Identités queer : diaspora et organisation ethnoculturelle et transnationale des lesbiennes et des gais à Toronto Queer identities. Ethnocultural ...

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Lien social et Politiques

II La régulation identitaire dans l'espace public

Identités queer : diaspora et organisation ethnoculturelle et
transnationale des lesbiennes et des gais à Toronto
Queer identities. Ethnocultural organizing in Toronto
Miriam Smith

Numéro 53, printemps 2005                                                          Résumé de l'article
Identités : attractions et pièges                                                  Le présent article examine les modèles d’organisation des lesbiennes, gais,
                                                                                   bisexuels et transgenres (LGBT) dans les communautés ethnoculturelles de
URI : https://id.erudit.org/iderudit/011647ar                                      Toronto au Canada. On y soutient que de nouvelles formes d’organisation et
DOI : https://doi.org/10.7202/011647ar                                             d’identité locales voient le jour dans les communautés queer, formes qui
                                                                                   remettent en question les espaces traditionnels des politiques des mouvements
                                                                                   sociaux et la place de choix accordée à l’État-nation en tant que principal
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                                                                                   niveau d’analyse de la situation des LGBT sous l’angle des droits humains.
                                                                                   Plutôt que de s’appuyer sur le concept d’une identité lesbienne et gaie
                                                                                   homogène et bien ancrée, l’article décrit les formes multiples que prennent les
Éditeur(s)                                                                         identités LGBT sous l’effet de l’accélération de la migration, de la création et du
                                                                                   renforcement des diasporas et de l’intensification de la diversité
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                                                                                   ethnoculturelle des centres urbains.

ISSN
1204-3206 (imprimé)
1703-9665 (numérique)

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Citer cet article
Smith, M. (2005). Identités queer : diaspora et organisation ethnoculturelle et
transnationale des lesbiennes et des gais à Toronto. Lien social et Politiques,
(53), 81–92. https://doi.org/10.7202/011647ar

Tous droits réservés © Lien social et Politiques, 2005                            Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des
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                                                                                  Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.
                                                                                  https://www.erudit.org/fr/
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         Identités queer : diaspora et organisation
         ethnoculturelle et transnationale des lesbiennes et des
         gais à Toronto

         Miriam Smith

            Ce texte porte sur les modes d’or-              espaces sociaux pour les identités                 1999; Rayside, 1998). Pourtant, à
         ganisation des lesbiennes, gais,                   queer racialisées et, dans leurs                   l’instar d’autres mouvements sociaux
         bisexuels et transgenres (LGBT) au                 efforts pour transformer les mœurs,                (Cohen, 1998), le mouvement LGBT
         sein des communautés ethnocultu-                   normes et valeurs sociales, les                    recèle une diversité qui se manifeste
         relles de Toronto, au Canada 1. Les   †            groupes LGBT prennent pour cible,                  dans ses orientations et ses modes
         nouvelles formes de luttes locales                 non seulement les institutions                     d’organisation. La première partie de
         qui voient le jour depuis une tren-                sociales dominantes blanches à l’in-               cet article est consacrée à une présen-
         taine d’années redéfinissent les                   térieur et à l’extérieur de leur propre            tation de l’organisation LGBT à
         espaces de revendication tradition-                communauté, mais aussi les commu-                  Toronto et de sa composante ethnocul-
         nels des mouvements sociaux. Ce                    nautés d’immigrants et leurs diaspo-               turelle. Dans la deuxième section, des
         phénomène touche les queer, pour                   ras. Leur action pour le changement                études de cas permettront de montrer
         qui l’espace national n’est plus le                social et politique revêt ainsi une                par quels jeux complexes les identités
         lieu principal ou exclusif à investir              dimension transnationale et déborde                LGBT ethnoculturelles ont inspiré de
         pour     défendre     leurs   droits.              les frontières du pays. L’État n’est               nouvelles formes d’organisation poli-
         L’accélération de la migration, la                 pas mis de côté pour autant : la                   tique qui remettent en question la
         création et le renforcement des dia-               reconnaissance croissante des droits               représentation d’un mouvement social
         sporas et l’intense diversification                des LGBT dans les politiques cana-                 LGBT stable et cohérent. Court-cir-
         ethnoculturelle des centres urbains                diennes et l’évolution des attitudes à             cuitant l’État, les stratégies des
         entraînent une multiplication des                  leur égard constituent la toile de fond            groupes ethnoculturels queer, qui vont
         identités LGBT. Autour de ce                       d’une telle organisation locale.                   de l’aménagement d’un espace social
         qu’Alberto Melucci (2000) appelle                                                                     au militantisme politique transnatio-
         la remise en question des codes cul-                  La plupart des études sur les orga-             nal, se concentrent sur les change-
         turels dominants de la société, les                nisations LGBT tendent à prendre                   ments à l’intérieur et à l’extérieur de la
         normes et pratiques des LGBT évo-                  l’espace national comme cadre de                   communauté LGBT. Se situant au
         luent, comme celles des communau-                  référence et négligent la diversité                croisement de la race, de l’ethnicité,
         tés ethnoculturelles et de leurs                   interne du mouvement, particulière-                de la religion et de la sexualité, les
         diasporas. Il en résulte de nouveaux               ment au plan ethnique et racial (Smith,            groupes LGBT ethnoculturels sont

         Lien social et Politiques–RIAC, 53, Identités : attractions et pièges. Printemps 2005, pages 81-92.
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          LIEN   SOCIAL ET   POLITIQUES–RIAC, 53       Tableau 1. Organismes LGBT sans but lucratif selon leur activité
                                                                  principale, Toronto, 2002-2003
          Identités queer : diaspora et organisation
          ethnoculturelle et transnationale des
          lesbiennes et des gais à Toronto                    Activité principale           Nombre d’organismes            Pourcentage
                                                          Défense des droits                         9                        5,17
                                                          Sida-VIH                                   5                        2,87
                                                          Éducation, recherche                       1                        0,57
                                                          Activités commerciales                     5                        2,87
                                                          Situation familiale                        9                        5,17
                                                          Situation professionnelle                  7                        4,02
                                                          Activités politiques                       1                        0,57
                                                          Loisirs                                   72                       41,37
                                                          Activités religieuses                     10                        5,75
    82                                                    Services                                  50                       28,16
                                                          Santé, sauf VIH                            4                        2,30
                                                          Nombre total d’organismes                175                      100,00
          une illustration du renouvellement
          d’identités marginalisées, sous l’effet
          de la diversité. Les luttes identitaires
          n’épousent pas des catégories
          étanches articulées autour du sexe, de       de l’organisation LGBT à Toronto, la          nismes LGBT, médias LGBT, sites
          la race ou de l’orientation sexuelle.        nature et le type des groupes et de           web, interviews qualitatives de diri-
          Les études de cas présentées ici mon-        leurs activités, ainsi que le mode de         geants d’organismes sans but lucra-
          trent comment elles se construisent          déploiement de la diversité (sexuelle,        tif), nous avons retenu 175
          dans les réseaux complexes du mili-          raciale, ethnique et autre) dans l’or-        organismes LGBT sans but lucratif
          tantisme communautaire.                      ganisation LGBT urbaine. La défini-           largement conformes à la définition
                                                       tion des organismes sans but lucratif         de Salamon et Anheier. Nous en
          Organisation LGBT à Toronto                  proposée par Salamon et Anheier,              avons joint 65, et nous avons mené
             Toronto n’est surpassée que par           largement utilisée dans les ouvrages          des interviews qualitatives auprès de
          Miami, Floride, pour le pourcentage          sur l’organisation locale aux États-          75 dirigeants et participants actifs 2. †

