NOTES DE LECTURE - Revue Des Deux Mondes
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NOTES DE LECTURE De Gaulle, le dernier réformateur Le Milieu de terrain Jean-Louis Thiériot Patrick Besson › Hadrien Desuin › Isabelle Lortholary Cahiers de l’Herne n° 123. Mes vies secrètes Curzio Malaparte Dominique Bona Maria Pia de Paulis › Marie-Laure Delorme › Laurent Gayard L’Empreinte Genet à Tanger Alexandria Marzano-Lesnevich Guillaume de Sardes › Marie-Laure Delorme › Charles Ficat Le Bureau des légendes décrypté Un an et un jour Bruno Fuligni Pascal Bruckner › Agathe Atkins › Isabelle Lortholary Polices des temps noirs. France, Seuls les vivants créent le monde 1939-1945 Stefan Zweig Jean-Marc Berlière › Jean-Pierre Listre › Olivier Cariguel Colportage Nagori, la nostalgie de la saison Gérard Macé qui s’en va › Patrick Kéchichian Ryoko Sekiguchi › Lucien d’Azay Le Renard et les raisins. La révolution française et les La Conscience juive de l’Église. intellectuels allemands. 1789-1845 Jules Isaac et le concile Vatican II Lucien Calvié Norman C. Tobias › Eryck de Rubercy › Sébastien Lapaque Ma ralentie Le Retour des domestiques Odile Cornuz Clément Carbonnier et Nathalie › Loris Petris Morel › Sébastien Lapaque En marche ! Conte philosophique Benoît Duteurtre Le Peintre dévorant la femme › Charles Ficat Kamel Daoud › Bertrand Raison
notes de lecture De Gaulle, le dernier réformateur, lancé la France sur la voie de la moder- de Jean-Louis Thiériot, Tallandier, nisation (énergie nucléaire, TGV, la 208 p., 13,50 € Défense, Airbus). Il a haussé la politique au-dessus des querelles corporatistes et Une partie non négligeable des libé- des luttes de classes. C’est pourquoi raux-conservateurs français a vu dans faire de Charles de Gaulle un libéral, le général de Gaulle un cryptocommu- partisan du moins d’État possible, serait niste. Légitimé par la Résistance et le un deuxième contresens. Jean-Louis programme très social du Conseil natio- Thiériot rappelle qu’il est inspiré par nal de la Résistance, il a fait entrer Mau- les lectures d’Albert de Mun et de René rice Thorez au gouvernement avant de de La Tour du Pin, deux théoriciens du lâcher l’Algérie. Il serait donc à l’origine catholicisme social qui se sont évertués de la difficulté française à se réformer. à « décoloniser le salariat » à la fin du Jean-Louis Thiériot, un de nos rares XIXe siècle. Un compromis que socia- députés qui soit aussi un historien de listes et conservateurs allemands ont mis talent, s’oppose à cette vision simpliste en place dès les années cinquante et qui et revient sur les circonstances excep- est peut-être un des secrets de la réussite tionnelles de la fin 1958. En six mois, et du « capitalisme rhénan ». Cette mise muni des pleins pouvoirs, le fondateur au point est donc la bienvenue pour de la Ve République ramène l’économie ce quinquennat en quête d’un second française sur le droit chemin. Déva- souffle. › Hadrien Desuin luation, hausse des taxes, marché com- mun, la potion est amère mais la France retrouve son autonomie monétaire et Cahiers de l’Herne n° 123. Curzio budgétaire en très peu de temps. Il est Malaparte, dirigé par Maria Pia de fini le temps où Jean Monnet allait men- Paulis, 336 p., 33 € dier de nouveaux prêts à ses créanciers américains. On peut se serrer la ceinture « À l’aube, à travers la forêt calcinée, à condition de servir une cause qui nous les Finlandais découvrirent, émergeant dépasse : l’intérêt supérieur de la nation. d’une plaque d’albâtre qui s’étendait à Malheureusement, l’usure du pouvoir perte de vue, des centaines et des cen- et les maladresses face à la grève des taines de têtes de chevaux. Le givre mineurs en 1963 ont raison de l’élan les avait recouvertes d’un manteau de réformateur du Général. Son projet blanc bleuté. Dans leurs yeux dilatés, ambitieux de participation des salariés la terreur brillait encore comme une dans l’entreprise est saboté par l’action flamme. Tout le long de l’hiver, elles conjointe du patronat et des syndicats. demeurèrent ainsi, ces têtes mortes à Malgré tout, grâce à l’impulsion d’un la crinière glaciale, dures comme du petit « commando » réuni autour de bois, les lèvres contractées en un hen Jacques Rueff, le général de Gaulle a nissement désespéré. » Tous les lecteurs 176 FÉVRIER-MARS 2019
notes de lecture de Kaputt, publié en 1944, se sou- l’écrivain italien, les Cahiers de l’Herne viennent de cette scène emblématique sortent (enfin !) un volume consacré à d’un roman qui reste l’une des œuvres ce Transalpin essentiel, sous la direc- les plus marquantes du XXe siècle, écrite tion de Maria Pia de Paulis, spécialiste entre 1941 et 1944, entre l’Ukraine, la de littérature italienne et enseignante Pologne et l’Italie. L’auteur, journa- à l’université Sorbonne-Nouvelle. À liste de guerre sur le front de l’Est, fut travers une sélection de textes inédits, expulsé d’Ukraine en 1942 mais parvint de correspondances entre Malaparte, à faire passer les frontières à son manus- Bernard Grasset (qui publia Technique crit, cousu dans la doublure de son du coup d’État), Gabriele D’Annun- manteau. En 1943, il se lancera dans la zio et bien d’autres, de commentaires rédaction de La Peau, publié en 1949, de contemporains ou de spécialistes hallucinante chronique de la libération parmi lesquels on retrouve aussi bien de l’Italie et de la rencontre entre l’ar- Benjamin Crémieux qu’Éric Neuhof, mée américaine et un peuple latin que Max-Pol Fouchet et Frédéric Vitoux, Malaparte dépeint comme Fellini décrit ce volume redonne vie à un « Mala- les Romains dans Roma. De son vrai parte total, cohérent, et, dans le même nom Curt-Erich