L'aperception des ressemblances. Métaphores filées dans l'Apollon amoureux de Daphné The Apperception of Resemblances. Extended Metaphors in ...
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Document generated on 12/06/2021 2:11 p.m. Tangence L’aperception des ressemblances. Métaphores filées dans l’Apollon amoureux de Daphné The Apperception of Resemblances. Extended Metaphors in Poussin’s Apollon amoureux de Daphné Clélia Nau Perceptions Article abstract Number 69, Summer 2002 The aim of this article is to demonstrate the interest in a practice (that of Poussin in particular) as well as a theory of painting the transposition in the URI: https://id.erudit.org/iderudit/008072ar visual order of a figure (the metaphor) which may be thought linked DOI: https://doi.org/10.7202/008072ar exclusively to the exercise of language, whereas Aristotle recognized it as the power of “painting a picture.” By focusing on Poussin, who, rather than depict a single story, very often represented a veritable constellation of myths See table of contents interconnected by a network of analogies (as in the case of Apollon amoureux de Daphné, which will be described here in detail), we must ask what the consequences are, for both the painter and the interpreter, of this use of Publisher(s) metaphor in painting. If, as Aristotle wrote in his Poetics, this figure supposes the theoretical perception of likeness, and if the painter has recourse to it when Tangence elaborating his subjects, then what, one may ask, is the role of invention in painting? How will the interpreter read the painting if everything is ISSN subordinated to the game of metaphor, if only the reconstruction of likenesses 0226-9554 (print) perceived by the painter makes it possible to give meaning to the arrangement 1710-0305 (digital) of figures on the canvas? This article does not propose a method for interpreting Poussin’s paintings; it aims, rather, to underscore the difficulties encountered when one is fully engaged — which includes accepting all detours Explore this journal that may be imposed — in the complex hermeneutics of these unusual images. Cite this article Nau, C. (2002). L’aperception des ressemblances. Métaphores filées dans l’Apollon amoureux de Daphné. Tangence, (69), 27–54. https://doi.org/10.7202/008072ar Tous droits réservés © Tangence, 2002 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/
Tangence 69 22/03/04 12:05 Page 27 L’aperception des ressemblances. Métaphores filées dans l’Apollon amoureux de Daphné de Poussin Clélia Nau, Université de Paris VII Cet article entend montrer l’intérêt pour une pratique — celle de Poussin en particulier — aussi bien que pour une théorie de la peinture de la transposition dans l’ordre du visuel d’une figure — la métaphore — qu’on pouvait croire exclusivement liée à l’exercice de la langue encore qu’Aristote lui reconnût le pouvoir de « faire tableau ». À travers et au-delà même du cas de Poussin qui, bien souvent, au lieu d’une histoire unique, représente une véritable constellation de mythes liés entre eux par tout un réseau d’analogies — ainsi en va-t-il dans le tableau intitulé Apollon amoureux de Daphné qui sera ici décrit en détail —, il convient de s’interroger sur les conséquences, pour le travail du peintre comme pour celui de l’interprète, de cet usage de la métaphore en peinture. Si cette figure suppose, ainsi que l’écrit Aristote dans la Poétique, la perception théorique de la ressemblance et si le peintre y a recours dans l’élaboration de ses sujets, qu’en est-il dès lors du phénomène de l’invention en peinture ? Comment l’interprète procédera-t-il dans sa lecture du tableau si tout y est subordonné au jeu de la métaphore, si seule la restitution des ressemblances aperçues par le peintre permet de donner sens à l’agencement des figures sur la toile ? L’ambition de ces pages est moins de proposer une méthode d’interprétation des tableaux de Poussin que de mettre l’accent sur les difficultés rencontrées dès lors qu’on s’engage pleinement, sans faire l’économie des détours qu’elle impose, dans l’herméneutique complexe de ces images insolites. Aux dires de ses biographes : Bellori, Passeri, Félibien 1, Nico- las Poussin se serait mis à filer la métaphore en peinture sous 1. Voir, à ce sujet, Giovan Pietro Bellori, Le Vite de’pittori, scultori e architetti moderni [Turin, 1976], traduction française dans Vies de Poussin, éd. présen- tée et annotée par Stefan Germer, Paris, Macula, 1994, p. 43 ; Die Künstlerbio- graphien des Giovanni Passeri [Leipzig et Vienne, 1934], traduction française
