Introduction. Innovations sociales et développement des territoires dans les campagnes européennes
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Norois Environnement, aménagement, société 241 | 2016 Innovation sociale et développement des territoires dans les campagnes européennes Introduction. Innovations sociales et développement des territoires dans les campagnes européennes Social Innovations and Territorial Development in the European Rural Areas Guillaume Lacquement et Christophe Quéva Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/norois/5978 DOI : 10.4000/norois.5978 ISBN : 978-2-7535-5504-4 ISSN : 1760-8546 Éditeur Presses universitaires de Rennes Édition imprimée Date de publication : 30 décembre 2016 Pagination : 7-13 ISBN : 978-2-7535-5483-2 ISSN : 0029-182X Référence électronique Guillaume Lacquement et Christophe Quéva, « Introduction. Innovations sociales et développement des territoires dans les campagnes européennes », Norois [En ligne], 241 | 2016, mis en ligne le 31 décembre 2018, consulté le 03 janvier 2020. URL : http://journals.openedition.org/norois/5978 ; DOI : 10.4000/norois.5978 © Tous droits réservés
Norois n° 241, 2016/4, p. 7-13 www.pur-editions.fr Revue en ligne : http://norois.revues.org Introduction Innovation sociale et développement des territoires dans les campagnes européennes Social Innovations and Territorial Development in the European Rural Areas Guillaume Lacquementa et Christophe Quévab a Professeur de Géographie, Université de Perpignan, UMR CNRS 5281 ART-Dev. (lacqueme@univ-perp.fr) b Maître de conférences en Géographie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne,UMR Géographie-Cités 8504. (christophe.queva@univ-paris1.fr) Ce dossier thématique s’appuie sur la valorisa- communautaire. Il se concentre sur les formes, les tion d’une sélection de communications issues du modalités et la diversité des processus d’innovation colloque international de géographie rurale, « Les sociale pour interroger la manière dont se combinent campagnes : espaces d’innovation dans un monde l’introduction d’une nouveauté institutionnelle et urbain », organisé en juin 2014 par l’UMR CNRS la capacité organisationnelle des sociétés locales à 6590 Espaces et sociétés (ESO), la Commission l’appliquer ou à la réinventer. À cette fin, le dossier de Géographie rurale (CNFG), le Grupe de geogra- met la focale sur le programme européen LEADER fia rural, le Rural geography research group, et les (Liaisons Entre Actions de Développement de l’Éco- Arbeitskreise Ländlicher Raum und Dorfentwicklung. nomie Rurale), en tant que démarche de mobilisa- Ce colloque visait à interroger la place et le rôle tion des acteurs locaux et dispositif de création de des espaces ruraux dans les processus de compé- ressources en faveur du développement et de l’at- titivité territoriale et d’innovation, dans le contexte tractivité des territoires ruraux. de sociétés de plus en plus urbaines. Dans ce cadre, les innovations analysées – envisagées soit comme Les innovations sociales entre l’adaptation à une contrainte, soit comme la mise réseaux d’acteurs, ressources à profit d’une opportunité nouvelle – concernaient sociales et capital social à la fois les pratiques des populations rurales, les usages et les fonctions des campagnes, ou encore La notion d’innovation sociale « se définit par son les modalités d’organisation, d’aménagement et de caractère novateur ou hors normes et par l’objec- développement des territoires ruraux. C’est dans tif général qu’elle poursuit, soit celui de favoriser cette dernière perspective que s’inscrit ce dossier le mieux-être des individus et des collectivités. thématique, dont l’enjeu est d’analyser la diffusion Elle se caractérise tout autant par un processus de des outils et des démarches de développement ter- mise en œuvre impliquant une coopération entre ritorial dans plusieurs régions rurales de l’Europe une diversité d’acteurs que par les résultats obte- 7
