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Introduction La collection « En votre âme et conscience » se compose de soixante- six « dramatiques » diffusées entre le 25 octobre 1955 (L’Affaire Roux) et le 13 décembre 1969 (L’Affaire Lacoste) 1. Chaque fiction, d’une durée moyenne d’une heure vingt, fait revivre un procès d’assises qui s’est déroulé, le plus souvent en France, entre 1810 (L’Affaire Levaillant) et 1939 (L’Affaire Weidmann). En choisissant d’observer cette série judiciaire, mon but est d’abord d’ana- lyser un genre télévisuel aujourd’hui disparu, la Dramatique, et d’essayer de comprendre pour quelles raisons il n’a pas réussi à se maintenir. ISBN 978-2-7535-5489-4 — Presses universitaires de Rennes, 2017, www.pur-editions.fr Fin 1955, Claude Barma et Pierre Dumayet, les deux concepteurs des Causes célèbres, rebaptisées En votre âme et conscience dès la deuxième émission, placent tous leurs espoirs dans la « dramatique en direct ». Comme la plupart des dirigeants de la RTF, ils voient dans cette forme sérielle l’avenir du petit écran, un nouveau langage spécialement bien adapté à ce futur média de masse, qui leur permettra de se démarquer du 7e Art et de séduire les téléspectateurs français, encore très peu nombreux. La réussite des premières émissions est telle que Pierre Desgraupes rejoint l’équipe, dès mars 1956, pour écrire, en alternance avec Pierre Dumayet, des scénarios, fondés sur des comptes rendus d’audience qui avaient été publiés au xixe siècle et au début du xxe, dans La Gazette des tribunaux et dans Le Droit. Six ans plus tard, les deux hommes, en proie aux premières critiques de leur tutelle et de publics qui se sont diversifiés et segmentés, interrompent La caméra explore le crime – Myriam Tsikounas la collection. Ils la rétablissent en 1965, à la demande de téléspectateurs nostalgiques, mais ne parviennent pas à renouer vraiment avec le succès. Désormais concurrencés par les programmes diffusés au même moment sur la deuxième chaîne 2 et par d’autres émissions judiciaires de facture plus moderne 3, ils se résignent à modifier la formule. Ils renoncent au direct pour fabriquer des téléfilms enregistrés sur support 16 millimètres, puis 1. En fait, soixante-sept dramatiques ont été réalisées mais L’Affaire Deschamps, dont l’action se situe en 1948 et qui devait être diffusée le 13 décembre 1969, est déprogrammée au dernier moment et remplacée par L’Affaire Lacoste, unitaire réalisé en film 16 millimètres, qui clôt la série. 2. Née en avril 1964, elle diffuse généralement, le mardi soir, en première partie de soirée, après le feuilleton de 20 heures, un magazine ou une émission de variétés. 3. Cf. infra, p. 66. 9
LA CAMÉRA EXPLORE LE CRIME jettent définitivement l’éponge, fin 1969, après avoir eu maille à partir avec la censure et avec la nouvelle direction de l’ORTF. Suivre les vicissitudes d’un produit audiovisuel qui naît et se développe en même temps que la télévision française, offre aussi la possibilité de mieux comprendre l’institution, de mettre au jour les différentes réponses expéri- mentées, durant cette période d’émergence, par des producteurs pris entre le marteau et l’enclume, soucieux de mener à bien la mission de service public qui leur a été confiée tout en réussissant à captiver des auditoires de plus en plus vastes, qui souhaitent avant tout se divertir. Au mitan des années 1950, des jeunes gens tout juste diplômés de l’IDHEC ou professionnels de la radio, entrent à la RTF pour inventer des dispositifs, à partir de l’imprécise consigne « Informer, éduquer, distraire ». Le 25 octobre 1955, Claude Barma réalise en direct, dans un minuscule studio du centre Cognacq Jay, la première Dramatique de la série, L’Affaire Roux. Celle-ci n’est pas conservée car le kinescope, appareil permettant de capturer l’image diffusée sur le petit écran, ne s’est pas encore généralisé. Quoique sombre, cette fiction est