Tangence 69 22/03/04 12:05 Page 28 28 TANGENCE l’influence de son tout premier protecteur, le poète Giambattista Marino. À ce dernier, il doit, en effet, d’avoir été initié non seule- ment aux principes poétiques du Tasse 2, lequel, à l’instar d’Aris- tote, reconnaît à la métaphore une valeur proprement heuristique et la tient pour l’instrument privilégié, au même titre que le muthos, de cette promotion du sens qui inscrit la poétique à l’inté- rieur même du champ philosophique, mais aussi à la méthode de description (ekphrasis) mise en œuvre par Philostrate dans ses Images 3, méthode tout entière fondée sur le jeu de la métaphore et dont le but avoué est d’interpréter (hermêneuein) les mythes repré- sentés. Lorsqu’il décrit un tableau, qu’il soit fictif ou réel, Philos- trate multiplie de fait les jeux de miroirs et les équivoques, en manière de glose à la fable figurée, constituant ainsi, par ce réseau de métaphores et de correspondances qui se poursuit d’une des- cription à l’autre et dont il appartient au lecteur averti de suivre les ramifications dans la structure discontinue du recueil, « ce que les mythographes anciens nommaient une mythologie, soit l’interpré- tation d’un sujet mythique 4 ». Par cette méthode, que Françoise dans Vies de Poussin, ouvr. cité, p. 123 ; André Félibien, Entretiens sur les vies et les ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes [Londres, 1705], dans Vies de Poussin, ouvr. cité, p. 158. Dans les textes de Bellori, Passeri et Félibien, la métaphore se trouve cependant réduite à un simple « ornement », dont la valeur serait purement décorative — comme il en irait des couleurs en peinture relativement au dessin —, ce qu’elle n’est jamais pour Poussin, quoi qu’aient pu en dire ses biographes. En qualifiant l’usage de la métaphore par Poussin de « caprice » occasionnel destiné à « enrichir ses compositions », Bellori, Passeri et Félibien ont largement minimisé la portée de cet emprunt à la poétique : ils décrivent comme un simple élément subsidiaire ce qui est, en réalité, comme nous tenterons ici de le montrer, constitutif du travail même du peintre. 2. Les nombreuses occurrences des Discours de l’art poétique et du poème héroï- que du Tasse dans les notes sur la peinture rapportées par Bellori aussi bien que dans la lettre sur les modes à Chantelou du 24 novembre 1647 et dans la lettre à Chambray du 1er mars 1665 témoignent du rôle fondamental de la poétique du Tasse dans l’élaboration par Poussin de sa propre conception de l’art. Les travaux décisifs de Françoise Graziani sur la question n’ont pas man- qué de le confirmer. Voir Françoise Graziani, « Constance de l’art : Poussin, lecteur du Tasse », dans La Jérusalem délivrée du Tasse. Poésie, peinture, musi- que, ballet [colloque], Paris, Réunion des musées nationaux, Klincksieck, 1999, p. 289-307. 3. Méthode que Marino connaissait bien, puisqu’il en reprend le principe dans sa Galeria et dans l’Adone. 4. Françoise Graziani, « Poussin mariniste : la mythologie des images », dans Poussin et Rome [colloque, Académie de France à Rome, Bibliothèque Hert- ziana, 16-18 novembre 1994], Paris, Réunion des musées nationaux, 1996, p. 367-385.
Tangence 69 22/03/04 12:05 Page 29 CLÉLIA NAU 29 Graziani qualifie fort justement d’exégèse métaphorique, « parce qu’elle s’exprime non pas sur le mode de la clarification et de l’ex- plication, mais sur le mode voilé de la fable et de l’énigme : non pas sur le mode direct de l’illustration mais indirectement, en images et sous forme de fictions », Philostrate rend compte à merveille de ce qu’il appelle la sophia de la pein- ture, car celle-ci se cache dans les détails, dans les ressemblances de certaines figures entre elles, dans les échos thématiques, bref dans tout un système sémiologique à travers lequel le spectateur est appelé à lire non seulement la fable, mais les interprétations que peuvent susciter la fable et l’image une fois rendue à la parole — laquelle, dans la langue de Philostrate se dit hermé- neia 5. Cette herméneutique en acte qui procède par images et fic- tions, Poussin en transpose les principes à la peinture. Au lieu d’une histoire unique, il représente une véritable constellation de mythes liés entre eux par tout un réseau d’analogies. Par ce travail de rapprochements insolites entre des sources textuelles variées ou entre différents moments ou différentes histoires d’un même récit, dont il porte la pratique à son paroxysme vers la fin de sa vie, Poussin fait usage, en peinture, d’une figure — la métaphore — dont Aristote fait le paradigme même de toute activité de fiction et dont le bon usage dépend, ainsi qu’il est dit dans la Poétique, dont les Discours du Tasse commentent fidèlement les propositions, de la perception théorique de la ressemblance : « bien faire des méta- phores, c’est voir le semblable (to homoïon theôrein) 6 ». Le peintre peut rivaliser en sagacité (eustochia) avec le poète : il n’est pas moins prompt à observer les ressemblances (pour souligner la ful- gurance de cette opération, Aristote a lui-même recours, dans son petit traité De la divination dans le sommeil, à la métaphore de l’ar- cher) ; il sait, comme lui, construire des analogies : ut pictura poesis. L’adage horacien prend, avec Poussin, un tour bien singulier. Avant de montrer l’originalité d’une telle démarche sur un exemple : l’Apollon amoureux de Daphné, dont Poussin fit don au futur cardinal Massimi vers 1664 sans même l’avoir achevé — tableau-testament, aux dires des commentateurs, et dont l’inachè- vement même permettrait d’y observer, comme se plaisait à le dire 5. Françoise Graziani, « Poussin mariniste : la mythologie des images », ouvr. cité, p. 370-371. 6. Aristote, Poétique, trad. de Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1980, 1457 b 6-9, p. 107.
