NOTES DE LECTURE - Revue Des Deux Mondes

 
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                                      LECTURE

De Gaulle, le dernier réformateur    Le Milieu de terrain
Jean-Louis Thiériot                  Patrick Besson
› Hadrien Desuin                     › Isabelle Lortholary

Cahiers de l’Herne n° 123.           Mes vies secrètes
Curzio Malaparte                     Dominique Bona
Maria Pia de Paulis                  › Marie-Laure Delorme
› Laurent Gayard
                                     L’Empreinte
Genet à Tanger                       Alexandria Marzano-Lesnevich
Guillaume de Sardes                  › Marie-Laure Delorme
› Charles Ficat
                                     Le Bureau des légendes décrypté
Un an et un jour                     Bruno Fuligni
Pascal Bruckner                      › Agathe Atkins
› Isabelle Lortholary
                                     Polices des temps noirs. France,
Seuls les vivants créent le monde    1939-1945
Stefan Zweig                         Jean-Marc Berlière
› Jean-Pierre Listre                 › Olivier Cariguel

Colportage                           Nagori, la nostalgie de la saison
Gérard Macé                          qui s’en va
› Patrick Kéchichian                 Ryoko Sekiguchi
                                     › Lucien d’Azay
Le Renard et les raisins. La
révolution française et les          La Conscience juive de l’Église.
intellectuels allemands. 1789-1845   Jules Isaac et le concile Vatican II
Lucien Calvié                        Norman C. Tobias
› Eryck de Rubercy                   › Sébastien Lapaque

Ma ralentie                          Le Retour des domestiques
Odile Cornuz                         Clément Carbonnier et Nathalie
› Loris Petris                       Morel
                                     › Sébastien Lapaque
En marche ! Conte philosophique
Benoît Duteurtre                     Le Peintre dévorant la femme
› Charles Ficat                      Kamel Daoud
                                     › Bertrand Raison
notes de lecture

      De Gaulle, le dernier réformateur,             lancé la France sur la voie de la moder-
      de Jean-Louis Thiériot, Tallandier,            nisation (énergie nucléaire, TGV, la
      208 p., 13,50 €                                Défense, Airbus). Il a haussé la politique
                                                     au-dessus des querelles corporatistes et
      Une partie non négligeable des libé-           des luttes de classes. C’est pourquoi
      raux-conservateurs français a vu dans          faire de Charles de Gaulle un libéral,
      le général de Gaulle un cryptocommu-           partisan du moins d’État possible, serait
      niste. Légitimé par la Résistance et le        un deuxième contresens. Jean-Louis
      programme très social du Conseil natio-        Thiériot rappelle qu’il est inspiré par
      nal de la Résistance, il a fait entrer Mau-    les lectures d’Albert de Mun et de René
      rice Thorez au gouvernement avant de           de La Tour du Pin, deux théoriciens du
      lâcher l’Algérie. Il serait donc à l’origine   catholicisme social qui se sont évertués
      de la difficulté française à se réformer.      à « décoloniser le salariat » à la fin du
      Jean-Louis Thiériot, un de nos rares           XIXe siècle. Un compromis que socia-
      députés qui soit aussi un historien de         listes et conservateurs allemands ont mis
      talent, s’oppose à cette vision simpliste      en place dès les années cinquante et qui
      et revient sur les circonstances excep-        est peut-être un des secrets de la réussite
      tionnelles de la fin 1958. En six mois, et     du « capitalisme rhénan ». Cette mise
      muni des pleins pouvoirs, le fondateur         au point est donc la bienvenue pour
      de la Ve République ramène l’économie          ce quinquennat en quête d’un second
      française sur le droit chemin. Déva-           souffle. › Hadrien Desuin
      luation, hausse des taxes, marché com-
      mun, la potion est amère mais la France
      retrouve son autonomie monétaire et            Cahiers de l’Herne n° 123. Curzio
      budgétaire en très peu de temps. Il est        Malaparte, dirigé par Maria Pia de
      fini le temps où Jean Monnet allait men-       Paulis, 336 p., 33 €
      dier de nouveaux prêts à ses créanciers
      américains. On peut se serrer la ceinture      « À l’aube, à travers la forêt calcinée,
      à condition de servir une cause qui nous       les Finlandais découvrirent, émergeant
      dépasse : l’intérêt supérieur de la nation.    d’une plaque d’albâtre qui s’étendait à
      Malheureusement, l’usure du pouvoir            perte de vue, des centaines et des cen-
      et les maladresses face à la grève des         taines de têtes de chevaux. Le givre
      mineurs en 1963 ont raison de l’élan           les avait recouvertes d’un manteau de
      réformateur du Général. Son projet             blanc bleuté. Dans leurs yeux dilatés,
      ambitieux de participation des salariés        la terreur brillait encore comme une
      dans l’entreprise est saboté par l’action      flamme. Tout le long de l’hiver, elles
      conjointe du patronat et des syndicats.        demeurèrent ainsi, ces têtes mortes à
      Malgré tout, grâce à l’impulsion d’un          la crinière glaciale, dures comme du
      petit « commando » réuni autour de             bois, les lèvres contractées en un hen­
      Jacques Rueff, le général de Gaulle a          nis­sement désespéré. » Tous les lecteurs

