Glenn Albrecht DES NOUVEAUX MOTS POUR UN NOUVEAU MONDE - Numilog

La page est créée Cédric Berger
 
CONTINUER À LIRE
Glenn Albrecht DES NOUVEAUX MOTS POUR UN NOUVEAU MONDE - Numilog
DES NOUVEAUX MOTS
POUR UN NOUVEAU MONDE

Glenn Albrecht
              LLL
      LES LIENS QUI LIBÈRENT
Glenn Albrecht DES NOUVEAUX MOTS POUR UN NOUVEAU MONDE - Numilog
Glenn Albrecht DES NOUVEAUX MOTS POUR UN NOUVEAU MONDE - Numilog
Les émotions de la Terre
Glenn Albrecht DES NOUVEAUX MOTS POUR UN NOUVEAU MONDE - Numilog
Glenn Albrecht

Les émotions de la Terre
Des nouveaux mots pour un nouveau monde

          Traduit de l’anglais par
             Corinne Smith

         Les Liens qui Libèrent
Titre original :
                                 Earth Emotions
                            New Words for a New World

L’édition originale de cet ouvrage a été publiée en 2019 par Cornell University Press

          Photographie de couverture : © ESA/K. Horgan / Getty images

                        © 2019 by Cornell University Press

                           ISBN : 979-10-209-0809-4
            © Les Liens qui Libèrent pour la traduction française, 2020
À Lilly, Teddy, Lyra et à la Génération Symbiocène.
Préface

   Je suis né au début de l’Anthropocène. Au début du
déploiement de forces colossales de transformation. Au début
de la domination humaine sur tous les processus biophysiques
planétaires et même sur le premier d’entre eux : le climat, qui
devient plus chaud et chaotique. Les changements sociaux
et biophysiques sont devenus aujourd’hui si importants et si
rapides qu’il est difficile de les appréhender dans leur globalité.
   Ayant réfléchi à ces questions durant toute ma vie, je me sens
aujourd’hui capable de proposer une réflexion sur le sens de la
vie humaine au temps de l’Anthropocène. Dans cet ouvrage, je
me suis concentré sur un thème majeur : les réactions émotion-
nelles particulières que nous manifestons en réponse au rythme
et à l’ampleur du changement environnemental et écologique.
J’appelle ces réactions « émotions de la Terre ».
   Écrire un livre sur les émotions n’a pas manqué d’être une
expérience émotionnelle. Je me suis remémoré tous les événe-
ments et expériences qui ont façonné mon rapport personnel et
sans doute singulier à la nature et à la vie. J’ai ainsi construit
une somme biographique que j’appelle une « sumbiographie »,

                                9
Les émotions de la Terre

le préfixe sum- provenant du latin summa. Avec ce livre, j’espère
aider les lecteurs à mieux comprendre et à mieux réagir face au
formidable bouleversement auquel notre espèce est confrontée à
ce moment de l’histoire de la Terre. J’aimerais aussi proposer une
voie de secours.
   Je me suis inspiré de traditions culturelles anciennes pour
éclairer nos relations avec la Terre. Je me suis en particulier
appuyé sur l’exemple du peuple aborigène australien qui vit dans
la « Grande Terre du Sud » depuis presque quatre-vingt mille ans.
   Ce peuple a une histoire impressionnante à partager avec le
reste du monde, une histoire de longévité et de coexistence avec
les autres êtres humains et non humains. De plus, de nombreux
Aborigènes aujourd’hui âgés ont vécu un double boulever-
sement. Hier, leur culture traditionnelle était démantelée par les
forces coloniales. Aujourd’hui, leur culture devenue hybride est
menacée par le chaos climatique. La perte de leur culture et leur
persévérance sont des expériences très instructives pour tous les
humains.
   La menace exercée sur l’humanité par une puissante force
climatique planétaire, que nous avons nous-mêmes créée, n’a
jamais existé auparavant. De nombreux écrits du passé sur la
nature et la vie ne sont donc plus pertinents aujourd’hui pour
préparer notre avenir. Comme l’essence de l’Anthropocène
semble être autodestructrice, je souhaite sortir de cette ère le plus
rapidement possible. Cet ouvrage nous emmènera directement
au cœur des problèmes et utilisera les résultats des dernières
recherches scientifiques pour nous guider rapidement vers un
avenir meilleur.
   J’ai ainsi pris connaissance des découvertes récentes sur le
rôle central de la symbiose dans le monde vivant, cette asso-
ciation biologique réciproquement profitable à tous les êtres
vivants. J’ai donc créé le terme « Symbiocène » pour désigner une
ère caractérisée par des émotions positives envers la Terre, une

                                 10
Préface

ère qui représente un avenir alternatif hautement souhaitable.
Tout au long de ce livre, je proposerai beaucoup de nouvelles
idées, de nouveaux concepts et de nouveaux mots. Ils seront, je
pense, un défi pour les représentants de l’Anthropocène et nous
conduiront, je l’espère, au Symbiocène.
   Le premier de ces nouveaux concepts est la « solastalgie »,
c’est-à-dire le sentiment ressenti face à un changement environ-
nemental stressant et négatif. Je raconterai dans ce livre l’his-
toire de la « découverte » de la solastalgie et de la façon dont
elle est devenue un concept clé pour l’étude des réactions au
changement environnemental stressant et négatif. La solas-
talgie se rapporte aussi bien à la perte d’un lieu naturel unique
causée par le réchauffement climatique qu’à la transformation
des villes et autres complexes urbains par les forces du dévelop-
pement.
   Après avoir créé le concept de solastalgie, j’ai compris pro-
gressivement qu’une telle expérience émotionnelle et psycho-
logique s’inscrivait dans un éventail d’émotions plus vaste que
j’appelle aujourd’hui les émotions « psychoterratiques », du grec
psyché, esprit et du latin terra, terre. Je m’efforcerai de décrire les
émotions négatives de la Terre et de placer en vis-à-vis les émo-
tions positives. Le résultat de cette analyse comparative consti-
tuera une typologie psychoterratique. Il s’agit d’un chantier en
cours. En effet, les effets négatifs des dégâts environnementaux à
grande échelle sur les lieux, les cœurs et les esprits commencent
à devenir évidents. À l’inverse, au fur et à mesure de la dispa-
rition des magnifiques endroits que nous affectionnons, nous
commençons à nommer nos états émotionnels positifs. Jadis, ces
états positifs étaient gratuits et ne nécessitaient aucune termi-
nologie particulière. Les émotions de la Terre, positives et néga-
tives, sont liées, car les unes ne vont pas sans les autres. J’ai donc
consacré deux chapitres de cet ouvrage à l’explication des élé-
ments de cette typologie psychoterratique. On trouvera dans ces