Dossier thématique : Innovation sociale et développement des territoires dans les campagnes européennes nus, immatériels ou tangibles » (Cloutier, 2003). interpersonnelles (Rambonilaza, 2010). Les liens Dans le cadre plus spécifique du développement établis et les interactions entre les individus tissent local et des projets de territoires, « l’innovation une matrice de ressources sociales qui accompagne sociale correspond aux changements au niveau tant la réalisation des projets (Burt, 1992). Cette matrice institutionnel que des comportements collectifs de relations plus ou moins denses, plus ou moins et individuels (personnes éminentes, leadership) équivalentes, mais dans tous les cas interdépen- contribuant à l’intégration sociale » et à un déve- dantes (Forsé, 2008), constitue un capital social qui loppement territorial intégré (Hillier et al., 2004). crée une sorte de valeur ajoutée (Lin, 1995) et qui Ces dynamiques de coordination de l’action collec- détermine la capacité d’action des structures par- tive peuvent être considérées comme un facteur de tenariales à finaliser des projets et en entreprendre développement des territoires, contribuant à struc- de nouveaux. turer localement des réseaux d’acteurs porteurs de projets. L’innovation ne se réduit pas à l’introduction Le développement de techniques nouvelles de production ou de service des territoires au prisme dans les activités économiques. Elle comprend une de l’innovation sociale dimension sociale qui s’exprime dans un processus d’interactions entre des individus en situation d’ap- Construit social, l’innovation revêt également une prentissage, favorisant la création d’activités nou- dimension territoriale. La réflexion à ce sujet a été velles ou reconfigurées (Dargan, Shucksmith, 2008). initiée par Philippe Aydalot en lien étroit avec celle Ce système d’innovation se structure en réseaux, du développement endogène (ou développement au sein desquels les acteurs sociaux partagent des local), considéré comme le résultat abouti d’une représentations, se distribuent des responsabilités société locale innovatrice (Aydalot, 1985). Les inte- ou des rôles, édictent des règles ou des normes, per- ractions sociales qui animent les institutions par- mettant de faire circuler l’information, de distribuer tenariales se doublent d’interactions territoriales, les ressources et de prendre des décisions. Pour le dans le sens où elles s’inscrivent dans un ensemble courant de l’économie territoriale, les réseaux se territorialisé, régi par des normes, des règles, des forment à partir de logiques de proximité (Torre, valeurs qui sont autant de mécanismes agissant sur Filippi, 2005). Cela concerne non seulement les le comportement des individus et sur les relations distances géographiques qui en séparent ou en rap- qu’ils entretiennent (Fontan et al., 2004 ; Camagni, prochent les membres, mais aussi les liens qui s’éta- Maillat, 2006 ; Crevoisier, 2006). Elles forment un blissent entre eux, en fonction de leur appartenance milieu innovateur qui se distingue par sa capacité à sociale et des valeurs qu’ils partagent (Bouba-Olga, formuler des projets, à identifier et à valoriser des Carrincazeau, Coris, 2008 ; Torre, 2009). Ils se ressources économiques nouvelles conduisant à constituent en institutions formelles ou informelles l’adaptation et au renouvellement des systèmes de qui coordonnent l’action collective en faveur du production (Kébir, Maillat, 2004). développement territorial. L’institutionnalisation se L’interprétation de l’inscription territoriale de lit ainsi à travers la création de structures nouvelles l’innovation sociale conduit à considérer l’existence de coordination et d’impulsion, de partenariats d’un capital territorial (Camagni, 2006). Il se pré- divers, comme les groupes d’action locale (GAL) sente sous la forme d’une matrice qui exprime la des programmes européens LEADER. capacité des sociétés locales à traduire la proximité L’action collective en faveur du développement géographique et relationnelle en réseau de coopéra- économique dépend alors des relations interperson- tion partenariale, et se saisir des éléments matériels nelles qui se développent au sein de ces réseaux. La et immatériels du territoire local pour concevoir sociologie structurale postule que les phénomènes et valoriser des ressources économiques nouvelles économiques sont, de cette manière, « encastrés » (Camagni, 2013). Envisagé comme construction (embedded) dans les relations sociales (Granovetter, sociale et territoriale, le processus d’innovation est 1985). La décision de financer un projet de territoire sensible aux effets de contextes géographiques qui ou une action de développement résulte d’un pro- différencient les formes de coordination et de mise cessus de négociation, pris dans un jeu de relations en réseau des acteurs impliqués dans le dévelop- 8