Tangence 69 22/03/04 12:05 Page 30 30 TANGENCE Pline l’Ancien des « œuvres ultimes de certains artistes et [de] leurs tableaux inachevés », « les traces de l’esquisse (liniamenta reliqua) et la conception même de l’artiste (cogitationes artificum) 7 », en quoi il aurait véritablement ici valeur exemplaire —, il nous faudra répon- dre à un certain nombre de questions touchant à cet usage de la métaphore en peinture. « Grande théorie et pratique [étant chez Poussin toujours] jointes ensemble 8 », on ne saurait en effet ignorer les implications, au regard d’une théorie de l’art, de l’emploi d’une telle figure. Qu’en est-il tout d’abord de cette « aperception » du semblable sur laquelle se fonde toute bonne métaphore, de cet insight qui est de l’ordre du voir, mais d’un « voir » qui ne résulte pas d’une impression sensorielle — ce pourquoi le terme d’« aper- ception » est ici préférable — mais met en jeu, comme dans la mémoire ou le rêve, l’imagination — faculté, ainsi que l’écrit Aris- tote dans le traité De l’âme, qui permet de « réaliser un objet devant nos yeux comme le font ceux qui rangent les idées dans des lieux mnémoniques et qui en construisent des images 9 » ? Question d’au- tant plus importante — surtout lorsqu’il s’agit de peinture 10 — que ce « voir » aristotélicien — qu’il faut se garder de penser trop vite en 7. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, trad. Jean-Michel Croisille, Paris, Les Belles Lettres, 1985, Livre XXXV, p. 98. 8. Poussin, « Lettre à Chantelou du 24 novembre 1647 », dans Nicolas Poussin. Lettres et propos sur l’art, Paris, Hermann éditeurs, 1989, p. 135. 9. Aristote, De l’âme, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1995, 427 b 16-20, p. 166. 10. Significativement, la comparaison avec la peinture intervient presque systé- matiquement dans la démonstration d’Aristote dès lors qu’il y est question de cette « image mentale » qui joue un rôle fondamental dans le rêve, l’imagina- tion, la mémoire aussi bien que la pensée. Ainsi, à propos du souvenir, Aris- tote écrit-il (De la mémoire et de la réminiscence, trad. R. Mugnier, Paris, Les Belles Lettres, 1965, 450 a 25-30, p. 55) : « il faut penser que l’impression pro- duite, grâce à la sensation, dans l’âme et dans la partie du corps qui possède la sensation est de telle sorte qu’elle est comme une espèce de peinture (hoïon zôgraphèma), dont la possession, disons-nous, constitue la mémoire ». Lors- qu’il constate à quel point l’effet produit par la « perception » d’un objet terri- ble, réellement présent, diffère de celui produit par l’« aperception » de ce der- nier dans l’imagination, c’est à la peinture et au plaisir propre qu’elle suscite même quand elle représente des choses dont la vue nous est pénible qu’Aris- tote a recours pour éclairer son propos : « lorsque nous nous formons l’opi- nion qu’un objet est terrible ou effrayant, immédiatement nous éprouvons l’émotion […] ; au contraire, si c’est par le jeu de l’imagination, nous nous comportons de la même façon que si nous contemplions en peinture les cho- ses qui nous inspirent terreur ou confiance » (De l’âme, ouvr. cité, 427 b 21- 24, p. 166). Aristote, remarquons-le, ne parle que métaphoriquement de cette image « dépeinte » dans l’esprit de qui se souvient ou imagine. On ne saurait donc user de cette comparaison avec la peinture qu’avec prudence.
Tangence 69 22/03/04 12:05 Page 31 CLÉLIA NAU 31 termes strictement psychologiques et qu’éclaire de fait bien plus efficacement le schème kantien, qui est, on le sait, une méthode pour construire des images — est étroitement lié à un « faire voir ». La métaphore, nous dit Aristote, a le pouvoir de « faire image », de « placer sous les yeux ». Faire une métaphore en peinture aurait donc pour effet, à condition — ce qui est loin d’aller de soi — que les deux « images » soient superposables, de redoubler ce pouvoir d’exhibition. Une fois précisés le sens de cette « aperception » et la nature de cette « image » qu’il appartient au poète tout à la fois de voir et de faire voir, il reste encore à examiner les conséquences, pour le travail du peintre comme pour celui de l’interprète, de la transposition, dans l’ordre du visuel, de cette figure de mots qu’on pourrait croire exclusivement liée à l’exercice de la langue. Si l’office suprême du peintre comme du poète consiste dans l’aperception des ressemblances, qu’en est-il dès lors du phénomène de l’inven- tion en peinture ? Quelles en sont les modalités propres ? Poussin, on le sait, longtemps « ruminait » son sujet avant que d’en avoir trouvé la « pensée 11 ». Est-ce à dire que cette rumination cessait lorsqu’il avait fixé, stabilisé le réseau de coordinations métaphori- ques capable de donner un sens nouveau à la fable représentée ? Qu’en est-il enfin de la lecture du tableau comme de sa vision ? Pour interpréter, faire l’exégèse de ce « texte » singulier qu’est une représentation de peinture, ne faudra-t-il pas suivre, dans son opé- ration même, le jeu de la métaphore déployé en son sein, retrouver les connexions établies par le peintre, ce qui requiert peut-être un véritable « coup de génie » équivalent à celui que suppose le coup d’œil pour le semblable qui préside à l’élaboration de la méta- phore ? Qu’est-il, en définitive, donné à la perception immédiate de comprendre et de découvrir si l’essentiel se joue du côté des signifi- cations transportées : parce qu’elle implique un déplacement de sens, une transposition de termes, la métaphore n’oblige-t-elle pas à « voir » sans cesse autre chose que ce qui est « montré » ? 11. « Je supplie Madame de Montmort de ne se mettre point en peine de m’écrire ni de m’envoyer des arrhes : qu’elle ait seulement patience. Car j’ai à finir qua- tre tableaux devant que de mettre la main à la besogne pour elle. Néanmoins je ruminerai sur les deux matières qu’elle m’a proposées » (Poussin, « Lettre à Chantelou du 27 juin 1655 », dans Nicolas Poussin. Lettres et propos sur l’art, ouvr. cité, p. 164). Ce que Poussin appelle par ailleurs la « pensée » du tableau n’est autre, rappelons-le, que l’examen de la figurabilité du sujet et pour qu’un sujet puisse se prêter à représentation, il faut, si l’on en croit Poussin, que le peintre puisse concevoir une certaine « disposition » des figures qui entreront au composé.