                                  11
Les émotions de la Terre

chapitres les idées des écrivains et des penseurs qui ont apporté
leur contribution. Certains, comme Aldo Leopold (1887-1948),
sont célèbres, alors que d’autres, comme Elyne Mitchell (1913-
2002), une Australienne philosophe de l’environnement et
contemporaine de Leopold, sont presque inconnus, même en
Australie.
   La révolution actuelle dans la pensée scientifique et trans-
disciplinaire est basée sur la symbiose, ce fondement de la vie.
Cette révolution est également un encouragement à la création
d’une nouvelle forme séculière de spiritualité qui accompagne
la science, la technologie, l’éthique et la culture du Symbiocène.
J’ai fondé cette nouvelle spiritualité séculière sur le « ghedeist »,
auquel je consacre le cinquième chapitre. Cette nouvelle spiri-
tualité est vitale pour le développement de nouveaux rapports
humains avec le reste de la vie. Je pense que beaucoup de mes
lecteurs ont comme moi le sentiment que certaines spiritualités
ne passeront pas le xxie siècle. Si vous aspirez à une spiritualité
séculière nouvelle qui unit l’humanité à la Terre d’où provient
notre espèce, j’aurai quelque chose à vous proposer.
   Le livre se conclut avec l’analyse des actions que les humains
pourraient mener pour entrer dans le Symbiocène. Philosophe
transdisciplinaire par inclination, j’ai essayé de donner à la
« Génération Symbiocène » une vision de l’avenir volontaire,
optimiste et pratique. Un tel optimisme volontaire est néces-
saire pour contrebalancer le pessimisme impitoyable qu’ins-
pirent les tristes perspectives de l’Anthropocène et de la sagesse
collective des scientifiques. Ils nous alertent sans relâche sur un
scénario apocalyptique avec destruction des écosystèmes, pollu-
tions toxiques et réchauffement climatique. Cependant, même
les enfants du baby-boom pourront un jour quitter ce monde
avec satisfaction car ils peuvent jouer un rôle immensément
important en aidant leurs enfants et petits-enfants à franchir
avec succès le seuil du Symbiocène.

                                 12
Préface

   Je ne prends pas à la légère la situation dans laquelle nous
sommes. Je déclare qu’il existe aujourd’hui une guerre émotion-
nelle ouverte entre les forces de la création et les forces de la des-
truction sur cette Terre. La troisième guerre mondiale sera une
guerre émotionnelle qui doit s’achever par la victoire des forces
de la création. Mais ceux qui mènent les forces de la destruction
ne céderont pas aisément leur contrôle sur la Terre. L’avenir
pourrait s’avérer très sombre pour l’humanité – mais, une fois
encore, je tiens à dire qu’il pourrait être radieux.
   Ce livre est ma contribution à un avenir meilleur. Je me
confronte à tout ce qui va mal sur la Terre actuellement et je
propose des solutions. J’espère que les sentiments de solastalgie
finiront par devenir le lointain souvenir d’un passé révolu.
J’espère également que, d’ici la fin de l’ouvrage, vous ferez vôtres
les concepts que j’ai créés. Vous serez « dans » le Symbiocène :
vous sentirez que vous en faites déjà partie et qu’il fait partie de
vous-même.
Remerciements

   Je remercie mon éditrice Kitty Liu et l’équipe éditoriale de
Cornell University Press pour m’avoir aidé à mener à bien cet
ouvrage.
   Je remercie l’université de Newcastle et l’université de
Murdoch où j’ai mené mes recherches. Ces universités m’ont
donné la liberté de penser et de travailler avec des méthodes
dépassant les frontières des disciplines conventionnelles. J’ai été
aidé dans cette tâche par mes amis et collègues transdisciplinaires
Nick Higginbotham et Linda Connor. Je leur suis également
reconnaissant d’avoir bien voulu tolérer mes façons de penser
non conventionnelles. Je suis également membre honoraire de
l’École de géosciences à la faculté des sciences de l’université
de Sydney. Je les remercie pour leur soutien. Je remercie tout
particulièrement Jules Pretty pour son soutien et pour m’avoir
conseillé de publier mes réflexions.
   Les habitants de la Hunter Valley et de Gloucester dans la
Nouvelle-Galles du Sud ont également été très généreux en m’ac-
cordant du temps dans mon enquête pour comprendre les émo-
tions de la Terre. Je les remercie de m’avoir permis de partager