Suckert, Curzio Mala- temps, éparpillé à cause d’un investisse- parte a choisi comme pseudonyme un ment à la fois viscéral et lucide dans les antonyme de Bonaparte, comme pour défis de son temps, dont il voulait être rappeler ce qu’il devait à la France, pour la conscience vivante, parfois contra- laquelle il combattit durant la Première dictoire ». Investissement viscéral qui Guerre mondiale. Affabulateur cynique le mena des tranchées de la Première pour certains, pour d’autres dandy hor- Guerre mondiale aux champs de bataille ripilant ayant dangereusement frayé de la Seconde pour en faire l’un des plus avec le fascisme mussolinien, qui lui indispensables témoins des tragédies du fera payer la publication de Technique XXe siècle. › Laurent Gayard du coup d’État (1931), Malaparte reste pour tous le conteur de génie qui laisse derrière lui une œuvre baroque et deux Genet à Tanger, de Guillaume de romans qui sont parmi les plus grands Sardes, Hermann, 96 p., 12 € jamais écrits sur la guerre et la folie humaine. En 2011, Maurizio Serra Mythe littéraire du XXe siècle par nous avait déjà gratifiés d’une excel- excellence, Tanger a suscité d’ardentes lente biographie de Malaparte, men- passions chez de nombreux écrivains, teur génial passant la réalité au tamis mais s’il en est un qui fut associé à la de son imaginaire pour en faire ce que cité légendaire, c’est bien Jean Genet. Milan Kundera nommait la « beauté Qu’allait faire le plus célèbre clepto- qui délire ». En septembre 2018, autre mane des lettres françaises dans cette bonne nouvelle pour les admirateurs de contrée marocaine, alors qu’il n’écrivait FÉVRIER-MARS 2019 177
notes de lecture plus depuis des années ? Dans un délicat port un point d’ancrage qu’il n’a fina- essai, le romancier Guillaume de Sardes lement pas trouvé. Ne restent que des (Le Dédain, Grasset, 2012 ; L’Éden la flâneries et les échos d’un style unique. nuit, Gallimard, 2017) a mené sa propre › Charles Ficat enquête à la recherche du fantôme et de ses souvenirs. Si Genet avait déjà évoqué la célèbre ville, dans le Journal du voleur Un an et un jour, de Pascal (1949) notamment, il n’y débarquera Bruckner, Grasset, 224 p., 18 € que vingt ans plus tard, alors que l’âge d’or touche à sa fin. Le statut internatio- Pour raconter le monde comme il va nal dont jouissait la ville n’a plus cours – ou comme il ne va pas –, certains depuis plus d’une décennie. Bien sûr optent pour l’essai, l’enquête, le pam- quelques hôtes célèbres maintiennent le phlet, le roman réaliste ou la science- prestige du lieu, mais l’heure n’est plus fiction. Pascal Bruckner, lui, invite au à la splendeur de la fête. On ne saura conte ou à l’allégorie. Dans Un an et un jamais vraiment ce qu’en pensait Genet, jour, au départ, tout semble « normal » comme il n’a pas écrit sur cette ville qui et on y entre comme dans une fiction l’accueillait à la fin des années soixante. romanesque classique, ou presque : Jéza- Sur place, il évite les Occidentaux expa- bel Thevanaz est la fille d’un horloger un triés, dont le plus illustre représentant peu fou et, quand l’histoire commence, est Paul Bowles. Il chérit davantage le la jeune femme embarque à Roissy pour contact des Marocains, tel le célèbre se rendre au Canada afin d’apporter à écrivain Mohamed Choukri, l’auteur un ami de son père la dernière création du fameux Pain nu, traduit en 1980 par du défunt : une montre savante. Roissy, Tahar Ben Jelloun. Il séjourne à l’hôtel donc : l’avion roule sur le tarmac, l’hô- El-Minzah, une institution locale, traîne tesse de l’air commence ses démonstra- dans sa chambre et se laisse gagner par tions de sécurité (chaque détail compte l’inertie de la ville, où il peut donner dans la mise en place de l’absurde) libre cours à ses mœurs. Puis Genet avant d’enchaîner… par un strip-tease ! s’éloignera non du Maroc, mais de À cet instant de sa lecture, le lecteur Tanger, et préférera séjourner à Larache s’étonne et sourit… et le livre bascule chez son ami Mohamed El-Katrani et sa dans l’étrange, entre farce et angoisse, famille : c’est là qu’il composera en par- page après page. Turbulences, atterris- tie Un captif amoureux, qui sera publié sage forcé aux États-Unis sur une piste après sa mort. C’est d’ailleurs dans cette d’aéroport minable, il fait nuit noire et petite commune qu’il repose, face à le paysage est recouvert de neige. Mais l’océan Atlantique. Le mérite de ce bref Jézabel trouve finalement refuge dans récit est de rappeler une présence, un un hôtel de la région, le Plazza, bâti- séjour. Genet, lui aussi, est passé – lon- ment gigantesque, tortueux et uni- guement – à Tanger, cherchant dans ce quement occupé, semble-t-il, par trois 178 FÉVRIER-MARS 2019
notes de lecture insomniaques. La jeune femme prend un désaveu de sa fin sinistre. Car enfin, une chambre, s’endort… et à son réveil, aller se suicider dans une ville brési- le cauchemar s’emballe : lorsqu’elle lienne aussi kitsch et moite que Petró- veut payer sa note, la réceptionniste polis en 1942… au chignon mouvant (tantôt à gauche, Eh bien, fallait-il qu’il fût désespéré, tantôt à droite, jamais au milieu) lui et ceux qui ont fait de son suicide une annonce qu’elle n’a pas dormi une faiblesse après avoir raillé ses supposées nuit… mais trois cent soixante-six ! insuffisances et sa notoriété tapageuse Pour payer l’addition, Jézabel devra se ont le dédain facile ! consacrer aux labeurs les plus vils et Car tout est dit pour Zweig dès 1918. Et dans les étages les plus hauts, qui sont les son succès immense tient, bien entendu, plus bas dans la hiérarchie du Plazza… à son talent mais aussi à ce qu’il incarne On l’aura