L'École du regard Eric Mansfield - dans Les Yeux d'Elsa d'Aragon et dans Les Yeux fertiles d'Éluard

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Eric Mansfield

     L’École du regard
 dans Les Yeux d’Elsa d’Aragon
et dans Les Yeux fertiles d’Éluard

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         IDDN.FR.010.0117585.000.R.P.2012.030.31500

 Cet ouvrage a fait l’objet d’une première publication aux Éditions Publibook en 2012
que je consomme des yeux et qui jamais ne se con-
sume…
    La seule qui n’est pas éphémère, la passagère, régu-
lière comme mes jours, à jamais suivis de nuits. Le vide, je
le sais, succède à l’extase, aux minutes intenses, aux exis-
tences torrides…, la mort de l’être, de ses mots de ses
lettres car mes phrases meurent quand personne ne les
entend.
    Je n’ai plus d’avis précis sans cette contradiction : le
non-féminin est négation fraîche et les raisons en sont
ancestrales. Elles datent de l’époque où furent imposés
par l’homme le oui patriarcal, l’approbation de la terreur,
la prostitution, le viol par voies divines.
    Celle que je consomme des yeux et qui jamais ne se
consume…
    Ne dit pas oui, elle m’ouvre les bras sans ouvrir la
bouche, une formule efficace.
    Je la serre contre moi et je respire…
    Parfois, dans la pénombre, elle m’ouvre ses jambes et
là, l’obscurité devient salut car de cet angle fertile jaillit
une lumière telle qu’elle pourrait aveugler un homme déjà
perdu dans le noir de ses yeux plus sombres que la nuit :
les nuits d’amour sont blanches.
                                                Amazigh Kateb
Introduction

  Nous partons d’un constat très simple : la récurrence du
mot yeux qui interpelle le chercheur.

       Les yeux FERTILES d’Éluard
       Les yeux d’ELSA d’Aragon

   Surtout que nous retrouvons cette thématique dans
d’autres œuvres essentielles :

       Donner à voir : Éluard
       Les yeux et la mémoire : Aragon

   Serait-ce, comme dit John Held dans L’Œil du Psycha-
nalyste, que « le mot magique surréalisme attire le
regard »1. En tout cas, Éluard apprend à éduquer son œil :
« Ferme l’œil et regarde : ce que tu as vu d’abord n’est
plus ; et ce que tu verras ensuite n’est pas encore »2. Cette
éducation de l’œil fermé et de l’œil ouvert :

       « […] la douceur étant la conjonction d’un œil fermé avec un
       œil ouvert »3

  est conjointe avec l’obsession de la vision qui tour-
mente Éluard :

       « Dans les textes qui suivent, je suis passé sans presque m’en
       apercevoir, de la lumière physique à la lumière intérieure, mo-

1
  John Held, L’Œil du Psychanalyste, Éditions Payot, p. 5.
2
  Anthologie des écrits sur l’art, Lumière et morale, 2, Paris.
3
  L’Absolue Nécessité, in : Capitale de la douleur, t. 1, p. 190.

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rale, de l’esthétique du dehors, pour citer REVERDY, à
      l’esthétique du dedans. Je n’ai eu qu’à suivre la pente naturelle
      de tous ceux que le problème de la vision, au sens le plus com-
      plet du mot a, consciemment ou non, préoccupés, voire
                   4
      tourmentés » .

    Constatons qu’après la mort de Nusch Éluard écrit :

      « Mes yeux ne sont plus de ce monde
      Je suis passée tout est passé
                                       5
      Je suis une ombre dans le noir ».

    Si M. Saint-Amour dit qu’il est fort probable que le su-
jet poétique soit un personnage féminin, le rapprochement
qu’il fait en rattachant ces vers à la première strophe du
poème qui suggère un personnage féminin, Nusch, morte
en novembre, montre bien quel état de désespérance pour-
rait subir Éluard :

      « Les draps humides de novembre
      M’ensevelissent pour toujours
      Le temps me file entre les doigts
                                        6
      La terre tourne en mes orbites ».

   On trouve des coïncidences étranges avec Aragon. En
1928, celui-ci fait une tentative de suicide à Venise, et
revient à Paris désespéré. Un an après, le 5 novembre
1928, il rencontre Elsa Triolet, juive d’origine russe.

   Quelles sont les implications de ces rencontres au ni-
veau poétique, au niveau de la thématique du regard ? Ce
sera l’objet de notre étude.

4
  Introduction à l’Anthologie des écrits sur l’art, op. cit.
5
   Cité par Paul Saint-Amour, in : Éluard et les yeux, Thèse de
IIIe cycle, université de Nice, p. 349.
6
  Op. cit., p. 349.