          de sa population née à l’étranger.           Unis et ailleurs, a servi de cadre pour       Les principales activités des 175 orga-
          Mais si la population de Miami née à         définir les organisations de ce sec-          nismes sont résumées au tableau 1,
          l’étranger est principalement d’ori-         teur. Selon Salamon et Anheier                classées selon les catégories
          gine cubaine, la population immi-            (1998 : 216), les organismes du sec-          employées par les organismes pour
          grante de Toronto se rattache à              teur bénévole sont organisés (c’est-à-        décrire leurs activités.
          plusieurs cultures, religions et             dire « institutionnalisés »), privés
                                                               †                        †

                                                                                                        Outre l’éducation, la recherche et
          groupes linguistiques. Selon le der-         (non étatiques), sans but lucratif,
                                                                                                     les loisirs, généralement au nombre
          nier recensement, ses principaux             autogérés (capables d’administrer
                                                                                                     des principales activités des OSBL
          pays d’origine sont la Chine, l’Inde         leurs propres activités) et caractéri-
                                                                                                     (Salamon et Anheier, 1998 : 219), les
          et le Pakistan (Conway-Smith,                sés par la participation bénévole.
                                                                                                     groupes ont cité de nombreuses caté-
          2004); 43 % des Torontois appartien-
                                                          Les critères relatifs à l’institution-     gories, notamment les « services » (à
                                                                                                                              †          †

          nent à un groupe racial minoritaire et
                                                       nalisation ont été appliqués très som-        leurs membres, à d’autres clientèles).
          le tiers parlent une langue autre que
                                                       mairement; tout organisme ayant               Beaucoup font du réseautage social
          l’anglais à la maison (Statistique
                                                       tenu une réunion de ses membres               et commercial. Ils ne se limitent pas
          Canada, 2002).
                                                       pendant deux années consécutives a            au domaine des loisirs, et sont struc-
             L’information sur les groupes             été considéré comme « institutionna-
                                                                                    †                turés autour de dimensions — pro-
          LGBT torontois a été recueillie entre        lisé », même en l’absence d’organi-
                                                          †                                          fession, religion, situation sur le
          le printemps 2002 et le printemps            sation permanente ou de personnel             marché du travail, situation familiale
          2003. Il s’agissait, à cette étape de la     rémunéré. À l’aide de diverses                — souvent névralgiques pour les
          recherche, de documenter la portée           sources d’information (listes d’orga-         LGBT.
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            La plupart des organismes sont          Tableau 2. Orientation sexuelle et identités sexuelles dans les
         relativement petits si l’on considère                 organismes LGBT sans but lucratif a
         le nombre de personnes qui prennent
         part aux activités. D’après les don-         Autodéfinition des organismes                       Nombre d’organismes
         nées détaillées relatives au tiers de           Gais                                                       8
         l’échantillon et issues des échanges            Hommes                                                     4
         et des interviews qualitatives, la plu-         Lesbiennes                                                15
         part des organismes mènent leurs                Femmes                                                     8
         activités avec un maximum de vingt              Bisexuels                                                  5
         participants et bénévoles, et très peu          Transgenres                                               12
         disposent d’un budget annuel supé-              Total                                                     52
         rieur à 10 000 dollars (canadiens). La
         majorité des organismes dotés de           a. Selon l’autodescription de l’organisme sur les listes communautaires ou les sites web. Le   83
         budgets importants, toutes propor-            tableau présente l’identification principale des organismes.
         tions gardées, sont financés par le
         gouvernement canadien ou par des
         fondations publiques. Le portrait ini-     Tableau 3. Diversité ethnique et linguistique au sein des organismes
         tial de l’organisation LGBT à                         LGBT de Toronto, 2002-2003 a
         Toronto qui se dégage de ces don-
         nées est donc celui d’un réseau de                                          Nombre d’organismes             Pourcentage
         petits organismes dispersés.                    Ethnicité                            24                         13,7
                                                         Langue                                6                          3,4
            Les tableaux 2 et 3 apportent
                                                         Religion                             11                          6,3
         d’autres précisions et font ressortir la
                                                         Capacité                              5                          2,9
         diversité du secteur LGBT. Histori-
         quement, celle-ci a reposé sur le
         sexe, l’identité sexuelle et l’orienta-    a. Les organismes ont été classés selon l’autodescription figurant sur les listes communau-
         tion sexuelle, qui ont cristallisé les        taires ou les sites web.
         luttes. À Toronto, comme dans les
         villes américaines, la place des les-
         biennes dans les mouvements de
                                                    temps un rôle de premier plan dans              visés par notre étude, soit 30 %, font
         libération des femmes et des gais et
                                                    les luttes queer, leur mobilisation au          explicitement référence au sexe, à
         la place des bisexuelles dans l’uni-
                                                    Canada se traduit depuis cinq ou six            l’identité sexuelle ou à l’orientation
         vers lesbien ont suscité des débats
                                                    ans par une visibilité accrue des               sexuelle dans leur autodescription,
         chez les femmes dès le début du
                                                    enjeux d’ordre politique, social et             outre l’étiquette générique « LGBT ».
         mouvement de libération gaie. Les
                                                                                                                                     †       †

