Introduction - Presses ...
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
Introduction Qu’y a-t-il de commun entre des Pères maristes et Anatole France, entre Jacques Soustelle et Régis, entre Claude Lévi-Strauss et Fernand Braudel, [ISBN 978-2-7535-1339-6 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] entre Antonin Artaud, André Breton, Paul Rivet, Georges Bernanos, Jacques Maritain, Le Corbusier ou Jean-Paul Sartre ? La question demeure valide si l’on ajoute, entre de nombreux autres, à cette énumération « à la Prévert » Porfirio Díaz, Jorge Amado, Pablo Neruda, Rubén Bareiro Saguier, Carlos Fuentes, Julio Cortázar, Gabriel García Márquez, dans une certaine mesure l’Espagnol devenu cubain puis français Eduardo Manet ou encore les présidents Fernando Henrique Cardoso ou Alan García Pérez 1. Avec bien d’autres, ils ont traversé l’Atlantique sud entre l’Amérique latine et la France. Des Français ont croisé l’Amérique latine à un moment plus ou moins long de leur existence et de nombreux Latino-Américains ont passé du temps en France, en formation, villégiature ou exil. Les trajectoires des uns et des autres constituent autant de prismes permettant de décrypter, « au bord de la falaise », certains chemins transat- lantiques de la pensée, ce « narcotrafic » ancien des utopies 2 et pensées [« L’Amérique latine et la France », Denis Rolland] partagées, des idées politiques, littératures et sciences humaines et sociales en particulier. Elles éclairent les modalités et représentations diverses du lien culturel et politique unissant les deux rives, ces carrefours réflexifs et créatifs, ces chemins de traverse lumineux, mais aussi les parallaxes ou divergences idéologiques, les succès ou impasses de la reproduction métho- dologique, les congruences ou oppositions mémorielles… Cet ouvrage ouvre une nouvelle perspective sur la question de l’influence française et de son érosion en Amérique latine, après deux autres livres menant une analyse générale sur la crise du modèle français 3 puis étudiant 1. Pour une saisie rapide et récente de l’exil et de la migration latino-américain en France, cf. « Migrants latino-américains », Hommes & Migrations n° 1270, 2008 (coord. Olga Gonzalez). 2. L’expression a été proposée par Eduardo Portella lors du colloque « Des réseaux intellectuels aux humanités réinventées », Rio, UFRJ (Frances Albernaz, Patrice Vermeren et Denis Rolland dir.), 3/4-11-2009. 3. Denis Rolland, La crise du modèle français, Marianne et l’Amérique latine, Rennes, PUR, 1999 (rééd. L’Harmattan, 2010). 9
L’AMÉRIQUE LATINE ET LA FRANCE un lieu de mémoire francophile par excellence, le 14-juillet. Parce que c’est souvent de l’évidence que la recherche doit se méfier, vient désormais le temps du regard sur les individus vecteurs, relais, adaptateurs de ce modèle 4. Ce livre porte sur l’histoire culturelle de la France dont il étudie, avec la projection d’une identité supposée séculaire, certains vecteurs du rayonne- ment culturel et politique. Il met en scène des individus ayant un moment franchi l’Atlantique, dans un sens ou dans l’autre, ayant projeté de le faire ou réimaginé le voyage des autres. Ils sont amateurs ou professionnels : ce sont des Français qui ont participé, lors d’un voyage d’agrément, d’une mission ou d’un exil difficile 5, à la palpitation (la construction, la transmis- sion ou l’instrumentalisation) du modèle politique et culturel de la France en Amérique latine comme à l’architecture des représentations réciproques, de la France en Amérique latine et de l’Amérique latine en France 6. Ce sont aussi des Latino-Américains ayant cherché l’agrément du séjour, la culture [ISBN 978-2-7535-1339-6 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] ou le refuge français. C’est aussi un livre d’histoire de l’Amérique latine et de ses représenta- tions 7 au xxe siècle : un espace diversement mais durablement perçu, depuis l’Europe, comme relativement homogène, du Mexique et des Caraïbes à l’Argentine ; une vingtaine de pays qui n’en finissent pas d’être représentés dans l’Ancien Monde comme des « pays neufs », sources d’un pittoresque d’amalgame ; cette terre d’Eldorado qui n’a jamais cessé de faire rêver ou frissonner les Européens, dans des registres très différents, d’Aguirre guerrier fou d’Amazonie, du riche fazendeiro de La Vie Parisienne, d’Emiliano Zapata ou des militaires d’opérette, de Tintin du Temple du soleil ou des Picaros… au Che, à Salvador Allende, voire aux émissaires français des Forums sociaux de Porto Alegre ou du Commandant Marcos au Chiapas… Si beaucoup de ces Français ou Latino-Américains manifestent à des degrés divers de grandes qualités sur leur culture d’origine, la divergence apparaît [« L’Amérique latine et la France », Denis Rolland] quant à la considération du sol « d’occasion » : derrière toutes les formes de curiosité exotique, d’un côté, ou « classique », de l’autre, certains sont 4. Afin que cet ouvrage puisse être lu indépendamment, notamment dans l’attente de la réédition de La Crise du modèle français, certains éléments ont été repris de manière synthétique au début de la première partie. 