Guillaume Lacquement, Christophe Quéva – Norois n° 241 (2016/4) p. 7-13 pement économique et la gestion des territoires taliser) que d’une logique de projets de développe- (Fontan et al., 2004). ment local et d’innovations, portée par les acteurs locaux (Quéva, Brès, 2016). Caractérisées par le Les campagnes, angles-morts « déploiement d’une économie diffuse peu polari- ou foyers d’émergence sée mais structurante en matière de tissu d’activités pour les innovations ? et d’emplois, et donc de maintien d’une population permanente » (Barthe, Milian, 2011), les campagnes Au premier abord, les espaces ruraux consti- peu densément peuplées sont moins marquées par tuent un terreau a priori peu propice à l’affirma- les rapports hiérarchiques ou de domination que tion de logiques innovantes : la faible densité qui dans le cas d’espaces concentrés ou polarisés, où les caractérise s’associe à un « agencement socio- un centre, un pôle urbain, exerce une influence sur spatial singulier » (Barthe, Milian, 2011), marqué son espace environnant (Quéva, 2015). Dès lors, par les caractères suivants : « occupation humaine le développement local dans les espaces ruraux est distendue et faible empreinte des infrastructures, envisagé comme une dynamique endogène, initiée activités principales basées sur la valorisation agri- par des acteurs locaux porteurs de projets, qui peut cole et forestière, importance des espaces ouverts se voir accompagnée et renforcée par des politiques et rapports privilégiés à la nature » (ibid.). C’est en publiques, nationales ou européennes. ce sens que les campagnes ont longtemps été, en France, comme dans les autres pays européens, Le programme européen associées à l’idée de crise rurale, constituant de LEADER, un accélérateur véritables « synecdoques de la déprise rurale et d’innovations dans agricole » (Clarimont et al., 2006). Or, depuis les les territoires ruraux ? années 1990, à la suite des travaux de B. Kayser (1990) sur la « renaissance rurale » dans les pays Le programme européen LEADER fait partie des industrialisés, les études statistiques et scientifiques politiques publiques qui encouragent l’émergence de sur les espaces ruraux montrent que les campagnes systèmes d’action locaux destinés à promouvoir les – même les plus isolées – connaissent des muta- initiatives endogènes de développement et d’intégra- tions positives : croissance démographique avec tion socio-économique des territoires ruraux. Il intro- notamment l’installation de « néoruraux », déve- duit une forme nouvelle de gouvernance des terri- loppement de nouvelles fonctions (environnemen- toires, en invitant les acteurs locaux à prospecter et à tale, touristique, résidentielle, de loisirs, etc.) dans valoriser des ressources alternatives, afin de diversifier l’espace rural, affirmation de nouvelles représenta- les activités rurales. L’innovation se situe donc dans tions spatiales, fondées notamment sur un idéal de la genèse d’une action politique de niveau local met- quiétude, un besoin d’espace et d’accès à la nature, tant en scène des acteurs représentatifs de la société etc. Ce changement de regard et de posture vis-à- rurale et les impliquant dans un ensemble d’arrange- vis des campagnes des pays industrialisés s’associe ments institutionnels. La composition et le fonction- également à l’identification de potentialités ou de nement des réseaux de coopération du programme ressources rurales à valoriser : « La faible densité, LEADER (les groupes d’action locale ou GAL) déter- d’abord interprétée sur le mode négatif, assure la minent alors le pilotage des initiatives endogènes et cohésion d’un groupe à la recherche de solutions le contenu