Introduction Qui est flou : la temporalité, l'événement ou l'état? - Horizon IRD

 
CONTINUER À LIRE
Introduction

Qui est flou : la temporalité, l'événement ou l'état?
Philippe ANTOINE et Éva LELlÈVRE

Le temps flou
Collecter des histoires de vie, c'est retracer des scénarios où parfois certaines
séquences s'enchainent trop vite ou bien semblent confuses dans leur
ordonnancement. Parler de temps flou, c'est faire appel à une métaphore
photographique. En effet, le flou résulte d'une combinaison décalée de
l'espace et du temps: un temps de pose prolongé, fixé sur un espace où tout
mouvement rend la photo floue. Mais le flou n'est pas forcément un problème
technique. Il peut être une démarche délibérée du photographe qui cherche à
montrer le mouvement sur un plan fixe. « Créer» du flou dans une image -
donc utiliser une vitesse lente sur l'appareil photographique - est un moyen
pour rendre compte du mouvement sur un instantané. Il s'agit bien de cela
dans le domaine des recueils biographiques. C'est à la fois une question de
« mise au point» (c'est-à-dire trouver la bonne distance pour appréhender la
complexité des histoires de vie) et une question de temps (selon quelle
horloge recueillir le détail de l'information ?). Fait-on un plan d'ensemble et un
long travelling de la vie de l'individu ou une succession de gros plans sur des
séquences marquantes (la fin des études et l'entrée sur le marché du travail,
l'installation en couple, la maternité, etc.) ? Difficulté supplémentaire, le
recueil biographique n'est pas un instantané, mais s'apparente plutôt à un film
après le montage cinématographique. En effet, c'est bien un « montage» des
séquences de sa vie que l'acteur principal livre lors de "entretien.
      Prenons l'exemple de la maternité. On peut très bien s'en tenir à une
transition relativement simple. Jusqu'à la date de naissance de son premier
enfant, une femme est sans enfant, et le jour de la naissance de celui-ci, elle
change d'état : elle devient mère d'un enfant. Mais si cette approche est
efficace, elle est également largement réductrice. À mesure que l'on
décompose le temps, cet événement (la naissance du premier enfant)
apparait précédé de la grossesse, période dont le début n'est pas forcément
perçu avec exactitude et peut même être fortement anticipé. Ainsi, on peut
ÉTATS FLOUS ET TRAJECTOIRES COMPLEXES

souhaiter qualifier cette période en opérant la distinction entre grossesse
désirée et grossesse non désirée (chapitre 3). Pour cela, il faut s'en remettre
à la déclaration de l'enquêté(e) qui peut qualifier a posteriori cet état (il (elle)
peut percevoir ou présenter cette grossesse comme désirée lors de l'enquête,
mais était-ce le cas au moment où cette femme était enceinte ?). Et il faut
également, prendre en considération la nature des relations qui unit la mère
et le père de l'enfant. En résulte alors une séquence maternité qui doit peut-
être débuter avec la rencontre des deux parents et leurs projets. Suivant la
nature de l'étude réalisée et de ses objectifs, on se contentera d'une transition
simple, comme le passage de l'état sans enfant à celui de parent, ou bien on
cherchera à mieux appréhender le processus de la maternité, décomposé en
ses différents passages et états intermédiaires qui constituent un véritable
seuil de transition du projet parental à sa réalisation.

Le chercheur, l'enquêteur, l'enquêté et les autres

Suivant la conception de l'enquête et le talent de l'enquêteur, le recueil
biographique est plus ou moins détaillé et le « lissage biographique », qui tend
à gommer les moments plus brefs et les périodes au statut incertain ou
précaire, plus ou moins accentué. La perception des enquêtés teinte
également la reconstitution de la trajectoire, les normes sociales et les enjeux
des chercheurs entrant en jeu (chapitre 4). En effet, les postulats des
chercheurs et les catégories utilisées peuvent s'avérer plaqués et peu
performants. L.:apport des déclarations discordantes, la confrontation des
informations factuelles et subjectives permettent alors de dépasser et
d'améliorer l'approche de situations jusque-là mal identifiées (chapitre 1).
       Les déclarations concernant une tierce personne permettent ainsi de
qualifier un fonctionnement familial justement du fait de leur subjectivité. Par
exemple, dans une enquête à Dakar, plusieurs jeunes gens présentaient leur
mère comme veuve, alors que la femme concernée était remariée. Il y a dans
cette réponse une forme de négation du remariage de la mère. D'une façon
générale, si les individus ont du mal à dater le déroulement factuel de la
trajectoire d'une tierce personne, les informations qu'ils fournissent sont
signifiantes et se doivent d'être exploitées comme telles. Le chapitre 3 sur la
sexualité et la maternité est éclairant sur ce point. Une seule personne est
interrogée, mais ses décisions et ses actions résultent de la combinaison des
intérêts d'un groupe de personnes, dont principalement son partenaire. Le
questionnaire retracera au mieux la perception qu'a la personne enquêtée
des actes de son partenaire: leurs intérêts peuvent diverger (chapitre 2).
Reconstituer des histoires de couple n'est pas toujours possible, ni pertinent:
le couple au moment de l'enquête n'étant pas forcément le couple concerné
par le processus étudié', il serait vain d'espérer pouvoir interroger les
partenaires séparés. Et lorsqu'il y a une pluralité d'acteurs qui interviennent,
des confusions sont possibles (chapitre 3).