5. Pour l’exil en Amérique du Nord, cf. Laurent Jeanpierre, « Des hommes entre plusieurs mondes. Étude sur la situation d’exil. Intellectuels français réfugiés aux États-Unis pendant la Deuxième Guerre mondiale », thèse EHESS, 2004 ; Emmanuelle Loyer, Paris à New York : intellectuels et artistes français en exil, 1940-1944, Paris, Grasset, 2005. 6. Paul Rivet a une biographie (partielle) à sa mesure (Christine Laurière, Paul Rivet : le savant et le politique, Paris, Publications scientifiques du Muséum national d’histoire naturelle, 2008) et un bel article de Nicole Racine, « Paul Rivet, Vichy et la France libre 1940-1944 », Histoire & Politique, 2008. D’autres, comme Bernanos, ont vu leur période latino-américaine étudiée assez récemment (Sébastien Lapaque, Sous le soleil de l’exil, Georges Bernanos au Brésil 1938-1945, Paris, Grasset, 2003) complétée par une sélection de textes, Georges Bernanos, Brésil, terre d’amitié, Paris, La Table ronde, 2009. 7. Cf. par ex. Régis Tettamanzi, Les Écrivains français et le Brésil, de la Jangada à Tristes Tropiques, Paris, L’Harmattan, 2004. 10
INTRODUCTION à l’aube d’une grande érudition, tandis que d’autres donnent les signes d’une persistante indigence. Ainsi, à travers des parcours individuels, à travers quelques itinéraires riches de suggestions pour la littérature de fiction, dramatique et romanesque, s’esquisse un état des représentations sur l’Amérique latine ou sur la France, souvent très uniformément décrites, lissant les particularités, gommant les différences, confirmant pittoresque et lieux communs. Les individus étudiés ici ne sont qu’exceptionnellement des decision- makers 8 ou des « figures de proue » ayant « dicté le destin de l’homme » 9 aux carrefours de l’histoire : ces « surdoués d’une époque […] qui obligent à considérer l’histoire en termes providentialistes » 10 ; pas même ces « idéals types » que furent, pour l’historien Lucien Febvre, Luther ou Rabelais. Ils ne sont pas non plus ces hommes ou ces femmes privilégiés par les études littéraires 11 : peu ont laissé de ces récits de voyage où l’aventure individuelle [ISBN 978-2-7535-1339-6 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] se raconte sur fond de représentations collectives endémiques. Les Français étudiés ici sont souvent des intellectuels qui ont finalement peu ou très peu pesé sur l’événement. On le sait, ce terme d’« intellectuel » a été acclimaté en France dans son acception actuelle au début des années 1890, au moment où nous ouvrons cette étude. Nous ne répéterons pas ici ce que Jean-François Sirinelli ou Pascal Ory ont écrit il y a déjà longtemps à ce sujet. Rappelons seulement que le mot s’impose avec l’Affaire Dreyfus en 1898 (année où l’Espagne perd ses dernières colonies américaines) sous la plume dreyfusarde de Clemenceau et, surtout, sous celle de l’écrivain le plus admiré de la jeune génération, l’antidreyfusard Maurice Barrès : il lance la formule comme un anathème dans le quotidien à très grande diffusion, le Journal. Beaucoup moins visibles qu’Émile Zola et ses contradicteurs d’alors, l’essentiel des individus étudiés dans cet ouvrage correspond néanmoins à une définition [« L’Amérique latine et la France », Denis Rolland] large de l’intellectuel : « Un homme du culturel, créateur ou médiateur, mis en situation d’homme du politique, producteur ou consommateur d’idéolo- gies » ; un individu possédant un statut « transcendé par une volonté indivi- duelle » et « tourné vers un usage collectif » 12. À l’inverse, ces individus répondent moins aux définitions proposées par Jean-Paul Sartre ou Bertolt Brecht, promouvant un intellectuel « se mêlant de ce qui ne le regarde pas » ou « semant l’inquiétude ». 8. Donald Cameron Watt, Succeding John Bull, America in Britain’s place, 1900-1975, Cambridge, Cambridge University Press, 1984. 9. René Grousset, Figures de proue, Paris, Plon, 1949 ; titre repris par Gilbert Étienne, « Figures de proue – le long et le court », L’Historien et les relations internationales, Genève, IUHEI, p. 33. 10. Philippe Levillain, « Les protagonistes de la biographie », in René Rémond (dir.), Pour une histoire politique, Paris, Le Seuil, 1989, p. 141. 11. Tout au moins pour le xxe siècle. 12. Pascal Ory et Jean-François Sirinelli, Les Intellectuels en France de l’Affaire Dreyfus à nos jours, Paris, Armand Colin, 1986, p. 10. 11
L’AMÉRIQUE LATINE ET LA FRANCE Les pages qui suivent étudient donc quelques-uns des individus, « acteurs », « passeurs », « médiateurs » de l’influence française, déten- teurs du sens du mot « influence », et d’un spectre plus étroit, la « franco- philie »… Des Français ayant abordé l’Amérique latine, au moins en imagination, ou des Latino-Américains ayant accosté, provisoirement ou durablement, dans l’Hexagone. À travers eux, sont analysés certains réseaux participant à l’organisation des représentations de l’Amérique latine en France et du modèle de la France en Amérique latine. Ils se déplacent momentanément vers une autre culture, opérant l’une des plus importantes traversées possibles au sein des cultures latines et l’une des plus grandes au sein de l’aire de civilisation « occidentale ». Le regard porte sur ceux qui, au xxe siècle, traversent l’Atlantique et le tropique du Cancer, ou envisagent de le faire. Avant la généralisation