des projets de développement. La diffu- […]. Elle n’est plus exclusivement définie en termes sion de cette innovation sociale en Europe s’opère de problème, elle devient parfois un atout à valori- de manière différenciée en raison de la diversité des ser, un élément fondateur de l’attractivité nouvelle trajectoires territoriales et des effets de contexte géo- de ces territoires ruraux » (Clarimont et al., 2006). graphique (Maurel, Chevalier, Lacquement, 2014). Dans cette perspective, les enjeux actuels d’amé- Dans quelle mesure l’émergence et la diffusion des nagement des espaces ruraux relèvent moins d’une innovations sociales dans les espaces ruraux relèvent- logique d’assistance par les politiques publiques elles avant tout d’initiatives locales ou plutôt de stra- (pour des campagnes identifiées avant tout comme tégies d’accompagnement par les politiques publiques des espaces de contraintes et de handicaps à revi- – de l’échelle européenne aux échelles nationales 9
Dossier thématique : Innovation sociale et développement des territoires dans les campagnes européennes et régionales ? Plus spécifiquement, en quoi les loppement territorial dans les pays européens, tout démarches soutenues par le programme européen en conservant une perspective géographique, croise LEADER relèvent-elles de logiques innovantes sur des approches et des outils issus de différentes dis- les plans social et territorial ? ciplines. Les contributions de ce dossier font réfé- Nous formulons trois hypothèses principales pour rence à l’appareil conceptuel élaboré par les études appréhender ces questionnements. La première de transfert de politiques publiques (Delpeuch, est que, dans le contexte des pays industrialisés et 2008, 2009) (policy tranfer studies) (Wolman, Page, notamment européens, les espaces ruraux sont poten- 2002) et empruntent les méthodes de l’économie tiellement porteurs d’innovations sociales, les acteurs spatiale (Gaudard, 2004 ; Coulet, Pecqueur, 2013) locaux contribuant de plus en plus à élaborer des pour étudier les stratégies et les projets de dévelop- projets tournés vers la valorisation des potentialités pement portés par les acteurs locaux. Pour décrire de ces territoires. Cette perspective s’inscrit dans la le mode de fonctionnement des systèmes d’action continuité des travaux récents sur les dynamiques locaux, les analyses mobilisent les outils concep- des espaces de faible densité, identifiant paradoxa- tuels et méthodologiques de la sociologie politique lement les fragilités des espaces ruraux comme les (Muller, 2000), comme par exemple l’analyse des possibles déclencheurs d’une réactivité forte de la réseaux (Mercklé, 2011). L’efficience économique part des populations et acteurs locaux : « l’inventi- de l’innovation sociale est évaluée au prisme de la vité, dans un contexte de fortes contraintes (écono- notion de « coût de transaction » (Coase, 2005 ; miques, politiques) traverse les pratiques sociales Williamson, 1994). En outre, la pluralité des ter- renforçant l’hypothèse que ces espaces pourraient rains étudiés (France, Irlande, Italie, Allemagne et être des laboratoires d’expérimentation dans dif- Hongrie) inscrit les analyses dans un cadre interna- férents registres à disposition de l’ensemble de la tional et comparatif. La confrontation des terrains société » (Barthe, Milian, 2011). d’enquête permet, au-delà de la démarche mono- Notre deuxième hypothèse porte sur la distinc- graphique, d’explorer le processus de diffusion de tion nécessaire entre l’émergence de l’innovation l’innovation au regard de régimes territoriaux et de dans les espaces ruraux d’une part, et la diffusion de contextes géographiques différents. l’innovation d’autre part. Nous considérons ainsi Trois enseignements principaux peuvent être rete- que, pour la première, la place des encadrements nus de ces croisements disciplinaires. Tout d’abord, – par les politiques publiques des États européens les quatre études considèrent l’innovation sociale et de l’Union européenne – reste potentiellement au sein du programme européen LEADER comme importante en tant que déclencheurs des projets l’apprentissage des règles et des normes