compris, c’est dans la lignée la perception de la fin sans retour de la d’un Franz Kafka que Pascal Bruckner vieille Europe, que l’on ressent à la lec- s’inscrit, et les mésaventures de Jéza- ture accablée de ces pauvres, et parfois bel rappellent celles de Joseph K. dans étranges, écrits de guerre. Le Procès. Qu’elle ait affaire à la grasse Ostende, le 1er août 1914. Personne ne nourrice pour adultes, à la matrone veut croire à la guerre, mais la langue sèche des femmes de chambre, aux française, que l’on a tant aimée, « semble clients, au portier ou à la directrice de prendre soudain une résonance hos- l’établissement, Jézabel évolue en pays tile ». Et Zweig, dans la fièvre des pre- irrationnel. Des images d’un film de miers affrontements, avance qu’« il n’est Tim Burton viennent à l’esprit, avec ses d’autre manière de penser à l’Allemagne personnages outrageusement maquillés qu’en termes d’une confiance pleine et et grimaçants, tantôt effrayants, tantôt inconditionnelle ». comiques. Car c’est au spectacle d’un Une vitalité nouvelle happe des mil- monde à l’envers, non sans cohérence ni lions d’hommes vers des horizons système, mais avec une cohérence et un enflammés, dans l’excitation mauvaise système pervertis, que Bruckner nous d’un « monde sans sommeil » et, en convie : le nôtre ? › Isabelle Lortholary septembre 1914, Zweig pense à ses amis d’en face dans un adieu déjà loin- tain car il reconnaît que « le moindre Seuls les vivants créent le monde, paysan d’Allemagne du Nord m’est de Stefan Zweig, traduit par David plus proche en ces heures que vous- Sanson, Robert Laffont, 176 p., 15 € mêmes, mes chers amis… ». Lors de la reprise de la Galicie en 1915, Le titre de ce recueil d’articles et de Zweig veut voir dans les paysages calci- reportages publiés par Stefan Zweig nés qu’il traverse « l’ivresse de la recons- dans la presse de langue allemande truction » et une énergie qui viendra à entre 1914 et 1918 pourrait passer pour bout de la guerre. FÉVRIER-MARS 2019 179
notes de lecture Et voilà Le Feu d’Henri Barbusse en Colportage, de Gérard Macé, 1916. La véracité de ce livre pacifiste Gallimard, 590 p., 29 € annonce pour Zweig « la conscience française d’aujourd’hui et, peut-être, la Il y a d’abord une présence. Non pas fraternisation européenne de demain ». celle d’un moi triomphant, d’une forte Mais la guerre n’en finit pas. Début personnalité, comme on dit. Gérard 1918, le spectacle des « insouciants » Macé est un homme discret et l’écrivain, dans les palaces de Saint-Moritz est le poète en lui ne le sont pas moins. écœurant. Alors, en juillet-août, fourbu Les trois volumes de ses Pensées simples et doutant des vieilles recettes de la (Gallimard, 2011, 2014 et 2016) déve- rhétorique et de la politique, Zweig en loppaient et illustraient cette idée de vient à prôner le défaitisme, bien au- présence réservée, mais non moins obs- delà donc du pacifisme. N’ayons pas tinée. « J’aime réfléchir en ne pensant honte d’être les plus faibles, « soyons les d’abord à rien… », écrivait-il. Ce qui capitulards des temps de fer ! ». a les apparences d’un paradoxe est en D’ailleurs, en octobre 1918, les États fait une ligne de conduite, de pensée, d’Europe ne ressemblent plus qu’à des une morale aussi. La morale vivante, bas-fonds d’où ne s’exhale que l’odeur en alerte, d’un lecteur. Elle est présente, du sang, qui rend le jugement mauvais en majesté pour ainsi dire, dans ce gros et l’esprit opaque. La « dévaluation des volume qui reprend et développe une idées » et une nécessaire réévaluation des importante série d’analyses littéraires, au existences individuelles en procèdent ; sens large de l’expression. Trois volumes une seule réalité : la vie humaine. de ce « colportage », dont l’un de tra- Une paix poussive a fait taire les canons ductions commentées d’auteurs italiens, mais Zweig n’est plus qu’un survivant, publiés au Promeneur en 1998 et 2001 arborant un sourire de dandy triste et sont repris ici, et développés. En tout une urbanité presque obséquieuse dans cela, l’érudition trouve son horizon, ses multiples apparitions publiques et l’hétéroclite son unité. mondaines, dont on peut penser qu’il Unité invisible qu’exprime cette figure, en usait comme une manière de s’étour- déjà citée mais essentielle, du lecteur dir. Et il va devoir bientôt fuir, toujours et, en filigrane derrière elle, celle du plus loin, une Europe en lambeaux qui critique. De l’artiste donc, comme le rejette, lui qui n’avait jamais songé disait Jean Starobinski – justement à sa judéité auparavant… En fait, s’il salué ici par Gérard Macé –, qui asso- écrivit Le Monde d’hier dans ses derniers ciait magnifiquement cet artiste au mois, il portait en lui ce livre sombre saltimbanque. En fait, c’est l’homme depuis la Grande Guerre. C’est son der- tout entier qui lit et qui vit, la lecture nier cri d’effroi. Il vient clore, au fond, (et l’art) étant l’une des expressions de les articles désespérés d’autrefois. › Jean- son existence. C’est lui qui parle ici, qui Pierre Listre réfléchit à voix haute et distincte. On ne 180 FÉVRIER-MARS 2019