du voyage et du transport aérien dans la seconde moitié du xxe siècle, il s’agit d’un « petit [ISBN 978-2-7535-1339-6 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] monde étroit » 13. De par son caractère éphémère et fluide et la maigreur des effectifs, il se prête plus à une approche « impressionniste » qu’à une analyse quantitative : pendant un premier et long xxe siècle, la mobilité dans un si large espace reste un idéal inaccessible à beaucoup. Les indivi- dus étudiés contribuent à transmettre les représentations réciproques dans une mesure qu’il conviendra d’apprécier : formuler, forger, étayer, tordre, morceler, saper, dégrader… Pour un xxe siècle marqué par l’importance grandissante des relations culturelles dans la vie internationale 14, l’une des entrées principales de ce livre sera cette brève période d’anomie, les années de la Seconde Guerre mondiale : en voyage, retenus, exilés, réfugiés, envoyés en mission en Amérique latine, des intellectuels français œuvrent alors pour ce qu’ils pensent être la France dans un cadre de division et de faiblesse inédit, « L’Abîme » de Jean-Baptiste Duroselle. Il ne s’agit cependant pas ici de [« L’Amérique latine et la France », Denis Rolland] participer, pour l’essentiel, à cet « enjeu de mémoire obsessionnel » que sont devenues, depuis le milieu des années 1970, les années noires 15. Ni d’ailleurs de tenter de « faire grand public » : sous cet aspect au moins, l’Amérique latine n’intéresse aujourd’hui comme hier, qu’un public modeste en Europe – et peut-être moins aujourd’hui qu’hier : dans les années 1960 et surtout 1970, les dictatures attirèrent le regard et fournirent un flot d’émigrés, plaçant l’Amérique latine dans une relative lumière. Si l’historien n’a pas à s’ériger en juge, son travail peut avoir une portée séminale modeste, parce qu’il tente de comprendre et fournit des éléments d’explication. Lorsque la bourrasque de la défaite en France remodèle, 13. Expression de Jean-Paul Sartre, France Observateur, 7-01-1960, in Situations VI, Gallimard, 1964, p. 16. 14. Cf. l’ouvrage fondateur de Suzanne Balous, L’action culturelle de la France dans le monde, Paris, PUF, 1970, p. 11. 15. Eric Conan et Henry Rousso, Vichy, un passé qui ne passe pas, Paris, Fayard, 1994, p. 22. 12
INTRODUCTION souvent ranime, ravive, parfois métamorphose l’attachement affectif à la France, cela peut constituer pour l’historien l’opportunité de voir comment l’Amérique latine a été abordée, utilisée dans un moment de trajectoire personnelle française. Symétriquement, lorsque la démocratie est mise à mal en Amérique latine, il peut s’agir de comprendre comment la France intervient dans un parcours culturel ou politique latino-américain. Ce que l’on a donc cherché à saisir, ce sont d’abord des environnements, des « passages » intellectuels ou professionnels, des mythologies indivi- duelles. Ils sont en particulier destinés à faciliter une compréhension : la diffusion, la réfraction, l’évolution du modèle culturel et politique de la France dont on rappelle quelques éléments en première partie. Une autre raison contribue au centrage chronologique de cet ouvrage : un relatif déficit historiographique. Les liens entre France et Amérique latine ont été abondamment étudiés pour le xixe siècle et, dans une moindre [ISBN 978-2-7535-1339-6 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] mesure, les premières décennies du xxe siècle 16 ; tout comme, plus tard, le tropisme de la Révolution cubaine sur les intellectuels a, par exemple, été bien analysé 17. Au contraire, le « creux » des années 1920-1960, bien qu’il permette de comprendre la situation du second xxe siècle, a été très large- ment délaissé par les historiens. Pourquoi se pencher sur la trajectoire d’acteurs secondaires et, de plus, culturels ? Pourquoi mêler biographie et histoire culturelle sur un champ marginal des relations internationales ? La réponse est claire si l’on renverse les termes de la question. Quand, vues d’Europe, les relations politiques sont très périphériques (comme c’est le cas entre France et Amérique latine au xxe siècle), quand les relations économiques sont presque négligeables (cas français pour l’Amérique latine, sensible après 1918 et net depuis la crise de 1929), le regard de l’historien peut ou doit se concentrer sur les vecteurs culturels, [« L’Amérique latine et la France », Denis Rolland] sur les acteurs (sans responsabilité diplomatique directe) de la diffusion ou de la circulation du modèle culturel ; l’architecture de la rhétorique d’amitié réciproque se dévoile bien. Lorsqu’il reste peu de relations entre États dans une zone de culture à points communs (ou pensée comme telle), la culture occidentale, dans le cas où les relations culturelles (avérées ou imaginées) dominent l’ensemble des relations internationales, alors les représentations du modèle doivent focaliser l’intérêt, avec leur itinéraire et les structures de sociabilité dans lesquelles elles se forgent. Cela permet de penser la part de 16. Cf. Katia de Queirós Mattoso, Idelette Muzart et Denis Rolland (dir.), Les Modèles de l’Europe au Brésil, XIXe-XXe siècle, Paris, Pulications de la Sorbonne, 2003. Annick Lempérière, Georges Lomné, Frédéric Martinez, Denis Rolland (dir.), Les Modèles de l’Europe en Amérique latine, Paris, L’Harmattan, 1998. Issu d’un colloque, un ouvrage récent sur les Français au Brésil ne dément nullement ce tropisme chronologique (Laurent Vidal, Tania Regina de Luca [dir.], Franceses no Brasil séculos XIX-XX, São Paulo, UNESP, 2009). 17. Jeannine Verdès-Leroux, La Lune et le caudillo, Le rêve des intellectuels et le régime cubain (1959- 1971), Paris, L’Arpenteur-Gallimard, 1989. 13