(1)Lecœur et al., 2005, " Vulnérabilité et vie avec le VIH en Thaïlande: l'apport de l'approche
biographique », Population-F, vol. 60, n04, p.551-568.

                                              26
INTRODUCTION

Quelle transition: connaître un événement ou changer d'état?

À la lecture des différents chapitres, on constate qu'un individu peut changer
d'état sans connaître véritablement un événement. Or, l'absence
d'événement(s) fondateur(s) laisse à l'individu l'appréciation de son état, mais
confronte également le chercheur à ses pratiques. Analyser indistinctement
une transition, que certains ont repérée par la réalisation d'un événement et
d'autres selon des critères de perception, peut conduire à des biais
systématiques : les unions formalisées risquent par exemple de débuter
systématiquement plus tard que les unions libres (chapitre 2).
      JI existe des états incertains, fugaces et qui évoluent rapidement,
comme par exemple être avec un partenaire sexuel occasionnel. Présenté
comme tel au début de la relation, au cours du temps ce partenaire peut
devenir régulier (chapitre 3). Dans le même ordre d'idées, les enquêtés ont
parfois du mal à déclarer leur statut résidentiel. De nombreux exemples sont
donnés, des frontières incertaines entre visiteur et hébergé ou encore logé
par l'employeur et hébergé, etc. La dynamique de ces statuts étant d'autant
plus difficile à saisir quand l'individu change de statut d'occupation sans
changer de logement. C'est le cas de l'enfant qui reste dans la maison
familiale (chapitre 4). JI existe également de nombreuses situations que l'on
peut qualifier de période « d'entre-deux» : des situations de cohabitations
alternées (par exemple de pluri résidence - chapitre 6). Ces périodes d'entre-
deux ne concernent pas seulement la résidence, d'autres domaines comme
celui de l'activité' sont aussi concernés: les étudiants salariés, les personnes
en formation payées par leur employeur, voire la pluriactivité. Autant de
domaines où l'individu peut parfois être classé dans un état ou dans un autre,
ou même considérer qu'il participe aux deux états. Il est donc difficile de
positionner dans le temps un changement d'état, quand l'état du moment est
lui-même incertain!
      Plusieurs exemples illustrent souvent qu'un tel processus est marqué
par une succession d'étapes qui interagissent. Un bon exemple est fourni
dans le chapitre 3, sur la trajectoire post-partum, avec la fin de l'aménorrhée,
la reprise des rapports sexuels, la fin de l'allaitement, événements dont
l'ordonnancement diffère d'un individu à l'autre (et d'une société à l'autre).
Cette question de l'ordonnancement est traitée ici dans le chapitre 5 qui
examine la question du passage à l'âge adulte. Elle amène à se méfier d'une
supposée hiérarchie des statuts : le passage d'un statut à l'autre n'est pas
forcément signe d'une progression. Toutefois, et quel que soit le domaine
étudié, une constatation est récurrente: tout le monde ne franchit pas toutes
les étapes. JI s'agit de traiter des itinéraires incomplets : une spécialité de
l'approche biographique.
     Enfin, les auteurs du chapitre 6 attirent notre attention sur un autre
aspect souvent négligé, la prise en compte des évolutions de l'environnement

(1)   Domaine non abordé dans cet ouvrage.

                                             27
ÉTATS FLOUS ET TRAJECTOIRES COMPLEXES

de l'individu. Effectivement, une autre piste pour prendre en compte le flou
des états est de conduire l'analyse du contexte des transitions individuelles et
réciproquement de l'évolution des contextes individuels. Le chapitre 6 traite
spécifiquement de la mobilité des individus, mais il est concevable d'appliquer
une telle approche à d'autres domaines.
      Dans la première partie de cet ouvrage, l'ensemble de ces questions
sont abordées. Le constat est extrêmement prometteur, du point de vue de
l'observation comme de l'analyse. Les questions trouvent des réponses, des
propositions sont élaborées et des traitements spécifiques sont mis en
œuvre. Confrontant des chercheurs de disciplines différentes (démographie,
sociologie, géographie, économie) et de terrains variés (au Nord comme au
Sud), la généralisation du propos s'impose souvent au-delà des cas
particuliers et confère à l'ensemble une solide assise empirique. Certes, alors
que l'observation s'améliore, les trajectoires sont de plus en plus détaillées et
il est nécessaire que l'analyse puisse prendre en compte la complexité
grandissante de cette information. Le flou qui résulte de l'hétérogénéité
grandissante des parcours individuels constitue un objet de recherche
foisonnant auquel l'analyse est désormais confrontée. Les mises au point
rassemblées dans cet ouvrage devraient permettre aux chercheurs d'offrir
des images de plus en plus nettes de la complexité sociale.

                                       28
Antoine Philippe, Lelièvre E. (2006)
Introduction : qui est flou : la temporalité, l'évènement
ou l'état ?
In : Antoine Philippe (dir.), Lelièvre E. (dir.), Gourgeau
D. (préf.). Etats flous et trajectoires complexes :
observation, modélisation, interprétation
Paris (FRA) ; Nogent-sur-Marne : INED ; CEPED, p. 25-
28. (Méthodes et Savoirs)
ISBN 2-7332-6005-7
ISSN 1625-7936.
Vous pouvez aussi lire