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de Kaputt, publié en 1944, se sou-           l’écrivain italien, les Cahiers de l’Herne
viennent de cette scène emblématique         sortent (enfin !) un volume consacré à
d’un roman qui reste l’une des œuvres        ce Transalpin essentiel, sous la direc-
les plus marquantes du XXe siècle, écrite    tion de Maria Pia de Paulis, spécialiste
entre 1941 et 1944, entre l’Ukraine, la      de littérature italienne et enseignante
Pologne et l’Italie. L’auteur, journa-       à l’université Sorbonne-Nouvelle. À
liste de guerre sur le front de l’Est, fut   travers une sélection de textes inédits,
expulsé d’Ukraine en 1942 mais parvint       de correspondances entre Malaparte,
à faire passer les frontières à son manus-   Bernard Grasset (qui publia Technique
crit, cousu dans la doublure de son          du coup d’État), Gabriele D’Annun-
manteau. En 1943, il se lancera dans la      zio et bien d’autres, de commentaires
rédaction de La Peau, publié en 1949,        de contemporains ou de spécialistes
hallucinante chronique de la libération      parmi lesquels on retrouve aussi bien
de l’Italie et de la rencontre entre l’ar-   Benjamin Crémieux qu’Éric Neuhof,
mée américaine et un peuple latin que        Max-Pol Fouchet et Frédéric Vitoux,
Malaparte dépeint comme Fellini décrit       ce volume redonne vie à un « Mala-
les Romains dans Roma. De son vrai           parte total, cohérent, et, dans le même
nom Curt-Erich Suckert, Curzio Mala-         temps, éparpillé à cause d’un investisse-
parte a choisi comme pseudonyme un           ment à la fois viscéral et lucide dans les
antonyme de Bonaparte, comme pour            défis de son temps, dont il voulait être
rappeler ce qu’il devait à la France, pour   la conscience vivante, parfois contra-
laquelle il combattit durant la Première     dictoire ». Investissement viscéral qui
Guerre mondiale. Affabulateur cynique        le mena des tranchées de la Première
pour certains, pour d’autres dandy hor-      Guerre mondiale aux champs de bataille
ripilant ayant dangereusement frayé          de la Seconde pour en faire l’un des plus
avec le fascisme mussolinien, qui lui        indispensables témoins des tragédies du
fera payer la publication de Technique       XXe siècle. › Laurent Gayard
du coup d’État (1931), Malaparte reste
pour tous le conteur de génie qui laisse
derrière lui une œuvre baroque et deux       Genet à Tanger, de Guillaume de
romans qui sont parmi les plus grands        Sardes, Hermann, 96 p., 12 €
jamais écrits sur la guerre et la folie
humaine. En 2011, Maurizio Serra             Mythe littéraire du XXe siècle par
nous avait déjà gratifiés d’une excel-       excellence, Tanger a suscité d’ardentes
lente biographie de Malaparte, men-          passions chez de nombreux écrivains,
teur génial passant la réalité au tamis      mais s’il en est un qui fut associé à la
de son imaginaire pour en faire ce que       cité légendaire, c’est bien Jean Genet.
Milan Kundera nommait la « beauté            Qu’allait faire le plus célèbre clepto-
qui délire ». En septembre 2018, autre       mane des lettres françaises dans cette
bonne nouvelle pour les admirateurs de       contrée marocaine, alors qu’il n’écrivait

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      plus depuis des années ? Dans un délicat      port un point d’ancrage qu’il n’a fina-
      essai, le romancier Guillaume de Sardes       lement pas trouvé. Ne restent que des
      (Le Dédain, Grasset, 2012 ; L’Éden la         flâneries et les échos d’un style unique.
      nuit, Gallimard, 2017) a mené sa propre       › Charles Ficat
      enquête à la recherche du fantôme et de
      ses souvenirs. Si Genet avait déjà évoqué
      la célèbre ville, dans le Journal du voleur   Un an et un jour, de Pascal
      (1949) notamment, il n’y débarquera           Bruckner, Grasset, 224 p., 18 €
      que vingt ans plus tard, alors que l’âge
      d’or touche à sa fin. Le statut internatio-   Pour raconter le monde comme il va
      nal dont jouissait la ville n’a plus cours    – ou comme il ne va pas –, certains
      depuis plus d’une décennie. Bien sûr          optent pour l’essai, l’enquête, le pam-
      quelques hôtes célèbres maintiennent le       phlet, le roman réaliste ou la science-
      prestige du lieu, mais l’heure n’est plus     fiction. Pascal Bruckner, lui, invite au
      à la splendeur de la fête. On ne saura        conte ou à l’allégorie. Dans Un an et un
      jamais vraiment ce qu’en pensait Genet,       jour, au départ, tout semble « normal »
      comme il n’a pas écrit sur cette ville qui    et on y entre comme dans une fiction
      l’accueillait à la fin des années soixante.   romanesque classique, ou presque : Jéza-
      Sur place, il évite les Occidentaux expa-     bel Thevanaz est la fille d’un horloger un
      triés, dont le plus illustre représentant     peu fou et, quand l’histoire commence,
      est Paul Bowles. Il chérit davantage le       la jeune femme embarque à Roissy pour
      contact des Marocains, tel le célèbre         se rendre au Canada afin d’apporter à
      écrivain Mohamed Choukri, l’auteur            un ami de son père la dernière création
      du fameux Pain nu, traduit en 1980 par        du défunt : une montre savante. Roissy,
      Tahar Ben Jelloun. Il séjourne à l’hôtel      donc : l’avion roule sur le tarmac, l’hô-
      El-Minzah, une institution locale, traîne     tesse de l’air commence ses démonstra-
      dans sa chambre et se laisse gagner par       tions de sécurité (chaque détail compte
      l’inertie de la ville, où il peut donner      dans la mise en place de l’absurde)
      libre cours à ses mœurs. Puis Genet           avant d’enchaîner… par un strip-tease !
      s’éloignera non du Maroc, mais de             À cet instant de sa lecture, le lecteur
      Tanger, et préférera séjourner à Larache      s’étonne et sourit… et le livre bascule
      chez son ami Mohamed El-Katrani et sa         dans l’étrange, entre farce et angoisse,
      famille : c’est là qu’il composera en par-    page après page. Turbulences, atterris-
      tie Un captif amoureux, qui sera publié       sage forcé aux États-Unis sur une piste
      après sa mort. C’est d’ailleurs dans cette    d’aéroport minable, il fait nuit noire et
      petite commune qu’il repose, face à           le paysage est recouvert de neige. Mais
      l’océan Atlantique. Le mérite de ce bref      Jézabel trouve finalement refuge dans
      récit est de rappeler une présence, un        un hôtel de la région, le Plazza, bâti-
      séjour. Genet, lui aussi, est passé – lon-    ment gigantesque, tortueux et uni-
      guement – à Tanger, cherchant dans ce         quement occupé, semble-t-il, par trois