L’AMÉRIQUE LATINE ET LA FRANCE l’instrumentalisation et de la manipulation des figures imaginaires dans les facteurs d’évolution des représentations du modèle. De même « qu’il n’est pas de texte hors le support qui le donne à lire ou à entendre » 18, il n’est pas de modèle, même implicite, sans relais, vecteur ou récepteur ; sans ces « interpretative communities » que Stanley Fish identi- fie pour la catégorie « livre » 19. Comme entre texte et livre, il existe entre modèle et représentations (ou image) un écart, un espace dans lequel se construit le sens. C’est là qu’il convient d’examiner individus ou groupes mettant en jeu le modèle, l’inscrivant dans un espace déterminé. L’histoire, écrivait déjà Marc Bloch il y a trois quarts de siècle, consiste non seulement à savoir comment les événements se sont passés, mais aussi comment ils ont été perçus : parce qu’étudier les échanges et les politiques culturelles par le seul biais des archives diplomatiques équivaut à se consi- dérer comme borgne ou mal voyant 20 quant à l’impact réel des politiques [ISBN 978-2-7535-1339-6 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] mises en œuvre, ce travail sur les « passeurs » répond à deux logiques, externe et interne. Une logique externe tout d’abord. Si l’on veut saisir la capacité de défor- mation, d’adaptation, de dissolution du modèle français et de ses représen- tations, les acteurs étudiés sont essentiels, allant momentanément d’une rive culturelle à l’autre, sans la contrainte et le prisme verbal de la charge officielle diplomatique (longtemps les diplomates sont d’abord des enregis- treurs des évolutions et souvent des mémoires déjà fortement imprimées, assez peu réceptives aux évolutions concernant leur culture dont ils incar- nent souvent une résistance conservatoire). D’une part, ils sont l’objet dans les fonds d’archives, privés ou publics, d’une documentation multiple et dénuée des artifices ou de la réserve diplomatiques. D’autre part et surtout, ils constituent des vecteurs d’évolutions, étant de ceux par qui transite l’élasticité des projections et des perceptions. [« L’Amérique latine et la France », Denis Rolland] Donnons ici trois brefs exemples, choisis parmi ceux développés dans les chapitres suivants : – quand le cinéaste Abel Gance cherche à concrétiser ses projets démesurés de propagande en Amérique latine pendant l’Occupation allemande, les archives du gouvernement français installé à Vichy, de l’exil londonien, les fonds espagnols, latino-américains et états-uniens 18. Roger Chartier, « Le monde comme représentation », Annales ESC, n° 6, nov.-déc. 1989, p. 1512. 19. Stanley Fish, Is There a Text in This Class? The Authority of Interpretative Communities, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1980, p. 1-17. 20. Pour le champ géographique de notre étude et à propos de la mise en place de la diplomatie culturelle après la guerre, Georges Bernanos fustige la myopie possible de la diplomatie quant au pays d’accueil en des termes très sévères : « On peut craindre qu’une fois de plus ces « missions culturelles » ne soient d’abord mises en contact avec une petite société de snobs et d’affairistes que les jeunes secrétaires d’ambassade, ou les ambassadeurs eux-mêmes, prennent volontiers pour l’élite brésilienne, non seulement parce qu’ils y sont choyés comme des stars, mais surtout parce qu’elle flatte leur paresse et leur donne l’illusion d’avoir tout compris avant d’avoir eu le temps d’apprendre quoi que ce soit » (Georges Bernanos, ouvrage cité, p. 198). 14
INTRODUCTION ouvrent un dossier que peuvent aider à comprendre les notes et la correspondance personnelles du réalisateur déposées à la Bibliothèque nationale de France ; quant à la presse française, elle enregistre l’absence délibérée de discrétion de cette immense figure du septième art concernant ses projets et établit un autre niveau de représentations ; – quand l’acteur et metteur en scène Louis Jouvet part en Amérique latine pour, au final, traverser quatorze pays différents, outre les archives de Vichy, de Londres et d’Alger, ce sont celles des autorités de France occupée, du département d’État, du FBI 21, de l’Office of War Intelligence et d’innombrables courriers privés 22 joints à quelques milliers d’articles de journaux de seize pays qui, souvent plusieurs fois par jour, offrent en abyme, à travers le théâtre français repré- senté, les réactions aux événements, les fonctionnements, utilisations et dysfonctionnements du modèle français, de la francophilie, de la [ISBN 978-2-7535-1339-6 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] francophonie ; – un dernier exemple pourra confirmer cette nécessaire extension du regard : étudier les manuels scolaires, la presse, les