diffusée un mercredi soir, veille de repos scolaire ; elle est spécialement artisanale puisque non seulement le métrage est de 78 minutes mais que l’heure de passage à l’antenne n’est pas celle ISBN 978-2-7535-5489-4 — Presses universitaires de Rennes, 2017, www.pur-editions.fr annoncée dans Le Bulletin de la RTF 4. L’unique magazine de programmes existant, Radio-cinéma-télévision, se limite à donner le titre de l’émission puis, deux semaines plus tard, à en faire un compte rendu élogieux, signé du critique de cinéma André Bazin 5. Un sixième seulement du territoire français est couvert en émetteurs et réémetteurs. L’unique chaîne nationale diffuse quarante-quatre heures de programme par semaine 6. Le 13 décembre 1969, la dernière livraison de « En votre âme et conscience », L’Affaire Lacoste, est un téléfilm 16 millimètres, cofinancé par l’ORTF et la RTB 7. Elle est mise en scène par René Lucot car Claude Barma est trop occupé par ailleurs. La fiction dure précisément 90 minutes ; les formes se sont figées et les pionniers de 1955 sont devenus des respon- sables de l’audiovisuel, tel Pierre Desgraupes, qui est nommé, en septembre 1969, directeur de l’Information de la première chaîne. Les photos et les La caméra explore le crime – Myriam Tsikounas interviews des comédiens qui incarnent les accusés inondent les colonnes des quatre grands hebdomadaires de télévision 8. 4. Annoncé sur le bulletin de presse à 20 heures 40 et diffusé, selon le rapport de chef de chaîne, à 20 heures 37. 5. Radio,ciné,télé, 6 novembre 1955, n° 303, p. 42. 6. 14 heures 30 d’actualité, 10 heures 30 de variétés, 8 heures trente de fiction, 6 heures 30 de sport, 4 heures pour Télé Paris. Pour réaliser ces quarante quatre heures hebdomadaires, la RTF dépense un quart de son budget annuel global. Voir Radio, cinéma, télévision, n° 312, 8 janvier 1956. Concernant l’équipement des foyers en postes de télévision, dans le PV du comité de télévision du 8 avril 1954 sont donnés les chiffres suivants : 1948 : 600 postes ; 1949 : 1500 ; 1950 : 5000 ; 1951 : 16 000 ; 1952 : 29 000 ; 1953 : 58 700 (CAC, versement 0019900214, art. 32). 7. La RTB, rebaptisée en 1961 RTBF, est la télévision belge francophone. 8. En 1960 existent Télé 7 jours, fondé en 1960 par Jean Prouvost associé à Ferdinand Beghin et au groupe Hachette, qui absorbe le journal de la RTF Télé 60, lequel appartenait à la SOFIRAD, société écran 10
INTRODUCTION Ainsi, en quatorze ans seulement, les bouleversements ont-ils été specta- culaires. Les téléspectateurs sont passés de 226 840 à près de 35 millions 9 ; les techniques ont changé : les caméras muettes, lourdes et empesées de la Compagnie des compteurs ont été remplacées par de légères Tolanas et Cameflex sonores. Le statut de la télévision lui-même s’est modifié puisque la RTF, à l’origine simple service public est devenue, par l’ordonnance du 4 février 1959, un établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC). Parallèlement, les programmateurs ont élaboré des stratégies de diffusion toujours plus subtiles pour expliquer au public comment regarder l’émission qui leur est proposée. Examiner une phase de transition présente aussi l’avantage de pouvoir comprendre la façon dont un nouveau média tente de se construire une légitimité et d’affirmer sa spécificité, par un savant mélange de rejet et de captation d’héritage des formes artistiques qui l’ont précédé. Et « En votre âme est conscience » est un observatoire d’autant plus privilégié que les deux scénaristes, Pierre Desgraupes et Pierre Dumayet, avouent se fonder, pour raconter leurs grands procès, sur les chroniques judiciaires relatées dans la presse spécialisée et, pour certaines affaires, sur des journaux illustrés et sur la bande dessinée Le Crime ne paie pas 10. De leur côté, les deux réalisateurs ISBN 978-2-7535-5489-4 — Presses universitaires de Rennes, 2017, www.pur-editions.fr attitrés, Claude Barma et