notes de lecture peut citer toutes les voies, et toutes les grand enthousiasme de la majorité des voix, ici empruntées, écoutées, colpor- esprits éclairés allemands à l’avènement tées. Joseph Joubert, Francis Ponge ou de la révolution française mais au défi Jean Tardieu, Louis-René des Forêts ou nostalgique par lequel des démocrates Maurice Blanchot, Jorge Luis Borges ou allemands tentèrent en vain, durant la Giacomo Leopardi, Gabriel Bounoure période qui précéda la révolution de et Edmond Jabès… Mais il y a aussi 1848 et par ce soulèvement lui-même, des peintres, des photographes surtout. d’accorder l’histoire de leur pays avec les Et à la fin, comme énigme non résolue, idéaux politiques de 1789. comme question intime suspendue, La Et parce que l’histoire de l’Allemagne se Muette de Raphaël. Comme il l’évoquait singularise par l’absence de révolution à propos de Blanchot, la parole disparaît politique, un des objets de la réflexion ici, mais n’est pas, ne peut être abolie. développée par Lucien Calvié est de › Patrick Kéchichian déterminer si l’idée d’une révolution sociale ou prolétarienne, avancée par Marx de 1843 à 1845-1846, ne serait Le Renard et les raisins. La pas « un nouvel avatar de la révolution révolution française et les idéale comme succédané de l’impossible intellectuels allemands. 1789- révolution politique en Allemagne ». 1845, de Lucien Calvié, Inclinaison, Autrement dit de déterminer si, face à 294 p., 18 € ce que Marx a appelé la misère politique allemande, « les séduisants raisins mûrs Dans l’historique de la révolution de l’inaccessible révolution politique » française et de ses répercussions hors ne lui étaient finalement devenus « d’in- de France, les intellectuels allemands digestes et repoussants raisins verts ». Et tiennent assurément la place la plus partant de là, de tenter de comprendre importante en occupant tout un pan dans quelle mesure le matérialisme his- de l’histoire des idées. C’est l’année du torique de Marx, tel qu’il se constitua bicentenaire, en 1989, que Lucien Cal- théoriquement à partir de 1845-1846, vié, germaniste de formation, avait fait peut être interprété comme le « résultat paraître sur le sujet un livre qui emprun- d’une démarche intellectuelle idéaliste tait son titre à une fable de La Fontaine et comme la pointe extrême, l’ultime bien connue. C’est sous ce même titre, crispation, de l’idéalisme allemand ». illustrant la relation qu’entretinrent En effet, si la Révolution laissa des traces bien des intellectuels allemands avec la profondes dans tous les États allemands Révolution comme « réalité historique » du XIXe siècle, il n’en reste pas moins et « comme mythe fondateur », qu’il que la bourgeoisie allemande, à la fois reparaît aujourd’hui dans une édition fascinée et effrayée par les révolutions revue et augmentée. Il faut y voir, en qui eurent lieu en France en 1789, effet, une allusion, non seulement au 1830 et 1848, n’eut pas la force néces- FÉVRIER-MARS 2019 181
notes de lecture saire pour instaurer elle-même et par ses est relu dans Ma ralentie d’Odile Cor- propres moyens un État national consti- nuz, qui reprend à son compte la voix tutionnel. Ainsi le livre très documenté féminine dans un dialogue intimiste. À de Lucien Calvié est-il une investigation la fois conversation avec une part d’en- entreprise dans la perspective d’apporter fance et journal d’une métamorphose, quelque clarté à cette énigme de l’his- ce texte sans histoire évoque lui aussi toire de l’Allemagne, jusqu’au nazisme une chute qui est un face-à-face avec et jusqu’à nos jours, qui est celle de la l’ombre. Mais cette plongée devient singulière histoire intellectuelle des Alle- ici le prélude à une sérénité reconquise mands. Pour autant il n’est ni un tableau avec lucidité, dans un acquiescement d’ensemble de l’histoire de l’Allemagne à l’imperfection et aux contradictions ni de sa pensée philosophique mais le humaines, à travers ces vertus pas- rappel, au fil des chapitres, d’auteurs sives dont notre époque a urgemment et de courants idéologiques comme le besoin : la lenteur, la distance, l’écoute, « jacobinisme », les libéraux et radicaux, la modestie, la conscience des limites, la le mouvement Jeune-Allemagne, la suspension du jugement, l’imaginaire, gauche hégélienne qui confirment tous, l’apparente inutilité. « De ceux qui se d’une manière souvent contrastive, la placent sous une bannière autre que celle passionnante thèse de l’impossible révo- de l’humain je me méfie », avertit Odile lution politique allemande sous la judi- Cornuz, qui se glisse entre les lignes de cieuse forme d’une interprétation de la Michaux en amplifiant chacune de ses fable du Renard et des raisins. › Eryck de phrases, point de départ ou d’arrivée, Rubercy entre légèreté et gravité. Qu’on en juge : le « on déguste » initial et épicurien de Michaux devient, dans un humour Ma ralentie, d’Odile Cornuz, sérieux, « on en prend plein la figure. Éditions d’Autre Part, 160 p., 20 € C’est la sensibilité, paraît-il […] » ; plus loin, le « on fait la perle » de Michaux se « Ralentie, on tâte le pouls des choses ; mue en « tu aimerais vivre au fond d’un on y ronfle ; on a tout le temps ; tran- coquillage […] ». Entre repli et déploie- quillement, toute la vie […] On fait la ment, dans des verticalités assumées, le perle. On est, on a le temps. On est la texte interpelle, dans une rigueur toute ralentie. » Dès sa parution en 1936 dans classique, à la fois hommage à Michaux le recueil Entre centre et absence, la prose et tentative aboutie de se glisser dans poétique comme hallucinée de « La les possibles de son texte. « Tu deviens ralentie » de Henri Michaux frappe par toi. Tu deviens quelqu’un d’autre. ses raccourcis fulgurants et une densité Ça dépend des jours. Tu traverses des qui sera sensible jusqu’aux aphorismes brouillards. Ça ne fait rien. » Un vibrant de Poteaux d’angle (1978). Rédigé en appel à serpenter et à se méfier des lignes Amérique du Sud, ce poème décapant trop droites. « Fallait-il accepter que la 182 FÉVRIER-MARS 2019