topoi de l’apprécia- tion diplomatique, constitue une œuvre indispensable ; mais comment ne pas imaginer le déséquilibre ou la claudication d’une recherche qui ne prendrait pas en considération l’impact de la « Bonne presse » (catholique) française que l’on retrouve immanquablement dans les nombreux écoles et collèges confessionnels d’Amérique latine ? Ou qui négligerait le poids de la pensée et de l’enseignement d’André Siegfried à l’École libre de sciences politiques – pépinière de diplomates –, qui ne décèlerait pas l’empreinte de ce discours savant vulgarisé sur la perception et l’appréciation des aires géographiques où exerceront les futurs protagonistes des relations internationales ? Dans cette démarche d’analyse des vecteurs et réflecteurs d’un modèle [« L’Amérique latine et la France », Denis Rolland] culturel, nous ne sommes jamais éloignés de la détermination d’une opinion publique 23. L’attention doit alors être portée à cette « micro-histoire » 24 constructrice souvent de ces « transferts culturels » chers à Michel Espagne. 21. Parfois accessibles grâce à la communication de documents ou de notes à d’autres organismes. 22. On pourrait dans ce cas parler de sérendipité, car le facteur déclencheur de la recherche fut un fort dossier d’archives trouvé au nom de Jouvet, au fil d’autres recherches, à Washington : il ouvrait sur le renouvèlement d’un corpus anecdotique résistancialiste, sur une remise en perspective historique de la tournée en Amérique latine. Mais c’est avec l’ouverture du Fonds personnel de l’acteur pour cette période à la Bibliothèque nationale de France que le projet trouva une consistance imprévue : Jouvet archivait ou faisait archiver scrupuleusement l’ensemble de sa correspondance, reçue ou envoyée, y compris lors de ses déplacements (sur ce concept de hasard heureux, de trouvaille inopinée, Cf. Pek van Andel et Danièle Boursier [dir.], De la sérendipité dans la science. La technique, l’art et le droit. Leçons de l’inattendu, L’act Mem, 2009). 23. Parmi les publications récentes sur un terrain analogue, citons Javier Fernández Sebastián et Joëlle Chassin (coord.), L’avènement de l’opinion publique, Europe et Amérique XVIIIe-XIXe siècles, Paris, L’Harmattan, 2004. 24. Fernand Braudel, « Histoire et Sociologie », p. 92, in G. Gurvich (dir.), Traité de sociologie, Paris, PUF, 1967 et « Histoire et sciences sociales : la longue durée », Annales ESC, n° 4, 1958. 15
L’AMÉRIQUE LATINE ET LA FRANCE Et la déclinaison des personnalités doit être la plus variée possible, en parti- culier par les appartenances politiques, les types de culture d’origine, la distribution géographique en Amérique latine… Le terrain travaille les méthodologies ; contextes et situations en modifient les orientations. Cette étude ne prétend nullement fournir une perspective génétique solide à une situation actuelle. Elle n’a pas non plus l’ambition ou les moyens de se mettre sur le chemin de corrélations sociologiques chères aux tenants de l’école bourdieusienne. Elle prétend encore moins épuiser le sujet : elle se nourrit de nombreux travaux antérieurs et devra encore être alimentée, complétée, nuancée par les monographies que la recherche ne cesse de produire. Les trajectoires étudiées ici répondent aussi à une logique interne. Travaillant la notion de modèle politique et culturel des pays européens, [ISBN 978-2-7535-1339-6 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] il fallait en premier lieu se tourner vers les représentations, l’image de ces modèles et leur réappropriation par les observateurs français. Des concepts jalonnant l’historiographie des relations internationales obligeaient à ce premier pas : « l’ambiance » 25 et, avant elle, pour demeurer dans une termi- nologie ancienne mais fondatrice, « les forces profondes » 26. On le sait, cette dernière expression a fonctionné comme la clé d’un premier et lointain changement de perspective de l’histoire des relations internationales dont Pierre Renouvin s’était fait le héraut, contre « chancelleries et tasse de thé » : l’histoire strictement diplomatique, ce « mort qu’il faut toujours tuer » 27, selon les mots légitimes de Lucien Febvre contre une spécialité longtemps très positive et aux œillères presque aveuglantes : là, plus qu’ailleurs, les enjeux de pouvoir obscurcissent les horizons de la connaissance. Puis, moins pour participer à la mode que parce qu’il s’agit d’un point d’ancrage essentiel de l’« ambiance », l’éclairage devait se porter sur certains [« L’Amérique latine et la France », Denis Rolland] lieux de fixation de la mémoire de ces modèles. Alors, en dépit de craintes acquises concernant tant « l’histoire en chemise de nuit » 28 que l’égrenage de morceaux de biographies ou le voisinage avec les biographes, longtemps vilipendés comme « plumitifs de l’historiette » 29, il fallait bien envisager de 25. « C’est une notion beaucoup moins vague que celle d’opinion publique, parce que c’est le point de concours entre l’événement, les mouvements rapides de l’opposition, les mouvements lents et même très lents, qu’on appelle quelquefois, croyant qu’ils sont immobiles, les structures » écrivait Jean-Baptiste Duroselle, avant, par exemple, la publication des travaux de Pierre Laborie (« Introduction » au colloque La victoire en Europe, Maurice Vaïsse [dir.], La Manufacture, 1985). 26. Jean-Baptiste Duroselle, Introduction à l’histoire des Relations Internationales, Paris, A. Colin, 1970, p. 410. 27. Titre sévère à contextualiser de Lucien Febvre, « Sur un mort qu’il faut toujours tuer », in Annales E.S.C. en 1946. 28. Corrado Augias, « La Storia in Camiccia di Notte », La Repubblica, 10 janvier 1980, cité par Phillipe Levillain, « Les protagonistes de l’histoire », in ouvr. cité, p. 134. 29. Cette représentation ancienne est très éloignée de la qualité d’écriture de nombreuses tentatives biographiques contemporaines. Jacques Le Goff et Pierre Nora, Faire de l’histoire, Paris, Gallimard, 1974, t.1, p. 23. 16