Jean Prat, engagent des comédiens de théâtre et de radio mais emploient des techniciens du cinéma. En étudiant une série télévisuelle qui colporte un imaginaire du crime et de la justice, mon objectif est également de déceler, en creux, les normes des Trente Glorieuses, leurs peurs, leurs questionnements et leurs indignations. Mais comme « En votre âme et conscience » est à la fois une collection judiciaire et historique, l’enjeu est aussi de saisir le regard qu’une époque porte sur une autre, faussement proche. Ces soixante-six ténébreuses fictions renseignent évidemment tout autant sur l’actualité sociale, politique et fait-diversière des années 1950-1960 que sur le passé qu’elles entendent réactiver, à savoir la polyphonie des discours tenus au xixe siècle sur le meurtre et la responsabilité pénale. Ces récits sont d’autant plus prétextes à parler subrepticement d’évé- La caméra explore le crime – Myriam Tsikounas nements contemporains que la « télévision du Général », jusqu’en 1969, est sous le contrôle vigilant du ministère de l’Information, et que le détour par l’histoire permet aux artistes d’esquiver la censure 11. L’intérêt consiste de la RTF (voir le fonctionnement de ce journal, expliqué par Jean d’Arcy dans le procès-verbal du Conseil des programmes du 7 novembre 1958, CAC, versement 0019900214, art. 33). Télé Programme Magazine, lancé en 1955 par Maurice Leclerc et rapidement rebaptisé Télé-Magazine et Télérama, qui succède, en 1960, à Radio, Cinéma, Télévision, fondé en janvier 1950, à l’initiative de Georges Hourdin, par la presse catholique (La Vie catholique illustrée, Témoignage chrétien et le Cerf ). 9. Chiffre au 30 septembre 1955 et au 30 septembre 1969. Source Redevance de la télévision. 10. Série conçue et dirigée par Paul Gordeaux, publiée dans France Soir durant les années 1950. 11. Lire, tout particulièrement, Marcel Bluwal, Un aller (Paris, Stock, 1974, 404 p.) et « À travers l’histoire de la télévision. Entretien avec Marcel Bluwal », Sociétés & Représentations, n° 30, 2010, p. 243-257. 11
LA CAMÉRA EXPLORE LE CRIME donc à déterminer quels types d’affaires les deux scénaristes ont privilégiés et de quelle manière ils les ont reconfigurés, à l’aune des nouveaux savoirs médicaux et policiers du second xxe siècle. Il est de saisir la façon dont les deux auteurs ont adapté et vulgarisé ces grands procès pour les rendre trans- missibles dans leur nouveau contexte de réception, de voir ce qu’ils ont dû biffer, simplifier ou moderniser dans les chroniques judiciaires sur lesquelles ils se fondent pour pouvoir être compris et appréciés des spectateurs de 1950-1960. Pour parler autrement, l’enjeu est de départager ce qui, du passé, se prolonge dans le présent et ce qui est irrémédiablement perdu. Une dernière raison a guidé mon choix d’observer « En votre âme et conscience » : non seulement cette série télévisuelle est presque complète, puisque soixante-deux des soixante-six dramatiques qui la composent sont consultables à l’InaTHÈQUE mais il existe, la concernant, une riche documentation complémentaire, écrite, radiophonique et visuelle 12. Elle est, de fait, la collection idéale pour expérimenter des méthodes de travail sur les sources audiovisuelles, tenter de retrouver le contexte de création et de réception de ces sombres affaires qui passionnèrent d’autant plus les Français que Pierre Desgraupes ou Pierre Dumayet leur demandait, les yeux dans les yeux, de les juger « En (leur) âme et conscience ». ISBN 978-2-7535-5489-4 — Presses universitaires de Rennes, 2017, www.pur-editions.fr La première partie de cet ouvrage sera dévolue à l’émission elle-même. Au terme d’une présentation des outils que j’ai utilisés pour l’étudier et des archives qui m’ont permis de retrouver ses conditions de produc- tion, de programmation et de diffusion je m’interrogerai sur les raisons de sa création et j’examinerai les différentes contraintes qui