À l'édition de 2019 Préface - Les éditions sociales

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Préface
                 à l’édition de 2019

                         par    Jean Quétier

   Revenant                    dans un entretien sur le travail pré-
                               paratoire mené en vue de la réalisa-
tion de son film Le Jeune Karl Marx, Raoul Peck expliquait der-
nièrement qu’il avait « commencé par mettre à distance tous les
“experts” de Marx, les interprétations, pour ne [se] baser que sur
les correspondances »1. On perçoit aisément tout le parti qu’on
peut tirer de la lecture de lettres qui, si elles ne remplacent
jamais une biographie, offrent un accès vivant et direct au par-
cours théorique, politique et personnel de l’auteur. Raoul Peck
a d’ailleurs si bien su s’y plonger qu’il n’est pas rare d’entendre
dans les dialogues de son film des extraits entiers de ces lettres.
Dès lors, il aurait été incompréhensible qu’au lendemain du
bicentenaire de Marx, le public francophone se trouve presque
empêché de découvrir cette formidable matière première. En
effet, hormis quelques volumes thématiques et une traduction
partielle très ancienne2, il n’existe qu’une seule véritable tenta-
tive de publication complète de la correspondance de Marx et
d’Engels, lancée par Gilbert Badia et Jean Mortier au début des
années 1970 aux Éditions sociales, dirigées alors par Lucien Sève,
et qui donna lieu à la parution de douze gros volumes couvrant la
période 1835-1875. Or, cette édition est non seulement inache-
vée3, mais aussi largement indisponible du fait de l’épuisement
de certains volumes. C’est le cas des deux premiers, qui portent
sur la période 1835-1851, et dont l’absence était d’autant plus
1. Raoul Peck, « Connaissez votre histoire, organisez-vous et battez-vous ! »,
L’Humanité, 15 septembre 2017.
2. J. Molitor avait fait paraître dans les années 1930 chez Costes neuf volumes de
la correspondance de Marx et Engels. Les problèmes posés par cette édition sont
analysés par Gilbert Badia dans sa préface au tome I. Cf. infra, p. XVII.
3. Interrompu à la fin des années 1980, le projet a repris au début des années
2010 et le tome XIII (1875-1880) paraîtra cette année.
J                          Correspondance tomes 1 et 2

dommageable qu’ils couvrent justement ces années de jeunesse
de Marx et Engels si talentueusement illustrées par Raoul Peck.
   Avec son gros millier de pages, la réédition de ces deux volumes
constitue une somme – absolument incomparable en langue
française – de documents de première main, accompagnés d’un
riche appareil de notes et d’une chronologie détaillée. Il faut,
par ailleurs, souligner que, si elle s’appuie pour l’essentiel sur les
Marx Engels Werke (MEW), l’édition des œuvres de Marx et Engels
en 42 volumes réalisée dans les années 1950-1960 par les Instituts
du marxisme-léninisme du Parti communiste d’Union soviétique
(PCUS) et du Parti socialiste unifié (SED) de République démo-
cratique allemande, elle intègre certains acquis des premiers
volumes de la deuxième Marx-Engels-Gesamtausgabe (MEGA-2)4.
Elle en reprend notamment le principe de classement exclusive-
ment chronologique – plus rationnel que celui des MEW, qui dis-
tinguaient d’une part la correspondance entre Marx et Engels, et
d’autre part les lettres adressées par Marx et Engels à des tiers. On
peut seulement regretter que l’édition de Gilbert Badia et Jean
Mortier n’intègre pas, contrairement à la MEGA-2, les Anbriefe,
c’est-à-dire les lettres adressées à Marx et à Engels, qui auraient
sans doute facilité la compréhension des différents échanges et la
contextualisation du propos5.
                        Les premières années
   Bien sûr, c’est d’abord sur les années de formation de Marx
et d’Engels que la correspondance nous apprend beaucoup. Les
premières lettres, datées de la fin des années 1830, nous font
découvrir les ambitions et les doutes de deux jeunes gens âgés
de moins de vingt ans (Marx est né en 1818, Engels en 1820).
Heureuse dérogation au principe général d’organisation, le
volume donne notamment accès à plusieurs lettres du père de
Marx adressées à son fils, qui remontent jusqu’à 1835. Il s’agit
d’un matériau tout à fait précieux pour la connaissance des
années d’études du jeune Marx à Bonn et à Berlin. On y découvre
le rêve d’une carrière poétique, le projet de fonder une revue de
critique théâtrale, mais aussi les inquiétudes d’un père voyant
les perspectives professionnelles de son fils se réduire à mesure
4. C’est notamment le cas de la seconde édition du tome I, réalisée en 1976.
5. La Grande édition Marx et Engels (GEME) a notamment pour projet d’y
remédier en proposant une traduction complète de ces textes, appuyée sur la
section III de la MEGA-2.
Préface à l’édition de 2019                               K