Tangence 69 22/03/04 12:05 Page 32 32 TANGENCE On ne saurait répondre à ces questions sans remonter aux sources auxquelles Poussin a lui-même puisé, sans revenir, au-delà même des Images de Philostrate et des Discours du Tasse, auxquels Marino l’a initié, à la Poétique d’Aristote, dont les principes éclai- rent aussi bien la pratique de l’ekphrasis du sophiste grec que les théories du poète ferrarais : dans une perspective généalogique, le lien de Poussin à Aristote ne peut que s’imposer. Le rappel des élé- ments de doctrine qu’on y trouve servira ici de préambule théori- que à l’examen, sur un exemple précis : l’Apollon amoureux de Daphné, du traitement singulier auquel Poussin soumet les mythes antiques. Voir et faire voir le semblable : Poussin, lecteur d’Aristote « Le plus important de beaucoup, c’est de savoir faire les méta- phores, car cela seul ne peut être repris d’un autre, et c’est le signe d’une nature bien douée (euphias). Bien faire des métaphores, c’est voir le semblable (to homoïon theôrein) 12 ». Alors que dans la défi- nition générique de la métaphore comme « transport du nom » qu’Aristote donne au chapitre 21 de la Poétique 13 — définition que le Tasse reprend presque mot pour mot au livre III des Discours de l’art poétique —, la question de la ressemblance n’est invoquée qu’au sujet de la quatrième espèce de métaphore 14 — la méta- phore par analogie, laquelle s’analyse en une identité de deux rap- ports 15 —, elle devient, au chapitre suivant, le critère essentiel de la distinction entre la bonne et la mauvaise métaphore : bien méta- phoriser, c’est avoir le coup d’œil pour le semblable. La justesse du rapport entre le nom propre et le sens déplacé est donc bien, au 12. Aristote, Poétique, ouvr. cité, 1459 a 5-7, p. 117. 13. « La métaphore (metaphora) est l’application d’un nom impropre, par dépla- cement (epiphora) soit du genre à l’espèce, soit de l’espèce au genre, soit de l’espèce à l’espèce, soit selon un rapport d’analogie (kata to analogon) » (Aris- tote, Poétique, ouvr. cité, 1457 b 6-9, p. 107). 14. Dans la Rhétorique, Aristote souligne cependant la prééminence de cette der- nière sur les trois autres : « Des quatre métaphores, les plus réputées sont celles qui se fondent sur une analogie (kat’analogian) » (Aristote, Rhétorique, trad. M. Dufour et A. Wartelle, Paris, Les Belles Lettres, 2000, Livre III, 10, 1411 a 1-2, p. 64). 15. Ou plus exactement, comme l’écrit Paul Ricœur, la métaphore « n’est pas l’analogie elle-même, c’est-à-dire l’égalité des rapports ; c’est plutôt, sur la base du rapport de proportionnalité, le transfert du nom du second terme au quatrième et vice versa » (Paul Ricœur, La métaphore vive, Paris, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 1975, p. 251).
Tangence 69 22/03/04 12:05 Page 33 CLÉLIA NAU 33 fond, le ressort implicite et caché commun à toute espèce de trans- port 16. Ce qui n’est pas sans conséquence, puisque c’est justement ce travail de la ressemblance qui apparente l’ouvrage du poète et celui du philosophe. « Il faut, dit Aristote, […] tirer ses métaphores de choses appropriées, mais non point évidentes, comme, en philoso- phie, apercevoir des similitudes (to homoïon theôrein) même entre des objets fort distants témoigne d’un esprit sagace (eustochos) 17 ». Le « peintre-philosophe » qu’était Poussin ne pouvait manquer d’en- trevoir la possibilité offerte par cette figure de faire accéder, au rang de pitture filosofiche, ses productions. « La métaphore, en effet, ne va pas sans procurer une certaine connaissance de la chose signifiée (to semainomenon) en raison de la ressemblance (dia ten homoioteta) qu’elle établit, car toutes les fois qu’on se sert de la métaphore on le fait en vue de quelque ressemblance 18 ». Par la métaphore, le peintre-poète « nous instruit et nous donne une connaissance (epoiêse mathêsin kai gnôsin) par le moyen du genre 19 ». Aussi Aris- tote met-il en garde contre les métaphores « tirées de trop loin » et recommande-t-il de dériver les métaphores de ce qui est « parent quant au genre (sungenôn) » et « eidétiquement semblable (homoeï- dôn) 20 ». Cette fonction proprement heuristique de la métaphore explique la place essentielle qu’occupe dans les Topiques aristotéli- ciennes la recherche du semblable. Pour bien définir un objet, il faut, écrit Aristote, connaître les ressemblances, apercevoir ce qu’il y a d’identique dans le différent : par exemple, le calme dans la mer est la même chose que le silence des vents dans l’air (chacun étant une forme du repos) et le point dans la ligne la même chose que l’unité dans le nombre, 16. Aussi n’est-il pas pour nous surprendre que la rhétorique tardive ait pu réduire la définition aristotélicienne de la métaphore à sa quatrième espèce : « Des tropes par ressemblance, c’est-à-dire des métaphores. Les tropes par res- semblance consistent à présenter une idée sous le signe d’une autre idée plus frappante ou plus connue, qui, d’ailleurs, ne tient à la première par aucun autre lien que celui d’une certaine conformité ou analogie » (voir Pierre Fon- tanier, Les figures du discours, Paris, Flammarion, 1977, p. 99). 17. Aristote, Rhétorique, ouvr. cité, Livre III, chap. 11, 1412 a 11-14, p. 68. 18. Aristote, Topiques, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1984, Livre VI, chap. 2, 140 a 8- 11, p. 228. 19. Aristote, Rhétorique, ouvr. cité, Livre III, 1410 b 10-13, p. 63. 20. Aristote, Rhétorique, 1405 a 37, traduit par Paul Ricœur dans La métaphore vive, ouvr. cité, p. 247, qui commente ainsi ce passage : « La notion de parenté générique oriente vers l’idée d’une “ ressemblance de famille ” de caractère préconceptuel, à quoi pourrait être liée le statut logique de la ressemblance dans le procès métaphorique. »