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insomniaques. La jeune femme prend             un désaveu de sa fin sinistre. Car enfin,
une chambre, s’endort… et à son réveil,        aller se suicider dans une ville brési-
le cauchemar s’emballe : lorsqu’elle           lienne aussi kitsch et moite que Petró-
veut payer sa note, la réceptionniste          polis en 1942…
au chignon mouvant (tantôt à gauche,           Eh bien, fallait-il qu’il fût désespéré,
tantôt à droite, jamais au milieu) lui         et ceux qui ont fait de son suicide une
annonce qu’elle n’a pas dormi une              faiblesse après avoir raillé ses supposées
nuit… mais trois cent soixante-six !           insuffisances et sa notoriété tapageuse
Pour payer l’addition, Jézabel devra se        ont le dédain facile !
consacrer aux labeurs les plus vils et         Car tout est dit pour Zweig dès 1918. Et
dans les étages les plus hauts, qui sont les   son succès immense tient, bien entendu,
plus bas dans la hiérarchie du Plazza…         à son talent mais aussi à ce qu’il incarne
On l’aura compris, c’est dans la lignée        la perception de la fin sans retour de la
d’un Franz Kafka que Pascal Bruckner           vieille Europe, que l’on ressent à la lec-
s’inscrit, et les mésaventures de Jéza-        ture accablée de ces pauvres, et parfois
bel rappellent celles de Joseph K. dans        étranges, écrits de guerre.
Le Procès. Qu’elle ait affaire à la grasse     Ostende, le 1er août 1914. Personne ne
nourrice pour adultes, à la matrone            veut croire à la guerre, mais la langue
sèche des femmes de chambre, aux               française, que l’on a tant aimée, « semble
clients, au portier ou à la directrice de      prendre soudain une résonance hos-
l’établissement, Jézabel évolue en pays        tile ». Et Zweig, dans la fièvre des pre-
irrationnel. Des images d’un film de           miers affrontements, avance qu’« il n’est
Tim Burton viennent à l’esprit, avec ses       d’autre manière de penser à l’Allemagne
personnages outrageusement maquillés           qu’en termes d’une confiance pleine et
et grimaçants, tantôt effrayants, tantôt       inconditionnelle ».
comiques. Car c’est au spectacle d’un          Une vitalité nouvelle happe des mil-
monde à l’envers, non sans cohérence ni        lions d’hommes vers des horizons
système, mais avec une cohérence et un         enflammés, dans l’excitation mauvaise
système pervertis, que Bruckner nous           d’un « monde sans sommeil » et, en
convie : le nôtre ? › Isabelle Lortholary      septembre 1914, Zweig pense à ses
                                               amis d’en face dans un adieu déjà loin-
                                               tain car il reconnaît que « le moindre
Seuls les vivants créent le monde,             paysan d’Allemagne du Nord m’est
de Stefan Zweig, traduit par David             plus proche en ces heures que vous-
Sanson, Robert Laffont, 176 p., 15 €           mêmes, mes chers amis… ».
                                               Lors de la reprise de la Galicie en 1915,
Le titre de ce recueil d’articles et de        Zweig veut voir dans les paysages calci-
reportages publiés par Stefan Zweig            nés qu’il traverse « l’ivresse de la recons-
dans la presse de langue allemande             truction » et une énergie qui viendra à
entre 1914 et 1918 pourrait passer pour        bout de la guerre.

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      Et voilà Le Feu d’Henri Barbusse en            Colportage, de Gérard Macé,
      1916. La véracité de ce livre pacifiste        Gallimard, 590 p., 29 €
      annonce pour Zweig « la conscience
      française d’aujourd’hui et, peut-être, la      Il y a d’abord une présence. Non pas
      fraternisation européenne de demain ».         celle d’un moi triomphant, d’une forte
      Mais la guerre n’en finit pas. Début           personnalité, comme on dit. Gérard
      1918, le spectacle des « insouciants »         Macé est un homme discret et l’écrivain,
      dans les palaces de Saint-Moritz est           le poète en lui ne le sont pas moins.
      écœurant. Alors, en juillet-août, fourbu       Les trois volumes de ses Pensées simples
      et doutant des vieilles recettes de la         (Gallimard, 2011, 2014 et 2016) déve-
      rhétorique et de la politique, Zweig en        loppaient et illustraient cette idée de
      vient à prôner le défaitisme, bien au-         présence réservée, mais non moins obs-
      delà donc du pacifisme. N’ayons pas            tinée. « J’aime réfléchir en ne pensant
      honte d’être les plus faibles, « soyons les    d’abord à rien… », écrivait-il. Ce qui
      capitulards des temps de fer ! ».              a les apparences d’un paradoxe est en
      D’ailleurs, en octobre 1918, les États         fait une ligne de conduite, de pensée,
      d’Europe ne ressemblent plus qu’à des          une morale aussi. La morale vivante,
      bas-fonds d’où ne s’exhale que l’odeur         en alerte, d’un lecteur. Elle est présente,
      du sang, qui rend le jugement mauvais          en majesté pour ainsi dire, dans ce gros
      et l’esprit opaque. La « dévaluation des       volume qui reprend et développe une
      idées » et une nécessaire réévaluation des     importante série d’analyses littéraires, au
      existences individuelles en procèdent ;        sens large de l’expression. Trois volumes
      une seule réalité : la vie humaine.            de ce « colportage », dont l’un de tra-
      Une paix poussive a fait taire les canons      ductions commentées d’auteurs italiens,
      mais Zweig n’est plus qu’un survivant,         publiés au Promeneur en 1998 et 2001
      arborant un sourire de dandy triste et         sont repris ici, et développés. En tout
      une urbanité presque obséquieuse dans          cela, l’érudition trouve son horizon,
      ses multiples apparitions publiques et         l’hétéroclite son unité.
      mondaines, dont on peut penser qu’il           Unité invisible qu’exprime cette figure,
      en usait comme une manière de s’étour-         déjà citée mais essentielle, du lecteur
      dir. Et il va devoir bientôt fuir, toujours    et, en filigrane derrière elle, celle du
      plus loin, une Europe en lambeaux qui          critique. De l’artiste donc, comme
      le rejette, lui qui n’avait jamais songé       disait Jean Starobinski – justement
      à sa judéité auparavant… En fait, s’il         salué ici par Gérard Macé –, qui asso-
      écrivit Le Monde d’hier dans ses derniers      ciait magnifiquement cet artiste au
      mois, il portait en lui ce livre sombre        saltimbanque. En fait, c’est l’homme
      depuis la Grande Guerre. C’est son der-        tout entier qui lit et qui vit, la lecture
      nier cri d’effroi. Il vient clore, au fond,    (et l’art) étant l’une des expressions de
      les articles désespérés d’autrefois. › Jean-   son existence. C’est lui qui parle ici, qui
      Pierre Listre                                  réfléchit à voix haute et distincte. On ne

