Identifier les activités scientifiques dans les réserves de biosphère françaises : une chasse au trésor ?
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Natures Sciences Sociétés 30, 1, 3-13 (2022) Natures © C. Hervé et al., Hosted by EDP Sciences, 2022 S ciences https://doi.org/10.1051/nss/2022015 S ociétés Disponible en ligne : www.nss-journal.org Identifier les activités scientifiques dans les réserves de biosphère françaises : une chasse au trésor ? Christine Hervé1,*,a , Théo Jacob2,#,b, Ramatoulaye Sagna3 et Catherine Cibien4 1 Biologie, CNRS, UMR GEODE, Toulouse, France 2 Sociologie, CNRS, UMR Dynafor, Castanet-Tolosan, France 3 Statistiques, INRAE, LESSEM, Grenoble, France 4 Directrice du MAB France, Castanet-Tolosan, France Reçu le 8 février 2021. Accepté le 13 décembre 2021 Comment identifier les activités scientifiques au sein de dispositifs de politique publique où la recherche n’apparaît pas prioritaire, telle est la question que pose cet article qui prend l’exemple des réserves de biosphère françaises. Dans une démarche exploratoire, les auteurs testent différentes entrées (académique, territoriale) pour cerner ce que représente la place de la recherche dans un jeu institutionnel complexe. Au-delà de l’analyse fine du réseau français et de ses difficultés structurelles, la discussion est ouverte sur les rôles et formes d’appui des activités scientifiques à la conception de dispositifs d’action, sur les enjeux d’une reconnaissance de ces activités immergées dans l’action publique et, plus globalement, sur la place qui doit être réservée à la science et aux scientifiques pour répondre aux enjeux du développement durable. La Rédaction Résumé – Le programme scientifique intergouvernemental Man and the Biosphere (MAB) de l’Unesco, dont l’une des missions est de soutenir et d’encourager les activités de recherche, s’appuie sur des territoires particuliers, les réserves de biosphère, définies comme des sites modèles d’étude et de démonstration des approches intégrées de la conservation et du développement. Pourtant, identifier les activités scientifiques dans ces réserves de biosphère se révèle bien plus complexe qu’il n’y paraît. Après avoir questionné la place de la science à l’Unesco, l’originalité de sa conceptualisation au sein du programme MAB et ses conditions structurelles de mise en œuvre, nous expérimentons et discutons, chemin faisant, différentes méthodes afin d’identifier la diversité des activités scientifiques au sein des réserves de biosphère françaises. Dans un contexte d’évolution et de territorialisation de l’action publique, cette enquête exploratoire propose in fine une méthodologie à même d’appréhender la complexité des contributions scientifiques au sein de projets de territoire dont les finalités ne sont pas purement académiques. Mots-clés : recherche / développement durable / réserve de biosphère / projet de territoire / transdisciplinarité Abstract – Identifying scientific activities in French biosphere reserves: a treasure hunt? One of the missions of Unesco’s intergovernmental scientific programme, Man and the Biosphere (MAB), is to support and encourage research activities. These activities are based in specific areas, the Biosphere Reserves considered as model sites for the study and demonstration of integrated approaches to conservation and development. However, identifying scientific activities in Biosphere Reserves turned out to be more challenging than previously imagined. After reflecting upon the place of science at Unesco, the originality of the conceptualisation of this place within the MAB programme and the structural conditions of *Auteur correspondant : Christine.herve@inrae.fr # Co-premier auteur a C. Hervé est également associée à l’UMR Dynafor, INRAE, Ensat, Purpan, Castanet-Tolosan, France. b T. Jacob est également associé aux UMR GEODE, CNRS, Université de Toulouse 2, Toulouse, France et PALOC, MNHN, IRD, France. This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.
4 C. Hervé et al. : Nat. Sci. Soc. 30, 1, 3-13 (2022) its implementation, we present different methods to identify the diversity of scientific activities within French Biosphere Reserves. In a context of evolution and territorialisation of public action, this exploratory survey proposes a methodology allowing to come to grips with the complexity of scientific contributions within territorial projects whose aims are not purely academic. Keywords: research / sustainable development / biosphere reserve / land project / transdisciplinarity Après cinquante ans d’existence, le comité MAB France rendre compte de la nature des relations sciences sociétés a cherché à dresser un bilan des activités de recherche sur des territoires ruraux et périphériques, où les enjeux de menées dans les réserves de biosphère (RB) et à développement apparaissent prioritaires. identifier leurs protagonistes. En 2006, la secrétaire scientifique du comité MAB France, Catherine Cibien, La science au sein du programme MAB publiait dans NSS un article intitulé « Les réserves de biosphère : des lieux de collaboration entre chercheurs de l’Unesco : de la « fonction sociale » et gestionnaires en faveur de la biodiversité » (Cibien, au « développement durable » 2006). Elle y retraçait la genèse du concept de RB, présentait son évolution depuis trente ans, et accordait La place de la science à l’Unesco a été historiquement un long développement à la place de la recherche dans mal définie ; cette dernière ne fait son apparition dans le ces dispositifs. Elle concluait que « les réserves de sigle de l’institution aux côtés de la culture et de biosphère ne sont pas, aujourd’hui, considérées par la l’éducation que quelques jours avant sa création, le communauté scientifique comme les territoires privi- 16 novembre 1945 (Archibald, 2009). Traversée par les légiés de recherche qu’elles sont supposées être » tensions politiques qui accompagnent les relations (Cibien, 2006, p. 88). Après avoir dressé les contextes internationales, l’identité scientifique de l’Unesco est politiques, institutionnels et matériels dans lesquels imprégnée par les enjeux diplomatiques de l’époque. Dès évoluent ces dispositifs, notre article interroge le rôle la fin des années 1940, l’accent est mis sur la « fonction de la recherche et la réalité de sa mise en œuvre dans les sociale des sciences » comme moteur de développement