INTRODUCTION se tourner vers des individus poussés par l’histoire au cœur de ces relations franco-latino-américaines, en plein lien culturel imaginé. Et la chose, sédui- sante, était devenue avouable en se plaçant sous la bannière de la réhabilita- tion de l’histoire politique et de la chronologie 30. Depuis plusieurs décen- nies, l’exercice biographique, valorisé par le goût du lectorat français, a repris « une fonction à mi-chemin entre le particulier et le collectif, exercice propre à identifier une figure dans un milieu […], à analyser les relations entre dessein personnel et forces concourantes ou concurrentes, à faire le bilan entre héritage et acquis dans tous les domaines » 31. Comment organiser ces moments biographiques individuels ou collectifs ? Une des typologies les plus communes voudrait que l’on examine dans l’ordre les acteurs étatiques : l’État et ses représentants. Puis les acteurs infra-étatiques : les « autres », avec, généralement cités, les organisations non [ISBN 978-2-7535-1339-6 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] gouvernementales et les acteurs économiques. Parfois, apparaît une catégo- rie d’acteurs supra-étatiques, dont les sociétés transnationales. Cette typolo- gie s’adapte mal aux individus ou groupes étudiés, beaucoup se situent dans des zones intermédiaires (ceux qui représentent la Résistance par exemple). Nous pourrions distinguer aussi sur chaque rive de l’Atlantique les émetteurs, les récepteurs (qui peuvent être des Européens définitivement installés dans l’autre zone) et des transporteurs, au nombre desquels nos acteurs, « transversaux ». Ces derniers ne sont jamais des protagonistes dans leur pays ; ils le deviennent parfois ensuite ou, plus rarement, l’ont été aupara- vant mais ils ne le sont pas à l’époque où on les considère. En dehors de leur pays, ce sont des acteurs « périphériques » ou, à un moment de leur existence, « en périphérie », acteurs culturels ou politiques « transversaux ». Le personnel diplomatique (même une personnalité comme Paul Claudel entre diplomatie et lettres, au Brésil pendant la Première Guerre mondiale) est à la marge de [« L’Amérique latine et la France », Denis Rolland] cette catégorie, car il est, plus que toute population, une excroissance du « centre », disposant même du privilège d’extra-territorialité. Beaucoup des individus ou groupes étudiés sont à certains moments émetteurs, à d’autres récepteurs ou adaptateurs ; parfois, ils sont le tout simultanément : toute typologie de ce type relèverait donc d’un arbitraire outrancier. Dans le cas de travaux qui ne relèvent spécifiquement ni de l’histoire politique ni de l’histoire culturelle mais plutôt de l’histoire de l’objet cultu- rel et du politique, il y a l’observateur-historien et des objets diachronique- 30. Philippe Levillain constate en 1989 que, dans les deux décennies précédentes, « on est passé de l’échoppe de l’artisan à l’entreprise éditoriale systématique où les historiens n’ont cessé d’accroître leur influence ». Jacques Le Goff nuançait dès 1981 ses propos antérieurs : « On considère généra- lement que l’histoire dite “nouvelle”, et en particulier l’École des Annales, ne sont pas spécialement intéressées à la biographie. C’est oublier que Lucien Febvre a écrit un Luther et que la grande thèse de Fernand Braudel est aussi, à sa manière, une biographie » (« Saint Louis a-t-il existé ? » L’Histoire, n° 40, décembre 1981). 31. Philippe Levillain, « Les protagonistes : de la biographie », in René Rémond (dir.), Pour une histoire politique, Paris, Le Seuil, 1989, p. 146. 17
L’AMÉRIQUE LATINE ET LA FRANCE ment organisés, hiérarchisés à partir d’un objet premier qui n’est jamais une donnée stable ou très précisément définie : le modèle européen, puis les sociétés latino-américaines qu’il traverse et, enfin, retour vers l’envoyeur, cet observateur individuel européen qui juge, avec plus ou moins de lucidité, de la diffusion de son modèle. – L’objet premier est un modèle européen particulier, aux contours plus ou moins définis, voire contestés 32, essentiellement implicite dans sa formation et volontiers représenté outre-Atlantique dans un imagi- naire messianique. Il dispose de vecteurs (terme évoquant la passivité quant à la gestion du contenu) ou de diffuseurs (mot plus actif ) de son contenu et des valeurs qui s’y attachent : les Français en contact avec l’Amérique latine, physiquement ou intellectuellement (Charles Maurras ou Jacques