Tangence 69 22/03/04 12:05 Page 34 34 TANGENCE car point et unité sont l’un et l’autre un principe. Par suite, en donnant comme genre ce qui est commun à tous les cas, nous ne définirons pas, semble-t-il, de façon impropre 21. Aristote en appelle lui-même à une analogie avec la peinture pour montrer combien obscure devient la définition d’un mot dès lors que la ressemblance aperçue, soit n’est pas appropriée, soit manque d’évidence : « il en est comme dans les œuvres des vieux peintres où, sans le secours d’une inscription, on ne pouvait recon- naître quelle figure chaque tableau représentait 22 » — exemple dont on sait l’usage que fera Freud dans Die Traumdeutung dans le chapitre consacré aux procédés de figuration du rêve 23. Si, grâce à la métaphore, « les mots reparlent et le sens se resi- gnifie 24 », c’est bien, comme l’a montré Paul Ricœur, parce que la métaphore ne fait écart par rapport à une norme : l’usage courant du mot ne déconstruit un ordre logique déjà constitué que pour en inventer un autre, que pour « re-décrire 25 » la réalité. Et elle y par- vient par le biais d’un enthymème, c’est-à-dire d’un syllogisme, impliqué en elle sous une forme concise et condensée 26. La méta- phore — moyen de connaissance — a valeur de modèle réduit. Dans toute métaphore, il y a quelque chose à désenvelopper, à dé- simpliquer. Aussi n’est-il pas surprenant que le plaisir pris au dé- chiffrement du syllogisme caché que recèle toute métaphore soit une espèce du plaisir que l’homme trouve à apprendre — plaisir parfaitement analogue à celui suscité par la reconnaissance de la chose représentée en peinture, par sa ressemblance à l’original : « si l’on aime à voir des images, nous dit ainsi Aristote, c’est qu’en les regardant on apprend à connaître et on conclut (manthanein kai syllogizesthai) ce qu’est chaque chose comme lorsqu’on dit : celui- 21. Aristote, Topiques, ouvr. cité, Livre I, 108 b 25-28, p. 49. 22. Aristote, Topiques, ouvr. cité, Livre VI, 140 a 21-23, p. 229. 23. « Autrefois, alors que la peinture n’avait pas encore trouvé ses lois d’expres- sion propre, le peintre plaçait devant la bouche des individus qu’il représen- tait des banderoles sur lesquelles il écrivait les paroles qu’il désespérait de faire comprendre » (Freud, L’interprétation des rêves, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Le Club français du livre », 1963, p. 172). 24. Gérard Genette, « La rhétorique restreinte », dans Figures III, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1972, p. 33. 25. Paul Ricœur, La métaphore vive, ouvr. cité, p. 32. 26. Anthony Colantuono l’a fort justement remarqué ; voir « Interpréter Poussin. Métaphore, similarité et “ maniera magnifica ” », dans Nicolas Poussin (1594- 1665) [colloque, 19-21 octobre 1994], Paris, La Documentation française, 1996, p. 647-661.
Tangence 69 22/03/04 12:05 Page 35 CLÉLIA NAU 35 là, c’est lui 27 ». La déduction des ressemblances cachées que le pro- cès métaphorique contribue à dévoiler suppose une autre manière de syllogisme. La métaphore, on l’a dit, pose une égalité de rap- ports, en sorte que, comme l’écrit Ricœur, il faut toute « l’habileté du géomètre qui s’y connaît dans la “ raison des proportions ” 28 » à la fois pour construire cette structure parallèle et pour en déduire que « ceci est cela » — formule qui, pour Aristote, on le sait, distin- gue la métaphore de la comparaison, laquelle revient à dire : « ceci est comme cela ». L’usage de la métaphore en peinture aura donc pour effet de redoubler le plaisir lié à la reconnaissance. Le peintre est artisan de ressemblances. On le savait déjà (« ressembler » signi- fie bien « être l’image de… »), mais pas en ce sens-là : à la ressem- blance, produit de la mimèsis, vient s’ajouter celle que la méta- phore dans le même temps suppose et place sous les yeux. L’essentiel du travail du peintre ne consiste pas en une imitation, mais en une création inédite de rapports — opération autrement plus complexe qui est celle-là même par laquelle une pensée trouve à s’élaborer dans le champ de la peinture. Ce qui signifie aussi qu’il y a « invention » lorsque, soudain, une parenté insolite se laisse dis- cerner entre des choses qu’on n’avait pas jusqu’alors songé à rap- procher. Le même Aristote qui fait de l’aperception du semblable la condition de toute métaphore est aussi, comme on peut le consta- ter, le théoricien de la métaphore proportionnelle où la ressem- blance est plus construite que vue, intuitionnée, aperçue. Il n’y a cependant pas nécessairement contradiction à rendre compte de la métaphore selon l’un puis l’autre point de vue. Rappelons tout d’abord que le « voir », condition de toute métaphore, est étroite- ment corrélé à un « faire voir ». Nous avons dit que les bons mots se tirent d’une métaphore par analogie et qu’ils peignent ; il nous faut dire maintenant ce que nous entendons par faire tableau et comment on produit cet effet. 27. Aristote, Poétique, ouvr. cité, 1448 b 16-18, p. 43. Aristote ne dit pas autre chose dans la Rhétorique : « Comme apprendre (manthanein) et admirer sont agréables, les choses du même ordre le sont nécessairement aussi ; par exem- ple, les imitations, comme celles de la peinture, de la sculpture, de la poésie, et, en général, toutes les bonnes imitations, même si l’original n’en est pas agréable par lui-même ; car ce n’est pas l’original qui plaît ; mais l’on fait une déduction (syllogismos) : ceci est cela, et il en résulte qu’on apprend quelque chose » (Aristote, Rhétorique, ouvr. cité, Livre I, 1371 b 4-9, p. 124). 28. Paul Ricœur, La métaphore vive, ouvr. cité, p. 251.
