Glenn Albrecht DES NOUVEAUX MOTS POUR UN NOUVEAU MONDE - Numilog
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
Glenn Albrecht Les émotions de la Terre Des nouveaux mots pour un nouveau monde Traduit de l’anglais par Corinne Smith Les Liens qui Libèrent
Titre original : Earth Emotions New Words for a New World L’édition originale de cet ouvrage a été publiée en 2019 par Cornell University Press Photographie de couverture : © ESA/K. Horgan / Getty images © 2019 by Cornell University Press ISBN : 979-10-209-0809-4 © Les Liens qui Libèrent pour la traduction française, 2020
À Lilly, Teddy, Lyra et à la Génération Symbiocène.
Préface Je suis né au début de l’Anthropocène. Au début du déploiement de forces colossales de transformation. Au début de la domination humaine sur tous les processus biophysiques planétaires et même sur le premier d’entre eux : le climat, qui devient plus chaud et chaotique. Les changements sociaux et biophysiques sont devenus aujourd’hui si importants et si rapides qu’il est difficile de les appréhender dans leur globalité. Ayant réfléchi à ces questions durant toute ma vie, je me sens aujourd’hui capable de proposer une réflexion sur le sens de la vie humaine au temps de l’Anthropocène. Dans cet ouvrage, je me suis concentré sur un thème majeur : les réactions émotion- nelles particulières que nous manifestons en réponse au rythme et à l’ampleur du changement environnemental et écologique. J’appelle ces réactions « émotions de la Terre ». Écrire un livre sur les émotions n’a pas manqué d’être une expérience émotionnelle. Je me suis remémoré tous les événe- ments et expériences qui ont façonné mon rapport personnel et sans doute singulier à la nature et à la vie. J’ai ainsi construit une somme biographique que j’appelle une « sumbiographie », 9
Les émotions de la Terre le préfixe sum- provenant du latin summa. Avec ce livre, j’espère aider les lecteurs à mieux comprendre et à mieux réagir face au formidable bouleversement auquel notre espèce est confrontée à ce moment de l’histoire de la Terre. J’aimerais aussi proposer une voie de secours. Je me suis inspiré de traditions culturelles anciennes pour éclairer nos relations avec la Terre. Je me suis en particulier appuyé sur l’exemple du peuple aborigène australien qui vit dans la « Grande Terre du Sud » depuis presque quatre-vingt mille ans. Ce peuple a une histoire impressionnante à partager avec le reste du monde, une histoire de longévité et de coexistence avec les autres êtres humains et non humains. De plus, de nombreux Aborigènes aujourd’hui âgés ont vécu un double boulever- sement. Hier, leur culture traditionnelle était démantelée par les forces coloniales. Aujourd’hui, leur culture devenue hybride est menacée par le chaos climatique. La perte de leur culture et leur persévérance sont des expériences très instructives pour tous les humains. La menace exercée sur l’humanité par une puissante force climatique planétaire, que nous avons nous-mêmes créée, n’a jamais existé auparavant. De nombreux écrits du passé sur la nature et la vie ne sont donc plus pertinents aujourd’hui pour préparer notre avenir. Comme l’essence de l’Anthropocène semble être autodestructrice, je souhaite sortir de cette ère le plus rapidement possible. Cet ouvrage nous emmènera directement au cœur des problèmes et utilisera les résultats des dernières recherches scientifiques pour nous guider rapidement vers un avenir meilleur. J’ai ainsi pris connaissance des découvertes récentes sur le rôle central de la symbiose dans le monde vivant, cette asso- ciation biologique réciproquement profitable à tous les êtres vivants. J’ai donc créé le terme « Symbiocène » pour désigner une ère caractérisée par des émotions positives envers la Terre, une 10
Préface ère qui représente un avenir alternatif hautement souhaitable. Tout au long de ce livre, je proposerai beaucoup de nouvelles idées, de nouveaux concepts et de nouveaux mots. Ils seront, je pense, un défi pour les représentants de l’Anthropocène et nous conduiront, je l’espère, au Symbiocène. Le premier de ces nouveaux concepts est la « solastalgie », c’est-à-dire le sentiment ressenti face à un changement environ- nemental stressant et négatif. Je raconterai dans ce livre l’his- toire de la « découverte » de la solastalgie et de la façon dont elle est devenue un concept clé pour l’étude des réactions au changement environnemental stressant et négatif. La solas- talgie se rapporte aussi bien à la perte d’un lieu naturel unique causée par le réchauffement climatique qu’à la transformation des villes et autres complexes urbains par les forces du dévelop- pement. Après avoir créé le concept de solastalgie, j’ai compris pro- gressivement qu’une telle expérience émotionnelle et psycho- logique s’inscrivait dans un éventail d’émotions plus vaste que j’appelle aujourd’hui les émotions « psychoterratiques », du grec psyché, esprit et du latin terra, terre. Je m’efforcerai de décrire les émotions négatives de la Terre et de placer en vis-à-vis les émo- tions positives. Le résultat de cette analyse comparative consti- tuera une typologie psychoterratique. Il s’agit d’un chantier en cours. En effet, les effets négatifs des dégâts environnementaux à grande échelle sur les lieux, les cœurs et les esprits commencent à devenir évidents. À l’inverse, au fur et à mesure de la dispa- rition des magnifiques endroits que nous affectionnons, nous commençons à nommer nos états émotionnels positifs. Jadis, ces états positifs étaient gratuits et ne nécessitaient aucune termi- nologie particulière. Les émotions de la Terre, positives et néga- tives, sont liées, car les unes ne vont pas sans les autres. J’ai donc consacré deux chapitres de cet ouvrage à l’explication des élé- ments de cette typologie psychoterratique. On trouvera dans ces 11
