Diversité, synonyme De culture
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Sommaire 2009 - N° 5 Diversité, synonyme de culture Un voyage au long cours entre la Chine et l’Iran, avec la calligraphie pour boussole ; une plongée dans le spleen de Paris, guidée par un photo- graphe japonais ; un retour aux sources du kung fu, un art aujourd’hui internationalisé ; un tour du monde au fil de la soie thaïlandaise ; une escapade en Turquie, sur des notes de musique bretonne… Ce mois-ci, le Courrier de l’UNESCO consacre ses pages à la diversité culturelle. éDITORIAL P3 DR Musique voyageuse Détail de « Mou-ak » (danse folklorique). Œuvre de l’artiste coréen Kim Ki-Chang, rentrée Jeté aux oubliettes pendant plusieurs dans la collection de l’UNESCO en 1982. décennies, le folklore breton connaît Photographe : Patrick Lagès. aujourd’hui un renouveau remarquable. Quelque 2 500 kilomètres plus à l’est, les chants traditionnels La beauté du cygne reviennent dans les maisons anatoliennes qu’ils avaient L’art puise sa source dans la perfection du désertées. « Un pont sur le Bosphore » relie aujourd’hui ciel et de la terre ; la culture, dans la perfec- des musiciens de France et de Turquie qui partagent tion de la nature. Cette idée est au cœur la même passion et les mêmes soucis. P 11 de la conférence « Retour à la nature, retour aux origines » que le calligraphe et poète chinois Fan Zeng a prononcée à l’UNESCO en mai dernier, dans le cadre du Festival de la Les moines guerriers diversité. P 4 du jeune bois Le célèbre kung fu est né, La calligraphie, l’art voici 15 siècles, en Chine. qui fait chanter les mots On le doit à un moine bouddhiste La calligraphie persane est marquée par venu de l’Inde. De là, il s’est propagé en Corée, au Viet Nam, une série d’emprunts, alors que la calli- aux Philippines, en Malaisie, au Japon… pour devenir, à partir des graphie chinoise reste profondément enracinée dans la tradi- années 1950, un phénomène de mode qui fait rêver la jeunesse tion locale, explique Hassan Makaremi, peintre-calligraphe aux quatre coins du monde. Une « mondialisation » qui ne respecte et psychanalyste iranien. Mais, quelle que soit la tradition pas toujours les valeurs intrinsèques de cet art martial.. P 13 dans laquelle elle s’inscrit, la calligraphie incarne notre « être au monde ». P 7 Tour du monde Regards intimes au fil de la soie d’un étranger À bout de souffle dans la première qui n’en est pas un moitié du 20e siècle, la tradition « Ce que vous voyez sur cette photo de la soie en Thaïlande reprendra n’est pas un carrousel, mais son reflet », son essor dans les années 1950, grâce à un Américain, explique Shigeru Asano, photographe japonais épris des lumières et Jim Thomson. Une jeune Thaïlandaise, qui n’est autre ombres de Paris. Cela fait trente ans qu’il sillonne cette ville. À près que la reine Sirikit, deviendra son alliée. de dix mille kilomètres à vol d’oiseau de son Osaka natale, il se sent Cet art séculaire, qui concilie aujourd’hui artisanat chez lui dans la capitale française. Il y a trouvé l’atmosphère de mé- et industrialisation, se perpétue de génération lancolie qui lui manquait à Tokyo, trop éblouissante à son goût. P 9 en génération contribuant au développement du pays. P 14 éclairage Les océans sous l’œil de l’ONU les Nations Unies viennent de faire du 8 juin la Journée mondiale de l’océan. P 16 Le Courrier de l’UNESCO 2009 N°5 2
Éditorial © UNESCO/Georges Malempré Jeune homme des îles Célèbes, en Indonésie. Cette année, l’UNESCO a célébré la Journée mondiale de la diversité culturelle (21 mai) de manière exceptionnelle. Tout au long du mois de mai, des dizaines d’artistes venus des quatre coins du monde ont témoigné de la richesse du patrimoine culturel de l’humanité, dans le cadre du premier Festival international de la diversité culturelle. Organisé simultanément dans plusieurs pays et au siège L de l’Organisation, ce Festival est une preuve tangible de l’affinité fondamentale entre la culture et la diversité, dont Le Courrier de l’UNESCO se fait l’écho. a culture entretient avec la diversité un et non plus une aire où se juxtaposent de C’est ce à quoi l’UNESCO travaille rapport de fondation mutuelle. La culture supposées différences. Nous sommes depuis la proclamation même de son Acte est en effet à la fois une manière d’être aujourd’hui les habitants d’une Terre où Constitutif, et tout récemment encore à originale, qu’on reconnaît à ses oeuvres, à n’existe qu’une seule humanité, et peut travers la Déclaration Universelle sur la ses signes, et qui se flatte à bon droit d’être être même un seul règne vivant formé de Diversité Culturelle de 2001 ou la Conven- à nulle autre pareille, mais aussi ouverture à la totalité des espèces. Et le concept qui tion de 2005 sur la diversité des expres- ce qui semble tout autre, à l’émerveillement permet de penser cet état de choses dé- sions culturelles. Le Festival international de l’inédit. Aussi est-elle simultanément ap- terminant pour le destin de la planète est de la diversité culturelle, qui s’est déroulé profondissement de la différence et con- celui de diversité. cette année simultanément dans plusieurs struction permanente de l’universel, l’un et Lui seul en effet procède à la fois d’une pays et au siège de l’UNESCO, se pro- l’autre toujours inachevés et inépuisables. référence à l’universel et d’une prise en pose de faire éprouver l’affinité fondamen- En cela, elle est tout simplement le travail compte des singularités, qu’il proclame tale entre la culture et la diversité. de la diversité, à la fois son explicitation et conjointement. En cela, il propose à En ce faisant l’écho du Festival de la diver- son enrichissement. On pourrait dire qu’il « l’esprit des hommes » une nouvelle sité, ce numéro du Courrier de l’UNESCO n’y a pas de diversité sans culture, pas de approche de leur commune condition, s’associe à cette démarche. culture sans diversité. la seule qui réponde à la réalité de leur Cette observation prend toute sa force destin commun. Il est vital désormais qu’il Françoise Rivière, à l’orée d’un monde devenu pour la pre- devienne la ressource de leur intelligence Sous-Directrice générale mière fois un espace intégré de diversité, du monde. pour la culture de l’UNESCO Le Courrier de l’UNESCO 2009 N°5 3