                                                    économique qui les touchent dans les            Par exemple, Trans-Youth Toronto se
         tensions entre les hommes et les
         femmes existent depuis longtemps           communautés LGBT (Namaste,                      décrit explicitement comme un orga-
         dans les débats entre LGBT, autour         2000). Le terme « transgenre » figure
                                                                         †           †              nisme qui s’adresse aux jeunes trans-
         de questions comme le sexe public,         dans le nom de nombreux orga-                   genres, Chinese Lesbians of Toronto
         la pornographie et les droits de la        nismes lesbiens et gais, tout comme,            se présente comme une organisation
         personne (Ross, 1995). Ces dernières       il y a dix ans, beaucoup d’organisa-            lesbienne, et Gay Fathers of Toronto
         années, à la tête des organisations        tions y avaient ajouté une référence            regroupe les pères gais. Certains
         LGBT de défense des droits de la           explicite à la bisexualité. Si, à               organismes se décrivent en fonction
         personne présentes sur la scène poli-      l’heure actuelle, la pratique de la             du sexe plutôt qu’en fonction de
         tique, les lesbiennes et les gais ont      majorité des organismes consiste à se           l’orientation sexuelle 3. De toute évi-
                                                                                                                             †

         trouvé un terrain d’entente sur des        décrire comme « LGBT », certains
                                                                             †   †                  dence, le sexe et l’identité sexuelle
         questions comme la reconnaissance          groupes s’organisent autour d’as-               sont importants pour les organismes
         des couples de même sexe. Bien que         pects particuliers de l’identité LGBT.          transgenres, dont les membres n’ont
         les transgenres jouent depuis long-        Cinquante-deux des organismes                   pas forcément la même orientation
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          LIEN   SOCIAL ET   POLITIQUES–RIAC, 53              En règle générale, dans les organi-     leurs stratégies, et se distinguent
                                                           sations LGBT urbaines à Toronto, la        entre eux par la manière dont les
          Identités queer : diaspora et organisation
          ethnoculturelle et transnationale des            participation est active (c’est-à-dire     identités queer retentissent sur leur
          lesbiennes et des gais à Toronto                 que les militants, participants, clients   action. Certains processus ou objec-
                                                           et membres se regroupent et consa-         tifs se dégagent de cette dynamique :
                                                           crent du temps aux activités et à la
                                                           réalisation des objectifs de l’organi-     — la création d’un espace (à
                                                           sation) plutôt que passive (aide           Toronto, dans la diaspora) pour la
                                                           financière ou dons de charité, par         définition et l’expression d’une iden-
                                                           exemple). L’appui financier passif         tité queer particulière. L’aména-
                                                           est négligeable dans les organisa-         gement de cet espace peut s’imposer
                                                           tions urbaines. Parmi les 75 orga-         comme un geste politique en soi ou
    84                                                     nismes retenus pour l’analyse              comme l’étape préparatoire d’une
                                                           détaillée et les entrevues, seulement      participation plus large à l’action
                                                           5 % ont déclaré avoir le statut d’or-      politique ou à la défense des droits;
          sexuelle, mais ils ne le sont pas
                                                           ganisme de bienfaisance en vertu du        — le ciblage proactif de la commu-
          moins pour les organisations qui
                                                           droit fiscal canadien, et seulement la     nauté, à Toronto, au Canada ou dans
          s’adressent à un seul groupe sexuel,             moitié (48 %) sollicitent des dons
          telles les deux grandes organisations                                                       une diaspora plus vaste;
                                                           dans l’ensemble de la communauté
          lesbiennes de Toronto, Women for                 LGBT (la proportion est encore plus        — le ciblage proactif d’organisations
          Recreation,      Information      and            faible pour la sollicitation à l’exté-     LGBT dominées par l’establishment
          Business (WRIB) et Women’s                       rieur de la communauté). La plupart        blanc anglophone, dans le but de
          Hockey of Toronto. WRIB se décrit                des organismes sont financés par les       dénoncer le racisme ou d’ouvrir ces
          comme un « club de lesbiennes »
                                 †                     †   participants, reçoivent une aide indi-     organisations à d’autres groupes;
          ouvert aux « lesbiennes et aux
                                     †
                                                           recte d’organisations « mères »†      †

                                                           comme le 519 Community Centre              — le ciblage proactif de sociétés et
          femmes ayant une attitude positive à
                                                           (principal centre communautaire            de gouvernements étrangers, pour
          l’égard des gais ». Quoi qu’il en soit,
                                     †

                                                           LGBT de Toronto) ou le Lesbian and         faire évoluer leurs politiques et sti-
          en 2002-2003, les organisations
                                                           Gay Community Appeal, ou encore            muler le changement social.
          « pour » lesbiennes et « pour » trans-
           †        †                       †      †

                                                           bénéficient directement ou indirecte-          De nombreux groupes sont actifs
          genres sont les plus nombreuses
                                                           ment de fonds publics. On est loin du      sur plusieurs terrains ou ont changé
          (tableau 3). Ce phénomène doit être
                                                           portrait dressé par Skocpol (2003)         de terrain au fil des ans. Par ailleurs,
          mis en rapport avec l’hégémonie tra-
                                                           dans son analyse du milieu associatif      il faut noter que les groupes analysés
          ditionnellement exercée par les                  aux États-Unis. Skocpol observe un
          hommes gais blancs sur les groupes                                                          ici ne sont pas parfaitement représen-
                                                           repli des vastes fédérations de            tatifs de l’organisation ethnocultu-
          gais ou LGBT du courant dominant                 membres au profit d’organisations
          (mainstream). Pour faire face à la                                                          relle torontoise. Ils couvrent
                                                           professionnelles de défense des
                                                                                                      l’éventail des origines ethniques,
          domination blanche et anglophone                 droits soutenues par des donateurs et
                                                                                                      allant des blancs (Canadiens d’ori-
          des principales organisations poli-              des adhérents passifs. Au contraire,
                                                                                                      gine italienne ou polonaise par
          tiques et de services gaies et les-              les petites organisations LGBT
                                                                                                      exemple) aux membres des commu-
          biennes à Toronto pendant les années             urbaines de Toronto offrent des
                                                                                                      nautés visibles (Canadiens d’origine
          1970 et 1980 (Warner, 2002), des                 espaces de participation active et
                                                                                                      africaine ou asiatique), mais non
          organismes reflétant les sous-                   d’engagement dans la cité.
                                                                                                      celui de la diversité sexuelle.
          groupes ethnoculturels, religieux et                                                        Certains sont mixtes, c’est-à-dire
          linguistiques de la communauté                   Groupes ethnoculturels dans
                                                                                                      ouverts aux hommes et aux femmes.
          LGBT se sont formés. Environ 13 %
                                                           l’organisation urbaine à Toronto
                                                                                                      C’est le cas de Salaam (musulmans
          des groupes se décrivent en termes                  Les organismes ethnoculturels           queer) et d’Avanti (Canadiens d’ori-
          ethnoculturels, et 10 % en termes lin-           queer de Toronto se caractérisent par      gine italienne). D’autres, comme la
          guistiques ou religieux.                         la diversité de leurs objectifs et de      Polish Gay and Lesbian Association
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         (PGLA) et Gay Asians Toronto, sont        cerbée et polarisée » dans la commu-
                                                                           †                               et les gens étaient très excités de
         principalement des regroupements          nauté gaie : « la culture gaie est axée
                                                                   †                                       pouvoir travailler ensemble, ce qu’ils
         d’hommes gais. Les groupes ethno-         sur l’homme blanc, typiquement un                       n’avaient jamais fait auparavant.
         culturels présentés ici ont connu au      blond aux yeux bleus, grand de taille                   C’était donc un événement très éner-
         Canada des histoires très différentes.    et musclé. Nous en arrivons à croire                    gisant. Le spectacle était surtout
         La présence de la communauté afro-        qu’il s’agit là de l’image que nous                     divertissant, mais je pense que, pour
         canadienne remonte au 18e siècle et       devrions tous rechercher » (GAT,        †               des groupes marginalisés, le fait de
         celle des Canadiens d’origine asia-       1996 : iiii-iv). GAT met en lumière la                  collaborer et de créer quelque chose
         tique date essentiellement du 19e         racialisation des asiatiques et d’autres                est un geste très politique en soi, le
         siècle; les Italo-canadiens ont surtout   minorités dans le milieu torontois des                  fait de travailler ensemble est très
         immigré après la Seconde Guerre           travestis, les asiatiques étant considé-                politique, et c’est ce qui a stimulé
         mondiale, et les Canadiens musul-         rés comme de « beaux travestis »
                                                                               †                       †   encore davantage le groupe » (Li,     †