de la gouver- innovants, alors que la diffusion de l’innovation se nance locale. Ces dernières construisent un modèle fonderait principalement sur des enjeux locaux et de de gestion des territoires qui se situe à l’articulation proximité, par le rôle de l’ingénierie et des réseaux de logiques endogènes et exogènes, les initiatives locaux de coopération. des acteurs locaux étant contractualisées par des Enfin, notre troisième hypothèse considère que dispositifs établis par l’emboîtement des échelons les logiques d’innovation sociale à l’œuvre dans les du système territorial et par l’application du principe territoires ruraux contribuent également à structurer de subsidiarité (Union européenne, États nationaux, et à faire émerger des constructions territoriales fortes régions). Cette approche institutionnelle s’oppose – autour des territoires LEADER et des territoires à la vision normative de l’innovation qui se focalise de développement local en général – marquées par sur la fabrication de nouveaux produits ou sur l’uti- des logiques fonctionnelles et identitaires de plus lisation de nouvelles techniques de production ou en plus marquées. de services. Elle met également en cause la concep- tion classique de l’administration et de la gestion Au croisement des disciplines des territoires, la manière de penser les politiques et des méthodes publiques. Elle suppose que les institutions de gouvernement n’ont plus le monopole de l’action Dans le dossier qui est ici proposé, l’analyse de publique, qui se trouve déléguée à des acteurs de la diffusion des outils et des démarches de déve- statuts divers, organisés en réseaux pour concevoir 10
Guillaume Lacquement, Christophe Quéva – Norois n° 241 (2016/4) p. 7-13 des projets de territoire et coordonner une action tion des enveloppes budgétaires. L’ingénierie parti- collective de développement. cipe de l’efficience des politiques publiques, mais Le deuxième enseignement concerne les condi- encadre au final au moins partiellement l’apprentis- tions de cet apprentissage. La démarche LEADER, sage de la gouvernance locale. décrite comme une démarche bottom up ou ascen- dante, suppose trois conditions principales. La Le poids des contextes première renvoie à l’application d’un processus de territoriaux décentralisation, qui prévoit la délégation de com- pétences de gestion territoriale au niveau local, et Les quatre contributions, prenant appui sur qui a pour conséquence de faire émerger de nou- une pluralité de terrains en France et en Europe, velles relations entre les différents niveaux du sys- montrent que le dispositif LEADER s’est progres- tème territorial (supranational, national, régional et sivement imposé comme l’un des lieux privilégiés local). Dans le cadre de l’application du programme d’innovation en matière d’apprentissage des prin- européen, il s’agit de relations de contractualisation. cipes du développement endogène et de la gou- Mais le transfert de prérogatives crée des situations vernance locale. Le transfert des politiques de de conflit et contraint à la négociation en ce qui développement rural au sein des pays de l’Union concerne la répartition des tâches. La deuxième européenne s’illustre par une certaine convergence condition tient à la création de partenariats tripar- des pratiques de gestion du développement socio- tites, dont la structuration et le fonctionnement économique dans les zones rurales. Cependant, les obéissent à des règles nouvelles et déterminent le études localisées montrent également que l’appren- capital social des territoires locaux. La démarche tissage de la démarche LEADER est sensible aux LEADER suppose la mobilisation, au sein des effets de contexte géographique. Cela concerne le groupes d’action locale (GAL), d’individus issus à cadre institutionnel des États nationaux, qui régit la fois de la sphère publique, du monde de l’entre- le processus de décentralisation et de redistribution prise et du secteur associatif. Les configurations des prérogatives de gestion territoriale, ainsi que les d’acteurs dans les GAL se composent alors par des modalités d’application du programme européen. jeux complexes de négociation et