que les années passent. De cette période, une seule lettre écrite
par Karl nous est parvenue, datée du 10 novembre 18376, dont
l’importance ne saurait être sous-estimée : elle marque le renon-
cement à la poésie et la conversion à la philosophie hégélienne.
Le jeune Marx y évoque également une méthode de travail dont
il ne devait jamais se défaire : « j’avais pris l’habitude de faire des
résumés de tous les livres que je lisais »7.
   Mais l’immense majorité des lettres de la fin des années 1830
nous renseigne surtout sur la vie du jeune Engels, qui nourrissait
lui aussi l’espoir de devenir poète. On y découvre son admira-
tion pour Goethe8 – il en demande les œuvres complètes pour
Noël, en plus d’un étui à cigares9. On le sait moins, mais il s’inté-
resse également à la musique, composant même un choral sur
le célèbre cantique de Luther, Ein feste Burg ist unser Gott10, ainsi
qu’un Stabat mater11 – le jeune Engels découvre Pergolèse avec
enthousiasme. On retrouve déjà dans ces lettres de jeunesse le
goût poussé d’Engels pour la pratique des langues étrangères et
pour leur mélange, lequel confine parfois à la pédanterie. C’est
le cas d’une lettre de 1839 qui alterne grec ancien, allemand,
latin, anglais, italien, espagnol, français et hollandais !12
   Les lettres qu’Engels échange depuis Brême, tout au long de
l’année 1839 avec les frères Graeber, ses anciens camarades du
lycée d’Elberfeld, sont particulièrement instructives sur l’évolu-
tion intellectuelle du jeune homme, dont les positions semblent
changer à la vitesse de l’éclair. Le jugement qu’il porte sur la Jeune
Allemagne constitue un témoignage frappant de cette instabilité :
au mois de janvier 1839, il se montre assez critique à l’égard de
ce mouvement libéral et contestataire, accusant notamment le

6. Elle fait notamment l’objet d’une analyse extrêmement approfondie dans
le premier volume de la toute nouvelle biographie de référence réalisée par
Michael Heinrich, Karl Marx et la naissance de la société moderne, à paraître aux
Éditions sociales en 2019.
7. Infra, I, p. 33.
8. Une admiration jamais démentie, si l’on en croit les réponses qu’il donne en
1868 au jeu de la confession – qui deviendra plus tard célèbre sous le nom de
« questionnaire de Proust » – dans lesquelles il place Goethe en tête de ses écri-
vains préférés. On le trouve reproduit in Tristam Hunt, Engels, le gentleman révolu-
tionnaire, Flammarion, Paris, 2009, p. 308 sq.
9. Infra, I, p. 69.
10. Infra, I, p. 74.
11. Infra, I, p. 77.
12. Infra, I, p. 118.
L                              Correspondance tomes 1 et 2

dramaturge Heinrich Laube de débiter « sornette sur sornette »13.
Pourtant, dès le mois d’avril, il commence à prendre la défense
du mouvement et, dès le mois de juin, le voilà qui signe une de ses
lettres « Friedrich Engels, Jeune-Allemand »14. On le voit en même
temps, par l’intermédiaire de sa lecture de David Friedrich Strauss,
se « plonger dans Hegel en buvant un verre de punch »15 et passer
rapidement « de la Jeune Allemagne au Jeune hégélianisme »16.
   Il faut attendre 1841 pour retrouver la trace d’une lettre de
Marx, celle qu’il envoie au doyen Bachmann de l’université de
Iéna pour lui faire parvenir sa thèse de philosophie sur Démocrite
et Épicure, et ce faisant, solliciter le titre de docteur. C’est aussi
de cette période que datent les premières lettres de Jenny von
Westphalen présentées dans ce recueil17, autre dérogation salu-
taire au principe d’exclusion des Anbriefe. Il est difficile de ne pas
voir dans la lettre qu’elle lui adresse le 10 août 1841 une dimen-
sion prémonitoire : « Mon amour, mon amour adoré, voilà que
tu te mêles de politique. C’est bien ce qui peut te faire rompre
le cou. »18 Notons au passage que la lecture des lettres de Jenny
von Westphalen permet, tout comme le film de Raoul Peck, de la
sortir du rôle de simple épouse qu’une certaine imagerie sexiste
tendait à lui conférer19. Celle que nous découvrons dans la cor-
respondance n’est pas cantonnée à la bonne tenue du foyer, elle
étudie « de bon matin, […] trois articles sur Hegel »20.
                Une rencontre et un combat commun
  Dès 1842, on observe la convergence rapide des trajectoires
de Marx et d’Engels : leurs lettres à Arnold Ruge se croisent alors
qu’ils ne se connaissent pas encore. La correspondance de Marx