RB françaises. pour les nations périphériques (Toye et Toye, 2009). Au moment où la « Big science », en physique notamment, En 2017, Pamela Shaw et ses collaborateurs ont est élevée au rang de domaine stratégique national compilé les travaux de recherche produits dans 302 (ibid.), les sciences naturelles et environnementales réserves de biosphère, provenant de 36 pays du réseau offrent un nouveau champ de collaboration compatible EuroMab – qui inclut l’Europe et l’Amérique du Nord avec les missions de coopération internationale de (Shaw et al., 2017). Ils ont identifié ces travaux en l’Unesco (Hadley, 2009). De plus, la fonction intergou- utilisant les mots-clés correspondant aux objectifs vernementale de l’institution encourage le lien entre communs portés par les RB (développement durable, recherche et action, favorisant ainsi les pratiques inter- éducation à l’environnement, conservation) et examiné sectorielles dans le champ de la conservation de la nature, environ 5 000 ouvrages universitaires, mémoires de du développement et de l’éducation (Petitjean, 2009). thèse, rapports, articles, actes de congrès publiés depuis 2000. Ils ont ainsi identifié environ 2 700 documents de Durant les années 1950 et 1960, l’Unesco connaît une recherche, ce qui peut sembler relativement peu pour une montée en puissance sur la scène scientifique inter- période de quinze ans. Par cette méthode, les auteurs nationale (Unesco, 2009). Dans la suite du Programme n’identifient que 50 publications issus de travaux dans biologique international1 (PBI), l’Unesco co-organise en des RB françaises. Considérant les principales limites 1968 avec le CIUS2, la Conférence sur l’utilisation qu’ils ont identifiées – sélection exclusive d’articles rationnelle et la conservation des ressources de la publiés en anglais, absence fréquente des mots-clés Biosphère qui aboutit à la création du programme Man utilisés dans les documents recherchés, faible disponi- and the Biosphere [MAB] (Unesco, 1970). Né au sein du bilité des données à travers les moteurs de recherche secteur des sciences exactes et naturelles de l’Unesco et utilisés – ces résultats sont-ils représentatifs de la porté par la division des sciences écologiques et des production scientifique dans ces dispositifs territoriaux ? sciences de la Terre à partir de 1971, le programme MAB Produire des connaissances nouvelles pour une gestion se distingue par son caractère pionnier ; il se veut durable, comment cela se traduit-il concrètement dans les interdisciplinaire et tourné vers la résolution de problèmes RB ? Quelles productions de savoirs sont mobilisées et comment sont-elles capitalisées ? Sont-elles visibles ? Du 1 Le PBI est un programme international de recherches fait de la nature protéiforme de ce dispositif, cet article écologiques lancé en 1966 par le CIUS, avec le soutien de explore, chemin faisant, des méthodes pour identifier les l’Unesco. Il vise à étudier l’influence de la productivité activités scientifiques capables de traduire les divers rôles biologique sur le bien-être matériel de l’espèce humaine. 2 de la recherche dans les RB ainsi que leurs capacités à Conseil international des unions scientifiques.
C. Hervé et al. : Nat. Sci. Soc. 30, 1, 3-13 (2022) 5 concrets (Di Castri et al., 1980). Il vise ainsi à « développer, Ces réserves de biosphère ne sont donc pas à proprement dans le cadre des sciences naturelles et sociales, les parler des dispositifs scientifiques. S’appuyant sur des bases de l’utilisation rationnelle et de la conservation pratiques interdisciplinaires de recherche-action (Garnier, des ressources de la biosphère et de l’amélioration 2008), elles ont évolué graduellement vers des outils globale des relations entre l’homme et l’environnement » d’aménagement durable des territoires. Comme le montre (Unesco, 1970). Maureen G. Reed (2016), dès les années 1990, les missions Si, initialement, le programme MAB s’organise autour de développement deviennent prioritaires dans leur mise en de quatorze projets thématiques internationaux déclinés en œuvre, prenant le pas sur les fonctions de conservation ou fonction des grands écosystèmes terrestres, la nature des d’appui logistique. Cette transformation se trouve réaffir- projets évolue dès la fin des années 1970. Progressivement, mée lors du Congrès mondial des réserves de biosphère sa mise en œuvre vient s’appuyer sur des territoires organisé à Lima en 2016, qui introduit dans son nouveau particuliers, les réserves de biosphère3, conçus comme des plan d’action le concept vaste et imprécis de « science de la laboratoires à ciel ouvert pour expérimenter de nouvelles durabilité » (Reed, 2019). « La science de la durabilité est pratiques scientifiques. Le premier plan d’action pour les une approche intégrée axée sur la résolution de problèmes réserves de biosphère (Unesco, 1984) souligne leur rôle qui utilise de manière transdisciplinaire toute la gamme des multifonctionnel : elles associent des objectifs de conserva- connaissances scientifiques, traditionnelles et autochtones tion et de gestion durable des ressources à des missions de pour identifier, comprendre et régler des problèmes écono- surveillance, de recherche et de formation impliquant les miques, environnementaux, éthiques et sociétaux présents acteurs locaux. « La participation des décideurs et des et futurs liés au développement durable » (Unesco, 2016). populations locales aux projets de recherche, la formation et Durant les années 1990, Gilbert Glaser, coordonnateur la démonstration sur le terrain et la coopération entre les des programmes environnementaux de l’Unesco, fait le spécialistes des sciences sociales, biologiques, physiques constat que désormais « les besoins sociétaux et les priorités pour rechercher des solutions aux problèmes complexes de de l’action publique déterminent l’élaboration et les l’environnement constituent les éléments essentiels du priorités de ces programmes autant que les considérations programme MAB » (Unesco, 1984). d’ordre purement scientifique » (Glaser, 2009, p. 472). Le rôle des RB, devenu central dans la mise en œuvre Ainsi, l’évolution du programme MAB dessine les contours du programme MAB, se trouve renforcé par les d’une science partenariale qui cherche à mettre en relation repositionnements stratégiques de l’Unesco. Dans un diverses catégories d’acteurs, de valeurs, de