Les émotions de la Terre chapitres les idées des écrivains et des penseurs qui ont apporté leur contribution. Certains, comme Aldo Leopold (1887-1948), sont célèbres, alors que d’autres, comme Elyne Mitchell (1913- 2002), une Australienne philosophe de l’environnement et contemporaine de Leopold, sont presque inconnus, même en Australie. La révolution actuelle dans la pensée scientifique et trans- disciplinaire est basée sur la symbiose, ce fondement de la vie. Cette révolution est également un encouragement à la création d’une nouvelle forme séculière de spiritualité qui accompagne la science, la technologie, l’éthique et la culture du Symbiocène. J’ai fondé cette nouvelle spiritualité séculière sur le « ghedeist », auquel je consacre le cinquième chapitre. Cette nouvelle spiri- tualité est vitale pour le développement de nouveaux rapports humains avec le reste de la vie. Je pense que beaucoup de mes lecteurs ont comme moi le sentiment que certaines spiritualités ne passeront pas le xxie siècle. Si vous aspirez à une spiritualité séculière nouvelle qui unit l’humanité à la Terre d’où provient notre espèce, j’aurai quelque chose à vous proposer. Le livre se conclut avec l’analyse des actions que les humains pourraient mener pour entrer dans le Symbiocène. Philosophe transdisciplinaire par inclination, j’ai essayé de donner à la « Génération Symbiocène » une vision de l’avenir volontaire, optimiste et pratique. Un tel optimisme volontaire est néces- saire pour contrebalancer le pessimisme impitoyable qu’ins- pirent les tristes perspectives de l’Anthropocène et de la sagesse collective des scientifiques. Ils nous alertent sans relâche sur un scénario apocalyptique avec destruction des écosystèmes, pollu- tions toxiques et réchauffement climatique. Cependant, même les enfants du baby-boom pourront un jour quitter ce monde avec satisfaction car ils peuvent jouer un rôle immensément important en aidant leurs enfants et petits-enfants à franchir avec succès le seuil du Symbiocène. 12
Préface Je ne prends pas à la légère la situation dans laquelle nous sommes. Je déclare qu’il existe aujourd’hui une guerre émotion- nelle ouverte entre les forces de la création et les forces de la des- truction sur cette Terre. La troisième guerre mondiale sera une guerre émotionnelle qui doit s’achever par la victoire des forces de la création. Mais ceux qui mènent les forces de la destruction ne céderont pas aisément leur contrôle sur la Terre. L’avenir pourrait s’avérer très sombre pour l’humanité – mais, une fois encore, je tiens à dire qu’il pourrait être radieux. Ce livre est ma contribution à un avenir meilleur. Je me confronte à tout ce qui va mal sur la Terre actuellement et je propose des solutions. J’espère que les sentiments de solastalgie finiront par devenir le lointain souvenir d’un passé révolu. J’espère également que, d’ici la fin de l’ouvrage, vous ferez vôtres les concepts que j’ai créés. Vous serez « dans » le Symbiocène : vous sentirez que vous en faites déjà partie et qu’il fait partie de vous-même.
Remerciements Je remercie mon éditrice Kitty Liu et l’équipe éditoriale de Cornell University Press pour m’avoir aidé à mener à bien cet ouvrage. Je remercie l’université de Newcastle et l’université de Murdoch où j’ai mené mes recherches. Ces universités m’ont donné la liberté de penser et de travailler avec des méthodes dépassant les frontières des disciplines conventionnelles. J’ai été aidé dans cette tâche par mes amis et collègues transdisciplinaires Nick Higginbotham et Linda Connor. Je leur suis également reconnaissant d’avoir bien voulu tolérer mes façons de penser non conventionnelles. Je suis également membre honoraire de l’École de géosciences à la faculté des sciences de l’université de Sydney. Je les remercie pour leur soutien. Je remercie tout particulièrement Jules Pretty pour son soutien et pour m’avoir conseillé de publier mes réflexions. Les habitants de la Hunter Valley et de Gloucester dans la Nouvelle-Galles du Sud ont également été très généreux en m’ac- cordant du temps dans mon enquête pour comprendre les émo- tions de la Terre. Je les remercie de m’avoir permis de partager 15
Les émotions de la Terre leur sentiment d’appartenance à un lieu et de comprendre comment il a été impacté par des changements à grande échelle. Je suis également redevable à des centaines de personnes dans le monde entier qui ont été touchées par mon travail et ont cor- respondu avec moi sur leur réaction émotionnelle à l’évolution négative du monde. Leurs intuitions m’ont aidé à échafauder le champ émergent de la psychoterratique. Je remercie ma famille et en particulier mon épouse, Jill, pour avoir accepté mes excentricités et pour le temps passé en solitaire à penser et à écrire. Jill m’a apporté son aide dans la genèse de ce manuscrit, la correction des erreurs et du style. Comme tou- jours, malgré tous ses efforts, je suis pleinement responsable des erreurs et des oublis qui subsistent dans cet ouvrage. Finalement, ce n’est qu’avec le recul dû à l’âge et peut-être à une certaine sagesse – j’ai soixante-cinq ans au moment où j’écris – que je me suis senti capable de m’attaquer à un sujet aussi vaste et complexe que les relations émotionnelles des humains avec la Terre. J’ai lu de nombreux penseurs et j’espère que mon travail reflète leur influence sur ma propre pensée. Je remercie la chouette de Minerve, la déesse de la sagesse, pour m’avoir donné l’inspiration dont j’avais besoin pour réa- liser cet ouvrage. Comme le dit Hegel, cette chouette ne s’envole qu’au crépuscule. Je remercie également les peuples indigènes d’Australie et leur oiseau totémique, le Kookaburra, pour leurs lumières. Selon les légendes aborigènes, cet oiseau australien rit aux éclats quand pointe l’aube – et à ce moment-là seulement.