                                15
Les émotions de la Terre

leur sentiment d’appartenance à un lieu et de comprendre
comment il a été impacté par des changements à grande échelle.
Je suis également redevable à des centaines de personnes dans le
monde entier qui ont été touchées par mon travail et ont cor-
respondu avec moi sur leur réaction émotionnelle à l’évolution
négative du monde. Leurs intuitions m’ont aidé à échafauder le
champ émergent de la psychoterratique.
   Je remercie ma famille et en particulier mon épouse, Jill, pour
avoir accepté mes excentricités et pour le temps passé en solitaire
à penser et à écrire. Jill m’a apporté son aide dans la genèse de
ce manuscrit, la correction des erreurs et du style. Comme tou-
jours, malgré tous ses efforts, je suis pleinement responsable des
erreurs et des oublis qui subsistent dans cet ouvrage.
   Finalement, ce n’est qu’avec le recul dû à l’âge et peut-être à
une certaine sagesse – j’ai soixante-cinq ans au moment où j’écris
– que je me suis senti capable de m’attaquer à un sujet aussi vaste
et complexe que les relations émotionnelles des humains avec la
Terre. J’ai lu de nombreux penseurs et j’espère que mon travail
reflète leur influence sur ma propre pensée.
   Je remercie la chouette de Minerve, la déesse de la sagesse,
pour m’avoir donné l’inspiration dont j’avais besoin pour réa-
liser cet ouvrage. Comme le dit Hegel, cette chouette ne s’envole
qu’au crépuscule. Je remercie également les peuples indigènes
d’Australie et leur oiseau totémique, le Kookaburra, pour leurs
lumières. Selon les légendes aborigènes, cet oiseau australien rit
aux éclats quand pointe l’aube – et à ce moment-là seulement.
Introduction

   L’origine de notre espèce ? L’univers, à la fois ordonné et chao-
tique. Plus nous comprenons la nature de l’univers et du cosmos,
plus nous voyons que la vie sur la planète Terre est le fruit de
forces gigantesques, constructrices et destructrices, sur des mil-
liards d’années. L’univers est un endroit sans repos, en perpétuel
mouvement.
   Le mot « émotion » est apparenté à deux verbes latins :
movere, mouvoir et emovere, agiter, troubler. Je considère donc
que l’univers est littéralement un lieu « émotionnel ». Qu’est-ce
qu’une émotion ? Ce qui nous meut ou ce qui nous affecte.
Notre univers modèle des forces puissantes et est modelé par
elles. Il est le premier moteur, créant et détruisant les conditions
qui rendent la vie possible. Dans le sens le plus concret, l’univers
est la source de toutes les forces émotionnelles.
   Les forces émotionnelles caractérisant l’univers se tiennent
entre deux pôles. Ce que j’appelle le terraphthora : l’ensemble
des forces destructrices de la Terre, et le terranascia : l’ensemble
des forces créatrices de la Terre  1. L’univers manifeste ses aspects
   1. Terraphthora : du mot latin terra, « terre », et du mot grec phthorá, « destruc-
tion ». Terranascia : des termes latins terra et nasci, « être né ».

                                         17
Les émotions de la Terre

terraphthoriques par des forces violentes et destructrices. À
grande échelle, les galaxies s’entrechoquent les unes avec les
autres. À petite échelle, des comètes assassines fracassent des
petites planètes de la taille de la Terre, des astéroïdes s’écrasent
à la surface de la Lune, qu’ils grêlent de petits cratères. Sur des
planètes comme la Terre, les forces volcaniques et tectoniques
pulvérisent certains lieux, en font trembler d’autres. Et la terre
tremble comme si elle avait peur. Il existe aussi des forces terra-
naissantes, donc créatrices. Des galaxies en spirale se forment et
se complexifient avec le temps. Des poussières et des nuages de
glace entrent en coalescence pour constituer des planètes. Des
composés chimiques s’associent pour façonner les structures
de la vie. Des formes de vie organiques complexes émergent,
comme les bactéries, les champignons, les arbres, les baleines
et les humains. Nous devons examiner attentivement ces deux
types de forces universelles, créatrices et destructrices.
   La physique et la chimie de notre univers font toujours l’objet
de recherches : nos connaissances actuelles connaîtront donc des
évolutions, peut-être même des révolutions. Même la vénérable
théorie du big bang a été contestée ces dix dernières années. Il
n’y a peut-être pas de big bang unique, pas de début ni de fin.
L’idée de plusieurs univers coexistants fait l’objet de discussions
ouvertes. Mais la façon dont l’univers a été créé est-elle vraiment
importante ? Quelles que soient les origines de l’univers, voici
l’essentiel : les humains ont une place qui reflète sa structure et
son histoire. Nous sommes les produits d’un système plus vaste
qui a existé bien avant nous.
   Dans ce drame cosmique, nos ancêtres sont apparus sur Terre
il y a 2,6 millions d’années – bien après la formation du système
solaire et de la Terre il y a quatre à cinq milliards d’années. Depuis
trois cent mille ans, un mammifère pensant, Homo sapiens, essaie
de comprendre l’origine et la persistance de toutes les formes de
vie. Que nous, humains, puissions avoir une vue rétrospective

                                 18
Introduction

de cette évolution cosmique est en soi presque miraculeux. Il
semblerait que l’émergence et la persistance de la vie soient des
phénomènes très rares, peut-être même uniques, dans la longue
histoire de l’univers. Nous sommes une minuscule étincelle de
vie luttant contre des forces entropiques de destruction et de
ruine. Nous construisons un ordre organique en coopération
avec les autres formes de vie, contre une tendance de fond au
déclin thermodynamique.