Maritain 33 illustrent bien ce cas), et leurs liens humains avec l’Amérique latine. [ISBN 978-2-7535-1339-6 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] – Vient ensuite l’objet second, les sociétés latino-américaines, les préoc- cupations des élites surtout, avec, comme vecteur et réflecteur, l’obser- vateur latino-américain, individuel ou collectif : importateur potentiel, adaptateur, détracteur parfois, réfracteur toujours. Encore devrait-on distinguer entre celui qui a une perception individuelle et directe du modèle, le membre de l’élite latino-américaine qui a séjourné en Europe par exemple, et celui qui le décode de manière plus distanciée, le transcode à partir de (ou pour) une culture dominante différente de la culture européenne, le simplifie et le diffuse, même en le rejetant. Pour jouer d’une typologie héritée précisément d’un acteur impor- tant du modèle français en Amérique latine, Claude Lévi-Strauss 34, le membre d’une élite qui connaît et/ou rêve de l’Europe a, d’une certaine manière, une conscience spontanée, immanente, c’est-à-dire, intérieure à l’objet d’observation. Appartenant à une société cultu- [« L’Amérique latine et la France », Denis Rolland] rellement métissée (certes à des degrés très divers selon les pays et les régions), il est aussi en droit, par le biais d’une conscience réfléchie, de se poser la question de son extériorité ou non extériorité au modèle. – Enfin, est incontournable l’œil, à nouveau « prismatique », tertiaire, de l’observateur et acteur en matières de relations internationales : l’individu du pays « modèle ». L’Européen appréhende et évalue, avec sa culture d’origine et avec plus ou moins d’aptitude, la réception du modèle par la société latino-américaine concernée. Sauf exception, il voit ce qu’on aura bien voulu lui montrer : des éléments épars, des 32. L’objet n’est pas nécessairement unique : dans le cas français, le modèle dominant, républicain, lié à l’héritage des Lumières et de la Révolution, n’a pas complètement effacé celui qui est lié à la France d’Ancien Régime. 33. Les liens avec l’Amérique latine du premier sont peu étudiés. Le réseau et l’influence du second ont fait l’objet d’une analyse détaillée (Olivier Compagnon, Jacques Maritain et l’Amérique latine, Lille, Septentrion, 2004). 34. Anthropologie structurale, II, Plon, 1974, p. 345. 18
INTRODUCTION stéréotypes sur un domaine très limité de l’Amérique latine. Il voit également ce que sa propre culture a projeté et, pour le voyageur, des éléments de réponse à ce qu’il est venu chercher et rencontrer. Le cercle se ferme alors, la plupart des vecteurs intellectuels du modèle français étant logiquement aussi des observateurs 35. L’histoire événementielle, histoire à la dimension de l’individu, est « une agitation de surface, les vagues que les marées soulèvent sur leur puissant mouvement […]. Mais telle quelle, c’est la plus passionnante, la plus riche en humanité, la plus dangereuse aussi […]. Un monde dangereux », écrivait il y a plus d’un demi-siècle Fernand Braudel, « mais dont nous aurons conjuré les sortilèges et les maléfices en ayant, au préalable, fixé ces grands courants sous-jacents, souvent silencieux, et dont le sens ne se révèle que si l’on embrasse de larges périodes du temps 36 ». La première partie de ce livre met en perspective chronologique les [ISBN 978-2-7535-1339-6 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] individus ou groupes étudiés dans les deux parties suivantes. Avec d’abord deux chapitres introductifs sur les modalités de construction (xixe-début xxe siècle) puis de crise (xxe siècle) de l’influence française en Amérique latine : il s’agit de contextualiser ici a minima l’œuvre des individus exami- nés après 37. Avançant dans le temps, nous concentrerons ensuite le propos et changerons de rive et d’échelle, étudiant les Latino-Américains en France dans la seconde moitié du xxe siècle, après 1945 et jusqu’à l’orée du siècle actuel. Puis, nous resserrerons à nouveau la focale, analysant le cas précis de l’arrivée en France d’émigrés politiques, d’exilés après l’un des premiers coups d’État ébranlant l’Amérique du Sud redémocratisée d’après 1945 : précisément ici le cas des Brésiliens après 1964 et jusqu’à l’apogée institu- tionnel de la dictature. Après cette mise en perspective générale couvrant presque deux siècles, cet ouvrage examinera ensuite trois niveaux de représentations de [« L’Amérique latine et la France », Denis Rolland] l’Amérique latine : l’Amérique latine, vécue, des résidents français, puis celle, représentée, des voyageurs (deuxième partie) ; enfin celle, imaginée, des Français qui ne l’ont jamais abordée mais l’ont rêvée (troisième partie). L’auteur de cette étude ne vise en aucun cas à l’exhaustivité. Il sait que, derrière l’écran du général, il ne saisit que des formes diverses d’illu- 35. L’intellectuel, en France, se définit comme un écrivain plutôt que comme un savant : c’est un esprit indépendant par rapport aux rouages du pouvoir, critique pour sa société, conscient de sa responsabilité et « imbu de la supériorité de l’esprit », comme l’écrivit un vecteur original du modèle français en Amérique latine, Georges Bernanos (installé au Brésil en 1938, issu de l’Action française, il s’y fera aux côtés de la France libre l’apôtre de valeurs non dénuées de souvenirs des Lumières). 36. Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, préface de la première édition (1946), Paris, Flammarion, 1986. 37. La Crise du modèle français, Marianne et l’Amérique latine (Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1999) puis Mémoire et imaginaire de la France en Amérique latine (Paris, L’Harmattan-IUF, 2000). Les lecteurs du premier excuseront ces pages de contextualisation reprenant de façon très synthé- tique cet ouvrage épuisé et en attente de réédition à la date d’écriture de cette introduction. 19