         mans et originaires des Caraïbes sont     (1996 : iv). On s’attend à ce que les                   2003).                                            85
         arrivés en grand nombre depuis les        gais d’origine asiatique soient « pas-          †

                                                                                                              Avanti, qui regroupe des
         années 1960. Chaque communauté            sifs et soumis, obéissants, dociles,
                                                                                                           Canadiens d’origine italienne, se
         est elle-même diversifiée. Les com-       efféminés et doux » (1996 : iv). GAT
                                                                       †

                                                                                                           décrit aussi comme un groupe
         munautés d’origine européenne ita-        souligne la nécessité d’une identité
                                                                                                           « social de soutien ». Il vise à « pro-
                                                   politique et d’une identité collective
                                                                                                            †                      †                 †

         lienne et polonaise sont les plus                                                                 mouvoir la confiance en soi, le res-
         homogènes, tandis que les musul-          qui serviront de bouclier et aideront
                                                                                                           pect mutuel et des attitudes sexuelles
         mans, les Canadiens d’origine asia-       les gais à gérer leur propre vie.
                                                                                                           saines » et à offrir « un lieu confor-
                                                   L’organisme explique aussi que le
                                                                                                                    †                  †

         tique et les Afro-canadiens sont issus                                                            table, sûr et agréable dans lequel les
         de divers pays, groupes linguistiques     manque d’« images positives » nuit à
                                                               †                               †

                                                                                                           lesbiennes, gais, bisexuels, trans-
         et traditions religieuses.                la confiance en soi : « le gai d’origine
                                                                                   †

                                                                                                           genres et autres Italiens queer peu-
                                                   asiatique peut nier l’existence de pro-
                                                                                                           vent parler de ce qu’ils sont »               †

         Création d’un espace social               blèmes touchant son groupe. Il croit
                                                                                                           (Avanti, 2004). Ses activités princi-
                                                   que le manque de confiance en soi est
             Dès les débuts des mouvements                                                                 pales tournent autour de soirées
                                                   un problème personnel qui doit être
         de libération gaie et du féminisme                                                                sociales et de discussion, au cours
                                                   réglé individuellement ». Pourtant, il
                                                                                       †