L’endurance humaine et le Rêve
   Ces dix mille dernières années, au cours de l’ère géologique
appelée Holocène, les humains ont connu les conditions rêvées
pour leur évolution culturelle, agricole et technologique. La
combinaison d’un climat stable et propice a permis la préva-
lence des émotions humaines terranaissantes durant les derniers
millénaires. L’évolution sociale humaine a pu se poursuivre et
se raffiner. Les cycles et les rythmes de la nature nous ont été
très favorables, rendant possible, par exemple, cette révolution
agricole qui a conduit à des installations pérennes et, ultimement,
à la construction de cités. Au cours de ces derniers siècles, tou-
tefois, les humains ont acquis la capacité de rayer leur propre
espèce de la surface de la Terre et avec elle beaucoup d’autres
formes de vie. Comment ? Par la pression du développement
industriel mondial, par la menace de l’annihilation nucléaire et
aujourd’hui par le réchauffement climatique. Nous avons besoin
d’une explication qui éclaire la façon dont cela a bien pu arriver.
   L’interaction entre les émotions terraphthoriques et terra-
naissantes a toujours fait partie de l’histoire humaine. Chaque
culture humaine a sa propre histoire et sa propre façon d’ex-
primer cette antique bataille. La construction émotionnelle
des humains est en grande partie conditionnée par elle. Nous
pouvons ainsi noter que les émotions courantes sont liées à des

                                19
Les émotions de la Terre

forces terraphthoriques et à des forces terranaissantes. Grâce aux
premières, la colère, l’hostilité, l’envie, la jalousie et le mépris ont
permis la défense de sa propre vie et celle de sa parenté proche.
Grâce aux secondes, l’amour, l’attention, l’empathie, l’admi-
ration et le bonheur ont permis aux humains de se sentir en
sécurité dans des groupes familiaux et parentaux.
   Alors que ces deux ensembles d’émotions existent et sont com-
munément exprimés, les humains ont jusqu’à présent bâti leur
succès, en tant qu’espèce, sur les émotions terranaissantes. Ces
émotions nourricières ont prévalu sur le long terme sur les émo-
tions destructrices – sinon les humains se seraient eux-mêmes rayés
de la surface de la Terre depuis longtemps. Les bébés jouissent
d’une longue période de gestation et de croissance. Ils ont besoin
d’être protégés et soignés par leurs parents et leur famille pendant
au moins une décennie. Les émotions terranaissantes sont l’ex-
pression d’une éthique de l’amour, du soin, de la responsabilité
et sont orientées vers la protection de la vie – de toute la vie.
   Dans la culture des peuples aborigènes d’Australie, l’une des
plus anciennes et les plus étudiées sur terre, il existe une inte-
raction permanente entre ces deux ensembles d’émotions. Et
c’est une réussite humaine très instructive, jusqu’à la colonisation
européenne  1. Leurs mythologies du Temps du Rêve  2 sont ainsi
basées sur une conception globale de la nature, de la plus grande
échelle jusqu’à la plus modeste, dans le contexte d’un temps
long. Leur cosmologie comble leurs besoins humains : elle est à
la fois émotionnelle et éthique, basée sur un dualisme spirituel

    1. Davidson, Helen et Wahlquist, Calla, « Australian Dig Finds Evidence of
Aboriginal Habitation Up to 80,000 Years Ago », The Guardian, 19 juillet 2017.
https://www.theguardian.com/australia-news/2017/jul/19/dig-finds-evidence-of-
aboriginal-habitation-up-to-80000-years-ago.
    2. Le Temps du Rêve est l’élément central de la cosmogonie aborigène. Il désigne
l’ère de la création de la Terre où les Ancêtres ont créé par la puissance de leur rêve
tous les éléments naturels : animaux, plantes, étoiles… Ce Temps du Rêve englobe
également les temps actuels et le futur. Note de la traductrice [NDT].

                                          20
Introduction

entre le bien et le mal, les bonnes et les mauvaises émotions.
La longévité et la résilience de la culture aborigène, présente de
manière continue depuis presque quatre-vingt mille ans, font
de ces habitants de l’Australie continentale et de ses îles de véri-
tables Créateurs de la Terre.
   La connaissance de l’astronomie et de l’écologie chez tous
les peuples aborigènes leur permet une compréhension pro-
fonde des grands cycles de la vie. Pour eux, la vie humaine est
enchâssée dans des structures et des rythmes cosmiques. Leurs
traditions orales du Temps du Rêve transmettent une véri-
table chorégraphie émotionnelle de génération en génération.
Le Rêve, comme l’expliquent des anthropologues tel William
Stanner, est un grand récit de la création de la Terre et de la
place du vivant. Stanner voyait trois principes majeurs dans
la matrice du Rêve : les grandes merveilles du monde biophy-
sique, la parenté commune de toutes les espèces et les règles
de la vie sociale  1. Le premier principe concerne « les grandes
merveilles – la façon dont le feu et l’eau dans le monde furent
dérobés et maîtrisés, dont les collines, les rivières et les points
d’eau ont été faits, dont le soleil, la lune et les étoiles ont été
placés sur leur course  2 ».
   Le deuxième principe peut être vu, grâce aux travaux aca-
démiques de Deborah Bird Rose sur les aspects culturels et
linguistiques du Rêve, comme une conscience profonde de
l’interconnexion des systèmes vivants qui exprime une étroite
parenté des humains avec tous les êtres vivants  3. Selon le troi-
sième principe qui sous-tend les règles qui régissent la vie des
humains et le fonctionnement de leurs institutions, la culture et

   1. Stanner, William Edward Hanley, The Dreaming and Other Essays, Melbourne,
Black Inc. Agenda, 2009, p. 61.
   2. Idem.
   3. Rose, Deborah Bird, Nourishing Terrains : Australian Aboriginal Views of
Landscape and Wilderness, Canberra, Australian Heritage Commission, 1996, p. 29.

