; mais la pointe, enveloppée de feuillage, y laisse seulement une empreinte sans la blesser. Une autre s’arme d’une pierre; mais celle-ci lancée à travers les airs, est vaincue en chemin par les 10 accords de la voix et de la lyre; comme si elle implorait le pardon de ces criminelles fureurs, elle vient tomber aux pieds d’Orphée. Cependant ses ennemies l’attaquent avec un redoublement d’audace, rien ne les arrête plus; elles n’obéissent plus qu’à Érinyes déchaînée. La mélodie émousserait tous leurs traits, mais leurs clameurs retentissantes, la flûte de Bérécynthe - au pavillon recourbé, les tambourins, les claquements des 15 mains, les hurlements des bacchantes ont couvert le son de la cithare; à la fin, n’entendant plus le poète, les pierres se sont teintes de son sang. Les premières victimes sont les animaux que ses accents retenaient encore immobiles d’admiration, des oiseaux innombrables, des serpents, toute une troupe de bêtes sauvages; les Ménades ravissent à Orphée ce 20 témoignage de son triomphe. Puis elles tournent contre Orphée lui-même leurs mains ensanglantées; elles se rassemb1ent comme les oiseaux qui aperçoivent l’oiseau des nuits errant par hasard en plein jour. Semblable au cerf qui, condamné à périr le matin dans l’arène de l’amphithéâtre, est la proie des chiens, le poète voit femmes 25 marcher sur lui et le frapper avec leurs thyrses, ornés d’un vert feuillage, qui n’étaient point faits pour cet office. Elles brandissent contre lui les unes des mottes de terre, les autres des branches arrachées aux arbres, d’autres des pierres; tout va leur être bon pour armer leur fureur. Il se trouvait que des bœufs retournaient la terre sous le poids de la charrue; non loin de là, préparant la récolte à force de sueurs, des paysans creusaient le 30 sol rebelle de leurs bras vigoureux; à la vue de cette troupe, ils prennent la fuite, abandonnant leurs instruments de travail; dans la campagne déserte gisent épars les sarcloirs, les eaux pesants et les longs hoyaux; les Ménades, hors d’elles-mêmes, s’en sont emparées; elles ont mis en pièces les bœufs aux cornes menaçantes; alors elles reviennent en courant pour achever le chantre inspiré dieux; il leur tendait les mains, il prononçait 35 des paroles qui, pour la première fois, restaient impuissantes; rien n’était plus sensible à sa voix; ces femmes sacrilèges lui donnent le dernier coup; par cette bouche, ô Jupiter, qui s’était fait écouter des rochers et comprendre des bêtes sauvages son âme s’exhale et s’envole dans les airs. 40 Sur toi, Orphée, pleurèrent les oiseaux désolés et la multitude des bêtes sauvages et les durs rochers, et les forêts que tes chants avaient si souvent attirées; pour toi, les arbres, se dépouillant de leur feuillage, faisant tomber leur chevelure, prirent le deuil; les fleuves mêmes, dit-on, s’accrurent de leurs propres larmes; les Naïades et les Dryades refoulèrent leurs voiles sous un manteau noir et laissèrent flotter leurs cheveux. Les 45 membres de la victime sont dispersés çà et là; tu reçois, ô fleuve de l’Hèbre, sa tête et sa lyre; et alors nouveau miracle, emportée au milieu du courant, sa lyre fait entendre je ne sais quels accords plaintifs; sa langue privée de sentiment murmure une plaintive mélodie et les rives y répondent par des plaintifs échos. Maintenant ces 50 débris quittent le fleuve de la patrie pour la mer où il les a conduits; elle les dépose à Méthymne, sur le rivage de Lesbos. Là un horrible serpent s’élance vers cette tête laissée à l’abandon sur une plage étrangère, vers ces cheveux encore humides de la rosée des flots. Enfin Phébus arrive; il repousse le serpent prêt à mordre; il pétrifie sa gueule ouverte et l’immobilise béant, tel qu’il était, sous la forme d’un dur rocher. L’ombre 55 d’Orphée descend sous la terre il reconnaît tous les lieux qu’il avait déjà vus auparavant; dans les champs qu’habitent les âmes pieuses il cherche Eurydice; il la trouve et la serre entre ses bras avides. Tantôt à côté l’un de l’autre ils parcourent ce séjour d’un même pas; tantôt il suit sa compagne qui le guide, tantôt il marche devant elle: Orphée peut enfin se retourner sans crainte pour regarder son Eurydice. 60 Ovide, Les Métamorphoses 65 23
Lyrisme et Orphisme, sujet de bac Corpus d’étude 1. « Terre, ouvre moi … », Ronsard, Sur la mort de Marie, 1578 2. « L’adieu », Apollinaire, Alcools, 1917 3. « Notre vie », Éluard, Le Temps déborde, 1947 4. « Eurydice », Mambrino, Ainsi ruse le mystère, 1983 Texte 1 Terre, ouvre-moi ton sein, et me laisse reprendre Mon trésor, que ta parque a caché dessous toi; Ou bien, si tu ne peux, ô terre, cache moi Sous même sépulture, avec sa belle cendre. Le trait qui la tua devait faire descendre Mon corps auprès du sien pour finir mon émoi; Aussi bien, vu le mal qu'en sa mort je reçois, Je ne saurais plus vivre, et me fâche d'attendre. Quand ses yeux m'éclairaient, et qu'en terre j'avais Le bonheur de les voir, à l'heure je vivais, Ayant de leurs rayons mon âme gouvernée. Maintenant je suis mort : la Mort qui s'en alla Loger dedans ses yeux, en parlant m'appela, Et me fit de ses pieds accomplir ma journée. Ronsard, Sur la mort de Marie, 1578. Texte 2 L’adieu J’ai cueilli ce brin de bruyère L’automne est morte souviens-t’en Nous ne nous verrons plus sur terre Odeur du temps brin de bruyère Et souviens-toi que je t’attends Apollinaire, Alcools, 1917 Notes Atropos) qui destinée (cf. Les Parque : filent, dévident sœurs Chacune des et coupent le fil filandières*). trois déesses des vies infernales humaines; (Clotho, par métaph. La Lachésis, vie et la mort, la 24
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