L’art puise sa source dans la perfection du ciel et de la terre ; la culture, dans la perfection de la nature. Cette idée est au cœur de la conférence « Retour à la nature, retour aux origines » que le calligraphe et poète chinois Fan Zeng a prononcée à l’UNESCO en mai dernier, dans le cadre du Festival de la diversité. © Fan Zeng La beauté du cygne L « Quelle joie d’apprendre », œuvre de Fan Zeng, 1998. a nature est plus que généreuse à la bonté par l’hostilité. Au siècle plus tôt, Kant attribuait une place envers l’humanité. Elle ne l’a pas dernier, un biologiste a lancé un d’exception à la mathématique seulement pourvue d’éléments mot d’ordre redoutable : « Nous ne dans la Critique de la raison pure, nécessaires à son existence – l’air, pouvons demeurer dans l’attente anticipant, dirait-on, sur l’inévitable l’eau, la terre –, mais aussi de ré- des bienfaits de la nature, nous de- suprématie du numérique qui s’est gulateurs, comme l’alternance du vons les lui réclamer ! » Comme un progressivement instaurée. soleil et de la lune ou le passage fils impudent qui lèverait la main sur Cependant, la nature se différen- bienfaisant des vents et des pluies, sa mère bienveillante. Comme un cie de la rationnelle mais quelque permettant ainsi, aux être vivants crocodile, la gueule béante, féroce peu rébarbative logique numérique. de s’épanouir indéfiniment, depuis et sauvage, qui ne connaît pas les Elle offre à l’humanité la plénitude l’aube des temps. limites de ce que la Terre peut nous d’amour et de douceur, inhérente à L’humanité, impatiente, a répondu léguer. la beauté du ciel et de la terre. Sou- Il y a plus de deux mille cinq cents venons-nous de l’enseignement de © Fan Zeng ans, le grand philosophe chinois Zhuang Zhou, ce penseur inégalé, Lao Zi classait les composantes d’une sagesse divine, comparable de l’univers dans cinq catégories : à Athéna, qui vécut en Chine il y a d’abord le visible, l’audible et le tan- deux mille trois cents ans, sous les gible ; puis l’invisible, cette parfaite « Printemps et Automnes ». Il di- existence nommée dao, une sorte sait : le ciel et la terre sont d’une de Loi Céleste, comparable à l’Idée beauté parfaite et muette ; les qua- de Platon, à l’Esprit de Hegel ou à tre saisons alternent à un rythme la Finalité transcendantale de Kant ; régulier, sans prescriptions ; les dix enfin, au-delà du dao, la nature, la mille êtres s’accomplissent con- « parfaite existence en soi, spon- formément à la raison des choses, tanément et déjà ainsi ». tacitement. Dans le Bouddhisme, la notion Cette existence en soi, débarras- d’« en soi » exprime la conformité sée de toute forme de logos, incar- absolue à la raison des choses, la ne l’excellence du ciel et de la terre, concordance, la pertinence – autant qui donne libre cours à la créativité d’attributs de la nature. Signe incor- de l’âme humaine et accueille gé- ruptible de l’immensité du temps et néreusement la pluralité des intel- de l’espace, cette existence en soi ligences et talents humains. Et les perdure, omniprésente, illimitée. Dix graines de cette beauté parfaite milliards d’années-lumière ne sau- disséminées à travers la planète se raient la circonscrire, dix milliards transforment en vertus de sincérité, d’années ne suffiraient pour témoi- de vérité, mais aussi en expressions gner de sa durée. esthétiques. Parmi les droits innés D’après Dirac, seule la mathéma- de l’homme existe sans aucun doute tique la plus sophistiquée serait à le « droit à l’expérience esthétique », « Zhong kui, le chasseur de démons », œuvre de Fan Zeng, 2007. même de la décrire. Deux cents ans même s’il ne figure pas dans les (•••) Le Courrier de l’UNESCO 2009 N°5 4
La beauté du cygne (•••) textes de loi (peut-être parce qu’il On dit que les arts et les lettres sont esthétique. Mais nous n’avons pas est considéré comme implicite). La dotés d’un pouvoir divin : ce ne sont forcément besoin de la terrifiante perfection du ciel et de la terre, de que paroles d’artistes en manque puissance de la nature pour éprou- l’Antiquité jusqu’à nos jours, a con- de consolation. En réalité, malgré ver du plaisir esthétique : cette stitué la source libre et intarissable le recours à l’exagération artistique, Journée de la diversité culturelle en de la beauté et de la diversité des l’humanité ne peut que s’appliquer est la preuve. cultures de notre monde. aux tâches qui sont à la hauteur de ses forces, alors que le moindre mou- L’avidité dévore l’âme Surpasser la nature ? vement de l’univers, d’une puissance Dans les temps les plus reculés, Vanité majestueuse, suffit à ébranler la pla- dans l’Antiquité et aux époques Dans le Zhuangzi, Zhuang Zhou nète. Les cyclones et raz-de-marée ne classiques, l’humanité vivait fon- décrit un peuple appelé Hexu qui, sont qu’un avant-goût de la force de cièrement d’agriculture et d’élevage, dans la haute Antiquité, vivait insou- la nature ; et lorsque la magnificence elle avait foi en la nature et était ciant, mangeait bien et flânait le ven- se transforme en terreur, l’humanité proche d’elle. L’homme lui témoi- tre repu, en compagnie d’animaux et est réduite à une entité infime. Kant gnait du respect et de l’affection ; il de plantes. Notre imaginaire abonde nous prévient : éloignez-vous un n’était pas arrogant envers elle. Mais dans le même sens. De Platon à peu et la terrifiante puissance de l’industrialisation a exacerbé ses dé- Owen, en passant par Thomas la nature deviendra objet de plaisir sirs et, à l’ère de la post-industrialisa- More, Saint-Simon et Fourier, tion, l’avidité est en train de les hommes ont toujours nourri dévorer son âme. de merveilleux rêves. Autrement, Au début du 20e siècle, en l’humanité ne serait pas ce qu’elle Angleterre et en Allemagne, © Fan Zeng est. Si nous devions renoncer Toynbee et Spengler nous à nos rêves, il ne resterait que ont avertis sur les risques du