L’AMÉRIQUE LATINE ET LA FRANCE sion, exactement comme s’il tentait d’extraire du spectre de la projection quelques-uns de ces personnages saccadés du cinéma muet que le manque d’outils adaptés représente un siècle plus tard toujours différents, comme affolés. Il est le premier conscient du caractère parcellaire de ces pages. Alors il ne s’agit nullement, au moyen des quelques acteurs étudiés, de suggérer une représentation du tout par la partie ou réciproquement : toute démarche métonymique côtoie l’inexactitude et, au vu d’un échantillonnage restreint, l’erreur serait ici aussi caricaturale qu’inexcusable. Les cas esquissés ici ne sont que des éclairages précis, un prélèvement ponctuel sur le chemin d’une connaissance mieux étayée des relations Europe-Amérique latine. Avec, à chaque fois, un versant à découvrir, une perspective délibéré- ment distincte : la compréhension, par exemple, pour Jacques Soustelle, du passage « latino-américain » en politique d’un « latino-américaniste » ; pour Roger Caillois, la saisie de son environnement sud-américain ; pour Abel [ISBN 978-2-7535-1339-6 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] Gance, les contours de la mythologie latino-américaine d’un Français de culture « moyenne » ; autour de Louis Jouvet et de sa tournée latino-améri- caine des années de guerre, l’appréhension d’un des processus mémoriels contribuant à masquer la perception de la crise du modèle politique et culturel français exporté ; pour les géographes français auteurs de « géogra- phies universelles », l’évolution du regard scientifique du Premier monde sur le sous-continent supposé « déduit » de l’Europe et sur ses hommes ; la fonction de l’exil de l’époque des dictatures latino-américaines dans la « rénovation » ou réactivation générationnelle du lien entre France et Amérique latine… Lors de l’écriture, s’est souvent posée la question du devoir de respon- sabilité de l’historien, un devoir « aussi essentiel que le devoir de critique ou le devoir de mémoire », comme l’ont rappelé Éric Conan et Henry Rousso 38. Bien sûr, nous n’abordons que le cas « de personnalités ou de [« L’Amérique latine et la France », Denis Rolland] fonctionnaires d’envergure » pour qui « le secret, cinquante ans après, n’a guère de sens ». Et nous ne l’abordons que par un chemin de traverse. S’il y a toujours une satisfaction à mettre à jour, grâce à la libéralité rarement démentie des archivistes, quelque document « intéressant » sur le chemi- nement durable d’une recherche, l’étude porte moins sur des individus que sur des perceptions recueillies dans un lieu et à un moment donnés, formulées à partir d’un terreau fertilisé par l’exotisme, par l’usage modelé par des prédécesseurs et par le discours savant. Il n’empêche, juste au-delà de cet éphémère sentiment du chercheur, le doute subsiste, même après trois décennies d’expérience de la recherche : comment qualifier puis se servir de la documentation ? Comment, sans la repousser avec indignation ou la goûter naïvement, ne pas être dupe de cette documentation anecdo- tique et disparate ? Comment éviter le travers de la recomposition vraisem- 38. Éric Conan et Henry Rousso, ouvr. cité, p. 105. 20
INTRODUCTION blable d’une mosaïque achevée ou idéale où le récit serait le liant princi- pal ? Comment, parfois, ne pas assombrir inutilement pour des proches un souvenir, une représentation ayant une forme de légitimité aussi importante que celle construite par l’historien ? Comment assurer au document une utilisation circonscrite ? Comment maintenir l’ambition de naviguer le plus explicitement possible entre nos chaînes de pensée et celles des populations que l’étude croise ? Nous ne multiplierons pas plus ici les questions. Le lecteur jugera des choix faits au gré du brochage de la recherche. Derrière les cheminements variés d’électrons plus ou moins libres – ces individus qui croisent l’Atlantique –, derrière cette poussière d’événements, se précisent alors les vecteurs d’un champ de forces, apparaissent certains phénomènes de polarité à la source de cette grande aimantation traditionnelle et mémorielle – assez brouillée – de longue durée entre l’Amérique latine et la France. Tout est ici une question de déplacement, une question spatiale. [ISBN 978-2-7535-1339-6 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] [« L’Amérique latine et la France », Denis Rolland] 21
[« L’Amérique latine et la France », Denis Rolland] [ISBN 978-2-7535-1339-6 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] L’Amérique latine actuelle
Vous pouvez aussi lire