                                      21
Les émotions de la Terre

la nature forment un tout homogène. Et ce qui fait de nous cet
humain-dans-la-nature, ce sont les émotions de la Terre.
   Les émotions de la vie quotidienne sont illustrées dans toutes
les histoires du Temps du Rêve racontées par les peuples abori-
gènes, sur tout le continent australien. Leur interprétation du
cosmos, où tout est interdépendance et interaction, s’appuie par-
ticulièrement sur leurs grandes connaissances astronomiques de
l’hémisphère Sud. Ainsi, les motifs et les images formés par les
étoiles sont utilisés pour illustrer des aspects de leur culture. Les
positions de certaines étoiles et de leurs constellations leur per-
mettent de prédire les variations saisonnières et les changements
dans les écosystèmes affectant leurs moyens de subsistance.
Chaque culture aborigène dans chaque biorégion particulière
interprète les évolutions célestes comme un almanach de survie
indiquant ce qui est en fleur, ce qui est disponible pour être
consommé et où aller pour se nourrir.

La Lyre, l’Almanach et les émotions humaines
   Comment prédire l’existence et la localisation d’une ressource
alimentaire… en regardant les étoiles  1 ? Pour établir cette corres-
pondance inspirante, le peuple aborigène Boorong, qui vit sur les
bords du lac Tyrrell au nord-ouest de l’État de Victoria, observe la
constellation de la Lyre. Une des étoiles du ciel nocturne Boorong
s’appelle Neilloan. Elle tire son nom d’un oiseau nichant au sol,
de la taille d’une poule et érigeant des monticules : le Léipoa
ocellé, Leipoa ocellata. Son nom aborigène est Lowan ou Loan  2.
     1. J’ai eu l’occasion d’en apprendre davantage sur le sujet de cette constellation
lorsque mon fils et sa compagne ont appelé leur fille Lyra. On trouvera une autre
référence à Lyra dans le personnage principal de la série du romancier Philip Pullman,
À la croisée des mondes.
     2. Dans ce livre, je suivrai la convention suivante : je mettrai toujours en majus-
cule l’initiale du nom latin. Pour le nom commun, je ne mettrai une majuscule que
s’il désigne une espèce bien déterminée.

                                          22
Introduction

L’étoile fait partie d’une constellation que les astronomes actuels
nomment la Lyre. Pour les Boorong, cette constellation présente
la forme générale d’un oiseau avec toutes les caractéristiques du
Léipoa – et même une de ses grandes pattes.
   Avec ses robustes pattes, le Léipoa creuse un vaste trou circu-
laire de trois mètres de large dans un sol sablonneux. Il ratisse
ensuite feuilles et branchages pour le combler et édifier un
petit monticule de soixante centimètres de haut – ces oiseaux
constructeurs à grands pieds sont appelés des « mégapodes ». Puis
il enterre ses œufs dans sa construction. La décomposition de
la matière organique du nid génère de la chaleur, qui permet
aux œufs d’incuber jusqu’à l’éclosion. Les poussins éclos doivent
ensuite creuser leur chemin vers la sortie et se débrouiller tout
seuls dans un environnement rude et aride. John Morieson
explique ainsi les liens cosmiques entre l’oiseau et la constellation
de la Lyre : « La Lyre apparaît dans l’hémisphère Sud seulement
entre mars et octobre, coïncidant avec la période de construction
du nid du Léipoa. C’est le premier d’une série de parallèles
remarquables entre l’oiseau céleste et l’oiseau terrestre  1. »
   Le comportement saisonnier exubérant de l’oiseau… et de
la constellation de la Lyre constitue un autre parallèle remar-
quable. Une fois par an, en avril, on peut observer les Lyrides,
une pluie d’étoiles filantes, dans cette constellation. Ces météo-
rites « nous rappellent les grains de sable, les bouts de brindilles
et d’autres matières projetées dans les airs par le Léipoa lors de la
construction de son nid ou lors de l’éclosion  2 ». Non seulement
la constellation ressemble à l’oiseau, mais elle se comporte

   1. Morieson, John, « Neilloan », Victorian Malleefowl Recovery Group, Lowan
Behold, mai 1999. http://www.malleefowlvictoria.org.au/documents/lowanbehold/
Volume2May1999.pdf. http://www.malleefowlvictoria.org.au/aboriginalAstro
nomy.html
  2. Idem.

                                     23
Les émotions de la Terre

comme lui. Enfin, quand l’étoile Neilloan disparaît du ciel en
octobre, les œufs du Loan seront prêts à être ramassés.
   L’histoire du Léipoa lue dans le ciel étoilé démontre une
connaissance précise de la synchronisation des événements cos-
miques et terrestres. Certains membres de la tribu des Boorong
peuvent avoir cet oiseau comme animal totem. L’empathie spé-
ciale envers le Léipoa interdit la consommation de sa chair –
mais non de ses œufs. Prendre soin de son habitat devient l’une
des grandes responsabilités de leur vie. Le soin et l’empathie
humaine interagissent ainsi avec le cycle et la fécondité du
Léipoa, qui doivent être respectés, sinon l’oiseau disparaîtrait de
l’écosystème. L’histoire du Léipoa dans le ciel illustre une certaine
façon de vivre et de se relier aux autres êtres vivants. Elle relie les
émotions humaines au cosmos et à l’oiseau. Cette astronomie
émotionnelle, une fois comprise, donne aux gens une empathie
intime avec les créatures qui, en retour, leur permettent de vivre.