stérilité et fadeur, et notre vie syndrome du capital, qui se tout entière serait tournée vers la sont aujourd’hui confirmés, mort. Triste sort. hélas – au même titre que la Ne croyez-vous pas que perspicacité des deux émi- l’UNESCO prône la diversité nents penseurs : à l’heure culturelle précisément pour ou- où le progrès des technolo- vrir la voie à l’inévitable grande gies va de pair avec une concorde universelle ? De sorte consommation gloutonne, que cette culture aux multiples notre planète se trouve sous éclats conserve toute sa beauté une menace qui résonne durant des millions d’années. chaque jour davantage. « Retour aux origines » et Si nous honorons les cul- « retour à la nature » sont les deux tures originelles, c’est en expressions d’une même idée. raison de leur sagesse, de La culture s’est toujours inspirée leur élégance, de leur au- de la nature. Les arts et les lettres thenticité et de leur simpli- ont beau l’imiter, les sciences ont cité. Elles sont l’expression beau faire des découvertes, sur- de la pureté de l’âme des passer la nature n’est que vanité. anciens. Certes, elles ont C’est à une équation de Maxwell, été par la suite teintées des au 19e siècle, que nous devons couleurs du sacré, mais le progrès technologique qui dans la mesure où la reli- va du simple micro à l’industrie gion accomplit sa mission aérospatiale. Pourtant, Maxwell de réconfort de l’âme hu- n’a rien inventé. Avant lui, avant maine, elle peut fondamen- même l’existence de la terre, talement être considérée cette équation était déjà inscrite comme un art. de quelque part dans l’univers. « Le chant d’un pêcheur », œuvre de Fan Zeng, 2009. Les cultures n’obéissent (•••) Le Courrier de l’UNESCO 2009 N°5 5
La beauté du cygne (•••) pas aux principes d’évolution d’un violence fit les tyrans, la douce au- Prions ensemble pour la paix Darwin ou d’un Spencer. Une œu- torité fait les Rois : le lion et le ti- et pour la grande concorde de vre récente n’est pas supérieure à gre sur la terre, l’aigle et le vautour l’humanité, souhaitons que le cygne une œuvre antérieure. Les prises de dans les airs, ne règnent que par la conserve à jamais sa noble beauté. conscience et les efforts en faveur guerre, ne dominent que par l’abus de la confiance et de la concorde, de la force et par la cruauté ; au lieu dont l’humanité tout entière a fait que le cygne règne sur les eaux à preuve en cette journée d’échanges tous les titres qui fondent un empire Fan Zeng, pluriculturels, demeureront à jamais de paix : la grandeur, la majesté, la poète et peintre, une lumière émouvante et encou- douceur […] » (Buffon, Histoire na- est l’un des plus célèbres calligraphes rageante. « Dans toute société, soit turelle des oiseaux, tome IX, « Le chinois vivants. Il a publié en français des animaux, soit des hommes, la Cygne ». ) Le vieux sage et l’enfant (2005). Noms cités, « Printemps et Automnes », James Clerk Maxwell, dans l’ordre d’apparition période de l’histoire chinoise, physicien et mathématicien écossais (1831-1879) allant du 8e au 5e s av. J.-C. Arnold Joseph Toynbee, Lao Zi, philosophe chinois Athéna, historien britannique (1889-1975) (a vécu entre 604-479 av. J.-C.) déesse grecque de la sagesse Oswald Spengler, Zhuang Zhou, Robert Owen, philosophe allemand (1880-1936), philosophe taoïste (4e s. av. J.-C.) industriel et socialiste utopique gallois Charles Robert Darwin, Platon, Royaume-Uni (1771-1858) naturaliste anglais (1809-1882) philosophe grec (5e – 4e s. av.J.-C.) Thomas More, j uriste, historien, philosophe, théologien Herbert Spencer, philosophe et sociologue Georg Wilhelm Friedrich Hegel, anglais (1820-1903) philosophe allemand (1770-1831). et homme politique anglais (1478-1535) Claude-Henri de Rouvroy, comte de Saint- Georges-Louis Leclerc comte de Buffon, Emmanuel Kant, naturaliste français (1707-1788) philosophe allemand (1724-1804) Simon, Paul Dirac, économiste et philosophe français (1760-1825) physicien et mathématicien britannique Charles Fourier, (1902-1984) philosophe français (1772-1837) Un peintre lettré © UNESCO/Michel Ravassard Maître Fan Zeng est né en 1938 à Nantong (Chine) dans une famille de lettrés dont la lignée remonte à la fin du 16e siècle. Son arrière-grand-père, Fan Dangshi, plus connu sous le nom de Fan Bozi (1854-1905), était un illustre poète de la fin de la dynastie Qing. Peintre et calligraphe de renommée internationale, poète et penseur respecté, Fan Zeng est considéré aujourd’hui comme un grand maître de l’art classique. En communion avec la nature, son œuvre s’inscrit dans la tradition de la « peinture des lettrés », courant artistique qui s’est développé en Chine, à partir du 10e siècle. Fan Zeng est directeur de recherches à l’Académie des Arts de Chine et professeur à l’Université de Nankai. à Tianjin. Il vient d’être nommé le Conseiller de l’UNESCO pour la diversité culturelle. Le Courrier de l’UNESCO 2009 N°5 6
La calligraphie persane est marquée par une série d’emprunts, alors que la calligraphie chinoise reste profondément enracinée dans la tradition locale, explique Hassan Makaremi, peintre-calligraphe et psychanalyste iranien. Mais, quelle que soit la tradition dans laquelle elle s’inscrit, la calligraphie incarne notre « être au monde ». La calligraphie, l’art qui fait chanter les mots Lors du Festival de la diversité culturelle organisé par l’UNESCO en mai dernier, Hassan Makaremi a donné, avec le grand maître chinois Fan Zeng, une conférence sur le thème « Regards croisés sur la calligraphie ». Interviewé par Monique Couratier pour le Courrier de l’UNESCO, il explique comment la calligraphie persane de style nas’taliq lui a permis de mettre ses idéaux en couleur et en mouvement, dans une recherche personnelle, nourrie d’intuition poétique mais aussi de rigueur scientifique. © Hassan Makaremi sane est marquée par une série d’emprunts. Je pense notamment aux écritures koufi (anguleuse et géométrique) et naskh (souple et arrondie) d’inspiration arabe qu’elle a abandonnées dès le 14e siècle pour se tourner vers la nature et y puiser la douceur des courbures qui