notes de lecture vie serpente ? On ne savait pas que la vie discriminations. » Ce voyage d’étude serpentait. On ne savait pas qu’il fallait offre au député novice l’occasion d’ex- accepter. » › Loris Petris plorer Sbrytzk, la capitale, mais aussi la campagne et ses fermes sans animaux, jusqu’à ce qu’un conflit éclate et que En marche ! Conte philosophique, le destin de Thomas bascule suite aux de Benoît Duteurtre, Gallimard, accusations portées contre lui au sujet 224 p., 18,50 € d’une femme handicapée. Le récit danse, sans faiblir à aucun Au fil de ses livres, Benoît Duteurtre moment. Duteurtre n’est dupe de rien, n’en finit pas d’ausculter le monde sans aigreur ni agressivité. Après Livre contemporain avec ses manies, ses pour adultes (2016), important roman bizarreries et ses errements. Ces travers symphonique, et La Mort de Fernand qui nous irritent la plupart du temps Ochsé (2018), il poursuit patiemment la s’agissant de nos libertés, de l’usage de construction de cette œuvre qui occupe la langue ou de l’esthétique publique, une place singulière dans le paysage lit- il sait les retourner en sa faveur et nous téraire entre la satire contemporaine et faire sourire. Il y a de la jouissance tein- une inclination pour la douceur inéga- tée de malice à lire Duteurtre. Ce nou- lée des temps passés. › Charles Ficat veau « conte philosophique », adapté à l’heure du maître des horloges, prolonge cette veine avec bonheur. L’auteur a lu Le Milieu de terrain, de Patrick son Voltaire, son Orwell, sans oublier Besson, Grasset, 234 p., 18 € Le Sceptre d’Ottokar, qui constitue une source non dissimulée de cette brillante À tort ou à raison, Alfred Hitchcock sotie. Un député fraîchement élu à disait que trois choses étaient nécessaires 28 ans, Thomas, décide de se rendre en pour faire un bon film : une bonne his- Rugénie, jeune État d’Europe centrale, toire, une bonne histoire et une bonne adepte des théories les plus progressistes histoire. Pour « faire » un bon livre, on grâce à l’influence de l’économiste Ste- serait tenté de dire que c’est l’inverse : pan Gloss, afin d’y étudier la mise en peu importe l’histoire, tout est dans œuvre de ces politiques d’avenir. Atta- la manière de la dire, la littérature ché à citer le modèle rugène en exemple, est affaire de ton, de style. Le dernier Thomas pourrait ainsi observer sur place roman de Patrick Besson en est une la pertinence de ces actions publiques : belle illustration. Un club de foot d’une « La jeune République [...] était apparue ville moyenne près d’Arcachon, dont comme un exemple de société “ouverte l’équipe est pour la première fois depuis et responsable”, conjuguant réduction plusieurs années remontée en deu- des déficits publics, programme éco- xième division ; un nouvel entraîneur logique ambitieux et lutte contre les y est engagé, afin d’assurer son main- FÉVRIER-MARS 2019 183
notes de lecture tien en Ligue 2, voire viser la Ligue 1. un fait : la littérature, art supérieur, rend Cet entraîneur, lettré et désenchanté, possible et beau l’inimaginable ou le le ventre un peu moins ferme qu’avant, banal. › Isabelle Lortholary s’appelle Elvis, roule à moto et a été marié deux fois, successivement divorcé et veuf. On l’aime d’emblée, allez savoir Mes vies secrètes, de Dominique pourquoi. Pourtant le foot, ses ligues Bona, Gallimard, 320 p., 20 € et ses subtilités de jeu, on s’en fiche un peu. Pourtant cet homme vieillissant a Au cœur de ses recherches, une question des désirs décevants : ne s’éprend-il pas silencieuse : « Pourquoi s’intéresser à la d’une jeune femme de trente ans sa vie des autres plutôt qu’à la sienne ? » cadette ? Ensuite, que le club dont il a la La biographe de Romain Gary, Colette, responsabilité gagne ou pas ; que la belle Stefan Zweig et Camille Claudel nous Inès dont il s’amourache soit mariée à offre une réflexion intime sur ses choix l’un des joueurs de son équipe et qu’elle de sujets, sa manière de travailler, sa soit peut-être sa fille (au sens propre place au milieu des autres. Elle raconte comme au sens figuré), l’important n’est les rebuffades, les échecs, les bonheurs, pas là, ni ce qui retient la lecture. Ce qui les embûches, les rencontres de ses dif- affleure et que la manière Besson, nos- férentes enquêtes. Dans Mes vies secrètes, talgique et acide, tendre et moqueuse, Dominique Bona se confesse en demi- rend avec talent est ailleurs : c’est le teinte. Elle se livre entre les lignes. temps qui passe et la radiographie des On visite la ville d’Arcachon, on entend vies bourgeoises de province. Elvis, des excuses posthumes, on étudie La Jeune homme de 60 ans, a les interrogations Parque de Paul Valéry. Dominique Bona d’un homme de son siècle, qui sait qu’il sait qu’il est enrichissant d’éclairer l’écrit lui reste moins à vivre qu’il n’a déjà vécu par la vie. On ne lit pas de la même façon et que le monde qu’il aimait (le monde l’œuvre de l’austère Valéry si l’on sait du foot et le monde tout court) ne qu’il a connu les déraisons de la passion. reviendra plus. Les enfants grandissent, À chaque fois, la biographe se confronte les femmes ont des désirs immenses, les à un mystère. Comment expliquer le suc- matchs se perdent et se gagnent suc- cès actuel de Stefan Zweig, incarnation cessivement. Ainsi, « les enfants sont même d’une époque disparue ? Pourquoi des mélanges, autrement dit des cock- Paul Claudel a-t-il terminé à l’Académie tails. Il faut les boire sans se soucier de française et sa sœur Camille dans un asile l’avenir où ils disparaîtront » ; ou encore public d’aliénés ? Qu’est-ce qui se cache « les enfants n’ont pas de cœur car ils derrière le masque impénétrable de Gala savent que cela les tuerait » ; ou encore, Dalí ? Y a-t-il eu une histoire d’amour à propos d’une femme qui joue les Cas- secrète entre Berthe Morisot et Édouard sandre : « Ses cheveux lui tombent sur Manet ? Dominique Bona a consacré les épaules comme de la pluie ». C’est une biographie à Berthe Morisot. Dans 184 FÉVRIER-MARS 2019