Introduction L’origine de notre espèce ? L’univers, à la fois ordonné et chao- tique. Plus nous comprenons la nature de l’univers et du cosmos, plus nous voyons que la vie sur la planète Terre est le fruit de forces gigantesques, constructrices et destructrices, sur des mil- liards d’années. L’univers est un endroit sans repos, en perpétuel mouvement. Le mot « émotion » est apparenté à deux verbes latins : movere, mouvoir et emovere, agiter, troubler. Je considère donc que l’univers est littéralement un lieu « émotionnel ». Qu’est-ce qu’une émotion ? Ce qui nous meut ou ce qui nous affecte. Notre univers modèle des forces puissantes et est modelé par elles. Il est le premier moteur, créant et détruisant les conditions qui rendent la vie possible. Dans le sens le plus concret, l’univers est la source de toutes les forces émotionnelles. Les forces émotionnelles caractérisant l’univers se tiennent entre deux pôles. Ce que j’appelle le terraphthora : l’ensemble des forces destructrices de la Terre, et le terranascia : l’ensemble des forces créatrices de la Terre 1. L’univers manifeste ses aspects 1. Terraphthora : du mot latin terra, « terre », et du mot grec phthorá, « destruc- tion ». Terranascia : des termes latins terra et nasci, « être né ». 17
Les émotions de la Terre terraphthoriques par des forces violentes et destructrices. À grande échelle, les galaxies s’entrechoquent les unes avec les autres. À petite échelle, des comètes assassines fracassent des petites planètes de la taille de la Terre, des astéroïdes s’écrasent à la surface de la Lune, qu’ils grêlent de petits cratères. Sur des planètes comme la Terre, les forces volcaniques et tectoniques pulvérisent certains lieux, en font trembler d’autres. Et la terre tremble comme si elle avait peur. Il existe aussi des forces terra- naissantes, donc créatrices. Des galaxies en spirale se forment et se complexifient avec le temps. Des poussières et des nuages de glace entrent en coalescence pour constituer des planètes. Des composés chimiques s’associent pour façonner les structures de la vie. Des formes de vie organiques complexes émergent, comme les bactéries, les champignons, les arbres, les baleines et les humains. Nous devons examiner attentivement ces deux types de forces universelles, créatrices et destructrices. La physique et la chimie de notre univers font toujours l’objet de recherches : nos connaissances actuelles connaîtront donc des évolutions, peut-être même des révolutions. Même la vénérable théorie du big bang a été contestée ces dix dernières années. Il n’y a peut-être pas de big bang unique, pas de début ni de fin. L’idée de plusieurs univers coexistants fait l’objet de discussions ouvertes. Mais la façon dont l’univers a été créé est-elle vraiment importante ? Quelles que soient les origines de l’univers, voici l’essentiel : les humains ont une place qui reflète sa structure et son histoire. Nous sommes les produits d’un système plus vaste qui a existé bien avant nous. Dans ce drame cosmique, nos ancêtres sont apparus sur Terre il y a 2,6 millions d’années – bien après la formation du système solaire et de la Terre il y a quatre à cinq milliards d’années. Depuis trois cent mille ans, un mammifère pensant, Homo sapiens, essaie de comprendre l’origine et la persistance de toutes les formes de vie. Que nous, humains, puissions avoir une vue rétrospective 18
Introduction de cette évolution cosmique est en soi presque miraculeux. Il semblerait que l’émergence et la persistance de la vie soient des phénomènes très rares, peut-être même uniques, dans la longue histoire de l’univers. Nous sommes une minuscule étincelle de vie luttant contre des forces entropiques de destruction et de ruine. Nous construisons un ordre organique en coopération avec les autres formes de vie, contre une tendance de fond au déclin thermodynamique. L’endurance humaine et le Rêve Ces dix mille dernières années, au cours de l’ère géologique appelée Holocène, les humains ont connu les conditions rêvées pour leur évolution culturelle, agricole et technologique. La combinaison d’un climat stable et propice a permis la préva- lence des émotions humaines terranaissantes durant les derniers millénaires. L’évolution sociale humaine a pu se poursuivre et se raffiner. Les cycles et les rythmes de la nature nous ont été très favorables, rendant possible, par exemple, cette révolution agricole qui a conduit à des installations pérennes et, ultimement, à la construction de cités. Au cours de ces derniers siècles, tou- tefois, les humains ont acquis la capacité de rayer leur propre espèce de la surface de la Terre et avec elle beaucoup d’autres formes de vie. Comment ? Par la pression du développement industriel mondial, par la menace de l’annihilation nucléaire et aujourd’hui par le réchauffement climatique. Nous avons besoin d’une explication qui éclaire la façon dont cela a bien pu arriver. L’interaction entre les émotions terraphthoriques et terra- naissantes a toujours fait partie de l’histoire humaine. Chaque culture humaine a sa propre histoire et sa propre façon d’ex- primer cette antique bataille. La construction émotionnelle des humains est en grande partie conditionnée par elle. Nous pouvons ainsi noter que les émotions courantes sont liées à des 19