                                 10
I. Analyse préliminaire

1. Présentation générale des auteurs
a. Aragon
   Il est né à Paris le 3 octobre 1897. Il vécut sous le nom
de Louis Aragon, inventé par son père, ancien préfet de
police. Dans les Entretiens de 1968, il confie : « J’étais un
poids pour ma famille parce que je n’étais pas un enfant
légal, et que même, je n’étais pas supposé être l’enfant de
la famille qui était la mienne, et où j’ai été élevé ». En
effet, il est plutôt élevé par des femmes, la sœur se substi-
tue à la mère, qui elle-même joue le rôle de la grand-mère.
On ne peut donc comprendre l’acte de refondation que
joue Elsa si on ne met pas en relation ces deux citations :
parlant de lui, Aragon dira : « Il y avait ce malheur,
moi »7. Quant à Elsa, il dira que c’est « sa seule famille
avouée ». On sait aussi qu’il supprimera le prénom du père
pour signer Aragon, puis simplement A… comme la pre-
mière pierre ou la première lettre de l’alphabet.

   En 1917, il doit partir au front, et recevoir préalable-
ment une formation de médecin auxiliaire. Il rencontre
Breton qui conçoit le Manifeste en 1924, alors qu’il aborde
le problème de la vision dans Une vague de rêves. Il ad-
hère au PCF en 1927. Démobilisé, il retrouve Elsa. Celle-
ci meurt en 1970, Aragon en 1982.

7
 Cité par Geneviève Brissac, in : Aragon, les yeux d’Elsa, Éditions
Bréal, 1995.

                                11
b. Éluard
   Éluard Paul, pseudonyme d’Eugène Grindel, est né le
14 décembre 1895, à Saint-Denis, dans une banlieue ou-
vrière de Paris, d’une famille petite bourgeoise. Le père,
agent immobilier, réussira dans les affaires, et la mère,
couturière, a plutôt connu une enfance pauvre.

    Éluard sera un bon élève jusqu’au brevet de troisième
en 1912 où il devra interrompre ses études pour des rai-
sons de santé. Il a une crise d’hémoptysie. Il sera un
autodidacte brillant, puisqu’il bénéficiera d’une formation
secondaire et universitaire, mais se formera à sa propre
école en lisant Nerval, Apollinaire, les romantiques an-
glais et allemands, les unanimistes à travers le groupe de
l’Abbaye de Créteil : Romains, Duhamel, Vildrac, Whit-
man, etc. Tout comme Aragon et Breton, médecins, Éluard
va découvrir à l’hôpital de Rosny les horreurs de la guerre.
Il découvre une Russe du nom de Helena Dmitrievna Dia-
konova qu’il épousera en 1917. Mais Gala est d’abord
attirée par Max Ernst, puis par Salvador Dalí auquel elle
s’attache définitivement. Ces « jours de miroirs brisés »
expliquent le désespoir d’Éluard, et son départ en voyage
en 1924 – année du Manifeste du surréalisme –,
qu’explique Mourir de ne pas mourir, publié le lendemain.

    Il collabore à Clarté au lendemain de la guerre du RIF,
et adhère une première fois au parti communiste en 1926.
En 1929 paraît le second Manifeste. Le couple Gala-
Éluard se sépare en 1930. En 1929, en se promenant à Pa-
ris, il rencontre Nusch, de son vrai nom Maria Benz,
alsacienne et fille d’acrobates ambulants, qu’il épousera en
1934, qui lui rendra « une confiance de cristal entre deux
miroirs »8. Facile, en 1935, est un hommage amoureux à
Nusch. Cours naturel, Médieuses, Chanson complète, Le

8
    . La Vie immédiate, Poésie Gallimard, p. 79.

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Livre ouvert traduisent le bonheur conjugal. Contrarié par
la Seconde Guerre mondiale, Livre ouvert I semble avoir
pressenti ces temps ombrageux. Éluard se consacre à des
activités de résistance, reprend sa carte au parti commu-
niste en 1942 officiellement interdit, participe au
développement des Éditions clandestines de Minuit, à la
création du Comité national des écrivains en zone oc-
cupée, mène une activité clandestine, doit se cacher dans
un hôpital psychiatrique en Lozère, alors que Max Jacob et
Desnos mourront en déportation. La mort de Nusch en
1946 le plonge dans le désarroi. Ses amis devront le sau-
ver. Il dit :

       « Voici le jour
       EN TROP : le temps déborde
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       Mon amour si léger prend le poids d’un supplice » .

   Délégué du Conseil mondial de la paix en 1949 à
Mexico, il y rencontre Dominique, originaire de Dordo-
gne, qu’il épousera en 1951. Il meurt à Paris en 1952
d’une crise d’angine de poitrine.

2. Le corpus : situation dans le contexte
a. Les Yeux d’Elsa
    Les Yeux d’Elsa regroupe des poèmes conçus en-
tre 1941 et 1942 au moment où la résistance se développe.
Le chef de la Résistance, Jean Moulin, est parachuté
le 1er janvier 1942. Les camarades d’Aragon, avec qui il
pensait publier les Lettres françaises, sont arrêtés en fé-
vrier 1942 : Decour, Politzer, Dudach. Les nazis
appliquent les méthodes radicales et mettent en chantier la
solution finale. Les premières rafles de juifs se font en

9
 . Œuvres complètes, Pléiade, Gallimard, 1968.