notes de lecture un jeu de miroirs, l’écrivaine avoue avoir nous ne mentionnons que les moments voulu creuser dès l’enfance son propre de bonheur, peut-être seront-ils les sillon, même modeste. Berthe Morisot seuls à exister. » Tout y est vrai. Parfois, a réussi à ne sacrifier ni le bonheur de il y a trop de détails et parfois trop de sa famille ni sa vocation d’artiste. Elle a blancs. On apprend des choses qu’on voulu créer. Dominique Bona rend un préférerait ignorer ; on ignore des choses jour visite à Clara Malraux, première qu’on aimerait savoir. Alexandria Mar- femme d’André Malraux, dans son zano-Lesnevich est fille d’avocats. Elle a appartement de la rue de l’Université. été victime durant son enfance de son Au moment du départ, Clara Malraux grand-père pédophile. Dans L’Empreinte, lui parle d’un tableau de Manet. Il s’inti- on trouve ainsi une double enquête. tule Le Balcon. La femme brune habillée L’auteure tente de reconstituer la vie de de blanc appuyée à une balustrade verte, Rick Langley ; le récit des différents pro- c’est Berthe Morisot. Elle semble perdue cès est stupéfiant. Elle livre un portrait dans ses songes. Clara Malraux dit alors d’une Amérique misérable, où les enfants à Dominique Bona : « Il ne faut pas res- sont les premières victimes. ter assise au balcon. Il faut participer ! Il L’Empreinte est un texte hybride entre faut vivre ! » › Marie-Laure Delorme enquête, autobiographie et journalisme. L’auteure s’intéresse à la manière dont on regarde sa vie. On s’invente des his- L’Empreinte, d’Alexandria Marzano- toires pour rendre son passé présentable. Lesnevich, traduit par Héloïse « Il est bien possible que ce que l’on voie Esquié, Sonatine, 470 p., 22 € en Ricky dépende davantage de qui l’on est que de qui il est. » Elle rappelle ainsi En 2003, Alexandria Marzano-Lesnevich, qu’il est bon de se connaître quand on étudiante en droit à Harvard, visionne les prétend connaître les autres. › Marie- confessions d’un tueur emprisonné en Laure Delorme Louisiane, Rick Langley, accusé d’avoir tué un enfant de 6 ans en 1992. Elle a 25 ans et milite contre la peine Le Bureau des légendes décrypté, de mort, mais elle souhaite alors l’exécu- de Bruno Fuligni, préface d’Éric tion du criminel. Elle veut comprendre Rochant, Éditions de l’Iconoclaste, pourquoi. Pour cela, elle passera plus 272 p., 22,90 € de dix ans à tenter de démêler l’affaire Rick Langley. Car dans l’histoire de cet Après Le Bureau des légendes. Diction- homme gît aussi sa propre vie. Au cours naire de l’espionnage d’Agnès Michaux de son enquête, elle changera de point (illustré par Anton Lenoir, Canal+ et de vue sur le droit, sur son passé, sur la The Oligarchs Éditions, 2017), la série nature humaine. réalisée par Éric Rochant et diffusée dans L’Empreinte nous parle du silence. « Si plus de cent pays tient son livre défini- FÉVRIER-MARS 2019 185
notes de lecture tif. L’historien Bruno Fuligni déterre de et retournèrent les jardins. Le député longue date les archives d’État les plus gaulliste de Paris Jacques Marette (par secrètes. Dans Le Bureau des légendes ailleurs frère de Françoise Dolto), de décrypté, il a composé « un vrai manuel retour de Pologne, brisa l’omerta à d’espionnage » en s’inspirant des situa- l’Assemblée nationale : « Dans un pays tions traversées par Malotru, Moule à démocratique, l’opinion doit être tenue gaufres, Phénomène et leurs collègues au courant et [...] lorsqu’on prend la de la « caserne Mortier », « centrale » main dans le sac un service étranger, la de la Direction générale de la sécurité meilleure sanction est encore la publi- extérieure. Chacune des dix-huit leçons cité ; c’est aussi une dissuasion pour richement illustrées s’appuie sur une l’avenir. » Un parlementaire lanceur réplique ou une situation d’un épisode d’alerte ? C’est une des pépites de ce puis glisse vers la réalité historique ou livre collector qui met au jour les fon- contemporaine. Vous saurez tout sur les dations fictionnelles d’une série culte techniques d’interrogatoire des services solidement arrimée aux us et coutumes français mais aussi étrangers, la filature, du renseignement. › Agathe Atkins les procédés de déguisement, l’art du grimage, les recettes d’encre sympa- thique et le combat au corps-à-corps. Polices des temps noirs. France, Le Bureau des légendes décrypté fait la 1939-1945, de Jean-Marc Berlière, part belle aux coups de projecteur his- préface de Patrick Modiano, Perrin, toriques et aux trésors conservés par nos 1 360 p., 35 € services. Avec les objets et les documents qui sont révélés, le mythe s’efface devant L’attitude des forces de l’ordre pendant la réalité. Des armes secrètes de la guerre les années noires est un objet d’étude froide sortent des réserves : le parapluie récent. Jean-Marc Berlière en est l’un bulgare ou le rouge à lèvres qui cache un des spécialistes les plus affûtés. Par quel pistolet miniature, œuvre du KGB. De versant aborder son dictionnaire massif vieilles affaires sont mises en lumière. – presque 1 400 pages – sur les polices Inédite, une lettre d’Alexandre de et la gendarmerie de 1939 à 1945 ? Marenches, directeur général du Sdece, L’entrée « Archives : un trésor – et des l’ancêtre de la DGSE, tirait la sonnette fantasmes – inépuisable » est un bon d’alarme au sujet des locaux diploma- préambule. Ballotées entre destruc- tiques français mis sur écoutes à l’étran- tions, mises au secret, pillages allemand ger. Pendant sa construction, la nouvelle et soviétique puis récupérations, les ambassade française à Varsovie avait archives de la répression produites par été truffée de 42 micros découverts en de multiples services connurent nombre 1973. Armés de leurs « poêles à frire », de péripéties. Par bonheur pour les his- les techniciens de la section Aspiro du toriens, la précaution de l’administra- Sdece désossèrent tout le bâtiment tion française de tripler ou quadrupler 186 FÉVRIER-MARS 2019