d’interprétation Cela concerne tout autant le cadre spatial, c’est- des équilibres de la représentativité. La démarche à-dire les propriétés spécifiques des lieux et les LEADER s’exprime en troisième lieu dans la coor- formes de l’organisation de l’espace, qui influent dination d’une action collective qui implique la déli- sur les jeux sociaux et les stratégies développées par mitation d’un périmètre d’application, la conception les acteurs locaux. La démarche LEADER donne d’une stratégie de développement et la sélection de lieu à un apprentissage spatialement différencié. projets de valorisation des ressources locales. En tant qu’innovation sociale, elle s’inscrit dans un Cette manière de territorialiser les politiques processus territorialisé. C’est ce que nous enseigne publiques de développement économique présente la lecture croisée de ces études. Le dossier part du néanmoins des limites. Le troisième enseignement contexte français (M. Berriet-Solliec, D. Lépicier et de ce dossier pointe le fait que l’apprentissage de la D. Vollet), et élargit progressivement les perspec- démarche LEADER dépend de structures d’ingénierie tives à l’échelle européenne – du contexte de l’Eu- territoriale qui facilitent la traduction opérationnelle rope occidentale (M. Cawley) à celui de l’Europe de la politique d’intervention. Les groupes d’action orientale (P. Chevalier et G. Lacquement) en pas- locale sont portés par des structures territoriales sant par le cadre italien (M. Labianca). organisées en syndicats mixtes (comme les parcs Le premier article de Marielle Berriet-Solliec, naturels régionaux) ou en association (comme les Denis Lépicier et Dominique Vollet prend le parti Pays). L’équipe d’animation de ces structures joue de questionner l’efficience de la politique publique un rôle décisif dans la préparation du dossier de en évaluant ses coûts de mise en œuvre. L’approche candidature, dans la construction des équilibres économique s’intéresse aux coûts de transaction de la composition des GAL, dans la rédaction des du programme LEADER – c’est-à-dire aux coûts documents programmatiques, dans l’instruction et de gestion, d’animation et de suivi de son applica- la programmation des projets, ainsi que dans la ges- tion – dans deux régions françaises, l’Auvergne et 11
Dossier thématique : Innovation sociale et développement des territoires dans les campagnes européennes la Bourgogne, retenues à partir de critères morpho- de comprendre le rôle d’arbitre conservé par l’État fonctionnels (la place des espaces ruraux dans le central, qui au nom de l’efficience des politiques développement régional) et gestionnaires (modes publiques, accroît les compétences des collectivi- passés et présents de gestion des politiques terri- tés locales dans le pilotage et la coordination des toriales). L’étude propose une estimation du niveau programmes de développement rural, revenant au et de la variabilité des coûts propres au programme final à leur attribuer la responsabilité du programme LEADER pour le mettre en regard avec le béné- LEADER. fice des actions menées. L’analyse mesure ainsi le L’article de Marinela Labianca apporte un éclai- « prix à payer » pour innover et renouveler l’action rage complémentaire intéressant dans le contexte publique en faveur du développement des espaces d’une région rurale italienne, les Pouilles, marquée ruraux. Elle souligne l’impact des coûts de transac- par la fragilité économique et relevant du zonage tion sur la démarche LEADER, c’est-à-dire sur le « Convergence » de l’Union européenne. En ana- mode de coordination de l’action locale, qui tendent lysant les documents d’aménagement régional pour à favoriser les projets portés par les collectivités ter- le développement rural (2007-2013), ainsi que les ritoriales aux dépens de ceux portés par des opéra- textes des appels à projets entre 2000-2015, l’au- teurs privés. Elle conclut alors aux enjeux politiques teure propose un regard critique sur les modèles de et financiers que représente l’ingénierie territoriale gouvernance qui se dessinent. Si elle note l’impor- dans l’application des politiques publiques ascen- tance et la nécessité des innovations