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notes de lecture

peut citer toutes les voies, et toutes les   grand enthousiasme de la majorité des
voix, ici empruntées, écoutées, colpor-      esprits éclairés allemands à l’avènement
tées. Joseph Joubert, Francis Ponge ou       de la révolution française mais au défi
Jean Tardieu, Louis-René des Forêts ou       nostalgique par lequel des démocrates
Maurice Blanchot, Jorge Luis Borges ou       allemands tentèrent en vain, durant la
Giacomo Leopardi, Gabriel Bounoure           période qui précéda la révolution de
et Edmond Jabès… Mais il y a aussi           1848 et par ce soulèvement lui-même,
des peintres, des photographes surtout.      d’accorder l’histoire de leur pays avec les
Et à la fin, comme énigme non résolue,       idéaux politiques de 1789.
comme question intime suspendue, La          Et parce que l’histoire de l’Allemagne se
Muette de Raphaël. Comme il l’évoquait       singularise par l’absence de révolution
à propos de Blanchot, la parole disparaît    politique, un des objets de la réflexion
ici, mais n’est pas, ne peut être abolie.    développée par Lucien Calvié est de
› Patrick Kéchichian                         déterminer si l’idée d’une révolution
                                             sociale ou prolétarienne, avancée par
                                             Marx de 1843 à 1845-1846, ne serait
Le Renard et les raisins. La                 pas « un nouvel avatar de la révolution
révolution française et les                  idéale comme succédané de l’impossible
intellectuels allemands. 1789-               révolution politique en Allemagne ».
1845, de Lucien Calvié, Inclinaison,         Autrement dit de déterminer si, face à
294 p., 18 €                                 ce que Marx a appelé la misère politique
                                             allemande, « les séduisants raisins mûrs
Dans l’historique de la révolution           de l’inaccessible révolution politique »
française et de ses répercussions hors       ne lui étaient finalement devenus « d’in-
de France, les intellectuels allemands       digestes et repoussants raisins verts ». Et
tiennent assurément la place la plus         partant de là, de tenter de comprendre
importante en occupant tout un pan           dans quelle mesure le matérialisme his-
de l’histoire des idées. C’est l’année du    torique de Marx, tel qu’il se constitua
bicentenaire, en 1989, que Lucien Cal-       théoriquement à partir de 1845-1846,
vié, germaniste de formation, avait fait     peut être interprété comme le « résultat
paraître sur le sujet un livre qui emprun-   d’une démarche intellectuelle idéaliste
tait son titre à une fable de La Fontaine    et comme la pointe extrême, l’ultime
bien connue. C’est sous ce même titre,       crispation, de l’idéalisme allemand ».
illustrant la relation qu’entretinrent       En effet, si la Révolution laissa des traces
bien des intellectuels allemands avec la     profondes dans tous les États allemands
Révolution comme « réalité historique »      du XIXe siècle, il n’en reste pas moins
et « comme mythe fondateur », qu’il          que la bourgeoisie allemande, à la fois
reparaît aujourd’hui dans une édition        fascinée et effrayée par les révolutions
revue et augmentée. Il faut y voir, en       qui eurent lieu en France en 1789,
effet, une allusion, non seulement au        1830 et 1848, n’eut pas la force néces-

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notes de lecture

      saire pour instaurer elle-même et par ses      est relu dans Ma ralentie d’Odile Cor-
      propres moyens un État national consti-        nuz, qui reprend à son compte la voix
      tutionnel. Ainsi le livre très documenté       féminine dans un dialogue intimiste. À
      de Lucien Calvié est-il une investigation      la fois conversation avec une part d’en-
      entreprise dans la perspective d’apporter      fance et journal d’une métamorphose,
      quelque clarté à cette énigme de l’his-        ce texte sans histoire évoque lui aussi
      toire de l’Allemagne, jusqu’au nazisme         une chute qui est un face-à-face avec
      et jusqu’à nos jours, qui est celle de la      l’ombre. Mais cette plongée devient
      singulière histoire intellectuelle des Alle-   ici le prélude à une sérénité reconquise
      mands. Pour autant il n’est ni un tableau      avec lucidité, dans un acquiescement
      d’ensemble de l’histoire de l’Allemagne        à l’imperfection et aux contradictions
      ni de sa pensée philosophique mais le          humaines, à travers ces vertus pas-
      rappel, au fil des chapitres, d’auteurs        sives dont notre époque a urgemment
      et de courants idéologiques comme le           besoin : la lenteur, la distance, l’écoute,
      « jacobinisme », les libéraux et radicaux,     la modestie, la conscience des limites, la
      le mouvement Jeune-Allemagne, la               suspension du jugement, l’imaginaire,
      gauche hégélienne qui confirment tous,         l’apparente inutilité. « De ceux qui se
      d’une manière souvent contrastive, la          placent sous une bannière autre que celle
      passionnante thèse de l’impossible révo-       de l’humain je me méfie », avertit Odile
      lution politique allemande sous la judi-       Cornuz, qui se glisse entre les lignes de
      cieuse forme d’une interprétation de la        Michaux en amplifiant chacune de ses
      fable du Renard et des raisins. › Eryck de     phrases, point de départ ou d’arrivée,
      Rubercy                                        entre légèreté et gravité. Qu’on en juge :
                                                     le « on déguste » initial et épicurien
                                                     de Michaux devient, dans un humour
      Ma ralentie, d’Odile Cornuz,                   sérieux, « on en prend plein la figure.
      Éditions d’Autre Part, 160 p., 20 €            C’est la sensibilité, paraît-il […] » ; plus
                                                     loin, le « on fait la perle » de Michaux se
      « Ralentie, on tâte le pouls des choses ;      mue en « tu aimerais vivre au fond d’un
      on y ronfle ; on a tout le temps ; tran-       coquillage […] ». Entre repli et déploie-
      quillement, toute la vie […] On fait la        ment, dans des verticalités assumées, le
      perle. On est, on a le temps. On est la        texte interpelle, dans une rigueur toute
      ralentie. » Dès sa parution en 1936 dans       classique, à la fois hommage à Michaux
      le recueil Entre centre et absence, la prose   et tentative aboutie de se glisser dans
      poétique comme hallucinée de « La              les possibles de son texte. « Tu deviens
      ralentie » de Henri Michaux frappe par         toi. Tu deviens quelqu’un d’autre.
      ses raccourcis fulgurants et une densité       Ça dépend des jours. Tu traverses des
      qui sera sensible jusqu’aux aphorismes         brouillards. Ça ne fait rien. » Un vibrant
      de Poteaux d’angle (1978). Rédigé en           appel à serpenter et à se méfier des lignes
      Amérique du Sud, ce poème décapant             trop droites. « Fallait-il accepter que la