Tangence 69 22/03/04 12:05 Page 36 36 TANGENCE Je dis que les mots peignent, quand ils signifient les choses en acte (energounta semainei) : par exemple dire que l’homme vertueux est un carré, c’est faire une métaphore, car ce sont là deux choses parfaites ; seulement, cela ne signifie pas l’acte ; mais « en pleine fleur et à l’apogée de sa vigueur », c’est l’acte. […] En tous ces pas- sages, c’est la vie prêtée à un objet inanimé qui signifie l’acte 29. Encore que les traducteurs fassent jouer à l’envi le paradigme pictural dans ce texte (Aristote, pour être exact, ne dit pas que les mots « peignent » mais qu’ils « placent sous les yeux »), paradigme auquel a tout aussi abusivement recours Fontanier quand, à pro- pos de la métaphore, il recommande au poète de « s’attacher à figurer, colorier son langage, à le mettre en images, en tableaux, à en faire une sorte de peinture animée et parlante 30 », il faut se gar- der de concevoir trop vite ce procès figuratif, par où quelque chose comme une image se présente dans l’ordre du discursif, comme une image proprement dite. Le moment « iconique » du langage, pour reprendre le terme de Peirce 31, comporte aussi, irréductible- ment, un aspect verbal : l’icône n’y est pas présentée mais y est sim- plement décrite. L’usage de la métaphore en peinture n’en aura pas moins pour conséquence imprévue la confrontation dans l’espace même du tableau de deux « images », appartenant l’une à l’ordre de la visibilité, celle qu’offre au regard la représentation de peinture, l’autre à l’ordre de la figurabilité, celle que donne à voir, place sous les yeux le procès métaphorique lui-même, chacune déclinant, ce faisant, à sa façon, deux formes, à la fois différentes et tangentes, du « représenter ». Une fois ceci précisé, il faut tenter de compren- dre ce qu’il y a de commun entre les deux traits apparemment sans lien qui entrent dans la définition de la métaphore : sa propriété à « faire image » et sa capacité à envelopper un syllogisme caché, comment trouvent à s’articuler en elle le moment logique de la proportionnalité et le moment sensible de la figurabilité. La solu- tion se trouve peut-être dans l’énoncé du problème. N’est-ce pas la justesse du rapport qui fait voir l’objet sous un jour nouveau ? N’est-ce pas l’opération prédicative qui, en conférant à la chose des propriétés nouvelles, lui donne corps, la signifie en acte ? Le pou- voir de figurer, d’animer, d’actualiser de la métaphore n’est sans doute pas séparable d’un rapport logique de proportion. L’obscure 29. Aristote, Rhétorique, ouvr. cité, Livre III, 1411 b 21-29, 1412 a 3, p. 67-68. 30. Pierre Fontanier, Les figures du discours, ouvr. cité, p. 181. 31. Charles Sanders Peirce, Écrits sur le signe, trad. G. Deledalle, Paris, Seuil, 1978, p. 149.
Tangence 69 22/03/04 12:05 Page 37 CLÉLIA NAU 37 immédiateté de cette « image-verbe » est bien l’effet d’une savante construction. Si la ressemblance est autant à déduire qu’à voir, il en découle, pour le spectateur du tableau, une véritable schize du regard, dont rend parfaitement compte la distinction faite par Poussin entre l’« aspect », qui est une opération naturelle, et le « prospect », qui est « office de raison » : Il y a deux manières de voir les objets, l’une en les voyant sim- plement, et l’autre en les considérant avec attention. Voir sim- plement n’est autre chose que recevoir naturellement dans l’œil la forme et la ressemblance de la chose vue. Mais voir un objet en le considérant, c’est qu’outre la simple et naturelle réception de la forme dans l’œil, l’on cherche avec une application parti- culière le moyen de bien connaître ce même objet 32. Selon la première manière de voir, ce qui s’offre au regard, ce sont les objets disposés dans l’espace du tableau, en ce que ces objets ressemblent, c’est-à-dire sont à l’image de… ; c’est aussi, s’il y a métaphore, le nouvel aspect sous lequel ils se présentent, qui d’inanimés les rend pour ainsi dire animés, les place sous les yeux du spectateur, sans que ce dernier puisse encore en donner la rai- son : déchiffrer l’enthymème qui constitue l’armature secrète de toute métaphore, apercevoir cette autre manière de ressemblance requiert, on l’a dit, « toute l’habileté du géomètre qui s’y connaît dans la “ raison des proportions ” » et oblige, par conséquent, à considérer les choses avec l’attention propre au prospect, dont la condition est justement, comme le précise Poussin, la « prospec- tive » partout répandue sur la surface de la toile. Selon cette seconde manière de voir, ce qui se découvre au regard, c’est non seulement la « raison », selon l’acception qu’on vient de donner à ce terme, mais aussi le sens des coordinations métaphoriques dont le peintre aura pris soin d’« orner » sa composition. Ce qui demande un certain temps, « une application particulière », surtout lorsque la métaphore est filée : l’attention portée aux ramifications induites par le travail de la ressemblance impose au spectateur un parcours détourné. C’est bien ici que l’iconographie, dans sa pratique ordinaire, démontre ses limites. « Entre l’image et la fable, écrit ainsi Hubert Damisch, la relation [est] loin d’être à sens unique, […] à s’achar- 32. Poussin, « Lettre à Sublet de Noyers », dans Nicolas Poussin. Lettres et propos sur l’art, ouvr. cité, p. 73.