Les émotions de la Terre forces terraphthoriques et à des forces terranaissantes. Grâce aux premières, la colère, l’hostilité, l’envie, la jalousie et le mépris ont permis la défense de sa propre vie et celle de sa parenté proche. Grâce aux secondes, l’amour, l’attention, l’empathie, l’admi- ration et le bonheur ont permis aux humains de se sentir en sécurité dans des groupes familiaux et parentaux. Alors que ces deux ensembles d’émotions existent et sont com- munément exprimés, les humains ont jusqu’à présent bâti leur succès, en tant qu’espèce, sur les émotions terranaissantes. Ces émotions nourricières ont prévalu sur le long terme sur les émo- tions destructrices – sinon les humains se seraient eux-mêmes rayés de la surface de la Terre depuis longtemps. Les bébés jouissent d’une longue période de gestation et de croissance. Ils ont besoin d’être protégés et soignés par leurs parents et leur famille pendant au moins une décennie. Les émotions terranaissantes sont l’ex- pression d’une éthique de l’amour, du soin, de la responsabilité et sont orientées vers la protection de la vie – de toute la vie. Dans la culture des peuples aborigènes d’Australie, l’une des plus anciennes et les plus étudiées sur terre, il existe une inte- raction permanente entre ces deux ensembles d’émotions. Et c’est une réussite humaine très instructive, jusqu’à la colonisation européenne 1. Leurs mythologies du Temps du Rêve 2 sont ainsi basées sur une conception globale de la nature, de la plus grande échelle jusqu’à la plus modeste, dans le contexte d’un temps long. Leur cosmologie comble leurs besoins humains : elle est à la fois émotionnelle et éthique, basée sur un dualisme spirituel 1. Davidson, Helen et Wahlquist, Calla, « Australian Dig Finds Evidence of Aboriginal Habitation Up to 80,000 Years Ago », The Guardian, 19 juillet 2017. https://www.theguardian.com/australia-news/2017/jul/19/dig-finds-evidence-of- aboriginal-habitation-up-to-80000-years-ago. 2. Le Temps du Rêve est l’élément central de la cosmogonie aborigène. Il désigne l’ère de la création de la Terre où les Ancêtres ont créé par la puissance de leur rêve tous les éléments naturels : animaux, plantes, étoiles… Ce Temps du Rêve englobe également les temps actuels et le futur. Note de la traductrice [NDT]. 20
Introduction entre le bien et le mal, les bonnes et les mauvaises émotions. La longévité et la résilience de la culture aborigène, présente de manière continue depuis presque quatre-vingt mille ans, font de ces habitants de l’Australie continentale et de ses îles de véri- tables Créateurs de la Terre. La connaissance de l’astronomie et de l’écologie chez tous les peuples aborigènes leur permet une compréhension pro- fonde des grands cycles de la vie. Pour eux, la vie humaine est enchâssée dans des structures et des rythmes cosmiques. Leurs traditions orales du Temps du Rêve transmettent une véri- table chorégraphie émotionnelle de génération en génération. Le Rêve, comme l’expliquent des anthropologues tel William Stanner, est un grand récit de la création de la Terre et de la place du vivant. Stanner voyait trois principes majeurs dans la matrice du Rêve : les grandes merveilles du monde biophy- sique, la parenté commune de toutes les espèces et les règles de la vie sociale 1. Le premier principe concerne « les grandes merveilles – la façon dont le feu et l’eau dans le monde furent dérobés et maîtrisés, dont les collines, les rivières et les points d’eau ont été faits, dont le soleil, la lune et les étoiles ont été placés sur leur course 2 ». Le deuxième principe peut être vu, grâce aux travaux aca- démiques de Deborah Bird Rose sur les aspects culturels et linguistiques du Rêve, comme une conscience profonde de l’interconnexion des systèmes vivants qui exprime une étroite parenté des humains avec tous les êtres vivants 3. Selon le troi- sième principe qui sous-tend les règles qui régissent la vie des humains et le fonctionnement de leurs institutions, la culture et 1. Stanner, William Edward Hanley, The Dreaming and Other Essays, Melbourne, Black Inc. Agenda, 2009, p. 61. 2. Idem. 3. Rose, Deborah Bird, Nourishing Terrains : Australian Aboriginal Views of Landscape and Wilderness, Canberra, Australian Heritage Commission, 1996, p. 29. 21
Les émotions de la Terre la nature forment un tout homogène. Et ce qui fait de nous cet humain-dans-la-nature, ce sont les émotions de la Terre. Les émotions de la vie quotidienne sont illustrées dans toutes les histoires du Temps du Rêve racontées par les peuples abori- gènes, sur tout le continent australien. Leur interprétation du cosmos, où tout est interdépendance et interaction, s’appuie par- ticulièrement sur leurs grandes connaissances astronomiques de l’hémisphère Sud. Ainsi, les motifs et les images formés par les étoiles sont utilisés pour illustrer des aspects de leur culture. Les positions de certaines étoiles et de leurs constellations leur per- mettent de prédire les variations saisonnières et les changements dans les écosystèmes affectant leurs moyens de subsistance. Chaque culture aborigène dans chaque biorégion particulière interprète les évolutions célestes comme un almanach de survie indiquant ce qui est en fleur, ce qui est disponible pour être consommé et où aller pour se nourrir. La Lyre, l’Almanach et les émotions humaines Comment prédire l’existence et la localisation d’une ressource alimentaire… en regardant les étoiles 1 ? Pour établir cette corres- pondance inspirante, le peuple aborigène Boorong, qui vit sur les bords du lac Tyrrell au nord-ouest de l’État de Victoria, observe la constellation de la Lyre. Une des étoiles du ciel nocturne Boorong s’appelle Neilloan. Elle tire son nom d’un oiseau nichant au sol, de la taille d’une poule et érigeant des monticules : le Léipoa ocellé, Leipoa ocellata. Son nom aborigène est Lowan ou Loan 2. 