13. Infra, I, p. 84.
14. Infra, I, p. 129
15. Infra, I, p. 170.
16. Cf. Friedrich Engels, Écrits de jeunesse, volume I, GEME, 2015, Paris, p. 7 sqq.
17. Signalons toutefois que le beau recueil réalisé par Jacques-Olivier Bégot
contient une lettre plus ancienne, datée de 1839-1840. Cf. Karl et Jenny Marx,
Lettres d’amour et de combat, Payot & Rivages, Paris, 2013, p. 23 sq.
18. Infra, I, p. 229.
19. Ce dont témoigne, entre autres, le sous-titre choisi par les éditions du
Mercure de France dans leur traduction de la biographie de H. F. Peters, Jenny
la rouge – Madame Karl Marx née baronne von Westphalen. Le titre original allemand
était pourtant plus neutre : Die rote Jenny : ein Leben mit Karl Marx [Jenny la rouge :
une vie avec Karl Marx].
20. Infra, I, p. 230.
Préface à l’édition de 2019                                M

avec Arnold Ruge de l’année 1843 est célèbre puisqu’elle a été
publiée dans la livraison unique des Annales franco-allemandes21
l’année suivante. On y trouve des formules fameuses, notam-
ment celle qui dénie au philosophe le rôle de faire tomber les
« alouettes de la Science absolue »22 toutes rôties dans la bouche
du monde exotérique. Marx est alors clairement sous l’influence
de Feuerbach, auquel il adresse deux lettres fort déférentes, lui
exprimant sa « haute considération »23 et visant à le convaincre de
contribuer aux Annales franco-allemandes.
   1844 marque la rencontre de Marx et d’Engels à Paris, mais
aussi le début d’une correspondance fructueuse, d’emblée placée
sous le signe d’un profond accord politique. La première lettre
d’Engels à Marx dont nous ayons trace est un torrent d’enthou-
siasme pour les progrès – assez nettement surévalués – du com-
munisme en Allemagne. Après tout, nous dit Engels, même « le
commissaire de police [de Barmen] est communiste »24… Surtout,
la correspondance entre les deux jeunes hommes devient rapide-
ment ce qu’elle ne cessera jamais d’être : le lieu d’une élabora-
tion théorique commune. Les lettres de l’un conduisent souvent
l’autre à réviser ses opinions sur telle ou telle question. On le
voit, par exemple, avec le jugement d’Engels sur Max Stirner :
l’enthousiasme dont témoigne sa lettre du 19 novembre 1844
retombe nettement dans celle du 20 janvier 1845, qui fait suite à
une réponse de Marx manifestement bien plus critique25.
   À partir de 1846, avec la constitution du comité de corres-
pondance communiste de Bruxelles, les lettres deviennent un
véritable vecteur d’organisation politique parce qu’elles sont un
outil de diffusion. Elles permettent aussi de suivre les étapes des
batailles – parfois même les intrigues, car nous n’avons pas affaire
à des enfants de chœur – que mènent Marx et Engels au sein de la
Ligue des communistes en 1847 et qui aboutiront à la rédaction
du Manifeste du parti communiste, les enjeux portant aussi bien sur
la forme (abandon du catéchisme) que sur le fond (abandon du
mot d’ordre de la communauté des biens)26.
21. Un volume de la GEME réunissant tous les textes des Annales franco-allemandes
paraîtra en 2019.
22. Infra, I, p. 297 sq.
23. Infra, I, p. 323.
24. Infra, I, p. 336.
25. Cf. infra, I, p. 344 sq. et 352. La lettre de Marx n’a pas été retrouvée.
26. À ce sujet, cf. l’ouvrage de référence de Bert Andréas, La Ligue des communistes,
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   En 1848, la révolution éclate partout en Europe, ou presque.
De retour à Cologne, Marx concentre toutes ses forces dans la
Nouvelle Gazette rhénane. La correspondance témoigne des liens
qu’il cherche à tisser avec d’autres journaux européens, comme
L’Alba de Florence27, mais aussi des difficultés de diffusion qu’il
peine à surmonter : Engels n’arrive pas à recevoir la Nouvelle
Gazette rhénane à Berne28. Elle nous rappelle également que si ce
dernier est surnommé le « général », ce n’est pas simplement en
raison de son intérêt théorique pour les militaria : Engels parti-
cipe personnellement, en juin 1849, à la bataille de Rastatt et
se vante, dans une lettre à Jenny Marx dans laquelle il enjolive
quelque peu la réalité, de n’avoir pas manqué de courage en
entendant le sifflement des balles29.
         La défaite, les doutes et la bibliothèque du British Museum
   Mais à l’enthousiasme révolutionnaire succède une période
de reflux. Après être resté quelques semaines en France, Marx
se résout, pour échapper à une assignation à résidence dans