sociales dans le dantes et contractualisées. contexte des espaces ruraux fragilisés, l’étude relève La contribution de Mary Cawley sur le pro- également un certain nombre de difficultés de mise gramme LEADER en Irlande se rapporte à un autre en œuvre. À travers une analyse textuelle, Marinela enjeu tout aussi important, l’enjeu politique et ins- Labianca pointe ainsi l’influence de l’Union euro- titutionnel de la redistribution des compétences péenne et de l’État italien dans la formulation des de gestion territoriale. L’auteure montre comment objectifs régionaux et locaux, ainsi que la mobilisa- l’application des principes de la gouvernance locale tion d’un champ lexical de l’innovation largement a mis en cause les structures du gouvernement influencé par un cadre européen prescriptif, limitant local. L’introduction du programme européen au l’autonomie des acteurs et des territoires locaux. En début des années 1990 a bénéficié dans ce pays termes de contenus de projets, l’auteure note que de la tradition associative qui compensait le déficit l’innovation sociale reste très secondaire par rapport d’intervention des collectivités locales en matière à l’innovation économique centrée sur les systèmes de gestion des services ruraux. Les structures productifs et la compétitivité des entreprises. La associatives se sont largement impliquées dans la rhétorique dominante du développement rural dans création et l’animation des groupes d’action locale les Pouilles repose ainsi avant tout sur une approche (GAL) institués par le programme LEADER. Mais productiviste, dans le cadre d’un modèle de gou- l’extension progressive des GAL a créé un nouveau vernement prescriptif, où les processus participa- maillage d’intervention qui est venu transgresser à tifs ne jouent qu’un rôle globalement secondaire. l’échelle locale le maillage administratif des comtés. Au-delà de cette tendance générale, certains GAL La délégation de prérogatives de gestion des terri- n’en restent pas moins innovants sur le plan social, toires ruraux aux nouvelles structures partenariales en proposant des projets de gouvernance réinven- est venue émousser les fonctions des administra- tés, notamment dans le cadre de réseaux d’acteurs tions locales alors même qu’une réforme de l’État locaux marqués par une assise territoriale forte. transformait leur fonctionnement selon les principes C’est également ce poids des effets de néolibéraux du new public management. L’étude suit contextes qui est mis en avant dans l’article de l’évolution de la situation de tension et de conflit Pascal Chevalier et Guillaume Lacquement, cen- qui s’est alors établie entre les formes nouvelles de tré sur l’analyse du programme LEADER dans deux démocratie participative et les structures réformées régions marquées par l’héritage socialiste et la tran- de démocratie représentative. La description des sition à l’économie de marché : le Land de Thuringe réformes administratives successives et des dispo- en Allemagne (ex-RDA), et le comitat de Baranya sitifs de coordination des politiques rurales permet en Hongrie. L’innovation sociale y est analysée au 12
Guillaume Lacquement, Christophe Quéva – Norois n° 241 (2016/4) p. 7-13 prisme de deux groupes d’action locale (GAL), dont Delpeuch T., 2008. L’analyse des transferts internationaux les auteurs analysent les modalités, les forces et les de politiques publiques : un état de l’art, Questions de recherche, CERI/Sciences Po, no 27, 69 p. fragilités, dans le contexte d’une décentralisation et Delpeuch T., 2009. Comprendre la circulation internationale d’une autonomisation des collectivités territoriales des solutions d'action publique : panorama des policy trans- en rupture systémique avec l’héritage communiste. fer studies, Critique internationale, vol. 2, no 3, p. 153-165. Après avoir présenté le contexte et les modalités de Hillier J. et al., 2004. Trois essais sur le rôle de l’innovation mise en œuvre du programme dans les deux États, sociale dans le développement territorial, Géographie, Éco- P. Chevalier et G. Lacquement analysent de façon nomie, Société, 2, vol. 6, p. 129-152. 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