1. J’ai eu l’occasion d’en apprendre davantage sur le sujet de cette constellation lorsque mon fils et sa compagne ont appelé leur fille Lyra. On trouvera une autre référence à Lyra dans le personnage principal de la série du romancier Philip Pullman, À la croisée des mondes. 2. Dans ce livre, je suivrai la convention suivante : je mettrai toujours en majus- cule l’initiale du nom latin. Pour le nom commun, je ne mettrai une majuscule que s’il désigne une espèce bien déterminée. 22
Introduction L’étoile fait partie d’une constellation que les astronomes actuels nomment la Lyre. Pour les Boorong, cette constellation présente la forme générale d’un oiseau avec toutes les caractéristiques du Léipoa – et même une de ses grandes pattes. Avec ses robustes pattes, le Léipoa creuse un vaste trou circu- laire de trois mètres de large dans un sol sablonneux. Il ratisse ensuite feuilles et branchages pour le combler et édifier un petit monticule de soixante centimètres de haut – ces oiseaux constructeurs à grands pieds sont appelés des « mégapodes ». Puis il enterre ses œufs dans sa construction. La décomposition de la matière organique du nid génère de la chaleur, qui permet aux œufs d’incuber jusqu’à l’éclosion. Les poussins éclos doivent ensuite creuser leur chemin vers la sortie et se débrouiller tout seuls dans un environnement rude et aride. John Morieson explique ainsi les liens cosmiques entre l’oiseau et la constellation de la Lyre : « La Lyre apparaît dans l’hémisphère Sud seulement entre mars et octobre, coïncidant avec la période de construction du nid du Léipoa. C’est le premier d’une série de parallèles remarquables entre l’oiseau céleste et l’oiseau terrestre 1. » Le comportement saisonnier exubérant de l’oiseau… et de la constellation de la Lyre constitue un autre parallèle remar- quable. Une fois par an, en avril, on peut observer les Lyrides, une pluie d’étoiles filantes, dans cette constellation. Ces météo- rites « nous rappellent les grains de sable, les bouts de brindilles et d’autres matières projetées dans les airs par le Léipoa lors de la construction de son nid ou lors de l’éclosion 2 ». Non seulement la constellation ressemble à l’oiseau, mais elle se comporte 1. Morieson, John, « Neilloan », Victorian Malleefowl Recovery Group, Lowan Behold, mai 1999. http://www.malleefowlvictoria.org.au/documents/lowanbehold/ Volume2May1999.pdf. http://www.malleefowlvictoria.org.au/aboriginalAstro nomy.html 2. Idem. 23
Les émotions de la Terre comme lui. Enfin, quand l’étoile Neilloan disparaît du ciel en octobre, les œufs du Loan seront prêts à être ramassés. L’histoire du Léipoa lue dans le ciel étoilé démontre une connaissance précise de la synchronisation des événements cos- miques et terrestres. Certains membres de la tribu des Boorong peuvent avoir cet oiseau comme animal totem. L’empathie spé- ciale envers le Léipoa interdit la consommation de sa chair – mais non de ses œufs. Prendre soin de son habitat devient l’une des grandes responsabilités de leur vie. Le soin et l’empathie humaine interagissent ainsi avec le cycle et la fécondité du Léipoa, qui doivent être respectés, sinon l’oiseau disparaîtrait de l’écosystème. L’histoire du Léipoa dans le ciel illustre une certaine façon de vivre et de se relier aux autres êtres vivants. Elle relie les émotions humaines au cosmos et à l’oiseau. Cette astronomie émotionnelle, une fois comprise, donne aux gens une empathie intime avec les créatures qui, en retour, leur permettent de vivre. Bouleversement émotionnel Les histoires du Temps du Rêve sont à la fois pacifiques et vio- lentes, directement connectées aux émotions humaines depuis la création de la vie jusqu’à la mort parfois brutale. Il arrive que la résolution du conflit entre forces opposées permette le plein épa- nouissement de la vie humaine. Mais, souvent, de nombreuses histoires reflètent simplement le bouleversement émotionnel affectant les communautés humaines. Toutes ces histoires s’ins- crivent dans un cadre cosmique. Les récits du Rêve des peuples de l’île Melville et de la Terre d’Arnhem expriment l’essence des forces naturelles primordiales et leur impact sur les humains. Les habitants de l’île Melville expliquent ainsi les orages : « Une femme, Bumerali, frappe le sol avec ses haches en pierre fixées sur de longs manches zigzaguant dans le ciel. Ce sont les éclairs qui détruisent les arbres et parfois les Aborigènes. » Sur la Terre 24