Bouleversement émotionnel
   Les histoires du Temps du Rêve sont à la fois pacifiques et vio-
lentes, directement connectées aux émotions humaines depuis la
création de la vie jusqu’à la mort parfois brutale. Il arrive que la
résolution du conflit entre forces opposées permette le plein épa-
nouissement de la vie humaine. Mais, souvent, de nombreuses
histoires reflètent simplement le bouleversement émotionnel
affectant les communautés humaines. Toutes ces histoires s’ins-
crivent dans un cadre cosmique. Les récits du Rêve des peuples
de l’île Melville et de la Terre d’Arnhem expriment l’essence des
forces naturelles primordiales et leur impact sur les humains.
Les habitants de l’île Melville expliquent ainsi les orages : « Une
femme, Bumerali, frappe le sol avec ses haches en pierre fixées
sur de longs manches zigzaguant dans le ciel. Ce sont les éclairs
qui détruisent les arbres et parfois les Aborigènes. » Sur la Terre

                                  24
Introduction

d’Arnhem, on raconte que « l’homme tonnerre, Jambuwul,
voyage de lieu en lieu sur de vastes cumulus durant la saison
humide, déversant la pluie vivifiante sur la terre. Ces nuages
d’orage sont aussi la demeure de petits esprits enfantins, les
yurtu, qui voyagent dans les gouttes d’eau pour descendre sur la
terre et trouver une mère humaine  1. »
   D’autres histoires relient les affaires humaines à la formation
du cosmos. Les habitants de l’île Melville disent ainsi que, dans
le temps jadis, les humains de la tribu des Maludaianini rencon-
trèrent des problèmes causés par les relations sexuelles entre les
hommes et les femmes :
   « Les hommes étaient toujours occupés à se glisser dans la
jungle avec les femmes d’autres hommes, même si eux-mêmes
avaient des épouses. Ces comportements ont suscité beaucoup
de jalousies et de querelles. Tout s’est conclu par une bataille où
plusieurs hommes ont trouvé la mort. Après cet épisode, les vic-
times ont rejoint le ciel. Les hommes ont formé la Voie lactée et
les femmes certaines étoiles aux alentours  2. »
   Dans ces histoires, les émotions humaines sont enchâssées
dans la structure du cosmos. Ces histoires aident les humains de
toutes les époques. Elles montrent que les émotions qui génèrent
le conflit, comme la jalousie et la colère, peuvent trouver une
solution et que les humains ne sont pas parfaits. Cette culture
ancienne reconnaît que l’être humain est un mélange complexe
et dynamique de caractères violents et pacifiques : ses membres
ne se voyaient pas du tout eux-mêmes comme incarnant l’idéal
du « bon sauvage ».
   Si les Aborigènes relient les affaires humaines et l’ordre du ciel
comme Rose l’a montré, ils tissent également leurs vies terrestres

  1. Roberts, Ainslie et Mountford, Charles P., The Dreamtime Book, Sydney,
Reader’s Digest & Rigby, 1974, p. 96.
  2. Ibidem, p. 70.

                                    25
Les émotions de la Terre

avec celles des créatures ici-bas et l’écosystème entier. Pour les
Aborigènes, les humains descendent d’ancêtres mêlant humains
et non-humains, qui partagent tous le même destin. Je suis sûr
qu’une relation similaire entre le cosmos, la Terre, l’environ-
nement physique, la vie humaine et non humaine existe dans les
cultures indigènes partout dans le monde.
   Pour les peuples traditionnels, l’ordre et le désordre du cosmos
sont vraiment une clef pour comprendre et expliquer l’ordre et
le désordre dans les affaires humaines. Des états émotionnels
comme la jalousie et la colère trouvent leur reflet dans la vio-
lence et les caprices de la nature. Violence et caprices de la nature
leur donnent également la certitude que jalousie et colère ne
seront jamais complètement éliminées ou contrôlées en toutes
circonstances. Inversement, les émotions comme l’attention et
l’empathie se réfléchissent dans un univers ordonné mais aussi
dans les instincts, les structures et les pulsions qui propagent la
vie, le sexe, la naissance, la faim, la sécurité et la mort de tous les
êtres vivants sur Terre.
   Dans le contexte australien, les forces perturbant le climat
et l’environnement atteignirent un tournant décisif à la fin
du dernier âge glaciaire du Pléistocène – cette ère géolo-
gique commençant il y a 2,5 millions d’années et s’achevant
11 700 ans avant J.-C., faisant place à l’Holocène. Il y a
environ vingt mille ans, les glaces ont commencé à fondre. En
treize mille ans, cela a entraîné une hausse du niveau de la
mer de cent vingt mètres. Même si le peuple aborigène a été
confronté à cette élévation majeure du trait de côte, il a eu
beaucoup de temps pour s’adapter. Depuis sept mille ans, le
niveau des mers et le climat se sont à peu près stabilisés. Pour
cette raison, il est généralement admis que, partout dans le
monde, l’espèce humaine a pu prospérer durant la fin de l’Ho-
locène. Une situation que l’on pensait devoir durer, jusqu’à la

                                  26
Introduction

perturbation planétaire majeure de l’Anthropocène, qui débute
dans les années 1950  1.
   La culture aborigène conserve le souvenir ancien de cette inon-
dation progressive des côtes. Cela leur rappelle constamment
que la stabilité ne doit pas être considérée comme acquise. Ce
souvenir montre également que les humains peuvent se tirer de
situations difficiles et rester optimistes au sujet de l’avenir.
   Le peuple aborigène a transmis ses récits émotionnels sur la vie
de génération en génération. Malgré l’absence d’écriture, cette
information a été transmise par des pratiques culturelles comme
les contes, la musique, la danse, le chant et l’art en général. Des
cavernes en grès ont joué le rôle d’un album de photographies,
à la fois de la famille et de la nature. Les ancêtres disparus mais
dûment identifiés ont ainsi représenté leurs mains avec la tech-
nique du crachis – les colorants sont mélangés à la salive dans la
bouche puis soufflés autour de la main appliquée sur la paroi.
L’empreinte de leur main était souvent réalisée au cours de leur
jeunesse.
   Comme elles occupaient la totalité du continent australien
aux milieux naturels si variés, les tribus aborigènes vivaient
chacune dans ce que nous appelons aujourd’hui des biorégions.
À l’intérieur de ces biorégions, elles ont acquis une connaissance
détaillée de leur environnement et de leur pays. Les récits du
Temps du Rêve des différents clans, spécifiques à chaque lieu,
leur donnaient une boussole émotionnelle unique pour vivre.
Une boussole qui a pu être utilisée durant des millénaires dans
un habitat relativement stable. Je reviendrai dans les chapitres
suivants sur la longévité de cette culture, qui insérait les forces de
la nature dans un tout cohérent, spirituel, écologique et social.
À l’inverse, la culture industrielle n’existe que depuis trois cents

   1. Crutzen, Paul J. et Stoermer, Eugene F., « The “Anthropocene” », The Interna-
tional Geosphere-Biosphere Program, n° 41, 2000, p. 17-18.