caractérisent le nas’taliq, style qui a inspiré mon œuvre. Pour vous « De l’art rupestre et des droits de l’homme », tableau de Hassan Makaremi. donner un exemple, l’œuf y est sym- bolisé par une boucle voluptueuse Quelles affinités partagez-vous hiéroglyphique, chinoise, maya. qui semble s’envoler avec la légère- avec maître Fan Zeng et qu’est- Pour maître Fan Zeng, comme pour té d’un cil… ce qui vous distingue ? moi, la calligraphie incarne notre Ce cheminement à travers d’autres Ce qui nous rapproche, maître « être au monde ». imaginaires – mongol, arabe, turc, Fan Zen et moi-même, est avant Ce qui nous distingue ? Notre indien, etc. – qui se reflètent dans tout notre rapport à la nature. Nous rapport au lien social. Née en 4000 le langage des corps et donc dans voyons les mêmes choses, et nous avant l’ère chrétienne, l’écriture le geste du calligraphe, fait que la les transmettons par le biais de la chinoise est restée profondément calligraphie persane porte égale- calligraphie. Il ne faut pas oublier ancrée dans la nature. Il y a un ment un regard stylisé sur l’« être que la calligraphie est un art con- lien direct entre les dessins rupes- parlant », cet « être désirant » qui sistant à styliser l’écriture, qui a été tres et les pictogrammes, qui n’ont vit dans la cité. Pour sa part, la calli- inventé à partir de l’observation de d’ailleurs guère changé depuis graphie chinoise reste cantonnée à la nature. Dans son inventaire des six millénaires. C’est pourquoi le la nature qu’elle sublime. Pourquoi ? formes visuelles, Marc Changizi, fil d’encre jeté par le pinceau du Je ne suis pas un spécialiste de la chercheur au Rensselaer Polytech- calligraphe chinois continue-t-il, à philosophie extrême-orientale, mais nic Institute à Troy, aux États-Unis, a travers les époques, à se muer in- je pense qu’on pourrait trouver la mis en évidence une cinquantaine stantanément en cheval, boeuf ou réponse dans le détachement par d’éléments qui apparaissent aussi tigre. Seul le talent des maîtres rapport au désir, préconisée par le bien dans la nature que dans qua- scande le rythme du temps. bouddhisme. tre familles d’écritures : cunéiforme, En revanche, la calligraphie per- (•••) Le Courrier de l’UNESCO 2009 N°5 7
La calligraphie, l’art qui fait chanter les mots (•••) Votre rencontre avec maître Fan dément ancrées dans la terre, sans Pourquoi la calligraphie Zen ne se résume pas à une ses branches – dont certaines n’a-t-elle pas fait florès simple addition de vos ressem- meurent quand d’autres prospèrent en Occident ? Que peut-elle blances et dissemblances. – sans ses feuilles toujours « re- lui apporter aujourd’hui ? Avez-vous l’impression d’avoir commencées », l’arbre ne pourrait En Occident, dès le 16e siècle, établi un réel dialogue ? survivre. on a fait le choix de la rapidité et de Le fait même de notre présence Et la violence me direz-vous ? Elle l’efficacité, notamment en s’attachant à l’un à côté de l’autre est dialogue : vient du fait que certains peuples maîtriser la nature. En Orient, on a pré- dialogue entre ce qui nous est com- ou individus se pensent en dehors féré « la dire », « l’écrire » dans ses pleins mun, dialogue entre ce qui nous dif- du tout, en dehors de ce « décor » et ses déliés, dans ses courbes et ses férencie. Le fruit de ce dialogue ? La commun de notre humanité. Or, silences, bref, en laissant un espace vie, tout simplement ! Notre engage- sans le sentiment d’appartenance à pour l’interprétation, pour la liberté… ment à tracer avec notre pinceau la la même espèce et sans la recon- Loin du scientifique de formation que courbure de l’univers constitue un naissance de la diversité, l’humanité je suis l’idée de renoncer à la rigueur, message qui dit que l’humanité, bien ne pourra pas survivre. Tel est le à la clarté et à la concision. Mais je que diverse, est une. message de notre échange, entre sais que le clavier de l’ordinateur ne Si j’utilise souvent la métaphore de calligraphe chinois et calligraphe remplacera jamais la main. Et j’estime l’arbre, c’est parce que l’humanité a persan. Tel est aussi le message de qu’aujourd’hui la calligraphie représente des racines communes qui font son l’ONU, qui a affiché sur le fronton de une valeur ajoutée. Car, dans un mou- unité, des milliers de branches qui son siège à New Yourk un poème vement complice avec la nature, font sa diversité (ses peuples à la de l’illustre poète persan Sa’adi tel un derviche tourneur, le geste fois si différents et si métissées) et [voir encadré], et de l’UNESCO, avec du calligraphe-philosophe-poète d’innombrables feuilles aussi on- laquelle je serais honoré de continuer fait « chanter les mots » qui disent doyantes que les produits du génie ma collaboration en faveur de la « di- l’Univers. C’est cela la calligraphie créateur. Sans ses racines profon- versité culturelle en dialogue ». nas’taliq : l’alchimie de la vie ! © DR © Hassan Makaremi « Les enfants d’Adam font partie d’un corps Ils sont créés tous d’une même essence Si une peine arrive à un membre du corps Les autres aussi perdent leur aisance Si, pour la peine des autres, tu n’as pas de souffrance Tu ne mériteras pas d’être dans ce corps » Vers de Sa’adi, figurant sur le fronton du siège des Nations Unies à New York. Vers de Sa’adi, célèbre poète persan du 13e siècle. « Derviche tourneur », tableau de Hassan Makaremi. Le Courrier de l’UNESCO 2009 N°5 8