         lesbien à Toronto, des groupes se                                                                 desquelles ses membres ont l’occa-
                                                   en viendra à reconnaître que ces pro-
         sont formés pour aménager des                                                                     sion de parler de questions person-
                                                   blèmes ne sont pas d’ordre personnel,
         espaces sociaux de soutien aux iden-                                                              nelles concernant leurs relations
                                                   mais résultent des stéréotypes et du
         tités queer racialisées.                                                                          avec leur famille et la communauté
                                                   racisme.
                                                                                                           italienne. Guy Raffaele, membre
            Fondé en 1980, Gay Asians                 L’homophobie peut se manifester                      d’Avanti, décrit en ces termes l’im-
         Toronto (GAT) est l’une des plus          particulièrement intensément au sein                    portance de la dimension sociale et le
         vieilles organisations gaies encore       des communautés d’immigrants                            soutien offert par le groupe :
         actives dans la métropole ontarienne.     asiatiques au Canada, soucieuses
                                                                                                                C’est l’atmosphère, ce sont deux
         Parmi ses nombreuses activités, GAT       d’intégration et de réussite (1996 :                         choses, le gai et l’Italien fondus en un.
         accorde une place importante à la         vii). Militant de GAT, Alan Li se rap-                       Certains membres ne se sont pas affi-
         création d’un espace gai asiatique à      pelle comment, au commencement                               chés face à leur famille. D’autres l’ont
         Toronto. Pour expliquer son évolution     des années 1980, dans les débuts de                          fait et la famille l’accepte assez bien.
         en tant qu’espace social, GAT sou-        l’organisation, un spectacle présenté                        Enfin, un grand groupe de membres
         ligne l’incidence du racisme sur l’ex-    au principal centre communautaire                            se trouve entre les deux; ils se sont
         périence des Torontois gais d’origine     LGBT de Toronto avait témoigné                               affichés mais doivent rester discrets
         asiatique. Selon GAT, la communauté       devant toute la communauté gaie du                           ou ont l’impression qu’ils ne peuvent
                                                                                                                parler aussi librement chez eux, ou
         gaie est le reflet de la domination des   dynamisme de Gay Asians Toronto.
                                                                                                                bien encore préfèrent ne pas parler
         blancs dans les médias, la publicité et   Mais le spectacle a aussi servi à poli-                      pour éviter les remous. Pour beaucoup
         les modèles de comportement homo-         tiser ses premiers membres :                                 de membres, c’est comme s’il était
         sexuel. L’hégémonie des blancs dans       « quelque 300 personnes ont rempli
                                                    †
                                                                                                                presque impossible d’être gai et
         la culture dominante est même « exa-
                                           †       le 519 Community Centre à capacité,                          Italien à la fois. Je ne sais pas si c’est
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          LIEN   SOCIAL ET   POLITIQUES–RIAC, 53       de certaines organisations LGBT de       cultures canadiennes française et
                                                       Toronto, comme nous le verrons.          anglaise traditionnellement domi-
          Identités queer : diaspora et organisation
          ethnoculturelle et transnationale des                                                 nantes pose problème. En effet, les
          lesbiennes et des gais à Toronto             Ciblage des communautés                  groupes de défense des gais et des
                                                       ethnoculturelles                         lesbiennes dominés par les blancs
                                                                                                ont lutté en faveur de l’affirmation
                                                          La création d’un espace social
                                                                                                des identités queer et contre l’homo-
                                                       permettant l’intégration des identités
                                                                                                phobie et l’imposition de normes
                                                       ethnoculturelles et queer est l’un des
                                                                                                hétérosexuelles dans leur propre
                                                       axes résultant de la convergence de
                                                                                                communauté et dans leurs propres
                                                       la militance ethnoculturelle et de la
                                                                                                institutions sociales. Dans la mesure
                                                       militance queer. Une dynamique
                                                                                                où les institutions et les communau-
                                                       importante à cet égard est le ciblage
    86                                                                                          tés blanches ont dominé le mouve-
                                                       du groupe ethnoculturel d’attache.
                                                                                                ment LGBT, l’homophobie et
                                                       Les travaux de recherche ont mis au
             le cas pour une majorité, mais ça                                                  l’imposition de normes hétéro-
                                                       jour bon nombre d’exemples élo-
             touche une grande proportion des                                                   sexuelles n’ont pas été traitées
                                                       quents de ces luttes au sein des com-
             membres. [Avanti] nous permet d’être                                               comme le reflet d’une identité racia-
                                                       munautés ethnoculturelles. Lors de
             les deux. Vous savez, vous pouvez                                                  lisée ou ethnicisée, même si ces
                                                       discussions sur le ciblage des com-
             être l’Italien de temps à autre, et les                                            luttes se sont produites dans le cadre
                                                       munautés ethnoculturelles par les
             gens vous comprennent, font une                                                    d’une hégémonie de la communauté
                                                       organisations ethnoculturelles queer,
             blague, et c’est bien, et vous avez                                                blanche d’origine française et
                                                       de nombreux répondants interviewés
             toute cette autre dimension gaie en                                                anglaise. Il importe donc de ne pas
             même temps (Raffaele, 2002).
                                                       ont souligné l’importance d’éviter
                                                       les généralisations à propos de leur     attribuer l’étiquette d’homophobes
             Ces observations révèlent indirec-        culture. Ainsi, un membre d’Avanti       aux communautés ethnoculturelles,
                                                       déplore que la culture, les commu-       mais de chercher plutôt à examiner
          tement les représentations domi-
                                                       nautés et les familles italo-cana-       de façon empirique la nature des
          nantes de la vie LGBT, où l’identité
                                                       diennes paraissent intrinsèquement       luttes qui ont été menées.
          italo-canadienne n’est pas manifes-
          tée. Elles mettent également en              homophobes aux yeux des les-                Plusieurs exemples éloquents
          lumière certains segments de la com-         biennes et des gais anglo-saxons         illustrent les luttes relatives à l’ho-
          munauté italo-canadienne dans les-           (Chiodo, 2002). De la même façon,        mophobie et à l’identité queer au
          quels les LGBT ne se sentent pas             l’histoire orale de GAT, qui présente    sein des communautés ethnocultu-
          libres de s’afficher. Là aussi, la créa-     l’organisation asiatique gaie à          relles, notamment la campagne
          tion d’un espace social peut favoriser       Toronto, nous apprend que, dans          menée par la Polish Gay and Lesbian
                                                       beaucoup de cultures asiatiques, les     Association (PGLA) pour adhérer au
          la politisation des questions d’homo-
                                                       relations sexuelles entre partenaires    Polish Canadian Congress et les
          phobie, de stéréotypes et de racisme
                                                       de même sexe sont reconnues dans la      efforts déployés par Gay Asians
          au sein des organisations et de la
                                                       tradition et que, dans bien des cas,     Toronto pour intéresser les orga-
          communauté LGBT de même que
                                                       les attitudes homophobes ont été         nismes communautaires sino-cana-
          dans certains groupes ethnoculturels.
                                                       exacerbées par le processus d’immi-      diens de Toronto à la lutte contre le
          Avanti et GAT ont des trajectoires           gration au Canada, non seulement en
          différentes à cet égard. Au fil des                                                   sida.
                                                       raison de l’homophobie de la société
          ans, Avanti s’est surtout concentré          blanche canadienne, mais aussi parce        À la fin des années 1990, la PGLA
          sur la création d’un espace social           que les asiatiques récemment immi-       a tenté de joindre les rangs du Polish
          pour les lesbiennes et les gais italo-       grés tendent à être plus conservateurs   Canadian Congress, fédération natio-
          canadiens de Toronto. De son côté,           sur le plan politique que les sociétés   nale regroupant plus de deux cents
          au cours de son histoire plus longue,        qu’ils ont quittées (GAT, 1996). La      organismes canado-polonais, y soule-
          GAT est passé de la collaboration            perception que les communautés eth-      vant un débat sur la reconnaissance
          avec la communauté sino-cana-                noculturelles sont plus hétéronorma-     des identités lesbiennes et gaies dans
          dienne à la dénonciation du racisme          tives et plus homophobes que les         la communauté canado-polonaise. Tel
LSP 53   7/8/05   10:00 AM     Page 87

         n’était pas le but de la PGLA. La tour-     réprouvait l’emploi du terme pedera-      ter contre le sida. De concert avec le
         nure des événements s’explique par          sata (pédéraste) dans le journal. Ces     AIDS Committee of Toronto, GAT a
         ses activités de l’époque (organisation     deux plaintes ont porté fruit.            mis sur pied un projet sida pour les
         du mouvement gai, activités de finan-       L’intervention de la Commission dans      gais asiatiques de Toronto. Alan Li
         cement et information sur le sida en        les deux causes a indiqué aux médias      souligne la méfiance qui s’est mani-
         Pologne) et par une évolution au sein       canado-polonais que la discrimination     festée à cette occasion entre les orga-
         même du Polish Canadian Congress,           et les préjugés explicites contre la      nisations chinoises traditionnelles de
         qui adopte alors des politiques plus        PGLA de même que le mépris à              Toronto et la communauté gaie asia-
         libérales.                                  l’égard des homosexuels ne seraient       tique : « ces communautés n’avaient
                                                                                                       †

                                                     pas tolérés dans la société canadienne.
            Fondée en 1992, la PGLA visait à                                                   jamais vraiment travaillé ensemble
                                                     Ainsi, une grande partie du travail de
         influencer les attitudes sociales et                                                  […] La personne type porteuse du
                                                     la PGLA a consisté à contester les
         politiques à l’égard du sida en                                                       VIH qui pouvait militer dans les pro-
                                                     représentations dominantes des les-                                                 87
         Pologne et à soutenir le mouvement                                                    jets des gais asiatiques n’avait pas
                                                     biennes et des gais dans la commu-
         gai polonais au cours des premières                                                   toujours l’assurance d’être servie
                                                     nauté des Canadiens d’origine
         années suivant la chute du commu-                                                     adéquatement par les groupes tradi-
                                                     polonaise (PGLA, 2000). Tant au
         nisme. Pour recueillir des fonds, elle a                                              tionnels. On ressentait beaucoup
                                                     Canada qu’en Pologne, les membres
         voulu publier une annonce dans un                                                     d’inquiétude, vous savez, pour ce qui
                                                     de la PGLA envoient régulièrement
         journal polonais de Toronto. Comme                                                    est du travail avec les communautés
                                                     des lettres aux journaux pour dénon-
         ce fut le cas dans nombre de commu-
                                                     cer les représentations méprisantes de    traditionnelles, et ces communautés
         nautés ethnoculturelles torontoises,
                                                     l’identité lesbienne et gaie.             ne savent vraiment pas grand-chose
         une controverse a éclaté autour de la
                                                                                               des questions qui touchent les gais et
         publication de l’annonce, qui attirait         En ce qui concerne la demande
         l’attention du public sur le travail de                                               les lesbiennes » (Li, 2002). À l’instar
                                                                                                             †