légitimités et de contexte de grandes difficultés budgétaires et politiques, savoirs – scientifiques, profanes, traditionnels, privés, résultant du retrait de la Grande-Bretagne et des États-Unis politiques et gestionnaires. Fruit de cette évolution, les de l’Unesco en 1985, la nomination du nouveau directeur réserves de biosphère ont d’abord été implantées dans des général Federico Mayor en 1987 marque un virage qui réserves biologiques et/ou des sites de recherche en écologie entend mettre « la science au service du développement avant de se déployer sur des territoires plus vastes intégrant durable » (Glaser, 2009). Comme les autres grands des enjeux multiples de conservation et de développement programmes scientifiques de l’Unesco4, le MAB est invité (Hadley, 2003 ; Cibien, 2006). De ce fait, la place et la nature à apporter une contribution plus formelle au développe- des travaux scientifiques associés ont pu considérablement ment durable et à la construction de l’action publique. Dans évoluer et se diversifier. L’importance accordée au concept cette perspective, la Conférence internationale de Séville de développement durable a redéfini la pratique scientifique en 1995 formalise les missions des RB, avec la définition en lui confiant de nouveaux rôles (concertation, médiation, de la stratégie de Séville et du cadre statutaire du Réseau animation, évaluation, action-gestion, valorisation, dévelop- mondial des réserves de biosphère (Unesco, 1996). Les RB pement), lesquels, nous le verrons, sont difficiles à évaluer sont définies comme des sites modèles d’étude et de selon les critères classiques de l’évaluation académique. démonstration des approches intégrées de la conservation et du développement, et d’appui logistique à la recherche, à la formation et à l’éducation. Mise en œuvre de la recherche dans les réserves de biosphère françaises : 3 Le terme « réserve de biosphère » apparaît au sein du MAB en une activité ténue et diversifiée 1974. Les RB intègrent alors le projet thématique n°8 intitulé « Conservation of natural areas and of the genetic material Pour développer ses missions, le Réseau mondial they contain ». À cette date, elles ne constituent donc qu’un des des réserves de biosphère s’appuie sur deux textes5 au 14 volets du programme. caractère juridique peu contraignant, qui ont plutôt valeur 4 À titre d’exemple, on peut citer le programme de recherche sur les zones arides (1949-1964) et le programme de recherche 5 sur les zones tropicales humides (1954-1965), lesquels se La stratégie de Séville et le cadre statutaire adoptés par une distinguent par leur caractère interdisciplinaire. résolution de la Conférence générale de l’Unesco en 1995.
6 C. Hervé et al. : Nat. Sci. Soc. 30, 1, 3-13 (2022) d’engagement moral des États membres. La reconnais- La coordination nationale du réseau des réserves de sance juridique des RB dans le droit national est ainsi biosphère a été assurée par un comité de la Commis- laissée à la libre appréciation de chaque État. Les premières sion nationale française pour l’Unesco jusqu’en 2015. réserves de biosphères françaises ont été créées en 1977 et, Le comité MAB France s’est alors constitué en progressivement, le réseau s’est étendu à seize sites dont association loi 1901 et a ainsi acquis une reconnaissance trois ultramarins et deux transfrontaliers6. Si l’histoire des morale. Il a vocation à coordonner le réseau français et ses RB françaises est relativement ancienne, leur reconnais- parties prenantes – institutions scientifiques, chercheurs, sance demeure faible et très récente sur le plan juridique, personnalités et partenaires territoriaux – pour promouvoir puisqu’elles ne sont inscrites dans le code de l’environne- le programme scientifique intergouvernemental de ment que depuis 20167. Pour exister, elles sont adossées à l’Unesco et le Réseau mondial des réserves de biosphère une ou plusieurs structures de droit français. On compte en France8. Il assure également une fonction diploma- parmi elles deux parcs nationaux, un parc naturel marin, tique, en représentant l’engagement de l’État français neuf parcs naturels régionaux, quatre syndicats mixtes, dans le programme MAB. Le noyau opérationnel du cinq établissements publics intercommunaux, un établis- comité MAB France s’est longtemps limité à sa sement public territorial de bassin, deux associations et une directrice scientifique, aidée de chercheurs volontaires collectivité. L’approche intégrée dans un triple zonage qui adhérant à la philosophie du programme, et d’un les caractérise se traduit par : une aire centrale protégée, ensemble d’instances spécifiques (conseil d’adminis- une zone tampon où se concilient activités humaines et tration, groupes thématiques...). À partir de 2010, le conservation de la biodiversité, et une aire de transition MAB France a pu compter sur l’aide logistique d’une promouvant l’inclusion des populations environnantes. chercheuse du CNRS hébergée au Muséum national Les aires centrales vouées à la conservation, dont le niveau d’histoire naturelle et, dernièrement, sur le recrutement de protection est le plus élevé, sont protégées par les d’une chargée de mission financée par l’Office français nombreux outils réglementaires du droit français de la biodiversité. La structure associative du MAB (Cibien, 2006). France repose essentiellement sur ses adhérents, parmi Cette diversité de modalités de portage génère de lesquels on compte les seize réserves ainsi que six fortes disparités de mise en œuvre, résultant des grands instituts scientifiques nationaux (CNRS, INRAE, différences de culture administrative, de moyens de Cirad, MNHN, IRD et Ifremer) et le centre de recherche fonctionnement et d’objectifs prioritaires assignés à de la Tour du Valat. Si ce soutien affiché par la chaque structure porteuse. Si chacune de ces entités communauté scientifique peine à se traduire au-delà affiche la recherche centrée sur les problématiques d’une cotisation financière annuelle et d’une participa- environnementales parmi ses missions, en pratique, tion formelle aux instances de l’association, nous la recherche demeure marginale en comparaison des observons un appui plus implicite reposant sur des missions de gestion et de développement socio- liens ténus : le président du MAB France est chercheur économique des territoires. Par ailleurs, l’existence d’un au Cirad et sa