« Ce que vous voyez sur cette photo n’est pas un carrousel, mais son reflet », explique Shigeru Asano, photographe japonais épris des lumières et ombres de Paris. Cela fait trente ans qu’il sillonne cette ville. À près de dix mille kilomètres à vol d’oiseau de son Osaka natale, il se sent chez lui dans la capitale française. Il y a trouvé l’atmosphère de mélancolie qui lui manquait à Tokyo, trop éblouissante à son goût. Regards intimes d’un étranger qui n’en est pas un Dans le cadre du Festival de la diversité, organisé par l’UNESCO en mai dernier, L Shigeru Asano a exposé ses œuvres à la Mairie du premier arrondissement de Paris. Il nous a généreusement accordé le droit d’en reproduire une sélection (© Shigeru Asano). ucarnes miroitantes, les photo- s’abriter tant bien que mal sous son il faut recommencer. C’est comme graphies de Shigeru Asano ne lais- parapluie ». Ils ne voient pas que cet une lutte perpétuelle avec l’image. sent entrevoir qu’une partie de la homme s’affaire à poser un appareil C’est très motivant. » En huit ans, réalité : celle qu’une petite flaque photo sur un trépied, rapprochant depuis qu’il a commencé son d’eau sur un trottoir est capable de l’objectif à deux ou trois centimètres projet des « flaques d’eau », Shigeru contenir. Shigeru Asano n’est pas du sol. Ils ne soupçonnent pas qu’il Asano n’a pas réalisé plus de le seul photographe passionné par a passé des mois, parfois des an- 60 photos. le reflet, mais il est certainement un nées, à imaginer la photo qu’il est Aux antipodes de son célèbre des rares qui en a fait un principe en train de prendre ; qu’il dépen- compatriote Nobuyoshi Araki, d’esthétique. Parfois traversé par sera peut-être trente pellicules avant Shigeru Asano crée un univers pa- un rayon flou, au gré du vent, ou d’aboutir au cliché dont il a rêvé. rallèle, tissé d’illusions et de rêves. entouré d’une zone d’ombre, au C’est dire l’importance de la du- À la violence, il oppose le lyrisme ; gré de l’eau, le reflet demeure né- rée dans la démarche artistique de au tumulte, le silence ; à la foule, la anmoins d’une netteté surprenante. Shigeru Asano, qui ne recourt pas solitude. Son Paris est quasiment Il constitue, en tout cas, la seule ré- aux technologies numériques parce dépeuplé. « Mais non », proteste- alité perceptible dans ses œuvres. qu’il n’éprouve aucune affinité pour t-il, « vous voyez bien, ici, il y a un « Il arrive que les gens dans la rue l’instantané. « Avec la pellicule, il y homme ». Certes, quelques rares s’approchent de moi pour me de- a l’attente… puis, la découverte de silhouettes traversent les scènes mander si je n’ai pas eu un malaise. la réussite ou de l’échec. Parfois, au que Shigeru Asano compose en Ils s’inquiètent de voir un homme moment du développement, l’image noir et blanc avec son inséparable accroupi sous la pluie, essayant de n’apparaît pas... Tout est noir. Alors, Pentax 6.7. Mais elles sont toujours 9 (•••) Le Courrier de l’UNESCO 2009 N°5
Regards intimes d’un étranger qui n’en est pas un (•••) solitaires. « Pour moi, ces photos serveur – avant de découvrir un Mi- voyez aujourd’hui sur mes photos. sont comme un miroir », finit-il par nolta et de se lancer dans la photo- J’avais trouvé ma voie. » reconnaître. graphie. Ont suivi dix autres années Curieuses coïncidences avec Et le photographe de raconter de quête qui s’est traduite en une l’Étranger du poète français Charles sa solitude. À l’âge de 14 ans, il a multitude de photos aux couleurs Baudelaire que l’on rencontre dans perdu sa mère. Il n’a jamais connu flamboyantes, dont une partie des- Le spleen de Paris : « Qui aimes-tu son père. Il n’a pas eu de frères et tinées aux magazines de mode. « le mieux, homme énigmatique, dis? sœurs. Il n’a pas d’enfants. « En tout Puis, un soir, alors que j’étais très ton père, ta mère, ta soeur ou ton cas, pas pour l’instant. » En 1971, il malheureux parce que la femme frère? / Je n’ai ni père, ni mère, ni est allé à Tokyo, étudier le stylisme. que j’aimais m’avait quitté – cela ar- soeur, ni frère [...] / Eh! qu’aimes- Cinq ans plus tard, il a fait un court rive à tout le monde, n’est-ce pas ? tu donc, extraordinaire étranger? séjour à Paris, pour s’y installer dé- – je suis sorti marcher sous la pluie. / J’aime les nuages... les nuages finitivement en 1979. Durant ses Les larmes, confondues à la pluie, qui passent... là-bas... là-bas... les dix premières années parisiennes, il embuaient mes yeux, et j’ai vu des merveilleux nuages ! » aura tout fait – peintre, mécanicien, images qui sont celles que vous Jasmina Šopova Le Courrier de l’UNESCO 2009 N°5 10
© Yücel Yildirimkaya Randonnée en chansons à Rizé (Turquie). Jeté aux oubliettes pendant plusieurs décennies, le folklore breton connaît aujourd’hui un renouveau remarquable. Quelque 2 500 kilomètres plus à l’est, les chants tradition- nels reviennent dans les maisons anatoliennes qu’ils avaient désertées. « Un pont sur le Bosphore » relie aujourd’hui des musiciens de France et de Turquie qui partagent la même passion et les mêmes soucis. à Musique voyageuse Cet été, à Rizé (Turquie), le « Festi- La renaissance les nouveaux modes de vie avaient val des verts pâturages » reçoit pour bretonne jetés aux oubliettes, ne sont plus sa quatrième édition des musiciens Côté France, les Bretons n’ont des pièces de musée, ni des jou- étrangers. Ils viennent de France. pas ménagé leurs efforts ce dernier joux confidentiels réservés aux Pas celle des touristes ou des demi-siècle pour faire revivre leurs soirées festives d’une poignée de croisades diplomatiques qui ont en- musiques, danses et fêtes tradi- militants de la culture. Ils renaissent vahi les médias turcs ces dernières tionnelles. Coupée de son passé jour après jour dans les concours années, mais cette autre France par l’urbanisation, la deuxième gé- annuels, les réunions à la maison ou des amoureux des chants tradition- nération s’est mise à rechercher au café, les repas de village, les ran- nels, qui s’efforce de remédier aux l’héritage de ses ancêtres. Cette données municipales ou scolaires, problèmes nés de l’exode rural et quête a d’abord porté sur la zone les écoles et les ateliers de musique de recoudre le tissu social. de langue bretonne, puis sur celle des hameaux et des bourgs. Et Certes, l’urbanisation, l’industria- du gallo, proche du français. Avec dans le même temps, dans les cam- lisation et l’empreinte du « show- le temps, cependant, théorie et pra- pagnes, jeunes et vieux, employés biz » se font sentir en Turquie com- tiques ont évolué. Autrefois, le « re- et chômeurs, femmes et hommes me en France : le chant s’y perd vivalisme » était aux mains des cher- renouent leurs liens sociaux grâce dans un usage outrancier de la cheurs, dont le but était avant tout au renouveau