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notes de lecture

vie serpente ? On ne savait pas que la vie     discriminations. » Ce voyage d’étude
serpentait. On ne savait pas qu’il fallait     offre au député novice l’occasion d’ex-
accepter. » › Loris Petris                     plorer Sbrytzk, la capitale, mais aussi la
                                               campagne et ses fermes sans animaux,
                                               jusqu’à ce qu’un conflit éclate et que
En marche ! Conte philosophique,               le destin de Thomas bascule suite aux
de Benoît Duteurtre, Gallimard,                accusations portées contre lui au sujet
224 p., 18,50 €                                d’une femme handicapée.
                                               Le récit danse, sans faiblir à aucun
Au fil de ses livres, Benoît Duteurtre         moment. Duteurtre n’est dupe de rien,
n’en finit pas d’ausculter le monde            sans aigreur ni agressivité. Après Livre
contemporain avec ses manies, ses              pour adultes (2016), important roman
bizarreries et ses errements. Ces travers      symphonique, et La Mort de Fernand
qui nous irritent la plupart du temps          Ochsé (2018), il poursuit patiemment la
s’agissant de nos libertés, de l’usage de      construction de cette œuvre qui occupe
la langue ou de l’esthétique publique,         une place singulière dans le paysage lit-
il sait les retourner en sa faveur et nous     téraire entre la satire contemporaine et
faire sourire. Il y a de la jouissance tein-   une inclination pour la douceur inéga-
tée de malice à lire Duteurtre. Ce nou-        lée des temps passés. › Charles Ficat
veau « conte philosophique », adapté à
l’heure du maître des horloges, prolonge
cette veine avec bonheur. L’auteur a lu        Le Milieu de terrain, de Patrick
son Voltaire, son Orwell, sans oublier         Besson, Grasset, 234 p., 18 €
Le Sceptre d’Ottokar, qui constitue une
source non dissimulée de cette brillante       À tort ou à raison, Alfred Hitchcock
sotie. Un député fraîchement élu à             disait que trois choses étaient nécessaires
28 ans, Thomas, décide de se rendre en         pour faire un bon film : une bonne his-
Rugénie, jeune État d’Europe centrale,         toire, une bonne histoire et une bonne
adepte des théories les plus progressistes     histoire. Pour « faire » un bon livre, on
grâce à l’influence de l’économiste Ste-       serait tenté de dire que c’est l’inverse :
pan Gloss, afin d’y étudier la mise en         peu importe l’histoire, tout est dans
œuvre de ces politiques d’avenir. Atta-        la manière de la dire, la littérature
ché à citer le modèle rugène en exemple,       est affaire de ton, de style. Le dernier
Thomas pourrait ainsi observer sur place       roman de Patrick Besson en est une
la pertinence de ces actions publiques :       belle illustration. Un club de foot d’une
« La jeune République [...] était apparue      ville moyenne près d’Arcachon, dont
comme un exemple de société “ouverte           l’équipe est pour la première fois depuis
et responsable”, conjuguant réduction          plusieurs années remontée en deu-
des déficits publics, programme éco-           xième division ; un nouvel entraîneur
logique ambitieux et lutte contre les          y est engagé, afin d’assurer son main-

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notes de lecture

      tien en Ligue 2, voire viser la Ligue 1.       un fait : la littérature, art supérieur, rend
      Cet entraîneur, lettré et désenchanté,         possible et beau l’inimaginable ou le
      le ventre un peu moins ferme qu’avant,         banal. › Isabelle Lortholary
      s’appelle Elvis, roule à moto et a été
      marié deux fois, successivement divorcé
      et veuf. On l’aime d’emblée, allez savoir      Mes vies secrètes, de Dominique
      pourquoi. Pourtant le foot, ses ligues         Bona, Gallimard, 320 p., 20 €
      et ses subtilités de jeu, on s’en fiche un
      peu. Pourtant cet homme vieillissant a         Au cœur de ses recherches, une question
      des désirs décevants : ne s’éprend-il pas      silencieuse : « Pourquoi s’intéresser à la
      d’une jeune femme de trente ans sa             vie des autres plutôt qu’à la sienne ? »
      cadette ? Ensuite, que le club dont il a la    La biographe de Romain Gary, Colette,
      responsabilité gagne ou pas ; que la belle     Stefan Zweig et Camille Claudel nous
      Inès dont il s’amourache soit mariée à         offre une réflexion intime sur ses choix
      l’un des joueurs de son équipe et qu’elle      de sujets, sa manière de travailler, sa
      soit peut-être sa fille (au sens propre        place au milieu des autres. Elle raconte
      comme au sens figuré), l’important n’est       les rebuffades, les échecs, les bonheurs,
      pas là, ni ce qui retient la lecture. Ce qui   les embûches, les rencontres de ses dif-
      affleure et que la manière Besson, nos-        férentes enquêtes. Dans Mes vies secrètes,
      talgique et acide, tendre et moqueuse,         Dominique Bona se confesse en demi-
      rend avec talent est ailleurs : c’est le       teinte. Elle se livre entre les lignes.
      temps qui passe et la radiographie des         On visite la ville d’Arcachon, on entend
      vies bourgeoises de province. Elvis,           des excuses posthumes, on étudie La Jeune
      homme de 60 ans, a les interrogations          Parque de Paul Valéry. Dominique Bona
      d’un homme de son siècle, qui sait qu’il       sait qu’il est enrichissant d’éclairer l’écrit
      lui reste moins à vivre qu’il n’a déjà vécu    par la vie. On ne lit pas de la même façon
      et que le monde qu’il aimait (le monde         l’œuvre de l’austère Valéry si l’on sait
      du foot et le monde tout court) ne             qu’il a connu les déraisons de la passion.
      reviendra plus. Les enfants grandissent,       À chaque fois, la biographe se confronte
      les femmes ont des désirs immenses, les        à un mystère. Comment expliquer le suc-
      matchs se perdent et se gagnent suc-           cès actuel de Stefan Zweig, incarnation
      cessivement. Ainsi, « les enfants sont         même d’une époque disparue ? Pourquoi
      des mélanges, autrement dit des cock-          Paul Claudel a-t-il terminé à l’Académie
      tails. Il faut les boire sans se soucier de    française et sa sœur Camille dans un asile
      l’avenir où ils disparaîtront » ; ou encore    public d’aliénés ? Qu’est-ce qui se cache
      « les enfants n’ont pas de cœur car ils        derrière le masque impénétrable de Gala
      savent que cela les tuerait » ; ou encore,     Dalí ? Y a-t-il eu une histoire d’amour
      à propos d’une femme qui joue les Cas-         secrète entre Berthe Morisot et Édouard
      sandre : « Ses cheveux lui tombent sur         Manet ? Dominique Bona a consacré
      les épaules comme de la pluie ». C’est         une biographie à Berthe Morisot. Dans