directrice est hébergée dans une unité conseil scientifique n’est pas une obligation réglementaire INRAE ; enfin, la création d’un Master MAB à pour les RB, sauf si elles sont adossées à un parc national. l’université Toulouse-Paul Sabatier en 2012 a encouragé Dans une conjoncture où la mise en œuvre des politiques les collaborations avec une communauté de chercheurs environnementales rencontre une réduction générale de engagés sur les problématiques science-société. Néan- budgets et une inflation procédurale favorisée par la moins, les projets scientifiques mis en œuvre à l’échelle décentralisation de l’action publique (Epstein, 2006), du MAB France demeurent rares et dépendent de l’animation d’une politique scientifique volontariste financements ponctuels. Comme dans l’ensemble du s’avère souvent difficile à assumer. Dans ce contexte réseau mondial, le potentiel des RB en tant que structurel et institutionnel, la reconnaissance d’un site en « laboratoires de plein air » apparaît donc sous-exploité tant que RB peut apparaître davantage comme un label (Reed, 2016). Interroger la nature des activités territorial que comme un outil de gestion reposant sur le scientifiques menées au sein des RB permet de développement d’une politique scientifique ambitieuse – documenter les recherches produites dans des territoires a fortiori pour des territoires ruraux et périphériques qui où la science n’est pas définie comme mission font face à des problématiques socio-économiques prioritaire. Pour ce faire, il s’agit de revisiter les particulièrement complexes. méthodes traditionnelles d’identification de l’activité scientifique en développant une approche itérative, adaptée et affinée au fil de l’étude. 6 https://www.mab-france.org/fr/les-reserves-de-biosphere/ les-reserves-de-biosphere-francaises 7 8 Loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la https://www.mab-france.org/fr/mab-france/organisation-du- biodiversité, de la nature et des paysages. mab-france/
C. Hervé et al. : Nat. Sci. Soc. 30, 1, 3-13 (2022) 7 Tab. 1. Identification des travaux scientifiques dans les réserves de biosphère, l’exemple de la Camargue (extraction entre 2000-2020, mise à jour le 03-12-2020). Nombre d’occurrences Mots-clés WOS Scopus Google Scholar Camargue 714 6 278 16 300 reserve AND biosphere 7 906 29 886 59 100 reserve AND biosphere AND Camargue 13 298 1 470 Comment identifier les activités biosphere », génère de longues listes de plusieurs centaines, voire milliers, de références qui doivent être scientifiques dans les réserves triées et analysées pour évaluer leur pertinence (Tab. 1). de biosphère françaises ? L’association des termes (nom de territoire AND reserve AND biosphere) permet de restreindre le nombre de Par l’entrée académique ? documents, au point que le nombre d’occurrences chute Classiquement, la valorisation de la recherche repose drastiquement pour certaines bases de données (Tab. 1). sur les publications académiques, comme l’atteste le Google Scholar référence une plus grande diversité référentiel des produits et des activités de recherche de documents – notamment dans les domaines non produit par le Haut Conseil de l’évaluation de la scientifiques (Mingers et Leydesdorff, 2015) mais avec recherche et de l’enseignement supérieur9. Dans un moins de rigueur et plus de redondances que les deux premier temps, les activités scientifiques peuvent être autres bases. Si, intuitivement, la diversité des docu- identifiées par des approches classiques de bibliométrie. ments recherchés pour les réserves de biosphère La question de la langue, pointée comme limite dans pousserait à utiliser Google Scholar, cette démarche se l’étude internationale de P. Shaw et ses collaborateurs heurte à la difficulté de récupérer ces données. En effet, (2017) est plus facile à trancher à l’échelle des réserves contrairement aux deux autres bases, Google Scholar n’a de biosphère françaises. La sélection du français pas d’interface intégrée pour faire du data mining10, et s’impose, ainsi que celle de l’italien et de l’allemand l’utilisation du logiciel Publish or Perish (POP)11, qui – parlés dans les deux réserves transfrontalières –, et permet malgré tout cette récupération, montre que les inévitablement de l’anglais, langue « d’excellence » des informations de certains champs (auteur, source de chercheurs pour s’assurer une reconnaissance nationale publication) sont aléatoirement tronquées, ce qui rend et internationale. Le choix de la ou des base(s) de données leur utilisation difficile. Une importante différence de et des mots-clés à utiliser est également délicat. P. Shaw résultats s’observe entre Scopus et WOS. Nous avons et ses collaborateurs (ibid.) mentionnent que le terme obtenu environ vingt fois plus de publications avec « biosphere reserve » est très souvent absent des Scopus qu’avec WOS en utilisant la combinaison de documents recherchés, ce qui est confirmé par les mots-clés la plus complète. Sans chercher à faire une chercheurs français qui déclarent ne citer que rarement comparaison détaillée, Scopus référence plus de le nom de la réserve de biosphère dans leurs articles. Les 50 000 sources couvrant la quasi-totalité des champs gestionnaires des RB peuvent cosigner les articles disciplinaires, alors que WOS en référence seulement lorsqu’ils participent activement aux travaux ; leurs environ 21 000 (Dassa et al., 2010). Malgré la richesse de noms sont alors plus susceptibles d’apparaître que celui ces deux bases de données, les revues de langue française du territoire concerné. y sont fortement sous-représentées (Schöpfel et Prost, Nous avons testé une extraction automatique de 2009), par exemple sur une collection de 12 171 revues données sur les vingt dernières années à partir de trois recueillie suite à une requête dans le WOS (Journal Citation Reports), seulement 196 revues sont franco- grandes bases de données : Web of Science (WOS), Scopus et Google Scholar. Ces analyses produisent un phones, soit moins de 2 %. nombre très différent d’occurrences entre les trois bases. L’utilisation d’un nom de territoire comme mot-clé 10 Interface de stockage des données après collecte et (exemple : Camargue), ou seulement de « reserve AND traitements informatiques plus ou moins automatisés sur de multiples critères. 9 11 https://www.hceres.fr/fr/evaluations https://harzing.com/resources/publish-or-perish.