du chant. technologie, jouant d’une mondiali- de collecter, analyser, comprendre Les chanteurs qui font cette année sation chatoyante, courbant le dos et publier. Aujourd’hui, comme le voyage de Rizé figurent parmi devant le star system. Mais il se le remarque l’ethnomusicologue les acteurs les plus marquants de trouve que les deux pays ont con- Yves Defrance, tout en poursuivant cette renaissance. Certains, com- servé des îlots d’authenticité, tels dans ce sens, les collecteurs « veu- me Charles Quimbert ou Vincent la Bretagne, à l’extrême ouest de la lent se réapproprier ce répertoire, Morel, viennent de la communauté France, qui fait face à l’océan Atlan- l’actualiser sans en altérer l’esprit des collecteurs : ils ont reçu une tique, ou la province de Rizé, située et en faire un moyen d’expression formation universitaire et travaillent à l’extrême nord-est de l’Anatolie, là contemporain ». au Dastum, l’organisme régional où commence le Caucase. Aujourd’hui les chants gallos, que de recherche et de préservation du (•••) Le Courrier de l’UNESCO 2009 N°5 11
À l’ombre des chapiteaux verts (•••) patrimoine immatériel. Ils ont lancé en 1996 la « Fête du chant tradi- © Jean-Maurice Colombel tionnel de Bretagne et d’ailleurs », qui se tient chaque année à Bovel, un petit bourg breton de la région de Rennes. D’autres, qui ont grandi avec la chanson traditionnelle, sont des villageois porteurs de la mé- moire locale, véritables trésors vi- vants. C’est une pluie diluvienne qui les a réunis : l’été 1997, les festivaliers allaient effectuer leur randonnée en chansons quand une soudaine averse les a précipités dans le seul Veillée en chansons au café de Bovel. café de Bovel. Là se trouvait la gé- nération des « maîtres de la tradition », réunie autour des patrons, Léone et l’oralité que depuis quelques an- plantes sauvages… et on n’est pas Louis Bernier. Pour eux, le festival, nées, Birol a entrepris de collecter, peu fier d’avoir conservé le laze, une « c’était l’affaire des jeunes ». Mais publier et ranimer le répertoire tra- langue rare du groupe géorgien. quand ces derniers ont commen- ditionnel. Il ne se prive pas de jouer Même passion, même démarche, cé à chanter, ils ont reconnu leurs sur sa notoriété de musicien établi et réunion pourtant improbable : chansons. Depuis, ce petit café est à Istanbul et sur des amitiés nouées où est Bovel, où est Rizé ? Mais devenu un lieu emblématique de re- hors du pays. comme ils étaient faits l’un pour trouvailles entre générations. Tous Le Festival annuel organisé au mois l’autre, « Un pont sur le Bosphore » les premiers vendredis du mois, il d’août dans la Vallée de la tempête, les a aidés à se rencontrer. Cette accueille écoliers, lycéens, ensei- sur les pentes vertes et luxuriantes association non lucrative française gnants et beaucoup d’autres habi- de Rizé où pointe la blancheur des d’échanges culturels avec la Tur- tants de la région, voire de Paris, minarets, s’adresse à tous les pub- quie est à l’origine d’une belle his- qui viennent y passer la nuit entière lics. Il s’efforce, comme à Bovel, de toire d’amour tout en musique qui a à chanter. réunir les jeunes et les vieux, ceux toutes les chances de durer. qui sont restés sur place et ceux Le chant qui sont partis. On y met le chant Françoise Arnaud-Demir, à toutes les sauces à toutes les sauces : on danse en interprète de chansons populaires Côté Turquie, c’est encore à un chantant, on marche en chantant, turques et enseignante-chercheuse à déraciné, Birol Topaloglu, que l’on on mange en chantant. Tradition l’Institut des langues et civilisations doit les premiers frémissements d’un oblige, on organise des collectes orientales (INALCO) à Paris, a fondé retour en chansons vers le pays na- de contes, des ateliers de cuisine en 2004 l’association Un pont sur le tal. Assortis, de surcroît, d’une forte traditionnelle, des cueillettes des Bosphore, dont elle est la présidente. prise de conscience écologique. Car comme dans d’autres régions © Yücel Yildirimkaya de Turquie, les rives encaissées des gaves qui coulent vers la mer Noire, désertées par des paysans en quête d’une vie réputée plus facile en ville, sont menacées de disparition par différents projets de barrages. Hier encore, les chants et les danses communautaires réson- naient dans les magnifiques de- meures de pierre insérée dans le bois. Petit à petit, elles sont réduites au silence. C’est donc avec une vi- sion englobant à la fois la défense du patrimoine, du terroir et de Architecture typique de la mer Noire parmi les jardins de thé. Le Courrier de l’UNESCO 2009 N°5 12
Le célèbre kung fu est né, voici 15 siècles, en Chine. On le doit à un moine bouddhiste venu de l’Inde. De là, il s’est propagé en Corée, au Viet Nam, aux Philippines, en Malaisie, au Japon… pour devenir, à partir des années 1950, un phénomène de mode qui fait rêver la jeunesse aux quatre coins du monde. Une « mondialisation » qui ne respecte pas toujours les valeurs intrinsèques de cet art martial. Les moines guerriers adoptèrent pour atteindre la connais- sance profonde de la vie bouddhique et de la sagesse, autrement dit, le du jeune bois ch’an. C’est une façon de méditer le ch’an en pratiquant les arts martiaux et de laisser le ch’an guider la pratique des arts martiaux. Dans le cadre du Festival international de la diversité culturelle organisé par l’UNESCO en mai dernier, une délégation de moines Il semble qu’il y a une florai- du temple de Shaolin (qui signifie « jeune bois ») est venue à Paris son d’écoles et d’associations pour promouvoir les valeurs culturelles et spirituelles du kung fu. baptisées « Temple de Shaolin » Parmi eux, le moine supérieur Shi Yongxin a expliqué à notre collègue dans le monde. Comment Weiny Cauhape en quoi le temple de Shaolin est le fruit d’échanges conserver les valeurs culturels et pourquoi il est nécessaire de préserver ses activités séculaires du kung fu de qui en font un sanctuaire de l’âme chinoise. Shaolin, face à ce phénomène ? Il existe en effet beaucoup d’éta- © Temple de Shaolin blissements d’enseignement des