Introduction d’Arnhem, on raconte que « l’homme tonnerre, Jambuwul, voyage de lieu en lieu sur de vastes cumulus durant la saison humide, déversant la pluie vivifiante sur la terre. Ces nuages d’orage sont aussi la demeure de petits esprits enfantins, les yurtu, qui voyagent dans les gouttes d’eau pour descendre sur la terre et trouver une mère humaine 1. » D’autres histoires relient les affaires humaines à la formation du cosmos. Les habitants de l’île Melville disent ainsi que, dans le temps jadis, les humains de la tribu des Maludaianini rencon- trèrent des problèmes causés par les relations sexuelles entre les hommes et les femmes : « Les hommes étaient toujours occupés à se glisser dans la jungle avec les femmes d’autres hommes, même si eux-mêmes avaient des épouses. Ces comportements ont suscité beaucoup de jalousies et de querelles. Tout s’est conclu par une bataille où plusieurs hommes ont trouvé la mort. Après cet épisode, les vic- times ont rejoint le ciel. Les hommes ont formé la Voie lactée et les femmes certaines étoiles aux alentours 2. » Dans ces histoires, les émotions humaines sont enchâssées dans la structure du cosmos. Ces histoires aident les humains de toutes les époques. Elles montrent que les émotions qui génèrent le conflit, comme la jalousie et la colère, peuvent trouver une solution et que les humains ne sont pas parfaits. Cette culture ancienne reconnaît que l’être humain est un mélange complexe et dynamique de caractères violents et pacifiques : ses membres ne se voyaient pas du tout eux-mêmes comme incarnant l’idéal du « bon sauvage ». Si les Aborigènes relient les affaires humaines et l’ordre du ciel comme Rose l’a montré, ils tissent également leurs vies terrestres 1. Roberts, Ainslie et Mountford, Charles P., The Dreamtime Book, Sydney, Reader’s Digest & Rigby, 1974, p. 96. 2. Ibidem, p. 70. 25
Les émotions de la Terre avec celles des créatures ici-bas et l’écosystème entier. Pour les Aborigènes, les humains descendent d’ancêtres mêlant humains et non-humains, qui partagent tous le même destin. Je suis sûr qu’une relation similaire entre le cosmos, la Terre, l’environ- nement physique, la vie humaine et non humaine existe dans les cultures indigènes partout dans le monde. Pour les peuples traditionnels, l’ordre et le désordre du cosmos sont vraiment une clef pour comprendre et expliquer l’ordre et le désordre dans les affaires humaines. Des états émotionnels comme la jalousie et la colère trouvent leur reflet dans la vio- lence et les caprices de la nature. Violence et caprices de la nature leur donnent également la certitude que jalousie et colère ne seront jamais complètement éliminées ou contrôlées en toutes circonstances. Inversement, les émotions comme l’attention et l’empathie se réfléchissent dans un univers ordonné mais aussi dans les instincts, les structures et les pulsions qui propagent la vie, le sexe, la naissance, la faim, la sécurité et la mort de tous les êtres vivants sur Terre. Dans le contexte australien, les forces perturbant le climat et l’environnement atteignirent un tournant décisif à la fin du dernier âge glaciaire du Pléistocène – cette ère géolo- gique commençant il y a 2,5 millions d’années et s’achevant 11 700 ans avant J.-C., faisant place à l’Holocène. Il y a environ vingt mille ans, les glaces ont commencé à fondre. En treize mille ans, cela a entraîné une hausse du niveau de la mer de cent vingt mètres. Même si le peuple aborigène a été confronté à cette élévation majeure du trait de côte, il a eu beaucoup de temps pour s’adapter. Depuis sept mille ans, le niveau des mers et le climat se sont à peu près stabilisés. Pour cette raison, il est généralement admis que, partout dans le monde, l’espèce humaine a pu prospérer durant la fin de l’Ho- locène. Une situation que l’on pensait devoir durer, jusqu’à la 26
Introduction perturbation planétaire majeure de l’Anthropocène, qui débute dans les années 1950 1. La culture aborigène conserve le souvenir ancien de cette inon- dation progressive des côtes. Cela leur rappelle constamment que la stabilité ne doit pas être considérée comme acquise. Ce souvenir montre également que les humains peuvent se tirer de situations difficiles et rester optimistes au sujet de l’avenir. Le peuple aborigène a transmis ses récits émotionnels sur la vie de génération en génération. Malgré l’absence d’écriture, cette information a été transmise par des pratiques culturelles comme les contes, la musique, la danse, le chant et l’art en général. Des cavernes en grès ont joué le rôle d’un album de photographies, à la fois de la famille et de la nature. Les ancêtres disparus mais dûment identifiés ont ainsi représenté leurs mains avec la tech- nique du crachis – les colorants sont mélangés à la salive dans la bouche puis soufflés autour de la main appliquée sur la paroi. L’empreinte de leur main était souvent réalisée au cours de leur jeunesse. Comme elles occupaient la totalité du continent australien aux milieux naturels si variés, les tribus aborigènes vivaient chacune dans ce que nous appelons aujourd’hui des biorégions. À l’intérieur de ces biorégions, elles ont acquis une connaissance détaillée de leur environnement et de leur pays. Les récits du Temps du Rêve des différents clans, spécifiques à chaque lieu, leur donnaient une boussole émotionnelle unique pour vivre. Une boussole qui a pu être utilisée durant des millénaires dans un habitat relativement stable. Je reviendrai dans les chapitres suivants sur la longévité de cette culture, qui insérait les forces de la nature dans un tout cohérent, spirituel, écologique et social. À l’inverse, la culture industrielle n’existe que depuis trois cents 1. Crutzen, Paul J. et Stoermer, Eugene F., « The “Anthropocene” », The Interna- tional Geosphere-Biosphere Program, n° 41, 2000, p. 17-18. 27