                                                     d’adhésion de la PGLA au Polish
         la PGLA touchant le sida. La                                                          de la communauté polonaise, la com-
                                                     Canadian Congress, susceptible de
         demande a été rejetée. Le refus du                                                    munauté sino-canadienne amorce un
                                                     faciliter ses efforts pour recueillir
         Vancouver Sun de publier une                                                          virage et se montre plus disposée à
                                                     des dons de charité afin de lutter
         annonce de libération gaie dans les         contre le sida (et pour d’autres          accepter la communauté gaie. Les
         années 1970 avait donné lieu à la pre-      causes) en Pologne, elle a été            militants de GAT citent à cet égard
         mière cause de défense des droits des       agréée, malgré la vive opposition         l’exemple du Conseil national des
         gais au Canada, cause portée devant         d’une aile conservatrice, et grâce à      Canadiens chinois (CNCC), orga-
         la Cour suprême du Canada (laquelle         la publication de l’information par       nisme de lutte contre le racisme et
         avait tranché en faveur du Vancouver        un journal communautaire progres-         pour la justice sociale. Le CNCC a
         Sun). D’autres groupes ont également        siste de Toronto (Jedrzejczak, 2002).     fait de la lutte contre l’homophobie
         dû surmonter ces obstacles à la com-                                                  au sein de la communauté asiatique
         munication dans leur communauté.               Le Gay Asians Toronto (GAT) est        l’un de ses objectifs et collaboré avec
         Or le président de la PGLA avait, sans      un autre exemple important d’orga-
                                                                                               Egale, groupe national de défense
         difficulté, fait paraître dans le journal   nisation LGBT ethnoculturelle diri-
                                                                                               des droits des LGBT, dans des causes
         Zwiazkowiec une annonce concernant          geant ses interventions vers sa propre
                                                                                               touchant l’égalité des droits des les-
         une pièce de théâtre. L’affaire a été       communauté. GAT a consacré une
                                                                                               biennes et des gais (Li, 2002; Go et
         soumise à la Commission ontarienne          grande partie des années 1980 à la
                                                     lutte contre le racisme dans la com-      Fisher, 1998). Au début des années
         des droits de la personne, qui a
         entendu deux autres causes connexes,        munauté LGBT et à la création d’un        2000, Alan Li a été le premier prési-
         l’une contre un journal torontois           espace social (principalement) pour       dent du CNCC à afficher publique-
         publié en polonais (Gazeta), l’autre        les Torontois gais d’origine asia-        ment son homosexualité. Les
         contre une émission de télévision           tique. Dans la foulée de la crise du      relations entre GAT et les associa-
         (Polish Studio). Dans les deux cas, la      sida, ses organisateurs ont cherché à     tions sino-canadiennes, tant à
         PGLA dénonçait la représentation de         établir des liens de collaboration        Toronto que sur la scène nationale, se
         l’homosexualité dans ces médias.            avec les organisations chinoises de       sont donc développées depuis ses
         Ainsi, dans le cas de la Gazeta, elle       services sociaux de Toronto pour lut-     débuts.
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          LIEN   SOCIAL ET   POLITIQUES–RIAC, 53       par ZAMI, après que la seule per-               société, pas avant (cité dans Bebout,
                                                       sonne de couleur membre du collec-              1998).
          Identités queer : diaspora et organisation
          ethnoculturelle et transnationale des        tif eut informé les organisations                Richard Fung, dirigeant de GAT et
          lesbiennes et des gais à Toronto             ethnoculturelles gaies de Toronto de          cinéaste torontois bien connu, pense
                                                       la parution de l’annonce. ZAMI,               autrement :
                                                       Lesbians of Colour et GAT ont tenu
                                                       une rencontre avec le collectif.                Se porter à la défense du désir débridé
                                                       Malgré les nombreuses lettres adres-            sans aborder l’incidence du racisme et
                                                       sées à BP critiquant la décision de             du sexisme dans la vie sexuelle équi-
                                                       publier l’annonce, la majorité des              vaut à défendre l’enchâssement des
                                                                                                       privilèges de l’homme blanc […] Il
                                                       membres blancs du collectif ont
                                                                                                       n’est pas étonnant qu’en accordant la
                                                       maintenu leur position avec intransi-           priorité absolue à la libération
    88                                                 geance et la rencontre a été un                 sexuelle au détriment de l’organisa-
                                                       désastre.    Seulement       quelques           tion communautaire, la revue préserve
                                                       membres blancs ont critiqué la déci-            la couleur, la classe et, jusqu’à récem-
          Ciblage de la communauté LGBT
                                                       sion du collectif; les autres ont fait          ment, le sexe des personnes qui y tra-
             Au cours des années 1980, des             valoir que l’annonce était une                  vaillent […] Les lesbiennes et les gais
                                                       expression du désir sexuel et que               qui ne sont pas blancs ne sont pas tout
          liens de collaboration se sont établis
                                                       l’expression du désir sexuel queer              à fait gais. Nous sommes des étran-
          entre Gay Asians Toronto, Lesbians                                                           gers, et nos intérêts sont accessoires
          of Colour (LOC) et ZAMI, la princi-          était l’objectif premier du mouve-
                                                                                                       (cité dans Warner, 2002 : 318-319).
          pale association des gais afro-cana-         ment de libération gaie. L’affirma-
          diens à Toronto, autour de la                tion de la sexualité gaie et lesbienne           Cet événement est l’un des rares
          question du racisme au sein de la            était d’autant plus importante que            où on ait assisté à un conflit mani-
          communauté LGBT. Les trois                   cette sexualité avait été taboue pen-         feste entre les organisations LGBT
          groupes ont organisé des événements          dant longtemps (Warner, 2002). Ken            blanches du courant dominant et les
          de lutte contre le racisme au 519            Popert, un leader du collectif de             Torontois de couleur eu égard aux
          Community Centre, à Toronto, pour            l’époque, devenu plus tard rédacteur          politiques queer. Pourtant, le racisme
          attirer l’attention du public sur le         de la principale publication LGBT             mis au jour par cet incident subsiste
          problème du racisme dans la com-             canadienne, Xtra, s’est porté à la            de façon latente si l’on en juge par
          munauté gaie (Wong, 2003).                   défense de l’inviolabilité du désir           l’hégémonie persistante des blancs
                                                       queer :                                       au sein des organisations LGBT
             Leur collaboration s’est concréti-                                                      comme Egale (organisme fédéral de
          sée très tôt, à l’occasion d’un débat          Je sais que certains diront qu’on doit
                                                         lutter contre le racisme dans notre
                                                                                                     défense des droits), la Coalition pour
          autour de la revue torontoise de libé-                                                     les droits des lesbiennes et personnes
          ration gaie The Body Politic, l’une            désir de reconstruire notre sexualité,
                                                         de manière à ce qu’elle corresponde         gaies de l’Ontario (CDLPGO), pre-
          des premières du genre en Amérique                                                         mière association de libération gaie
                                                         davantage à notre être véritable. C’est
          du Nord. Bon nombre des membres                là un sentiment bien noble, mais que        de la province, Pride Toronto et
          de ce collectif militaient dans                signifie-t-il en pratique ? […] Et l’idée   d’autres organisations importantes.
          d’autres organisations du mouve-               que nous devons conformer notre
          ment torontois de libération gaie et           sexualité aux principes moraux ou           Ciblage des sociétés et des
          lesbienne de l’époque. Au début de             politiques ne va-t-elle pas à l’encontre    gouvernements étrangers
          1985, la publication d’une petite              de l’esprit de la libération gaie ? La
          annonce dans The Body Politic a                libération gaie renvoie, avant tout, à         Le mouvement ethnoculturel queer
          cristallisé l’exclusion des personnes          l’intégrité et à l’inviolabilité du désir   a aussi une dimension transnationale.
                                                         sexuel. La cible la plus constructive
          de couleur du mouvement de libéra-                                                         Les mouvements sociaux de contesta-
                                                         de la lutte contre le racisme n’est pas
          tion gaie de Toronto. L’auteur cher-                                                       tion peuvent en effet cibler les gou-
                                                         notre désir, mais l’institutionnalisa-
          chait un « jeune HN [homme noir]
                             †
                                                         tion des inégalités raciales dans notre     vernements étrangers ou les
          bien fait comme domestique » (cité       †
                                                         propre communauté et dans la société.       organismes internationaux (Keck et
          dans Warner, 2002 : 318). Les                  […] Le racisme sera extirpé de notre        Sikkink, 1998). Selon le processus
          membres de BP ont été pris à partie            sexualité lorsqu’il sera extirpé de la      classique, les organisations et les lea-
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         ders de la diaspora pressent le gouver-   médias polonais. Elle voulait en          été d’une importance absolue pour
         nement de leur pays d’accueil d’inter-    outre soutenir l’émergence du mou-        Salaam, puisqu’elle lui a permis
         venir auprès du gouvernement de leur      vement gai en Pologne (Jedrzejczak,       d’élaborer des interprétations de l’is-
         pays d’origine. L’intensification de la   2002).                                    lam progressistes, féministes et
         migration internationale et le renfor-                                              ouvertes aux queer, et de participer
         cement et l’accélération des commu-          Un autre exemple du rayonnement        au mouvement progressiste mondial
         nications mondiales et des échanges       de la communauté LGBT torontoise          au sein de la diaspora musulmane.
         médiatiques font naître de nouvelles      mérite d’être présenté. Il s’agit de      Après les événements du 11 sep-
         formes de transnationalisme.              Salaam, groupe queer issu de l’orga-      tembre, soutient-il, les musulmans
                                                   nisation des jeunes musulmans queer       progressistes du Canada et des États-
             La PGLA, par exemple, a été fon-      de Toronto au début des années            Unis ont commencé à « s’afficher »
                                                                                                                         †          †