arts martiaux de Shaolin dans le monde. Certains ont été établis par le temple de Shaolin du Mont Song, d’autres ont reçu notre autorisation après avoir passé un examen. Pourtant ces « Maisons des arts martiaux de Shao- lin » sont, en grande partie, nées spon- tanément. N’ayant pas visité la majorité de ces établissements, il m’est impossible de porter un jugement sur eux. Mais une chose est certaine : nous nous oppo- sons à l’utilisation abusive du nom de Le kung fu de Shaolin est un art martial et une quête spirituelle. notre temple, qui peut mettre en péril ses traditions. Racontez-nous brièvement qui s’est adaptée à la pensée chinoise Nous faisons des efforts inlassables l’origine et le développement durant la propagation du bouddhisme. pour protéger le patrimoine de la cul- du temple de Shaolin. [Ndlr. Elle prendra le nom de zen au ture de Shaolin. Nous avons créé une L’empereur Xiao Wen de la dynas- Japon]. organisation chargée de la gestion et tie des Wei du Nord fit construire en Aujourd’hui, Shaolin est devenue de la régularisation de l’appellation « 495 le temple de Shaolin sur le Mont un symbole non seulement du boud- Temple de Shaolin » et nous avons dé- Song, en hommage au moine indien dhisme chinois, mais aussi de la cul- posé à l’UNESCO une candidature Ba Tuo ture traditionnelle chinoise. pour son inscription sur la Liste du Par la suite, deux autres moins indi- patrimoine culturel immatériel. Cette ens, Ratnamati et Bodhiruci, arrivèrent Quelle est l’origine du kung fu inscription permettrait de prendre des à Shaolin et y fondèrent des centres de et quel est son rapport mesures juridiques, de collecter des traduction des canons bouddhiques, avec le bouddhisme ? textes, d’archiver des documents et ce qui plaça le temple au cœur du En tant que temple impérial, Shaoline donc de mieux assurer la transmis- bouddhisme chinois de l’époque. possédait d’importantes richesses. Or, sion vivante de cet art séculaire. Car il Plus tard, le moine indien Bodhid- au cours des dernières années de la faut savoir que les règles de transmis- harma s’y est installé et en prétendant dynastie des Sui (581-681), le pays a sion des savoirs et pratiques du kung « remonter au Bouddha », il inscrivit beaucoup souffert de guerres succes- fu d’une génération a une autre sont au cœur de son enseignement cette sives. Une partie des moines apprirent strictement réglementée depuis le pensée : « le ch’an va droit au cœur ; alors à pratiquer les arts martiaux pour 13e siècle. Elles ont été établie par le connais ta véritable nature et deviens défendre les biens du temple. moine supérieur Fu Yu. Depuis cette Bouddha ». Il établit l’école ch’an, dans Le kung fu de Shaolin n’est autre époque, 70 générations de maîtres le temple. C’est une école bouddhique que la voie que les moines du temple ont été formées à Shaolin. Le Courrier de l’UNESCO 2009 N°5 13
© UNESCO/Michel Ravassard Tour du monde au fil de la soie La culture du mûrier et de l’élevage du ver à soie en Thaïlande sont attestés dès le 13e siècle. À bout de souffle dans la première moitié du 20e siècle, la tradition de la soie en Thaïlande reprendra son essor dans les années 1950, grâce à un Américain, Jim Thomson. Une jeune Thaïlandaise, qui n’est autre que la reine Sirikit, deviendra son alliée. Cet art séculaire, qui concilie aujourd’hui artisanat et industrialisation, se perpétue de génération L en génération contribuant au développement du pays. e dimanche de Pâques 1967, un qu’elle trouve son destinataire parmi y jouent un rôle capital. Attiré ses homme d’affaires américain établi en les trois millions habitants de la capi- marchés et ses habitants souriants, Thaïlande disparaît dans la jungle mal- tale thaïlandaise. il décide de s’y installer après sa aisienne dans des circonstances qui Durant les vingt années précédant démobilisation. ne seront jamais élucidées. Le mystère son séjour fatal en Malaisie, Jim Thom- Depuis son arrivée dans le pays, captivel’attentiondesmédiasetdupub- son réalise ce que d’autres ne réus- Thompson collectionne des mor- lic en Asie, mais aussi en Amérique et sissent pas en une vie entière. Se ceaux de soie thaïlandaise. Elle le ailleurs. Car l’homme est loin d’être un spécialisant dans un art dont il ignorait séduit par ses combinaisons de inconnu : il suffit d’adresser une lettre tout, il crée une vaste industrie de la couleurs surprenantes et par sa à « Jim Thomson, Bangkok », pour soie en Thaïlande. Sa maison à Bang- texture irrégulière qui la distingue kok, qui abrite des trésors ar- des soies japonaise ou chinoise, tistiques de la région, est un plus souples. La différence vient de © UNESCO/Michel Ravassard chef d’œuvre architectural. la qualité des vers à soie. Parcours digne d’un roman Bien que la tradition siamoise de sur un accomplissement per- la culture du mûrier et de l’élevage sonnel, mais aussi sur des mil- du ver à soie soit attestée dès le liers de destins transformés. 13e siècle par un diplomate chi- Car le nom de Jim Thompson nois, c’est l’architecte américain qui est aujourd’hui celui d’une donnera à la soie thaïlandaise ses entreprise thaïlandaise floris- lettres de noblesse. Car à l’époque sante de renommée inter- où il s’installe à Bangkok, les tis- nationale, dont les produits serands se font rares : la tradition en soie remplissent les plus n’est perpétuée que par quelques belles vitrines des mégapoles musulmans du quartier de Benkrua. et décorent nombre d’hôtels Décidé de commercialiser la soie et de restaurants à travers le thaïlandaise, il se met en contact monde. avec eux. La plupart sont méfiants, mais l’un des chefs de famille, in- La soie trigué, décide de se lancer dans de Bangkok l’entreprise. C’est le début d’une Jim Thompson, architecte grande aventure. de formation, découvre En 1947, une valise pleine la Thaïlande en 1945. Il d’échantillons de soie, Thompson y est affecté comme of- s’envole pour New York. Une éditrice ficier de l’armée améri- de mode se passionne pour les tis- caine. La ville de Bangkok sus et lui offre aussitôt son soutien. compte à ce moment-là De retour en Thaïlande, il crée une Scène du spectacle thaïlandais qui s’est déroulé très peu d’immeubles et société dont il est actionnaire ma- le 18 mai à l’UNESCO, dans le cadre du Festival international de la diversité culturelle. d’automobiles, et les canaux joritaire et directeur. Il gère d’une fa- Le Courrier de l’UNESCO 2009 N°5 14 (•••)