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notes de lecture

un jeu de miroirs, l’écrivaine avoue avoir      nous ne mentionnons que les moments
voulu creuser dès l’enfance son propre          de bonheur, peut-être seront-ils les
sillon, même modeste. Berthe Morisot            seuls à exister. » Tout y est vrai. Parfois,
a réussi à ne sacrifier ni le bonheur de        il y a trop de détails et parfois trop de
sa famille ni sa vocation d’artiste. Elle a     blancs. On apprend des choses qu’on
voulu créer. Dominique Bona rend un             préférerait ignorer ; on ignore des choses
jour visite à Clara Malraux, première           qu’on aimerait savoir. Alexandria Mar-
femme d’André Malraux, dans son                 zano-Lesnevich est fille d’avocats. Elle a
appartement de la rue de l’Université.          été victime durant son enfance de son
Au moment du départ, Clara Malraux              grand-père pédophile. Dans L’Empreinte,
lui parle d’un tableau de Manet. Il s’inti-     on trouve ainsi une double enquête.
tule Le Balcon. La femme brune habillée         L’auteure tente de reconstituer la vie de
de blanc appuyée à une balustrade verte,        Rick Langley ; le récit des différents pro-
c’est Berthe Morisot. Elle semble perdue        cès est stupéfiant. Elle livre un portrait
dans ses songes. Clara Malraux dit alors        d’une Amérique misérable, où les enfants
à Dominique Bona : « Il ne faut pas res-        sont les premières victimes.
ter assise au balcon. Il faut participer ! Il   L’Empreinte est un texte hybride entre
faut vivre ! » › Marie-Laure Delorme            enquête, autobiographie et journalisme.
                                                L’auteure s’intéresse à la manière dont
                                                on regarde sa vie. On s’invente des his-
L’Empreinte, d’Alexandria Marzano-              toires pour rendre son passé présentable.
Lesnevich, traduit par Héloïse                  « Il est bien possible que ce que l’on voie
Esquié, Sonatine, 470 p., 22 €                  en Ricky dépende davantage de qui l’on
                                                est que de qui il est. » Elle rappelle ainsi
En 2003, Alexandria Marzano-Lesnevich,          qu’il est bon de se connaître quand on
étudiante en droit à Harvard, visionne les      prétend connaître les autres. › Marie-
confessions d’un tueur emprisonné en            Laure Delorme
Louisiane, Rick Langley, accusé d’avoir
tué un enfant de 6 ans en 1992.
Elle a 25 ans et milite contre la peine         Le Bureau des légendes décrypté,
de mort, mais elle souhaite alors l’exécu-      de Bruno Fuligni, préface d’Éric
tion du criminel. Elle veut comprendre          Rochant, Éditions de l’Iconoclaste,
pourquoi. Pour cela, elle passera plus          272 p., 22,90 €
de dix ans à tenter de démêler l’affaire
Rick Langley. Car dans l’histoire de cet        Après Le Bureau des légendes. Diction-
homme gît aussi sa propre vie. Au cours         naire de l’espionnage d’Agnès Michaux
de son enquête, elle changera de point          (illustré par Anton Lenoir, Canal+ et
de vue sur le droit, sur son passé, sur la      The Oligarchs Éditions, 2017), la série
nature humaine.                                 réalisée par Éric Rochant et diffusée dans
L’Empreinte nous parle du silence. « Si         plus de cent pays tient son livre défini-

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notes de lecture

      tif. L’historien Bruno Fuligni déterre de     et retournèrent les jardins. Le député
      longue date les archives d’État les plus      gaulliste de Paris Jacques Marette (par
      secrètes. Dans Le Bureau des légendes         ailleurs frère de Françoise Dolto), de
      décrypté, il a composé « un vrai manuel       retour de Pologne, brisa l’omerta à
      d’espionnage » en s’inspirant des situa-      l’Assemblée nationale : « Dans un pays
      tions traversées par Malotru, Moule à         démocratique, l’opinion doit être tenue
      gaufres, Phénomène et leurs collègues         au courant et [...] lorsqu’on prend la
      de la « caserne Mortier », « centrale »       main dans le sac un service étranger, la
      de la Direction générale de la sécurité       meilleure sanction est encore la publi-
      extérieure. Chacune des dix-huit leçons       cité ; c’est aussi une dissuasion pour
      richement illustrées s’appuie sur une         l’avenir. » Un parlementaire lanceur
      réplique ou une situation d’un épisode        d’alerte ? C’est une des pépites de ce
      puis glisse vers la réalité historique ou     livre collector qui met au jour les fon-
      contemporaine. Vous saurez tout sur les       dations fictionnelles d’une série culte
      techniques d’interrogatoire des services      solidement arrimée aux us et coutumes
      français mais aussi étrangers, la filature,   du renseignement. › Agathe Atkins
      les procédés de déguisement, l’art du
      grimage, les recettes d’encre sympa-
      thique et le combat au corps-à-corps.         Polices des temps noirs. France,
      Le Bureau des légendes décrypté fait la       1939-1945, de Jean-Marc Berlière,
      part belle aux coups de projecteur his-       préface de Patrick Modiano, Perrin,
      toriques et aux trésors conservés par nos     1 360 p., 35 €
      services. Avec les objets et les documents
      qui sont révélés, le mythe s’efface devant    L’attitude des forces de l’ordre pendant
      la réalité. Des armes secrètes de la guerre   les années noires est un objet d’étude
      froide sortent des réserves : le parapluie    récent. Jean-Marc Berlière en est l’un
      bulgare ou le rouge à lèvres qui cache un     des spécialistes les plus affûtés. Par quel
      pistolet miniature, œuvre du KGB. De          versant aborder son dictionnaire massif
      vieilles affaires sont mises en lumière.      – presque 1 400 pages – sur les polices
      Inédite, une lettre d’Alexandre de            et la gendarmerie de 1939 à 1945 ?
      Marenches, directeur général du Sdece,        L’entrée « Archives : un trésor – et des
      l’ancêtre de la DGSE, tirait la sonnette      fantasmes – inépuisable » est un bon
      d’alarme au sujet des locaux diploma-         préambule. Ballotées entre destruc-
      tiques français mis sur écoutes à l’étran-    tions, mises au secret, pillages allemand
      ger. Pendant sa construction, la nouvelle     et soviétique puis récupérations, les
      ambassade française à Varsovie avait          archives de la répression produites par
      été truffée de 42 micros découverts en        de multiples services connurent nombre
      1973. Armés de leurs « poêles à frire »,      de péripéties. Par bonheur pour les his-
      les techniciens de la section Aspiro du       toriens, la précaution de l’administra-
      Sdece désossèrent tout le bâtiment            tion française de tripler ou quadrupler