                                        27
Les émotions de la Terre

ans. La brièveté de l’Anthropocène contraste avec l’ancienneté de
la culture des Aborigènes. Avec ses dizaines de milliers d’années,
elle réussit brillamment le test d’endurance.
   L’arrivée des colons européens en Australie en 1788 a tout
changé pour les Aborigènes. Chaque aspect de leur culture a été
brutalement nié par le pouvoir colonial. L’expression de leur spi-
ritualité par le Rêve, leur capacité à se mouvoir librement dans
leur propre pays et le contrôle de leur destin leur ont été sys-
tématiquement refusés. Leurs fondements émotionnels ont été
détruits et il s’en est suivi un désastre humanitaire qui continue
aujourd’hui.
   J’en dirai davantage au sujet de la désolation émotionnelle
dans laquelle se trouve la société aborigène dans les chapitres sui-
vants. Ma thèse est la suivante : aujourd’hui, l’humanité est dans
une situation similaire à celle du peuple aborigène en Australie
après 1788. L’Anthropocène est arrivé comme une force coloni-
satrice refoulant toutes les expressions des cultures antérieures.
Un système de valeurs unique et homogène influence notre
expression émotionnelle et notre identité dans de nouveaux
lieux, de nouveaux espaces, de nouveaux contextes. Nos anciens
repères émotionnels respectant la Terre comme notre maison
ont été universellement bouleversés. Il semble qu’il n’existe
aujourd’hui plus qu’une seule façon d’être humain.
   Résumons brièvement l’impact de cette perturbation émotion-
nelle. Avant l’arrivée de cette courte ère favorable de l’Holocène,
nous pouvons imaginer que la vie de la plupart des humains
était régie par les vicissitudes liées à la rareté et à un grand
degré d’incertitude  1. Les émotions terraphthoriques devaient
être éprouvées de façon permanente. Car il fallait survivre aux

   1. McMichael, Anthony, avec Alistair Woodward et Cameron Muir, Climate
Change and the Health of Nations : Famines, Fevers, and the Fate of Populations, New
York, Oxford University Press, 2017.

                                        28
Introduction

changements imprévisibles, à la menace constante des autres
espèces, à la compétition pour les ressources. Les humains
avaient donc une série de qualités émotionnelles et physiques
leur permettant de faire face. Les hommes et les femmes, indi-
viduellement et collectivement, pouvaient donner libre cours à
leurs émotions terraphthoriques lorsque s’imposait la nécessité
de défendre leur territoire contre tous rivaux, humains et non
humains. Dans cette économie de chasse et de cueillette, les
hommes en particulier – mais non exclusivement – devaient être
dotés des caractères émotionnels requis pour chasser et éliminer
des animaux dangereux capables de les blesser ou de les tuer. Ils
avaient même aussi la trempe nécessaire pour, selon les circons-
tances, tuer d’autres êtres humains.
   De plus, une connaissance détaillée de l’environnement
domestique était vitale pour établir des relations durables avec les
lieux et les moyens de subsistance. Les émotions terranaissantes
coopératives étaient nécessaires pour la vie de la famille et du
clan et ont dû jouer un rôle majeur dans leur survie. La connais-
sance et l’action terranaissantes des femmes sont évidemment à
la fois fondatrices de l’existence humaine et fondamentales pour
son maintien.
   Jusqu’à un certain point, les forces émotionnelles destructrices
et créatrices devaient être contrôlées afin de faire prévaloir, toutes
choses égales par ailleurs, les forces paisibles et nourricières sur
les forces violentes et destructrices. Tout comme les Aborigènes,
tous les peuples de la planète ont dû élaborer, a minima, une
relation maîtrisée entre ces deux séries d’émotions opposées
afin qu’il n’y ait pas de perte nette de population dans un envi-
ronnement aux ressources limitées. Des formes de justice non
létales et de rétribution étaient déterminées avec soin. Des rela-
tions de coopération avec les clans voisins devaient être cultivées
et renforcées. En effet, des pratiques comme l’agriculture sur
brûlis exigeaient que la gestion du feu et son contrôle relèvent de

                                 29
Les émotions de la Terre

l’intérêt commun  1. Les ressources naturelles comme les plantes
et les animaux devaient être activement gérées par des liens
émotionnels humains. L’instauration de totems personnels joue
ici un rôle majeur de protection à la fois du totem et des êtres
vivants dont il dépend. Lorsque le totem personnel d’un membre
du clan est un animal, il noue des relations émotionnelles fortes
avec lui, qui lui interdisent de le consommer et l’obligent à pro-
téger ses sites de reproduction. En projetant l’identification toté-
mique sur un grand nombre d’espèces, la symbiose émotionnelle
jouait un rôle de protectrice de l’environnement entier.
   Alors qu’il existe de nombreux contextes modernes où les
émotions terraphthoriques basées sur la rareté s’expriment
encore, comme l’exploitation minière, la guerre et le sport,
elles ont été pour la plupart et jusqu’à récemment occultées
par l’abondance matérielle. Ces soixante-cinq dernières années,
c’est-à-dire la durée de ma vie, ont été relativement paisibles ; car
au contraire de mes parents et grands-parents, qui ont subi deux
guerres mondiales, ma génération n’a pas connu de troisième
guerre mondiale. Pour les peuples dans les sociétés industrielles
et technologiques avancées, l’abondance matérielle a permis une
période de paix globale et d’augmentation de la population qui
semblait ne jamais devoir s’arrêter  2.
   Tout cela a changé au cours de la deuxième décennie du
xxie siècle. Les tensions entre les forces terraphthoriques et ter-
ranaissantes se sont ouvertement déployées une fois de plus,
au cours d’une période de troubles culturels et biophysiques
majeurs. Cette fois, même notre paysage politique a été très