8 C. Hervé et al. : Nat. Sci. Soc. 30, 1, 3-13 (2022) Sur cette simple base, le nombre de travaux identifiés façon plus ou moins détaillée selon l’importance que ces dans une seule réserve de biosphère dépasse largement structures porteuses accordent à la recherche. Ces la cinquantaine de travaux identifiés par Shaw et al. rapports sont souvent présentés comme non exhaustifs ; (2017) dans l’ensemble des RB françaises. Bien que non seules les études qui impliquent la structure de coordina- exhaustive, l’utilisation de la requête avec les mots-clés tion sur le plan financier ou humain sont mentionnées. En « reserve AND biosphere AND nom de territoire » dans général, ces structures manquent de ressources dédiées à la la base Scopus identifie donc un nombre non négligeable capitalisation et à la mise en valeur des travaux menés sur le de travaux sur un territoire donné (Tab. 1). Cependant, territoire. Par ailleurs, peu de réserves de biosphère cette méthodologie permet d’identifier essentiellement possèdent un centre de documentation avec du personnel des formes écrites de connaissance, ignorant la plupart dédié sur leur territoire. des connaissances et savoir-faire vernaculaires souvent Une recherche sur les sites internet des RB et de leurs transmis oralement. Les analyses scientométriques à structures d’appui révèle une grande disparité en matière partir de ces données permettent d’identifier les auteurs, de visibilité et d’accessibilité à leurs activités scienti- leurs disciplines, leurs affiliations, les thématiques fiques. Par exemple, deux réserves de biosphère réalisent traitées, les sources de financements, ... Cependant, il depuis de nombreuses années un journal scientifique12 faut noter que si une analyse bibliométrique peut être qui présente les activités de recherche réalisées sur leur réalisée sur l’ensemble de ces documents, moins d’un territoire. Cependant, ces activités éditoriales sont quart d’entre eux est disponible en accès libre – une coûteuses et chronophages, et les structures d’appui restriction également évoquée par Shaw et ses collabo- rencontrent des difficultés structurelles croissantes pour rateurs (2017). Autre limite, l’entrée académique les maintenir. Peu de RB proposent un onglet « recherche » permet plus facilement d’identifier des recherches bien documenté. Des actions plus ponctuelles témoignent classiques – en général très naturalistes, peu collabo- pourtant de l’intérêt porté aux recherches menées sur le ratives et faiblement restituées au territoire. Elle ne rend terrain. Ainsi, la RB de Camargue a organisé un forum pas compte de l’hybridité des activités scientifiques scientifique intitulé « 40 ans de recherche au service de la encouragées par l’Unesco (Mingers et Leydesdorff, gestion en Camargue » (Roche et al., 2010) et publié une 2015). De plus, de nombreux documents ne sont pas encyclopédie qui regroupe les sujets scientifiques liés à ce identifiés par les analyses scientométriques, notamment territoire (Blondel et al., 2013). Mais, en général, les la littérature grise constituée de rapports et d’études non activités scientifiques ne bénéficient pas d’une grande publiés (Schöpfel et Prost, 2016). Ainsi, l’entrée par la visibilité et l’interaction avec des personnes impliquées production académique semblant insuffisante pour localement s’est avérée indispensable pour recueillir plus identifier l’activité scientifique des réserves de bios- d’informations13. phère, une entrée par le territoire et ses acteurs a été tentée. Une enquête auprès de ces personnes a montré que les RB produisent une grande quantité de littérature grise (inventaires, suivis, etc.) dont les stagiaires sont des Par l’entrée territoire ? acteurs centraux. Pour les structures porteuses, qui ont peu de moyens financiers à consacrer à la recherche, le Cette entrée repose sur un intérêt présupposé des recours aux travaux d’étudiants est un bon compromis, acteurs du terrain pour les travaux produisant de la connaissance et permet d’appréhender comment les structures gestionnaires s’en emparent et les valorisent. 12 Le Courrier scientifique du Parc naturel régional du Qui construit et diffuse ces savoirs ? Sous quelles formes ? Luberon et de la Réserve de Biosphère de Luberon Lure Où et comment trouver les traces de ces recherches ? (https://www.parcduluberon.fr/un-territoire-en-action/labels- Quelle est la place des chercheurs académiques (centres et unesco/reserve-de-biosphere-luberon-lure/courrier-scientifi instituts de recherche et universités) au sein de ces que-parc-luberon/) et les Annales scientifiques de la Réserve de structures territoriales ? Biosphère des Vosges du nord/Pfälzerwald (https://www.parc- vosges-nord.fr/article/des-annales-scientifiques-des-vosges- Dans le dossier de candidature déposé à l’Unesco du-nord). pour obtenir la désignation, figure une synthèse des 13 Afin d’identifier les travaux menés sur chacune des RB et de activités scientifiques menées dans ces territoires caractériser la façon dont la recherche interagit avec les acteurs candidats. Cette synthèse n’est réactualisée de manière du territoire, une première campagne d’interviews téléphoni- obligatoire que tous les dix ans, lors de la procédure de ques a été réalisée entre 2017 et 2018 avec quinze chercheurs, révision des réserves. Comme nous allons le voir, cette majoritairement membres du conseil scientifique de RB et y fréquence est bien trop faible pour capitaliser et valoriser travaillant. Parallèlement, douze correspondants de RB, six les connaissances. Parallèlement, sont trouvées des chargés de mission et une documentaliste ont été contactés. informations sur les travaux scientifiques dans les Ces rencontres ont donné lieu à neuf réunions de travail rapports d’activités annuels des structures d’appui – de organisées sur les territoires concernés.