         dée dans le but de favoriser le chan-     1990. Salaam se décrit comme « une†

                                                                                             pour remettre en question les normes
         gement en Pologne pendant la              organisation musulmane vouée à la         et l’orthodoxie religieuses et com-         89
         période de transition vers la démo-       défense de la justice sociale, de la      munautaires. Selon lui, en politisant
         cratie (PGLA, n. d.). Par la suite, le    paix et de la dignité humaine et          le féminisme, la sexualité et l’iden-
         sida est devenu un problème de taille     œuvrant à la création d’un monde          tité sexuelle sous des formes nou-
         en Pologne, faisant de nombreuses         exempt d’injustice, c’est-à-dire entre    velles, les queer musulmans ont joué
         victimes chez les hétérosexuels et        autres choses de préjugés, de discri-     un rôle de premier plan dans ce mou-
         chez les enfants. Les personnes           mination, de racisme, de misogynie,       vement (Khaki, 2003). La descrip-
         atteintes du sida étaient stigmatisées    de sexisme et d’homophobie »          †

                                                                                             tion que fait Khaki de l’influence de
         et ostracisées dans la société polo-      (Salaam, 2004a). Salaam vise à créer      l’organisation américaine sur les
         naise. Un groupe de Canado-polo-          un espace protégé pour les LGBT           musulmans queer au Canada évoque
         nais de Toronto a donc fondé la           musulmans de Toronto et organise          les débuts de Gay Asians Toronto,
         PGLA, en 1992, pour faire face à la       régulièrement des événements              influencé par l’organisation gaie des
         crise du sida en Pologne. Durant les      sociaux et de soutien grâce aux res-      Américains d’origine asiatique de
         premières années, l’association s’est     sources du 519 Community Centre           New York et de Californie (Fung,
         employée à écrire des lettres et à        (Salaam, 2004b). Toutefois, Salaam        2002).
         exercer des pressions sur le gouver-      s’adresse aussi à la diaspora musul-
         nement polonais, mais aussi à dénon-      mane pour dénoncer les attitudes             La conférence conjointe Salaam-
         cer ceux qui, en Pologne, diffusaient     négatives à l’endroit de l’homo-          Al-Fatiha a rassemblé des commu-
         des perceptions négatives de la com-      sexualité hors de la communauté           nautés musulmanes du Canada et des
         munauté gaie, notamment le primat         musulmane du Canada et par-delà les       États-Unis et ouvert des débats sur les
         de l’Église catholique et certains        frontières canadiennes. Salaam a          enjeux auxquels font face les musul-
         journaux. Son principal objectif était    tenu divers événements de défense         mans queer en Amérique du Nord et
         de faire changer ce que Melucci           des libertés civiles des musulmans        dans le monde. Parmi les sujets abor-
         appelle les codes dominants de la         du Canada dans le sillage des             dés à la conférence figuraient l’élabo-
         société, pour contrer la stigmatisa-      attaques du 11 septembre 2001. Il a       ration d’une théologie de la libération
         tion des sidéens liée à l’association     aussi activement entrepris de créer       islamique, l’évolution d’un islam pro-
         entre leur maladie et l’homosexua-        des liens transnationaux dans l’en-       gressiste, le féminisme et l’islam, les
         lité. La PGLA a utilisé la question du    semble de la diaspora musulmane. À        droits internationaux des musulmans
         sida pour aborder les enjeux des          l’été 2003, Salaam a organisé une         queer, les relations entre les luttes des
         droits des gais dans la société polo-     grande conférence à Toronto en col-       musulmans queer et d’autres enjeux
         naise. Sans grand espoir d’exercer        laboration avec Al-Fatiha, groupe         de justice sociale, de même que les
         quelque influence sur le gouverne-        musulman queer des États-Unis. La         problèmes des transgenres. Des repré-
         ment polonais de l’époque, elle ne        collaboration entre les deux orga-        sentants d’Egale, organisme fédéral
         s’est pas donné la peine de solliciter    nismes a fortement marqué l’évolu-        de défense des droits des LGBT, ont
         l’appui du gouvernement canadien.         tion de Salaam, croit l’avocat            assisté à la conférence, et Svend
         Elle a préféré concentrer ses efforts     torontois El-Farouq Khaki, membre         Robinson, premier député canadien à
         sur la dénonciation des attitudes et de   fondateur de l’association. Selon lui,    avoir affiché publiquement son
         la représentation des LGBT dans les       l’action d’Al-Fatiha à ses débuts a       homosexualité, a prononcé le dis-
LSP 53   7/8/05      10:00 AM         Page 90