Les émotions de la Terre ans. La brièveté de l’Anthropocène contraste avec l’ancienneté de la culture des Aborigènes. Avec ses dizaines de milliers d’années, elle réussit brillamment le test d’endurance. L’arrivée des colons européens en Australie en 1788 a tout changé pour les Aborigènes. Chaque aspect de leur culture a été brutalement nié par le pouvoir colonial. L’expression de leur spi- ritualité par le Rêve, leur capacité à se mouvoir librement dans leur propre pays et le contrôle de leur destin leur ont été sys- tématiquement refusés. Leurs fondements émotionnels ont été détruits et il s’en est suivi un désastre humanitaire qui continue aujourd’hui. J’en dirai davantage au sujet de la désolation émotionnelle dans laquelle se trouve la société aborigène dans les chapitres sui- vants. Ma thèse est la suivante : aujourd’hui, l’humanité est dans une situation similaire à celle du peuple aborigène en Australie après 1788. L’Anthropocène est arrivé comme une force coloni- satrice refoulant toutes les expressions des cultures antérieures. Un système de valeurs unique et homogène influence notre expression émotionnelle et notre identité dans de nouveaux lieux, de nouveaux espaces, de nouveaux contextes. Nos anciens repères émotionnels respectant la Terre comme notre maison ont été universellement bouleversés. Il semble qu’il n’existe aujourd’hui plus qu’une seule façon d’être humain. Résumons brièvement l’impact de cette perturbation émotion- nelle. Avant l’arrivée de cette courte ère favorable de l’Holocène, nous pouvons imaginer que la vie de la plupart des humains était régie par les vicissitudes liées à la rareté et à un grand degré d’incertitude 1. Les émotions terraphthoriques devaient être éprouvées de façon permanente. Car il fallait survivre aux 1. McMichael, Anthony, avec Alistair Woodward et Cameron Muir, Climate Change and the Health of Nations : Famines, Fevers, and the Fate of Populations, New York, Oxford University Press, 2017. 28
Introduction changements imprévisibles, à la menace constante des autres espèces, à la compétition pour les ressources. Les humains avaient donc une série de qualités émotionnelles et physiques leur permettant de faire face. Les hommes et les femmes, indi- viduellement et collectivement, pouvaient donner libre cours à leurs émotions terraphthoriques lorsque s’imposait la nécessité de défendre leur territoire contre tous rivaux, humains et non humains. Dans cette économie de chasse et de cueillette, les hommes en particulier – mais non exclusivement – devaient être dotés des caractères émotionnels requis pour chasser et éliminer des animaux dangereux capables de les blesser ou de les tuer. Ils avaient même aussi la trempe nécessaire pour, selon les circons- tances, tuer d’autres êtres humains. De plus, une connaissance détaillée de l’environnement domestique était vitale pour établir des relations durables avec les lieux et les moyens de subsistance. Les émotions terranaissantes coopératives étaient nécessaires pour la vie de la famille et du clan et ont dû jouer un rôle majeur dans leur survie. La connais- sance et l’action terranaissantes des femmes sont évidemment à la fois fondatrices de l’existence humaine et fondamentales pour son maintien. Jusqu’à un certain point, les forces émotionnelles destructrices et créatrices devaient être contrôlées afin de faire prévaloir, toutes choses égales par ailleurs, les forces paisibles et nourricières sur les forces violentes et destructrices. Tout comme les Aborigènes, tous les peuples de la planète ont dû élaborer, a minima, une relation maîtrisée entre ces deux séries d’émotions opposées afin qu’il n’y ait pas de perte nette de population dans un envi- ronnement aux ressources limitées. Des formes de justice non létales et de rétribution étaient déterminées avec soin. Des rela- tions de coopération avec les clans voisins devaient être cultivées et renforcées. En effet, des pratiques comme l’agriculture sur brûlis exigeaient que la gestion du feu et son contrôle relèvent de 29
Les émotions de la Terre l’intérêt commun 1. Les ressources naturelles comme les plantes et les animaux devaient être activement gérées par des liens émotionnels humains. L’instauration de totems personnels joue ici un rôle majeur de protection à la fois du totem et des êtres vivants dont il dépend. Lorsque le totem personnel d’un membre du clan est un animal, il noue des relations émotionnelles fortes avec lui, qui lui interdisent de le consommer et l’obligent à pro- téger ses sites de reproduction. En projetant l’identification toté- mique sur un grand nombre d’espèces, la symbiose émotionnelle jouait un rôle de protectrice de l’environnement entier. Alors qu’il existe de nombreux contextes modernes où les émotions terraphthoriques basées sur la rareté s’expriment encore, comme l’exploitation minière, la guerre et le sport, elles ont été pour la plupart et jusqu’à récemment occultées par l’abondance matérielle. Ces soixante-cinq dernières années, c’est-à-dire la durée de ma vie, ont été relativement paisibles ; car au contraire de mes parents et grands-parents, qui ont subi deux guerres mondiales, ma génération n’a pas connu de troisième guerre mondiale. Pour les peuples dans les sociétés industrielles et technologiques avancées, l’abondance matérielle a permis une période de paix globale et d’augmentation de la population qui semblait ne jamais devoir s’arrêter 2. Tout cela a changé au cours de la deuxième décennie du xxie siècle. Les tensions entre les forces terraphthoriques et ter- ranaissantes se sont ouvertement déployées une fois de plus, au cours d’une période de troubles culturels et biophysiques majeurs. Cette fois, même notre paysage politique a été très 1. Jones, Rhys, « Fire-Stick Farming », Australian Natural History, n° 16, 1969, p. 224-28. 2. Une telle affirmation ne revient pas à nier la prolifération des guerres après 1953 au niveau régional dans le Moyen-Orient, en Afrique ou en Asie. Je souhaite simplement souligner une différence de taille entre une guerre mondiale et les guerres régionales, aux impacts plus limités. 30