le Morbihan qu’il qualifie de « tentative camouflée d’assassi-
nat »30, à s’exiler à Londres à l’été 1849, un exil qui devait s’avé-
rer définitif.
   Lorsque Engels s’installe à Manchester à la fin de l’année 1850,
la correspondance entre les deux hommes devient pléthorique.
Ils s’écrivent presque tous les jours. Les lettres qu’ils échangent
témoignent tout autant du contenu des travaux économiques de
Marx que de l’importance cruciale qu’il accorde à l’avis d’Engels.
Après lui avoir envoyé ses réflexions sur la théorie ricardienne de
la rente foncière, Marx attend avec grande impatience la réaction
d’Engels, qui tarde quelque peu à venir31. Il sollicite également
son expérience de gestionnaire d’entreprise pour comprendre
« comment les négociants, fabricants, etc., calculent […] la frac-
tion de leur revenu qu’ils consomment eux-mêmes »32.
Aubier, Paris, 1972.
27. Infra, I, p. 544.
28. Infra, II, p. 5.
29. Infra, II, p. 19.
30. Infra, II, p. 30.
31. Cf. le post-scriptum de Wilhelm Pieper à la lettre de Marx du 27 janvier 1851,
infra, II, p. 120 : « Cher Engels, je dois te faire savoir que Marx est absolument
outré de ton silence total à propos de sa nouvelle théorie de la rente foncière
qu’il t’avait exposée dans une récente lettre. »
32. Infra, II, p. 181.
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   La fréquence de leurs lettres au cours de l’année 1851 est telle
qu’elle confine parfois à la conversation écrite et qu’elle trans-
forme les lettres en un véritable outil de travail collaboratif.
Le meilleur exemple en est sans doute la critique de l’ouvrage
de Proudhon sur l’Idée générale de la révolution au xixe siècle, dans
laquelle se lancent les deux amis à l’été 1851. Engels ne disposant
pas de l’ouvrage, Marx lui en fait un résumé truffé de citations –
un « σκελετόν [squelette] »33, dit-il – pour lui permettre de se faire
un avis avant même d’avoir lu le livre.
   C’est aussi l’année des doutes et de la tentation du retrait. Les
déchirements et les atermoiements des « petits grands hommes*»34
sont jugés avec amertume. Engels considère même qu’il vaut
mieux se borner « à n’être qu’un écrivain indépendant » plutôt
que d’être assimilé au « soi-disant parti révolutionnaire » consti-
tué par l’émigration35. De fait, la dissolution de la Ligue des com-
munistes éloignera Marx et Engels de l’activité militante jusqu’au
début des années 1860. Gilbert Badia force sans doute un peu
le trait en disant que les deux hommes restent à tout moment
convaincus de la nécessité d’un parti révolutionnaire36. Engels
n’en vient-il pas à se demander si « des gens comme nous peuvent
avoir leur place dans un “parti” »37 ? Le désarroi est réel pendant
cette période sombre, même si la réalité qu’Engels prend pour
cible derrière le mot parti, ajoutant lui-même des guillemets, est
bien moins la forme de l’organisation révolutionnaire en général
que cette « bande d’ânes » qui fournit les rangs de l’émigration
politique londonienne.
   L’événement majeur qui vient clore la période couverte par
ce double volume, c’est évidemment le coup d’État de Louis-
Napoléon Bonaparte, le 2 décembre 1851. De ce point de vue,
les dernières lettres sont exemplaires de ce qui constitue peut-
être l’intérêt majeur de la correspondance de Marx et d’Engels :
elle nous fait pénétrer dans le laboratoire des œuvres les plus
célèbres des deux auteurs. N’est-il pas frappant de constater que,
dès le 3 décembre, le lendemain même du coup d’État, la trame
générale des analyses que l’on retrouvera dans Le 18 Brumaire de
33. Infra, II, p. 272.
34. Infra, II, p. 143. Cf. aussi à ce sujet Karl Marx, Friedrich Engels, Les Grands
Hommes de l’exil, Agone, Marseille, 2015.
35. Infra, II, p. 139.
36. Infra, II, p. IX
37. Infra, II, p. 143.
Louis Bonaparte, notamment la subversion de l’idée hégélienne
de la répétition historique à travers la succession de la tragédie et
de la farce, est tout entière présente dans une lettre d’Engels ?38
  La possibilité de découvrir une pensée vivante, jamais figée,
toujours en construction et en quête d’approfondissement, loin
du dogmatisme ossifié qu’on a parfois prêté à Marx et à Engels,
voilà sans doute ce que la lecture de ces lettres peut offrir de plus
précieux aux lectrices et aux lecteurs d’aujourd’hui.

38. Infra, II, p. 376.
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