Tour du monde au fil de la soie (•••) çon nouvelle l’entreprise qui emploie l’impression des tissus se fait aussi 90 % des actionnaires de la société en priorité des femmes, autorisées à bien à l’aide de pochoirs en bois que Jim Thompson sont Thaïlandais, travailler chez elles pour ne pas per- d’imprimantes numériques. Le con- dont un tiers des enfants et petits- turber leur vie familiale. Il introduit des trôle de la qualité et la finition à la enfants des premiers tisserands changements importants dans les main sont de rigueur, assurant un musulmans de Benkrua. modes de fabrication et remplace les bon compromis entre artisanat et teintures végétales par des peintures industrialisation. chimiques, tout en respectant les L’homme d’affaires américain couleurs traditionnelles de la soie. l’avait prédit : cette grande aventure D’après la conference de Eric B. Booth, de la Jim Thompson Thai Silk Company, Au début des années 1950, Thomp- de la soie thaïlandaise devait servir prononcée à l’UNESCO, lors du Festival de son ouvre un magasin à Bangkok qui à la prospérité du pays. Aujourd’hui, la diversité, en mai 2009 connaît un succès fulgurant. Bientôt il reçoit la visite de la reine Sirikit, qui n’a jamais ménagé ses efforts pour promouvoir l’artisanat et le patrimoine Champagne et soie : un mariage royal culturel thaïs. Elle devient sa cliente la Si le champagne est le roi des vins, © UNESCO/Michel Ravassard plus célèbre et la plus influente. Lors la soie thaïlandaise est la reine des soies – telle pourrait être la devise de ses visites officielles à l’étranger, du partenariat conclu entre le Comité elle porte des tenues confection- interprofessionnel du vin de nées en soies traditionnelles qui ne Champagne et l’Institut thaïlandais manquent pas d’attirer l’attention du de sériciculture. Symboles forts de grand couturier français Pierre Bal- leurs pays respectifs, le champagne main. De l’autre côté de l’Atlantique, français et la soie thaïe sont aussi victimes de leur succès : la contrefaçon Irene Sharaff, créatrice des costumes et l’usurpation du nom sont les deux pour la comédie musicale Le roi et Malgré l’industrialisation, la fabrication de la principales menaces que ce partenariat moi de l’Américain Walter Lang, in- soie thaïe dépend en grande partie des mains s’efforce de combattre. habiles des paysannes et ouvrières. augure toute une série de films qui contribueront au prestige de la soie Le champagne et la soie, qu’on-ils en pour son tissage broché, est prisée par thaïe. Les commandes affluent de commun ? Une aura d’élégance et de les plus grands couturiers et décora- toutes parts. charme, une longue histoire, un lien teurs d’intérieur du monde. intime avec leurs terres d’origine, des Malgré l’industrialisation, la fabrica- Préserver la tradition règles de fabrication strictes et… des tion de la soie thaïe dépend en grande À partir des années 1970, la fab- contrefaçons. partie des mains habiles des paysannes. rication de la soie est implantée dans Certes, le champagne français est pro- L’élevage des vers à soie ou encore le la province de Khorat, au nord-est tégé par une série de textes législatifs, dévidage, fil par fil, des cocons restent la de la Thaïlande. C’est en parcourant communément appelés le « Code du prérogative d’une myriade de petits pro- cette région agricole pauvre au climat champagne », qui définissent avec préci- ducteurs. Quant aux ateliers de tissages chaud, que la reine Sirikit mesure les sion sa provenance et sa production. qui rachètent ces fils, ils utilisent pour difficultés des paysans et leur pro- Mais le Comité interprofessionnel du la plupart des métiers à tisser et autres pose de relancer le tissage de la soie vin de Champagne doit se battre bec et techniques traditionnelles. et la teinture traditionnelle. En 1976, la ongles pour éviter l’usurpation de son in- En 2007, le Comité Champagne reine créera la fondation SUPPORT, dication géographique*. Cet organisme a répondu présent à la proposition visant à développer des activités ar- dont les origines remontent à la Com- de partenariat venant de l’Institut de tisanales en zone rurale et conserver mission de propagande et de défense la reine Sirikit et s’est fait l’avocat les anciennes techniques de fabrica- des vins de Champagne de 1930, doit de la soie thaïe. Grâce à son sou- tion. Aujourd’hui un millier de familles s’assurer qu’aucun autre vin mousseux tien, l’enregistrement de l’indication possèdent leurs propres champs de au monde ne puisse bénéficier de cette géographique de la soie de Lamphun mûriers et élèvent les vers à soie chez appellation. Tâche difficile, et pour cause auprès de l’Union européenne est eux. Les cocons, qui arrivent à matu- : le prestigieux nom « Champagne » en cours. Cette coopération est ap- rité au bout de 23 jours, sont vendus à est vendeur, donc alléchant pour les pelée à sensibiliser le public à la notion la ferme de Jim Thompson. falsificateurs. d’indication géographique et à con- De nos jours, le tissage, qui constitue De son côté, le jeune Institut thaïlan- tribuer à la sauvegarde de l’authenticité l’étape centrale dans le processus dais de sériciculture, créé en 2002, de ces produits emblématiques des pat- de la fabrication de la soie, est entre a pour objectif de faire reconnaître rimoines culturels français et thaïlandais. les mains de 600 tisserands, hom- l’indication géographique de la province mes et femmes, qui transmettent leur de Lamphun, productrice traditionnelle Katerina Markelova, savoir-faire de génération en généra- de soie. La soie de Lamphun, réputée Le Courrier de l’UNESCO tion. Concilient tradition et modernité, Le Courrier de l’UNESCO 2009 N°2 15
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