   1. Jones, Rhys, « Fire-Stick Farming », Australian Natural History, n° 16, 1969,
p. 224-28.
   2. Une telle affirmation ne revient pas à nier la prolifération des guerres après
1953 au niveau régional dans le Moyen-Orient, en Afrique ou en Asie. Je souhaite
simplement souligner une différence de taille entre une guerre mondiale et les guerres
régionales, aux impacts plus limités.

                                         30
Introduction

souvent envahi par les émotions terraphthoriques dans le champ
des idées et des politiques publiques. Dans de nombreux pays
occidentaux, régis par les forces du libre marché, il existe même
une forme d’hostilité contre l’environnement orchestrée par les
élites politiques. La fracturation hydraulique, le forage pétrolier
en Arctique, les coupes rases en Amazonie pour le pâturage du
bétail et la disparition des forêts tropicales au profit de l’huile de
palme mettent en évidence quelque chose de pire que de l’indif-
férence envers notre environnement.
   Les fabuleuses conditions de vie de l’Holocène ont prati-
quement disparu. Nous entrons dans une période d’incertitude
extrême avec comme perspectives des famines massives, un ter-
rorisme international, des accidents nucléaires terrifiants, des
risques de guerre nucléaire, la montée des extrémismes politiques
et des catastrophes climatiques. Tout cela alimente nos angoisses
actuelles et notre peur de l’avenir. Il y a déjà de la solastalgie
pour ce qui est en train d’être perdu et une tristesse universelle
pour tout ce qui a été déraciné.
   Je crains que les émotions terraphthoriques ne soient revenues
au sommet de notre antique arbre émotionnel. Les anciennes
sources institutionnelles de soutien émotionnel pour les humains
semblent se tarir. L’Église catholique par exemple, en dépit des
efforts de champions terranaissants comme le pape François, ne
paraît pas capable d’empêcher le développement économique
mondial qui déchire l’ancien ordre émotionnel  1.
   Les lieux nouveaux, comme les villes et les complexes urbains,
où vit plus de la moitié de la population mondiale, sont aussi
des endroits qui secrètent des relations complexes et particulières
d’un point de vue culturel et technologique. Avec la perte du
ciel nocturne en raison des lumières vives et artificielles, les gens
perdent la boussole émotionnelle leur permettant de survivre

  1. Pape François, Lettre encyclique Laudato si’, Paris, Artège, 2015.

                                         31
Les émotions de la Terre

dans les limites des formes de vie et des cycles de la Terre et de
tout l’univers. Les humains perdent leur astronomie émotion-
nelle, leur écologie émotionnelle – et avec elles ils perdent leur
spiritualité émotionnelle.
   De nombreux humains ont acquis une aisance maté-
rielle – mais aux dépens de leur sécurité émotionnelle et psy-
chique. Nous sommes égarés émotionnellement. Ceux qui
sont aux commandes utilisent des émotions terraphthoriques
pour dominer et contrôler le destin de la Terre à leur profit.
Certains rêvent déjà d’aller exploiter et accaparer d’autres pla-
nètes, lunes, ou astéroïdes. À leurs yeux, la révolution de l’An-
thropocène est permanente et l’ère suivante lui ressemblera.
Ils imaginent ainsi que les humains manifesteront de façon
débridée, sur de nouvelles planètes ressemblant à la Terre, des
émotions meurtrières identiques à celles qui ont conduit au
saccage de la Terre.
   Dans les chapitres qui suivent, je vais exposer en détail ce que
sont nos émotions de la Terre. Avant cela, toutefois, je présen-
terai quelques éléments de ma biographie puisqu’ils permettront,
je l’espère, de comprendre la source de ma réflexion sur les émo-
tions de la Terre et le besoin de créer de nouveaux concepts. Je
vous présenterai ensuite un concept de ma création, la solastalgie.
Selon moi, nous sommes entrés dans une « ère de la solastalgie »,
où l’aiguille de notre boussole émotionnelle indique une détresse
chronique causée par la perte des habitats et des lieux qui nous
sont chers, à tous les échelons. Il existe déjà une dépression pan-
démique chez les humains. Nous partageons l’expérience vécue
et extrême du meurtre de la Terre, ou « tierracide ». Comme le
réchauffement climatique et d’autres catastrophes environne-
mentales commencent à envahir les lieux terranaissants restants,
nous pleurerons aussi ce qui meurt.
   C’est seulement après avoir ressuscité les émotions terranais-
santes que nous entrerons dans une nouvelle ère compatible avec

                                32
Introduction

l’épanouissement humain. Une ère où la Terre sera à nouveau
riche, généreuse, magnifique. Nous parviendrons à cet heureux
séjour. Mais, tout d’abord, nous devrons regarder en face les
aspects destructeurs de la nature humaine. Ce ne sera pas une
expérience confortable. J’espère vous convaincre que les émo-
tions de la Terre sont à un point de bascule, à un tournant,
aujourd’hui même. Le grand et antique drame de la création et
de la destruction se déroule dans nos esprits et sous nos propres
yeux. Cet ouvrage vous invite à participer à ce drame et à en
devenir l’un des acteurs.
Vous pouvez aussi lire