                                 13
France en juillet. Il s’agit de la rafle du Vél d’hiv’ des 16
et 17. Nous sommes à un moment tragique de l’histoire,
où le peuple français est confronté aux années sombres de
l’occupation.

b. Les Yeux fertiles
   Les années 1934-1935 sont marquées par l’appel à la
lutte contre le péril fasciste, la participation au Comité de
vigilance des intellectuels. En juillet 1936 commence la
guerre civile en Espagne. Lorca est abattu à Grenade. La
ville de Guernica est détruite par un bombardement aérien
le 26 avril 1937. Éluard est amené à voyager, à donner une
série de conférences où il multiplie les prises de position.
C’est un voyage en Espagne qui lui inspire un poème
d’amitié à Picasso paru dans Les Yeux fertiles, des poèmes
de protestation contre la violence, novembre 1936, parus
dans l’Humanité, ainsi qu’une conférence qui sera publiée
sous le titre L’Évidence poétique où il dit :

     « Au sommet de tout, comme ailleurs, plus qu’ailleurs peut-être
     pour celui qui voit, le malheur défait et refait sans cesse un monde
                                                   10
     banal, vulgaire, insupportable, impossible »

  Dans ce monde tourmenté et troublé, la poésie devient
une force absolue de purification : il suffit de « fermer les
yeux pour que s’ouvrent les portes du merveilleux »11.

10
   . Fragments d’une conférence prononcée à Londres, le 24 juin 1936,
à l’occasion de l’exposition surréaliste organisée par Roland Penrose.
11
   . Op. cit.

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II. Explication du titre : L’École du regard

1. L’École du regard
   Ce titre métaphorique est à lui seul un paradoxe. Ont
appartenu à cette École Maupassant et Renard. Celui-ci
disait qu’on pouvait observer le réel de façon fragmentée,
« en morceaux, en petits morceaux, en tous petits mor-
ceaux ». Cet assemblage visant à suggérer une
« impression » plutôt qu’à donner une vision précise de
l’objet représenté. On sait aussi que Butor appartient, avec
Alain Robbe-Grillet et Claude Simon, à un groupe
qu’Émile Henriot propose de nommer « L’École du re-
gard ».

   On comprend donc que ce titre n’est qu’un titre
d’emprunt dans la mesure où une étude circonscrite spéci-
fiquement à l’école du regard dans la littérature
déborderait largement le cadre de cette recherche. Par
contre, il nous semble utile, dans la mesure où le surréa-
lisme est une école de vie, et une certaine façon de jeter un
regard sur le monde.

   On sait que le surréalisme s’est nourri de diverses in-
fluences, mais Breton serait le premier à réfuter ce terme,
d’autant que les surréalistes veulent s’affranchir de toute
règle :

      « Ne parlons pas d’“école surréaliste”, la notion d’“école” et
      même de “groupe” surréaliste est aberrante, elle a été perfide-
      ment introduite dans l’opinion par les adversaires déclarés ou
      non du surréalisme. Le surréalisme n’a jamais été

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qu’association libre, spontanée, d’hommes désirant donner
      cours à l’activité qu’ils jugeaient le plus en rapport avec leurs
      façons communes de penser et de sentir. Entre eux s’établit
      d’emblée une sorte de charte définissant dans ses grandes li-
      gnes une attitude poétique, sociale, philosophique qui ne peut
      être transgressée sans entraîner la rupture avec l’esprit (et la
      communauté) surréaliste. On peut ne pas être surréaliste, on
      peut l’être et on peut aussi avoir cessé de l’être. Des gens
      comme Aragon, en 1930, comme Dalí vers 1935, comme
      Éluard en 1938 ont cessé d’être surréalistes : je veux dire que,
      par un comportement inadmissible du point de vue surréaliste
      qui jusqu’alors était le leur, aux dates que je viens de mention-
                                                           12
      ner, ils se sont exclus eux-mêmes du surréalisme » .

   Il est donc évident que nous ne parlons pas d’école au
sens scolaire du terme :

      « Il est aujourd’hui bien connu que le surréalisme ne s’est pro-
      posé rien tant que de faire franchir à l’esprit la barrière que lui
      opposent les antinomies de l’ordre action et rêve, raison et fo-
      lie, sensation et représentation, etc. qui constituent l’obstacle
      majeur de la pensée occidentale. Dans son effort continu en ce
      sens il n’a cessé d’évaluer les appuis qu’il trouvait dans la dia-
      lectique d’Héraclite et de Hegel (compte tenu récemment du
      correctif qu’y apportent les travaux de Stéphane Lupasco), aus-
      si bien que le rapport “yin-yang” de la pensée chinoise et son
      aboutissement dans la philosophie “zen”, ou encore que dans la
      pensée dite “traditionnelle” telle qu’elle s’exprime avec autori-
      té dans un ouvrage comme La grande Triade de René Guenon.
      Mais la démarche surréaliste n’a trouvé là qu’à s’assurer. Elle
                                                       13
      ne s’est jamais départie de son indépendance » .

   Si on rechigne à s’asservir à une règle, on n’hésite pas à
parler de formule, surtout quand il n’y a rien de formula-
ble :

12
   . André Breton, Entretiens 1913-1952, Éditions Gallimard, 1973,
p. 288. Première édition 1952 dans la collection Le Point du jour.
13
   . Idem, p. 289

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