Tangence 69 22/03/04 12:05 Page 38 38 TANGENCE ner à rechercher les sources littéraires des œuvres de Poussin, on perd de vue le jeu d’échos, de renvois, qui s’instaure de l’une à l’autre 33 ». Au traitement unitaire du sujet, Poussin substitue un réseau de fables entrelacées. En sorte qu’il ne s’agit plus de « lire l’histoire et le tableau 34 » — encore que la valeur manifestement disjonctive de la coordination indique bien que chacun développe pour son compte et dans son ordre propre son sujet — mais de suivre dans son opération même l’entrelacs d’analogies né de la méditation proprement poétique du peintre sur les textes et les histoires qu’ils portent — histoires mêlées, combinées dans l’es- pace du tableau, en vertu de ces liaisons secrètes que seul le vérita- ble poète sait apercevoir entre les choses. Le lecteur du tableau se trouve, pour cette raison même, dans une position similaire à celle de l’interprète des rêves. Walter Friedlaender ne décrivait-il pas, faussement au regard de ce qu’est le rêve aussi bien que le mythe, l’Apollon amoureux de Daphné comme un « rêve mythologique sans contenu ni agencement trop précis 35 », formule qui n’aurait pas manqué d’intéresser Freud, lui qui définissait le rêve comme « une configuration psychique pleine de sens 36 » et disait voir dans la théorie des pulsions une « mythologie » ? « Une seule des rela- tions logiques est favorisée par le mécanisme du rêve, c’est la res- semblance, l’accord, le contact, le “ de même que ” ; le rêve dispose, pour les représenter, de moyens innombrables 37 », écrit ainsi Freud ; on raisonne en rêvant par induction et par images. Cette assertion se trouve significativement placée sous l’autorité d’Aris- tote auquel Freud renvoie en note : « Selon Aristote, le meilleur interprète des rêves est celui qui saisit le mieux les ressemblances ». Dans son traité sur La divination dans le sommeil, Aristote dit même, plus précisément, que l’interprète doit être d’autant plus perspicace dans l’aperception des ressemblances que les images des rêves sont semblables aux représentations d’objets dans l’eau, si bien que, dès que la surface en est brouillée, on ne discerne plus rien qu’on puisse nommer : « L’homme habile à juger les représen- tations est donc celui qui peut distinguer et reconnaître rapide- 33. Hubert Damisch, « D’un Narcisse l’autre », dans Nouvelle revue de psychana- lyse, Paris, no 13, printemps 1976, p. 125. 34. Ainsi que le recommandait Poussin à Chantelou à propos de la Manne, voir Nicolas Poussin. Lettres et propos sur l’art, ouvr. cité, p. 45. 35. Walter Friedlaender, « Poussin’s Old Age », Gazette des Beaux-Arts, Paris, juillet-août 1962, p. 259-263. 36. Sigmund Freud, L’interprétation des rêves, ouvr. cité, p. 1. 37. Sidmund Freud, L’interprétation des rêves, ouvr. cité, p. 176.
Tangence 69 22/03/04 12:05 Page 39 CLÉLIA NAU 39 ment les images en désordre et disloquées, et dire que ce sont cel- les d’un homme ou d’un cheval ou de quoi que ce soit 38. » L’esprit sagace (eustochos) est aussi vif à deviner les énigmes et à interpré- ter les songes qu’à établir, de loin, des similitudes. Il n’en va pas autrement dans la réminiscence (anamnèsis) qu’Aristote définit comme « une sorte de syllogisme 39 » pour autant qu’elle procède, elle aussi, par analogie : « Quand il faut se souvenir d’un nom, on se rappelle celui qui lui ressemble 40 . » La réminiscence, qui engage, aussi bien que le rêve, cette faculté propre à construire des images qu’est l’imagination, procède par ordre à partir de lieux communs. « La cause en est qu’on passe rapidement d’un point à un autre, par exemple du lait au blanc, du blanc à l’air, de l’air à l’humidité, et grâce à cette dernière idée on se souvient de l’au- tomne, saison que l’on cherchait 41. » Retrouver les parentés iné- dites décelées par Poussin entre des mythes apparemment étran- gers, remonter, comme dans la réminiscence ou dans le rêve, aux sources de cette « mythologie », suppose de même la construction d’un véritable « réseau » de lecture, attentif aux tours et détours empruntés par le peintre pour donner à lire la fable sous un jour nouveau. « Tout muthos comporte un logos latent qui demande à être exhibé 42. » Reste à savoir ce qui autorisera l’interprète à croire qu’il resti- tue, sans la trahir, la « pensée du tableau ». Si la métaphore, don du génie, est fondée sur le regard, n’est-ce pas précisément parce qu’on ne saurait voir avec les yeux d’un autre ? Si comprendre, c’est en un sens substituer à un texte inintelligible un autre texte, plus intelligible, qui nous dit que l’interprétation ne se fera pas au prix de la substitution des métaphores du peintre au profit de cel- les que l’interprète aura construites en se laissant aller à sa propre rêverie ? Au nom de quel principe l’exégète opérera-t-il un choix dans la multiplicité insoupçonnée de résonances et d’échos que chaque histoire suscite et attire à elle, dans la pluralité de parcours possibles que chaque nouveau réseau de ressemblances appelle de lui-même et invite à suivre ? L’incompatibilité avec le « contexte » de certaines associations visant à donner sens à l’ajout de telle ou 38. Aristote, De la divination dans le sommeil, trad. R. Mugnier, Paris, Les Belles Lettres, 1965, p. 93. 39. Aristote, De la mémoire et de la réminiscence, ouvr. cité, p. 62. 40. Aristote, De la mémoire et de la réminiscence, ouvr. cité, p. 60. 41. Aristote, De la mémoire et de la réminiscence, ouvr. cité, p. 59. 42. Paul Ricœur, De l’interprétation. Essai sur Freud, Paris, Seuil, 1965, p. 29.