notes de lecture les rapports et l’habitude allemande Reconnus « justes parmi les nations », d’envoyer des copies des synthèses à une ils tempèrent les jugements à charge sur foule de services ont compensé une par- ces hommes dans la tourmente. › Olivier tie des disparations. Cariguel Parallèlement aux forces officielles héri- tées de la République, les services de sécurité des partis collaborationnistes, Nagori, la nostalgie de la saison les officines antisémites, les polices qui s’en va, de Ryoko Sekiguchi, auxiliaires, supplétives ou d’occasion, P.O.L, 140 p., 15 € de faux policiers et de faux résistants FFI ont pullulé. L’impunité dont béné- Ryoko Sekiguchi est une esthète. Cette ficiaient d’anciens truands sortis des Japonaise, qui écrit aussi bien en fran- geôles par les Allemands, qui en firent çais que dans sa langue maternelle, leurs sbires, a révélé l’impuissance des s’est intéressée à un concept d’une policiers et des gendarmes légaux. Déla- grande délicatesse, nagori, qu’elle définit tion, persécution des juifs, chasse aux comme la nostalgie de la saison qu’on résistants et aux trafiquants du marché ne laisse partir qu’à regret. On peut noir, crimes crapuleux, retournements aussi éprouver ce sentiment pour un de veste, agents doubles et résistance lieu ou une personne, voire un objet ou sous couverture policière ont alimenté un acte évoquant un moment qui nous « le frisson de l’interdit et la rhétorique a marqués. Ce mot, ajoute-t-elle, dérive du sujet tabou », avec des stéréotypes à de nami-nokori, qui désigne l’empreinte la clé. laissée par les vagues après qu’elles se Comment alors sortir des modèles du sont retirées de la plage. C’est « quelque gestapiste français de la rue Lauriston, chose qui persiste, comme ces quelques du policier qui prévient une heure avant fleurs restées sur l’arbre à la fin de la sa visite une famille juive qu’elle va être saison ». Séquelle ou plutôt rémanence raflée ou du gendarme passif en faction sensible, ce phénomène s’apparente à au camp de Drancy ? Les policiers et gen- la persistance des images rétiniennes ; il darmes « “soldats de la loi”, acculturés à « porte une sorte de résignation, l’idée obéir au pouvoir légal et à la loi » ont renâ- d’un destin qu’on ne saurait modifier », clé à désobéir aux ordres de la répression et il accompagne le plus souvent une raciale. Mais ils étaient plus xénophobes séparation, la prolongeant à volonté qu’antisémites. À lire, en contrepoint, comme un point d’orgue. On espère l’étude de cas de l’historienne israélienne que le terme viendra enrichir le lexique Limore Yagil Désobéir. Des policiers et des français, qui a déjà incorporé la saudade gendarmes sous l’Occupation. 1940-1944 portugaise, car, comme dit Ryoko Seki- (Nouveau Monde éditions, 2018) sur guchi, le fait de « mettre un mot sur la les 68 policiers et gendarmes qui furent chose permet qu’on en ait un ressenti animés d’un « devoir de désobéissance ». plus net ». FÉVRIER-MARS 2019 187
notes de lecture À partir de ce concept, elle s’interroge sur de l’enseignement secondaire dans la les divers types de temporalité, cyclique première moitié du XXe siècle. Albert ou linéaire, mais aussi historique, bio- Malet tué au front en 1915, c’est logique ou botanique. « Dans nagori, en réalité le seul Jules Isaac, fils d’un attachement, nostalgie et temporalités se militaire de carrière alsacien ayant mêlent », nous dit-elle. En osmose avec opté pour la France en 1871, reçu au la nature, les sensations se juxtaposent, se concours de l’agrégation en 1902, qui superposent et s’interpénètrent parfois : a assuré la refonte et la rédaction des « Le début d’une saison est toujours le fameux manuels d’histoire dans les nagori de la saison précédente, on n’est années vingt et suivi leurs rééditions jamais tout à fait dans une seule saison. » successives jusqu’au début des années C’est que la saison est le temps des émo- soixante, avec une interruption sous tions et de la subjectivité, souligne notre l’Occupation. Le régime de Vichy avait théoricienne. Chaque culture lui prête en effet ordonné une mise sous tutelle une symbolique différente en fonction de des manuels scolaires dès le 21 août ses préférences (je songe à celle des Ita- 1940, chassant les juifs du système liens pour l’amer). Dans un haïku aussi, scolaire français. Pour Jules Isaac, répu- un « mot de saison » s’impose. Ce peut blicain, laïque, de centre gauche, figure être nagori. Il fait penser à la fameuse éclatante du « franco-judaïsme », ce coutume de l’o-miokuri, « le regard qui fut une grande souffrance. Plus grande prolonge le lien entre deux personnes, encore a été la souffrance que lui a cau- même après le départ », comme une sée la déportation de sa femme Laure, queue de comète. de son fils, de sa fille et de son gendre. Dans la lignée du Lierre de Yoshino de Seul son fils est revenu sauf d’Alle- Junichirō Tanizaki, ce bel essai tout magne. Jules Isaac était cependant un hérissé de notes de bas de page est une homme de paix. Au lendemain de la brève esthétique de l’éphémère et de la guerre, il a travaillé à faire extirper toute nostalgie. › Lucien d’Azay trace d’antisémitisme de la liturgie et du corpus chrétiens. Dans sa solide biographie, Norman C. Tobias éclaire La Conscience juive de l’Église. cet autre versant, souvent méconnu, de Jules Isaac et le concile Vatican II, la vie de cet esprit libre qui s’est battu de Norman C. Tobias, préface de seul, ou presque, pour dissiper les Robert O. Paxton, Salvator, 388 p., ténèbres distillées par « l’enseignement 22 € du mépris ». Le livre du juriste et his- torien canadien détaille le déroulement On se souvient généralement de Jules de la conférence judéo-chrétienne de Isaac (1877-1963) comme du coau- Seelisberg, qui s’est tenue dans un petit teur des six tomes du « Malet et Isaac » village suisse en 1947 pour défaire qui ont servi de base aux professeurs le nœud de siècles de malentendus 188 FÉVRIER-MARS 2019