l’ont grevée. J’analyserai ensuite le dispositif mis en place par l’équipe de réalisation pour susciter l’intérêt du téléspectateur et le transformer en treizième juré. Je suivrai également les modifications apportées, au fil des années, pour éviter la lassitude des destinataires, de plus en plus habitués à suivre un procès d’assises, et maintenir ainsi l’émission le plus longuement possible. Dans un deuxième ensemble, oblitérant le fait que les personnages ne sont pas de véritables acteurs sociaux et que le Palais de Justice n’est qu’un décor de contreplaqué, j’observerai la comédie (in)humaine mise en scène La caméra explore le crime – Myriam Tsikounas dans ces soixante-deux fictions 13, considérées comme un unique et vaste texte. Après avoir dessiné une carte judiciaire et examiné la temporalité des affaires, je brosserai le portrait des gens de justice et des simples témoins qui se succèdent à la barre. J’établirai également une typologie des accusés et je confronterai les crimes masculins aux forfaits féminins ; je m’intéres- serai tout spécialement à l’alchimie des rencontres, non seulement entre les malfaiteurs mais entre le bourreau et sa victime. 12. Cf. infra, p. 23-30. 13. Et par moments dans les soixante-six, quand j’ai retrouvé des informations sur les quatre drama- tiques qui n’ont pas été kinescopées. 12
INTRODUCTION En partageant ensuite le corpus en deux séries, en fonction de l’auteur du scénario, je chercherai à comprendre si Pierre Desgraupes et Pierre Dumayet, amis de longue date et duo inséparable sur les ondes comme sur le petit écran, conçoivent de la même manière leur métier de médiateur culturel et de passeur d’Histoire, portent ou non le même regard sur les « hommes infâmes » et sur l’institution judiciaire, plus largement sur la condition humaine. Dans une troisième et dernière partie, après avoir déterminé la documentation sur laquelle les deux scénaristes se fondent pour raconter leurs grands procès, je changerai de focale. J’observerai en gros plans trois affaires criminelles seulement, que je suivrai sur un temps long, de leur compte rendu initial dans La Gazette des tribunaux jusqu’à leur transposi- tion dans « En votre âme et conscience ». Deux de ces trois dramatiques, L’Affaire Beauvallon et L’Affaire Troppmann, ont été choisies parce qu’elles ont fait l’objet d’adaptations successives, régulières, sur des supports textuels à chaque fois différents. Elles permettront de faire la part, dans les transfor- mations successives, entre les logiques du temps présent et les contraintes propres à chaque média : chronique romancée, dessin de presse, bande dessinée… La troisième affaire, L’Affaire Frigard, a été retenue, à l’inverse, ISBN 978-2-7535-5489-4 — Presses universitaires de Rennes, 2017, www.pur-editions.fr parce qu’elle a été immédiatement oubliée et seulement redécouverte en 1930 par le juge-écrivain Pierre Bouchardon qui l’a relatée dans un texte romancé, au titre énigmatique, La Femme à l’ombrelle. Si tout le monde a entendu parler de Jean-Baptiste Troppmann et vu son portrait, personne ne connaît le visage de Mathilde Frigard, qui assassina son amie, Sidonie Mertens, quelques mois plus tôt. L’enjeu, en comparant deux affaires qui n’ont pas eu la même notoriété mais qui se sont déroulées presque au même moment, sera de déceler d’éventuelles correspondances entre elles, que Desgraupes et Dumayet, en négligeant la chronologie, en relatant le procès qui s’était déroulé en décembre 1869 (L’Affaire Troppmann) huit ans avant celui qui s’était tenu en juillet 1867 (L’Affaire Frigard) nous ont fait oublier. Le lecteur aura compris qu’il peut organiser son propre itinéraire dans La caméra explore le crime – Myriam Tsikounas l’ouvrage et rompre l’ordre des trois ensembles dans lesquels, en variant les angles et les échelles, j’ai tenté de baliser trois modes d’approche. 13
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