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notes de lecture

les rapports et l’habitude allemande             Reconnus « justes parmi les nations »,
d’envoyer des copies des synthèses à une         ils tempèrent les jugements à charge sur
foule de services ont compensé une par-          ces hommes dans la tourmente. › Olivier
tie des disparations.                            Cariguel
Parallèlement aux forces officielles héri-
tées de la République, les services de
sécurité des partis collaborationnistes,         Nagori, la nostalgie de la saison
les officines antisémites, les polices           qui s’en va, de Ryoko Sekiguchi,
auxiliaires, supplétives ou d’occasion,          P.O.L, 140 p., 15 €
de faux policiers et de faux résistants
FFI ont pullulé. L’impunité dont béné-           Ryoko Sekiguchi est une esthète. Cette
ficiaient d’anciens truands sortis des           Japonaise, qui écrit aussi bien en fran-
geôles par les Allemands, qui en firent          çais que dans sa langue maternelle,
leurs sbires, a révélé l’impuissance des         s’est intéressée à un concept d’une
policiers et des gendarmes légaux. Déla-         grande délicatesse, nagori, qu’elle définit
tion, persécution des juifs, chasse aux          comme la nostalgie de la saison qu’on
résistants et aux trafiquants du marché          ne laisse partir qu’à regret. On peut
noir, crimes crapuleux, retournements            aussi éprouver ce sentiment pour un
de veste, agents doubles et résistance           lieu ou une personne, voire un objet ou
sous couverture policière ont alimenté           un acte évoquant un moment qui nous
« le frisson de l’interdit et la rhétorique      a marqués. Ce mot, ajoute-t-elle, dérive
du sujet tabou », avec des stéréotypes à         de nami-nokori, qui désigne l’empreinte
la clé.                                          laissée par les vagues après qu’elles se
Comment alors sortir des modèles du              sont retirées de la plage. C’est « quelque
gestapiste français de la rue Lauriston,         chose qui persiste, comme ces quelques
du policier qui prévient une heure avant         fleurs restées sur l’arbre à la fin de la
sa visite une famille juive qu’elle va être      saison ». Séquelle ou plutôt rémanence
raflée ou du gendarme passif en faction          sensible, ce phénomène s’apparente à
au camp de Drancy ? Les policiers et gen-        la persistance des images rétiniennes ; il
darmes « “soldats de la loi”, acculturés à       « porte une sorte de résignation, l’idée
obéir au pouvoir légal et à la loi » ont renâ-   d’un destin qu’on ne saurait modifier »,
clé à désobéir aux ordres de la répression       et il accompagne le plus souvent une
raciale. Mais ils étaient plus xénophobes        séparation, la prolongeant à volonté
qu’antisémites. À lire, en contrepoint,          comme un point d’orgue. On espère
l’étude de cas de l’historienne israélienne      que le terme viendra enrichir le lexique
Limore Yagil ­Désobéir. Des policiers et des     français, qui a déjà incorporé la saudade
gendarmes sous l’Occupation. 1940-1944           portugaise, car, comme dit Ryoko Seki-
(Nouveau Monde éditions, 2018) sur               guchi, le fait de « mettre un mot sur la
les 68 policiers et gendarmes qui furent         chose permet qu’on en ait un ressenti
animés d’un « devoir de désobéissance ».         plus net ».

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notes de lecture

      À partir de ce concept, elle s’interroge sur   de l’enseignement secondaire dans la
      les divers types de temporalité, cyclique      première moitié du XXe siècle. Albert
      ou linéaire, mais aussi historique, bio-       Malet tué au front en 1915, c’est
      logique ou botanique. « Dans nagori,           en réalité le seul Jules Isaac, fils d’un
      attachement, nostalgie et temporalités se      militaire de carrière alsacien ayant
      mêlent », nous dit-elle. En osmose avec        opté pour la France en 1871, reçu au
      la nature, les sensations se juxtaposent, se   concours de l’agrégation en 1902, qui
      superposent et s’interpénètrent parfois :      a assuré la refonte et la rédaction des
      « Le début d’une saison est toujours le        fameux manuels d’histoire dans les
      nagori de la saison précédente, on n’est       années vingt et suivi leurs rééditions
      jamais tout à fait dans une seule saison. »    successives jusqu’au début des années
      C’est que la saison est le temps des émo-      soixante, avec une interruption sous
      tions et de la subjectivité, souligne notre    l’Occupation. Le régime de Vichy avait
      théoricienne. Chaque culture lui prête         en effet ordonné une mise sous tutelle
      une symbolique différente en fonction de       des manuels scolaires dès le 21 août
      ses préférences (je songe à celle des Ita-     1940, chassant les juifs du système
      liens pour l’amer). Dans un haïku aussi,       scolaire français. Pour Jules Isaac, répu-
      un « mot de saison » s’impose. Ce peut         blicain, laïque, de centre gauche, figure
      être nagori. Il fait penser à la fameuse       éclatante du « franco-judaïsme », ce
      coutume de l­’o-miokuri, « le regard qui       fut une grande souffrance. Plus grande
      prolonge le lien entre deux personnes,         encore a été la souffrance que lui a cau-
      même après le départ », comme une              sée la déportation de sa femme Laure,
      queue de comète.                               de son fils, de sa fille et de son gendre.
      Dans la lignée du Lierre de Yoshino de         Seul son fils est revenu sauf d’Alle-
      Junichirō Tanizaki, ce bel essai tout          magne. Jules Isaac était cependant un
      hérissé de notes de bas de page est une        homme de paix. Au lendemain de la
      brève esthétique de l’éphémère et de la        guerre, il a travaillé à faire extirper toute
      nostalgie. › Lucien d’Azay                     trace d’antisémitisme de la liturgie et
                                                     du corpus chrétiens. Dans sa solide
                                                     biographie, Norman C. Tobias éclaire
      La Conscience juive de l’Église.               cet autre versant, souvent méconnu, de
      Jules Isaac et le concile Vatican II,          la vie de cet esprit libre qui s’est battu
      de Norman C. Tobias, préface de                seul, ou presque, pour dissiper les
      Robert O. Paxton, Salvator, 388 p.,            ténèbres distillées par « l’enseignement
      22 €                                           du mépris ». Le livre du juriste et his-
                                                     torien canadien détaille le déroulement
      On se souvient généralement de Jules           de la conférence judéo-chrétienne de
      Isaac (1877-1963) comme du coau-               Seelisberg, qui s’est tenue dans un petit
      teur des six tomes du « Malet et Isaac »       village suisse en 1947 pour défaire
      qui ont servi de base aux professeurs          le nœud de siècles de malentendus