Introduction souvent envahi par les émotions terraphthoriques dans le champ des idées et des politiques publiques. Dans de nombreux pays occidentaux, régis par les forces du libre marché, il existe même une forme d’hostilité contre l’environnement orchestrée par les élites politiques. La fracturation hydraulique, le forage pétrolier en Arctique, les coupes rases en Amazonie pour le pâturage du bétail et la disparition des forêts tropicales au profit de l’huile de palme mettent en évidence quelque chose de pire que de l’indif- férence envers notre environnement. Les fabuleuses conditions de vie de l’Holocène ont prati- quement disparu. Nous entrons dans une période d’incertitude extrême avec comme perspectives des famines massives, un ter- rorisme international, des accidents nucléaires terrifiants, des risques de guerre nucléaire, la montée des extrémismes politiques et des catastrophes climatiques. Tout cela alimente nos angoisses actuelles et notre peur de l’avenir. Il y a déjà de la solastalgie pour ce qui est en train d’être perdu et une tristesse universelle pour tout ce qui a été déraciné. Je crains que les émotions terraphthoriques ne soient revenues au sommet de notre antique arbre émotionnel. Les anciennes sources institutionnelles de soutien émotionnel pour les humains semblent se tarir. L’Église catholique par exemple, en dépit des efforts de champions terranaissants comme le pape François, ne paraît pas capable d’empêcher le développement économique mondial qui déchire l’ancien ordre émotionnel 1. Les lieux nouveaux, comme les villes et les complexes urbains, où vit plus de la moitié de la population mondiale, sont aussi des endroits qui secrètent des relations complexes et particulières d’un point de vue culturel et technologique. Avec la perte du ciel nocturne en raison des lumières vives et artificielles, les gens perdent la boussole émotionnelle leur permettant de survivre 1. Pape François, Lettre encyclique Laudato si’, Paris, Artège, 2015. 31
Les émotions de la Terre dans les limites des formes de vie et des cycles de la Terre et de tout l’univers. Les humains perdent leur astronomie émotion- nelle, leur écologie émotionnelle – et avec elles ils perdent leur spiritualité émotionnelle. De nombreux humains ont acquis une aisance maté- rielle – mais aux dépens de leur sécurité émotionnelle et psy- chique. Nous sommes égarés émotionnellement. Ceux qui sont aux commandes utilisent des émotions terraphthoriques pour dominer et contrôler le destin de la Terre à leur profit. Certains rêvent déjà d’aller exploiter et accaparer d’autres pla- nètes, lunes, ou astéroïdes. À leurs yeux, la révolution de l’An- thropocène est permanente et l’ère suivante lui ressemblera. Ils imaginent ainsi que les humains manifesteront de façon débridée, sur de nouvelles planètes ressemblant à la Terre, des émotions meurtrières identiques à celles qui ont conduit au saccage de la Terre. Dans les chapitres qui suivent, je vais exposer en détail ce que sont nos émotions de la Terre. Avant cela, toutefois, je présen- terai quelques éléments de ma biographie puisqu’ils permettront, je l’espère, de comprendre la source de ma réflexion sur les émo- tions de la Terre et le besoin de créer de nouveaux concepts. Je vous présenterai ensuite un concept de ma création, la solastalgie. Selon moi, nous sommes entrés dans une « ère de la solastalgie », où l’aiguille de notre boussole émotionnelle indique une détresse chronique causée par la perte des habitats et des lieux qui nous sont chers, à tous les échelons. Il existe déjà une dépression pan- démique chez les humains. Nous partageons l’expérience vécue et extrême du meurtre de la Terre, ou « tierracide ». Comme le réchauffement climatique et d’autres catastrophes environne- mentales commencent à envahir les lieux terranaissants restants, nous pleurerons aussi ce qui meurt. C’est seulement après avoir ressuscité les émotions terranais- santes que nous entrerons dans une nouvelle ère compatible avec 32
Introduction l’épanouissement humain. Une ère où la Terre sera à nouveau riche, généreuse, magnifique. Nous parviendrons à cet heureux séjour. Mais, tout d’abord, nous devrons regarder en face les aspects destructeurs de la nature humaine. Ce ne sera pas une expérience confortable. J’espère vous convaincre que les émo- tions de la Terre sont à un point de bascule, à un tournant, aujourd’hui même. Le grand et antique drame de la création et de la destruction se déroule dans nos esprits et sous nos propres yeux. Cet ouvrage vous invite à participer à ce drame et à en devenir l’un des acteurs.
Vous pouvez aussi lire