Tangence 69 22/03/04 12:05 Page 40 40 TANGENCE telle figure dans l’espace de la représentation, et plus précisément encore, l’incapacité d’une ressemblance nouvellement déduite à « prendre langue » avec le réseau serré, déjà reconstitué, des asso- ciations « attestées », pourrait bien avoir valeur de contrôle de la validité du travail d’exégèse et limiter si bien le champ des possi- bles que tout risque de divagation soit écarté. Mais n’est-ce pas là supposer — telle est l’hypothèse en particulier de Bachelard — que les métaphores d’un texte convergent toutes vers une seule et même image, en sorte qu’il suffirait de recomposer le « dia- gramme » des coordinations métaphoriques des tableaux de Pous- sin pour déterminer leur « sens » et leur « symétrie », ainsi qu’on le dit du diagramme d’une fleur ? Les métaphores s’appellent et se coordonnent plus que les sensa- tions, au point qu’un esprit poétique est purement et simple- ment une syntaxe de métaphores. Chaque poète devrait alors donner lieu à un diagramme qui indiquerait le sens et la symé- trie de ses coordinations métaphoriques, exactement comme le diagramme d’une fleur fixe le sens et la symétrie de son action florale. Il n’y a pas de fleur réelle sans cette convenance géomé- trique. De même, il n’y a pas de floraison poétique sans une cer- taine synthèse d’images poétiques 43. Mais n’est-ce pas là faire abstraction de la capacité de l’image, comme du rêve, à résister à l’interprétation, oublier la propension de la métaphore à la prolifération, à moins de comprendre le « sens » dont parle Bachelard comme une simple direction, en sorte que la synthèse, loin d’être close sur elle-même, aurait le caractère fluctuant, indécis d’un arrangement dont le sens et la symétrie se déplacerait au fur et à mesure des associations ? Cette synthèse ou assemblage (sunthesin) de métaphores est justement ce qu’Aristote appelle l’« énigme ». S’il n’en recom- mande pas l’emploi dans la Poétique 44, il ne manque pas de souli- gner dans la Rhétorique le caractère d’énigme de toute bonne méta- phore : « en général, on peut tirer de bonnes métaphores des énigmes bien faites ; car les métaphores impliquent des énig- mes 45 ». De cette conaturalité de la métaphore et de l’énigme, Ricœur donne l’explication suivante : « dans la métaphore, le “ même ” et le “ différent ” ne sont pas simplement mêlés, mais 43. Gaston Bachelard, La psychanalyse du feu [1938], Paris, Gallimard, 1965, p. 213-214. 44. Aristote, Poétique, ouvr. cité, 1458 a 26-27, p. 113. 45. Aristote, Rhétorique, ouvr. cité, Livre III, 1405 b 4, p. 45.
Tangence 69 22/03/04 12:05 Page 41 CLÉLIA NAU 41 demeurent opposés. Par ce trait spécifique, l’énigme est retenue au cœur de la métaphore 46 ». Rien ne nous autorise donc à penser qu’on puisse en épuiser le sens. Dupont-Roc et Lallot ne donnent pas par hasard pour analogon spatial de l’énigme le labyrinthe 47. L’unité polémique du semblable et du différent qui permet le jeu de la métaphore introduit avec elle le risque d’une errance, d’une dissémination du sens : la métaphore, écrit ainsi Derrida, peut tou- jours être « emportée dans l’aventure […] d’un récit secret dont rien ne nous assure qu’il nous reconduira au sens propre 48 ». On comprend que le théoricien du concettisme mariniste, contempo- rain de Poussin, Emmanuele Tesauro, ait pu définir la peinture comme une « métaphore en acte » et surtout la classer parmi les métaphores par équivoque 49. Interpréter un « rêve mythologique » de Poussin L’Apollon amoureux de Daphné 50 de Poussin est très certaine- ment l’expression la plus aboutie de cette méthode d’interprétation des mythes antiques, dont on a dit ce qu’elle devait, par-delà le Tasse et Philostrate, à la Poétique d’Aristote. L’amour d’Apollon pour Daphné naît d’une rivalité d’archers. Au début du récit d’Ovide — source du tableau de Poussin —, Apollon se vante devant Cupidon du pouvoir meurtrier de ses flè- ches dont il a eu l’occasion d’éprouver la puissance contre le ser- pent Python qu’il tua en « l’accablant de mille traits, au point de vider presque son carquois 51 » — épisode qui précède juste, dans Les métamorphoses, l’histoire d’Apollon et de Daphné et dont Poussin inscrit le souvenir dans l’espace du tableau en figurant, enroulé au chêne au pied duquel Apollon est assis, l’énorme 46. Paul Ricœur, La métaphore vive, ouvr. cité, p. 250. 47. Aristote, Poétique, ouvr. cité, note 3 du chapitre 22, p. 359. 48. Jacques Derrida, « La mythologie blanche. La métaphore dans le texte philosophi- que », dans Marges de la philosophie, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1972, p. 290. 49. Emmanuele Tesauro, Il Cannocchiale aristotelico, Turin, 1963, chap. 14, p. 568, chap. 17, p. 680, cité par Françoise Graziani, « Poussin mariniste : la mythologie des images », ouvr. cité, p. 376. 50. Voir la notice consacrée à ce tableau de Poussin dans le catalogue publié à l’occasion de l’exposition au Grand Palais à l’hiver 1994-1995 : Pierre Rosen- berg (sous la dir. de), Nicolas Poussin 1594-1665, Paris, Réunion des musées nationaux, 1994, p. 520-521. 51. Ovide, Les métamorphoses, trad. Joseph Chamonard, Paris, Garnier Flamma- rion, 1966, Livre I, p. 54.
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