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notes de lecture

entre juifs et chrétiens. Il souligne le    et Nathalie Morel se sont penchés sur
rôle joué par Jules Isaac dans la prise     ce phénomène notable depuis le début
de conscience progressive des papes         des années quatre-vingt-dix afin de
Pie XII et Jean XIII et la rédaction de     montrer à quel point il était synonyme
Nostra Ætate, la déclaration du concile     de qualité d’emploi dégradée : « temps
Vatican II sur les relations de l’Église    partiels, faibles salaires, absence de
catholique avec les religions non chré-     perspectives d’évolution, pénibilité
tiennes et singulièrement avec les juifs,   des conditions de travail ». Ajoutons
« chéris de Dieu ». › Sébastien Lapaque     un recul terrifiant dans les luttes pour
                                            l’émancipation économique féminine.
                                            « Les tâches domestiques ont long-
Le Retour des domestiques, de               temps été exclusivement féminines.
Clément Carbonnier et Nathalie              Cette surreprésentation est toujours
Morel, Seuil, 112 p., 11,80 €               très marquée, 96 % des salariés étant
                                            des femmes. Pour cette raison, les qua-
« Les tâches ménagères ne sont pas          lifications requises sont pensées comme
sans noblesse », dit comiquement            « naturelles » plutôt qu’acquises (par
Jean Lefebvre dans une scène fameuse        l’éducation ou la formation), ce qui est
du film Les Tontons flingueurs. C’était     lourd de conséquences pour leur recon-
en 1963, âge d’or de l’électroména-         naissance sous forme salariale ou pour
ger. Une époque où l’on croyait pou-        les possibilités de progression de car-
voir rire d’anciennes servitudes dont       rière. » Très sévères dans leurs conclu-
on pensait qu’elles ne reviendraient        sions, Clément Carbonnier et Nathalie
jamais. Privée de la rente qui lui per-     Morel évoquent une polarisation des
mettait de vivre sans travailler, la        structures sociales et l’extension d’un
grande bourgeoisie s’était résignée à       « précariat féminin subventionné »
se passer de bonnes dès les lendemains      qui explique notamment pourquoi de
difficiles de la Première Guerre mon-       nombreuses femmes se sont jointes à
diale. À l’autre extrémité du XXe siècle,   la mobilisation des « gilets jaunes ».
en détruisant un nombre « dingue »          › Sébastien Lapaque
d’emplois industriels dans les sociétés
libérales avancées, la logique d’accu-
mulation illimitée du capital a réservé     Le Peintre dévorant la femme,
une « divine surprise » aux couches         Kamel Daoud, Stock, 140 p., 17 €
supérieures : le retour des domestiques.
La novlangue en usage a tenté d’occul-      Avouons que Kamel Daoud n’a pas la
ter le phénomène en imaginant des           tâche facile. Sous prétexte que l’écrivain
termes tels que « emplois familiaux »,      algérien critique la société où il vit et
« emplois de proximité » ou « services      dénonce « la folie qui lie l’islamiste au
à la personne ». Clément Carbonnier         corps de la femme », sa propre commu-

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notes de lecture

      nauté le fait passer pour un traître et les   réservée au paradis. La planète Picasso
      bonnes âmes occidentales lui reprochent       affirme le contraire, accueillant le plaisir
      son islamophobie, pas moins. Et il est        ici et maintenant sans attendre. D’un
      d’autant plus sur le fil du rasoir de l’ac-   côté le corps n’existe qu’après son tré-
      cusation que ce natif de Mostaganem           pas, de l’autre il exulte d’abord sur terre
      n’a de cesse de naviguer entre les deux       avant de mourir. Deux conceptions qui
      côtés de la Méditerranée et, qui plus est,    n’ont pas fini de s’entrecroiser, entrela-
      il écrit en français, traîtrise supplémen-    cement farouche dont Kamel Daoud
      taire. Traverser les frontières culturelles   tente patiemment de dénouer les fils.
      n’a pas bonne presse et l’on s’empresse       › Bertrand Raison
      toujours de remettre les nomades à leur
      place. Sa dernière publication ne va
      pas arranger ses affaires mais sera peut-
      être l’occasion d’apaiser les esprits, et
      de désamorcer les propos caricaturaux
      qu’on lui prête. D’autant que le corps
      féminin hante une fois de plus le récit
      de la nuit qu’il a passée au musée Picasso
      en compagnie des toiles de l’année 1932
      célébrant la splendeur érotique de la
      maîtresse de l’Espagnol, Marie-Thérèse.
      Ignorant les arguties de la critique d’art,
      l’auteur imagine une confrontation
      entre ceux qui ne peuvent supporter la
      représentation et ceux pour lesquels elle
      est indispensable. En somme, le monde
      auquel il appartient, auquel il donne
      les traits d’un personnage fictif, Abdel-
      lah, et l’Occident, avide consomma-
      teur d’images. Pas question de donner
      raison à l’un plutôt qu’à l’autre mais il
      tente de cerner les lignes de fracture qui
      émiettent les esprits. Si le Sud, dit-il,
      impose le voile, le Nord appose le code-
      barres : « On est à peu près toujours dans
      la chosification du corps de la femme. »
      Cependant la facture à payer n’est pas
      la même car la planète d’Abdallah ne
      supporte le corps qu’au prix de son éva-
      nouissement ici-bas, la jouissance étant

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