C. Hervé et al. : Nat. Sci. Soc. 30, 1, 3-13 (2022) 9 voire parfois la seule solution pour produire des données – des travaux « diffusés » regroupant les recherches dont scientifiques. Cette littérature grise est une source de les instances gestionnaires ont connaissance à un stade connaissance riche et détaillée, tant pour les réserves de plus ou moins avancé et dont l’intérêt apparaît suffisant biosphère elles-mêmes que pour leurs différentes pour qu’elles contribuent à leur diffusion ; structures administratives porteuses. Cependant, ces – des travaux « identifiés » regroupant les recherches dernières négligent souvent l’archivage et la capitalisa- réalisées sans lien avec les instances gestionnaires et tion des données. De plus, la difficulté à réaliser une n’ayant pas nécessité leur intervention pour se synthèse des différents travaux est accentuée par dérouler, mais souvent conduites par des équipes l’organisation même des structures d’appui. Les éta- scientifiques connues et sur des thématiques ayant un blissements fonctionnent en services qui segmentent intérêt pour le territoire15. l’information en champs thématiques, ce qui ne facilite ni Les gestionnaires enquêtés ont tous souligné qu’un la transversalité, ni la communication. Pourtant, lorsque grand nombre de travaux académiques ne sont pas des chargés de missions sensibilisés à la production de restitués aux acteurs de terrain et restent inconnus des connaissances scientifiques réalisent des synthèses, ces territoires. Ils ont insisté sur le fait qu’eux-mêmes ne sont travaux fournissent une somme précieuse d’informations que très rarement informés des articles publiés, et qu’ils sur les sujets traités, les dynamiques et les évolutions des les découvrent soit par hasard, soit par le biais d’une recherches menées sur le terrain. veille bibliographique – avec toutes les limites pré- Quelles relations les chercheurs cédemment évoquées. entretiennent-ils avec les réserves En déplaçant l’angle d’observation, cette enquête a de biosphère ? également mis en évidence l’existence de programmes, dont la recherche n’est pas le cœur, gérés par des acteurs Après une première phase exploratoire, une deuxième non académiques mais qui associent néanmoins des campagne d’entretiens semi-directifs approfondis14 a été chercheurs. Elle met en lumière des projets bien souvent menée au cours de l’année 2020, afin de mieux ignorés des évaluations plus classiques des activités comprendre les relations entre les chercheurs et les scientifiques. Ainsi, il nous a semblé intéressant d’établir acteurs des territoires concernés. Les RB sont des une distinction entre des « projets de recherche sur un territoires ouverts où de nombreux chercheurs mènent territoire » et des « projets de territoire impliquant des leurs travaux indépendamment de toute relation avec les chercheurs ». structures d’appui ou leur conseil scientifique – lorsque ces derniers existent. Du « projet de recherche » au « projet De fait, cela soulève la question d’une recherche « sur » impliquant des chercheurs » ? ou « avec » le territoire. Cette distinction caractérise la nature de la relation que les scientifiques entretiennent Par « projet de recherche », nous désignons une avec les acteurs locaux. Dans cette perspective, le entreprise collective dont l’un des objectifs affichés est la correspondant scientifique de la réserve de biosphère du production de connaissances et dont les acteurs de la Luberon-Lure a proposé une typologie identifiant plu- communauté scientifique sont des protagonistes cen- sieurs « catégories » de travaux pouvant intéresser les traux. La notion de « projet » repose alors sur un territoires concernés. Il distingue : calibrage propre aux modes de financement actuels de la recherche, orientés vers des temporalités relativement – des travaux « intégrés » regroupant les recherches courtes (généralement un à quatre ans) par le biais auxquelles la ou les structure(s) territoriale(s) d’appels d’offres et vers la satisfaction de critères gestionnaire(s) en place sont plus ou moins asso- d’excellence définis par les procédures d’évaluation ciée(s) au moment de leur démarrage ou dans leur (Pauwels, 2019). Pour atteindre leurs objectifs, les développement, et auxquels elle(s) apporte(nt) un chercheurs – éventuellement de différentes disciplines – soutien financier et/ou logistique ; peuvent interagir pour co-construire une question de recherche et impliquer plus ou moins fortement des 14 Menés en 2020 dans le cadre du projet ANR COLLAB2, ces partenaires non académiques lors des différentes phases entretiens ont été réalisés en visioconférence avec douze du projet (Di Castri et Hadley, 1986). Au-delà de la correspondants des RB, deux correspondants scientifiques, un « production de connaissances purement scientifiques », chargé de mission, six scientifiques du réseau MAB et neuf présidents de conseils scientifiques. Deux grilles d’entretien, 15 abordant quatre grandes thématiques (parcours personnel ; Avis n° 150107-01 du MEEDDAT - CNPN, séance du gouvernance et fonctionnement ; enjeux de territoire ; colla- 15 janvier 2007 sur le projet de charte révisée. Annexe 3. Un borations scientifiques), ont été élaborées, l’une pour les programme de recherche pour le Parc naturel régional du gestionnaires des RB et l’autre pour les chercheurs. Luberon (2008-2020).