          LIEN   SOCIAL ET   POLITIQUES–RIAC, 53        musulmane canadienne. Comme                luttes politiques. Pourtant, la mon-
                                                        l’explique Khaki, « Nous sommes,
                                                                              †                    dialisation met en évidence les
          Identités queer : diaspora et organisation
          ethnoculturelle et transnationale des         dans l’ensemble, mieux acceptés et         dimensions transnationales du poli-
          lesbiennes et des gais à Toronto              mieux protégés. Cette légitimité fait      tique et le rôle des luttes locales. Les
                                                        en sorte qu’il est plus difficile de       formes d’organisation et de lutte au
                                                        nous haïr. Plus les queer s’affiche-       sein des communautés ethnocultu-
                                                        ront publiquement, plus il sera diffi-     relles de Toronto décrites dans cet
                                                        cile pour les membres de la                article montrent, de même, le rôle
                                                        communauté musulmane de nous               que peut jouer la contestation à
                                                        exclure ou de nous condamner » (cité
                                                                                        †          l’échelle locale des codes sociaux
                                                        dans Giese, 2003). La politique cana-      dominants. Les groupes présentés
                                                        dienne consistant à accepter les           n’ont pas milité pour le mariage
    90                                                  revendications du statut de réfugié        entre conjoints de même sexe, et
                                                        fondées sur l’orientation sexuelle a       l’État canadien n’est pas la (seule)
                                                        également une influence indéniable.        cible de leur action; du reste, la
          cours inaugural (Salaam, 2003). Ce
                                                        En vigueur depuis 1998, elle a donné       plupart n’entretiennent pas de rap-
          mélange de sujets et de thèmes illustre
                                                        lieu à un grand nombre de demandes.        ports directs avec l’administration
          la diversité des cibles de l’organisa-
                                                        Zahra Dhanani, militant de Salaam,         publique fédérale ou provinciale ou
          tion LGBT. Salaam intervient auprès
                                                        observe : « Il y a eu un afflux de gais
                                                                   †                               municipale. Leurs efforts de contes-
          des individus pour les aider à accepter
                                                        et lesbiennes en provenance de pays        tation ont porté sur les normes domi-
          leur identité sexuelle. Il travaille sur le                                              nantes de la communauté LGBT, les
                                                        musulmans, où ils étaient persécutés
          plan communautaire pour créer un                                                         partis pris « blancs et anglo-saxons »
                                                        en raison de leur sexualité. Beaucoup                   †                        †

          espace d’échanges sociaux pour les            commencent à s’engager politique-          qui ont dominé les politiques cana-
          musulmans queer de Toronto. Il                ment ici. Mais il y a aussi des immi-      diennes de défense des droits des
          œuvre dans le domaine de la défense           grants de première génération qui,         LGBT et les normes et pratiques
          des droits des queer au Canada.               comme moi, sont arrivés ici enfants.       sociales des communautés ethnocul-
          Surtout, il dénonce les pratiques             Nous sommes maintenant adultes,            turelles. Ces formes de politiques
          contraires aux droits de la personne à        nous nous sentons en sécurité, nous        portées par les communautés ethno-
          l’égard des musulmans queer et les            sommes conscients de nos droits            culturelles et les communautés
          attitudes négatives envers l’homo-            comme Canadiens et comme queer.            LGBT sont essentielles à la défini-
          sexualité dans les communautés                Et nous avons moins peur de nous           tion des intérêts et des identités
          musulmanes de la diaspora.                    afficher publiquement » (cité dans
                                                                                  †                LGBT.
             L’objectif de Salaam, qui consiste         Giese, 2003). Il est clair que les poli-
                                                                                                      Depuis le début des années 1990,
          à construire une communauté mon-              tiques canadiennes relatives à la
                                                                                                   avec la croissance des diasporas,
          diale de queer musulmans animée               reconnaissance des droits des LGBT
                                                                                                   l’action de ces groupes a engendré de
          d’une foi progressiste et soucieuse de        et l’évolution des attitudes à l’égard
                                                                                                   nouvelles formes de politiques trans-
          justice sociale, illustre les nouvelles       des LGBT et des enjeux politiques
                                                                                                   nationales. Ces formes sont inédites
          formes d’organisation transnationale          les concernant ont contribué à l’ap-
                                                                                                   dans les communautés LGBT
          et le rôle des diasporas. Mais son            parition d’organismes comme
                                                                                                   urbaines, dans la mesure où, avant
                                                        Salaam.
          évolution pendant les années 1990                                                        cette époque, les organisations
          est indissociable de son inscription                                                     LGBT ne s’employaient pas à cibler
                                                        Conclusion
          dans le contexte canadien. Nous                                                          des gouvernements étrangers ou à
          avons observé la même chose dans le              De nombreuses études sur la             participer à des actions mondiales ou
          cas du Polish Canadian Congress.              situation des lesbiennes et des gais,      transnationales sur des enjeux queer.
          Les progrès réalisés au chapitre des          souvent consacrées au mariage entre        Par contre, ces types d’intervention
          droits des lesbiennes et des gais au          conjoints de même sexe et à la recon-      sont bien établis dans d’autres
          Canada ont sans doute permis à                naissance des couples homosexuels,         milieux; nous l’avons vu à propos
          Salaam d’être mieux accueilli par             privilégient l’espace national comme       des activités de la Polish Gay and
          certains segments de la communauté            lieu principal du changement et des        Lesbian Association, qui s’intéresse
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