notes de lecture entre juifs et chrétiens. Il souligne le et Nathalie Morel se sont penchés sur rôle joué par Jules Isaac dans la prise ce phénomène notable depuis le début de conscience progressive des papes des années quatre-vingt-dix afin de Pie XII et Jean XIII et la rédaction de montrer à quel point il était synonyme Nostra Ætate, la déclaration du concile de qualité d’emploi dégradée : « temps Vatican II sur les relations de l’Église partiels, faibles salaires, absence de catholique avec les religions non chré- perspectives d’évolution, pénibilité tiennes et singulièrement avec les juifs, des conditions de travail ». Ajoutons « chéris de Dieu ». › Sébastien Lapaque un recul terrifiant dans les luttes pour l’émancipation économique féminine. « Les tâches domestiques ont long- Le Retour des domestiques, de temps été exclusivement féminines. Clément Carbonnier et Nathalie Cette surreprésentation est toujours Morel, Seuil, 112 p., 11,80 € très marquée, 96 % des salariés étant des femmes. Pour cette raison, les qua- « Les tâches ménagères ne sont pas lifications requises sont pensées comme sans noblesse », dit comiquement « naturelles » plutôt qu’acquises (par Jean Lefebvre dans une scène fameuse l’éducation ou la formation), ce qui est du film Les Tontons flingueurs. C’était lourd de conséquences pour leur recon- en 1963, âge d’or de l’électroména- naissance sous forme salariale ou pour ger. Une époque où l’on croyait pou- les possibilités de progression de car- voir rire d’anciennes servitudes dont rière. » Très sévères dans leurs conclu- on pensait qu’elles ne reviendraient sions, Clément Carbonnier et Nathalie jamais. Privée de la rente qui lui per- Morel évoquent une polarisation des mettait de vivre sans travailler, la structures sociales et l’extension d’un grande bourgeoisie s’était résignée à « précariat féminin subventionné » se passer de bonnes dès les lendemains qui explique notamment pourquoi de difficiles de la Première Guerre mon- nombreuses femmes se sont jointes à diale. À l’autre extrémité du XXe siècle, la mobilisation des « gilets jaunes ». en détruisant un nombre « dingue » › Sébastien Lapaque d’emplois industriels dans les sociétés libérales avancées, la logique d’accu- mulation illimitée du capital a réservé Le Peintre dévorant la femme, une « divine surprise » aux couches Kamel Daoud, Stock, 140 p., 17 € supérieures : le retour des domestiques. La novlangue en usage a tenté d’occul- Avouons que Kamel Daoud n’a pas la ter le phénomène en imaginant des tâche facile. Sous prétexte que l’écrivain termes tels que « emplois familiaux », algérien critique la société où il vit et « emplois de proximité » ou « services dénonce « la folie qui lie l’islamiste au à la personne ». Clément Carbonnier corps de la femme », sa propre commu- FÉVRIER-MARS 2019 189
notes de lecture nauté le fait passer pour un traître et les réservée au paradis. La planète Picasso bonnes âmes occidentales lui reprochent affirme le contraire, accueillant le plaisir son islamophobie, pas moins. Et il est ici et maintenant sans attendre. D’un d’autant plus sur le fil du rasoir de l’ac- côté le corps n’existe qu’après son tré- cusation que ce natif de Mostaganem pas, de l’autre il exulte d’abord sur terre n’a de cesse de naviguer entre les deux avant de mourir. Deux conceptions qui côtés de la Méditerranée et, qui plus est, n’ont pas fini de s’entrecroiser, entrela- il écrit en français, traîtrise supplémen- cement farouche dont Kamel Daoud taire. Traverser les frontières culturelles tente patiemment de dénouer les fils. n’a pas bonne presse et l’on s’empresse › Bertrand Raison toujours de remettre les nomades à leur place. Sa dernière publication ne va pas arranger ses affaires mais sera peut- être l’occasion d’apaiser les esprits, et de désamorcer les propos caricaturaux qu’on lui prête. D’autant que le corps féminin hante une fois de plus le récit de la nuit qu’il a passée au musée Picasso en compagnie des toiles de l’année 1932 célébrant la splendeur érotique de la maîtresse de l’Espagnol, Marie-Thérèse. Ignorant les arguties de la critique d’art, l’auteur imagine une confrontation entre ceux qui ne peuvent supporter la représentation et ceux pour lesquels elle est indispensable. En somme, le monde auquel il appartient, auquel il donne les traits d’un personnage fictif, Abdel- lah, et l’Occident, avide consomma- teur d’images. Pas question de donner raison à l’un plutôt qu’à l’autre mais il tente de cerner les lignes de fracture qui émiettent les esprits. Si le Sud, dit-il, impose le voile, le Nord appose le code- barres : « On est à peu près toujours dans la chosification du corps de la femme. » Cependant la facture à payer n’est pas la même car la planète d’Abdallah ne supporte le corps qu’au prix de son éva- nouissement ici-bas, la jouissance étant 190 FÉVRIER-MARS 2019
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