10 C. Hervé et al. : Nat. Sci. Soc. 30, 1, 3-13 (2022) les projets de recherche, lorsqu’ils parviennent à mettre financement, au niveau européen notamment. Dans ces en œuvre une certaine transdisciplinarité16, peuvent dynamiques collectives de rassemblement des acteurs également aboutir à la « production de connaissances concernés, les chercheurs ne sont plus qu’une catégorie actionnables » (Soulard et al., 2007) dont pourront d’acteurs parmi d’autres. Le champ des connaissances s’emparer les partenaires de la recherche. La diversité de apparaît là particulièrement disputé puisque les scienti- ces projets de recherche recoupe les modèles proposés fiques, davantage que dans un « projet de recherche », par Arpin et al. (2019) dans le cadre des collaborations doivent coexister et dialoguer avec des partenaires entre scientifiques et gestionnaires d’espaces naturels (bureaux d’études, experts, élus, ...) qui disposent eux protégés. On trouve d’un côté un modèle « scientifico- aussi d’un haut niveau de formation (Loorbach et al., centré », orienté vers la production de connaissances 2017 ; Noström et al., 2020). académiques, de l’autre, un modèle « pratico-centré » axé Ce type de dispositif demande de la part du chercheur sur la résolution de problèmes de gestion, et un modèle de nouvelles formes de positionnement (Hazard et al., « hybride » visant à concilier ces différents objectifs. Si 2020) qui expliquent en partie la difficulté à identifier, en ces deux derniers modèles traduisent une institutionna- termes académiques, les produits de ses collaborations. lisation croissante des pratiques partenariales dans le En effet, dans de tels contextes, les chercheurs semblent champ de la recherche publique, à travers l’inclusion mobilisés en tant qu’interface entre science et société, d’un « tiers-secteur de la recherche17 » extrêmement adoptant des rôles de facilitation ou d’accompagnement varié, ils ne suffisent pourtant pas à recouvrir l’ensemble des acteurs territoriaux à la prise de décision (Wittmayer des dynamiques identifiées dans les réserves de et Schäpke, 2014). Ces postures ont été définies comme biosphère à travers une entrée plus territoriale. un horizon souhaitable pour la science, qui l’engagerait à Dans les réserves de biosphère, le développement se montrer plus utile vis-à-vis de la société (Gibbons d’une problématique de recherche peut faire l’objet et al., 1994 ; Thompson Klein et al., 2001). Néanmoins, d’une longue succession de travaux d’étudiants, aboutir à leur institutionnalisation est encore toute relative au sein un financement plus important ou à une thèse qui lui des grands établissements de recherche, ce qui rend ces procure une certaine visibilité. Mais parfois, l’apport de activités difficilement identifiables par les méthodes la recherche est ponctuel, dilué dans le temps ; il traditionnelles d’évaluation des activités scientifiques. n’accompagne que certaines phases du projet et peut Elles demeurent encore souvent le fait d’individus ainsi finir par être oublié. Les projets de cette nature marginaux sécants18, dont l’investissement scientifique rendent particulièrement complexe l’évaluation du rôle ne peut être dissocié d’une forme d’engagement de la recherche dans ces processus. C’est pourquoi nous personnel. Dans ce contexte, l’activité scientifique proposons le terme de « projet de territoire impliquant apparaît, disparaît, réapparaît au gré des sollicitations des chercheurs » pour identifier des formes plus et des opportunités dont dépendent les acteurs pour hétérogènes et périphériques de l’activité scientifique, s’associer collectivement. et désigner les « objets » qu’ils contribuent à produire. Le Notons qu’en nommant ainsi ces postures sous leur but du projet n’est plus ici prioritairement la production forme idéal-typique (abstraites et simplifiées), nous ne de connaissances, ni même la résolution d’un ou décrivons pas les effets de pouvoir qui pèsent sur ces plusieurs problèmes de gestion comme dans un modèle dispositifs. En effet, les modèles proposés pourraient « pratico-centré » (Arpin et al., 2019). La nature du projet suggérer une certaine horizontalité de mise en œuvre, ne s’apparente plus seulement à une dynamique alors même qu’il existe entre ces diverses catégories collective exploratoire – où l’enjeu est de répondre à d’acteurs de fortes inégalités de pouvoir (Hubert, 2002). un problème donné, mais peut également porter un objectif large de fédération des acteurs locaux sur la base d’un projet d’aménagement ou de développement Conclusion socialement partagé. Encouragés par les évolutions contemporaines de l’action publique, ces projets font Alors même que la recherche fait partie de leurs appel à une grande diversité de mécanismes de missions statutaires, dresser un bilan exhaustif des recherches menées dans les seize réserves de biosphère françaises s’avère difficile. Cette étude préliminaire a 16 Dans un sens large, nous entendons des recherches qui défini une méthodologie adaptée à notre compréhension impliquent différentes formes de collaboration entre la des activités scientifiques des RB françaises (Encadré). communauté scientifique et d’autres catégories d’acteurs 18 sociétaux. Crozier et Friedberg (2007) définissent le « marginal sécant » 17 Ce terme désigne une grande diversité d’acteurs territoriaux comme « un acteur qui est partie prenante dans plusieurs qui ont en commun de produire des connaissances, mais systèmes d’action en relation les uns avec les autres et qui peut, demeurent marginalisés par les politiques de recherche et de ce fait, jouer un rôle indispensable d’intermédiaire et d’innovation (Akrich et al., 2017). d’interprète entre des logiques d’actions différentes ».
C. Hervé et al. : Nat. Sci. Soc. 30, 1, 3-13 (2022) 11 Encadré - Méthodologie pour identifier les activités scientifiques dans les réserves de biosphère françaises o Utiliser les langues communément parlées dans les RB françaises : le français mais aussi l'italien et l'allemand, parlés dans les deux réserves transfrontalières, et l'anglais, langue de « l’excellence » académique. o Combiner différentes approches de recherche : ✓ Faire une analyse bibliométrique avec l’association de mots-clés « reserve » AND « biosphere » AND « nom de territoire » dans la base de données Scopus. ✓ Interroger les sites web et les ressources documentaires de chaque RB, du MAB France et des structures d’appui. Les informations recherchées sont les connaissances acquises sur le territoire, les documents mentionnant les activités scientifiques, la littérature grise, les articles, les livres, les conférences scientifiques ou publiques, les réunions associant des chercheurs, les dossiers de nomination pour la désignation de RB par l'Unesco et les rapports d'examen périodique ou d'activité. ✓ Identifier et contacter des personnes ressources au fait des activités scientifiques (membre du conseil scientifique, coordinateur RB, documentaliste, coordinateur scientifique de la structure d’appui, chercheurs, chargés de mission…) pour chaque RB afin de relever les connaissances produites et mobilisées sur le terrain. ✓ Réaliser avec ces acteurs clés une série d’entretiens compréhensifs, dirigée à la fois vers les acteurs locaux et les chercheurs afin de croiser dynamiques scientifiques et enjeux territoriaux. ✓ Inventorier les différents protagonistes de ces projets territoriaux afin d’identifier ceux qui pourraient entretenir des liens avec le monde académique. L’utilisation des seuls outils numériques (moteurs de recherche, et d’éclairer des dynamiques transdiscipli- recherche, bases de données, sites internet), centrée sur naires encore marginales, même si le terme de « sciences les publications académiques et non académiques, ne de la durabilité » connaît une institutionnalisation récente suffit pas à identifier les recherches effectuées dans ces dans les instituts de recherche. En effet, d’une part, ce réserves de biosphère et la façon dont les acteurs locaux type d’investissement scientifique correspond à l’évolu- s’approprient ces connaissances. Si les biais et les tion des politiques publiques, qui invitent de plus en plus lacunes des outils scientométriques sont depuis long- les acteurs à collaborer pour trouver des solutions aux temps établis (Gingras, 2014 ; Mingers et Leydesdorff, problèmes qui les affectent. Dans ce contexte, la science 2015), les réserves de biosphère, du fait de leurs est appelée à construire de nouveaux partenariats et à caractéristiques particulières, semblent ajouter d’impor- proposer des cadres de négociation entre différentes tants défis méthodologiques. L’héritage de l’Unesco, représentations et légitimités – elle peut ainsi se mettre l’évolution de la place qui leur est accordée au sein du « au service » d’objectifs qui lui sont extérieurs, et se programme MAB, ainsi que les particularités de leur rendre plus perméable aux sollicitations de ses nouveaux mise en œuvre française, ont offert à la recherche partenaires et financeurs. D’autre part, ce type de scientifique un rôle supplétif, indissociable d’enjeux plus contribution scientifique demeure éloigné, malgré les vastes qui mêlent développement, éducation, démocratie incitations discursives, des critères d’évaluation d’une locale et gestion environnementale. Si cette intégration recherche tournée vers l’excellence et la visibilité des objectifs politiques, économiques et scientifiques internationale. Ainsi, cette dynamique semble également apparaît très clairement dans les réserves de biosphère indissociable d’une logique de politisation de la françaises, elle semble correspondre à une tendance plus recherche à l’heure de l’Anthropocène : l’implication large d’évolution des pratiques scientifiques dans le des chercheurs aux côtés des acteurs locaux serait alors à champ des relations science société. Interroger les mettre en relation avec la notion de « bien en soi » méthodes d’identification de l’activité scientifique au (Dodier, 2003) ; elle traduirait l’attachement moral du sein des RB pourrait ainsi offrir des pistes fertiles pour scientifique à l’idée de « se sentir utile » et de devenir mieux comprendre la contribution des chercheurs dans acteur des changements sociétaux. des contextes partenariaux, de plus en plus dilués, de mise en œuvre de l’action publique. Remerciements La notion de « projet de territoire impliquant des chercheurs » offre donc une occasion de décentrement Nous tenons à remercier toutes les personnes pour comprendre l’activité scientifique de façon moins enquêtées pour le temps qu’elles nous ont accordé. scientifico-centrée. Elle nous permet de faire un pas de Merci à Isabelle Arpin, Floriane Clément-Kumar et Marc côté par rapport aux modalités classiques d’exercice de la Deconchat pour leur relecture et leurs précieux conseils.
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