L'indépendantisme catalan en mode multilingue - Érudit
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Document generated on 10/24/2020 3:23 a.m. Politique et Sociétés L’indépendantisme catalan en mode multilingue Marc Pomerleau Faire vivre et revivre un parti indépendantiste Article abstract Volume 39, Number 3, 2020 Political Catalanism is historically rooted in the Catalan language. For centuries, Catalan was the majority language in Catalonia, but became the URI: https://id.erudit.org/iderudit/1072087ar language of a minority during the 20th century, especially due to linguistic DOI: https://doi.org/10.7202/1072087ar repression and successive waves of immigration from Spain, and later from abroad. In this context, it would be unthinkable to succeed with an independence project mainly based on the national language. The Catalan See table of contents independence movement has adapted to this new multilingual reality by reorienting its approach to language : Catalan still is a pillar of the national project, but this project is also presented in Spanish and many other languages. Publisher(s) Catalan civil society, at the heart of the project, mobilized in various ways, and the undertaking of huge translation projects is certainly one of the Société québécoise de science politique lesser-known aspects of this mobilization. Translations are being done into the main languages of immigration in order to convince Neo-Catalans of the ISSN rightfulness of national independence, a strategy that seems to bear fruit. The 1203-9438 (print) contrast between Catalonia’s Independence movement’s relationship with 1703-8480 (digital) multilingualism and Quebec’s Independence movement’s quasi-unilingualism is striking. Explore this journal Cite this article Pomerleau, M. (2020). L’indépendantisme catalan en mode multilingue. Politique et Sociétés, 39 (3), 117–147. https://doi.org/10.7202/1072087ar Tous droits réservés © Société québécoise de science politique, 2020 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/
L’indépendantisme catalan en mode multilingue Marc Pomerleau Département de linguistique et de traduction, Université de Montréal marc.pomerleau@umontreal.ca résumé Le catalanisme politique est historiquement ancré dans la langue catalane. Majoritaire pendant des siècles en Catalogne, cette langue est devenue minoritaire au cours du XXe siècle, principalement en raison de la répression linguistique et des vagues successives d’immigration espagnole, puis internationale. Dans ce contexte, il serait impensable de mener à terme un projet d’indépendance essentiellement ancré dans la langue nationale. Le mouvement indépendantiste catalan s’est adapté à la nouvelle réa- lité multilingue en réorientant son approche linguistique : la langue catalane demeure l’un des piliers du projet national, mais ce dernier s’articule aussi en espagnol et dans bien d’autres langues. La société civile catalane, au cœur de la montée de l’indépendan- tisme, s’est mobilisée et la mise en œuvre de grands projets de traduction constitue certes l’une des facettes les moins connues de cette mobilisation. Le projet national est traduit dans les langues de l’immigration afin de convaincre les Néo-Catalans du bien- fondé de l’indépendance nationale, ce qui semble donner des résultats positifs. Le contraste entre le multilinguisme de l’indépendantisme catalan et le quasi-unilinguisme de l’indépendantisme québécois est frappant. mots clés Catalogne, immigration, indépendance, multilinguisme, Québec, traduction. abstract Political Catalanism is historically rooted in the Catalan language. For centuries, Catalan was the majority language in Catalonia, but became the language of a minority during the 20 th century, especially due to linguistic repression and succes- sive waves of immigration from Spain, and later from abroad. In this context, it would be unthinkable to succeed with an independence project mainly based on the national language. The Catalan independence movement has adapted to this new multilingual reality by reorienting its approach to language : Catalan still is a pillar of the national project, but this project is also presented in Spanish and many other languages. Catalan civil society, at the heart of the project, mobilized in various ways, and the undertaking of huge translation projects is certainly one of the lesser-known aspects of this mobiliza- tion. Translations are being done into the main languages of immigration in order to con- vince Neo-Catalans of the rightfulness of national independence, a strategy that seems to bear fruit. The contrast between Catalonia’s Independence movement’s relationship Politique et Sociétés, vol. 39, no 3, 2020, p. 117-147 Pol et Soc 39.3.final.indd 117 2020-09-29 19:11
with multilingualism and Quebec’s Independence movement’s quasi-unilingualism is striking. keywords Catalonia, immigration, independence, multilingualism, Quebec, translation. Le présent article a pour objectif d’apporter un angle traductologique à la question de l’indépendance nationale, un sujet habituellement traité d’un point de vue politique, historique, sociologique, juridique ou linguistique1. Bien que des intellectuels aient réfléchi aux enjeux de la traduction au cours des derniers siècles (par exemple Schleiermacher dès 1813), la traduc- tologie – science de la traduction – ne s’est développée en tant que science qu’à partir des années 1970 lorsqu’elle a pris son envol en se distanciant de la linguistique, notamment avec les travaux de James Holmes (1972) et de Brian Harris (1973). Même si les débats portant sur ce qui doit être inclus ou non dans cette science ne sont pas clos, on peut affirmer que la traductologie est la discipline qui étudie l’ensemble des phénomènes liés à la traduction sous ses diverses formes (Munday, 2016). Depuis le virage culturel des décen- nies 1980 et 1990, elle s’intéresse tout particulièrement aux questions poli- tiques et à la façon dont le pouvoir et l’idéologie se manifestent par la traduction. Toutefois, la traductologie est souvent – voire presque toujours – absente des études en sciences politiques et sociales, même lorsque ces études s’intéressent aux politiques linguistiques, au discours ou à la langue en général. En effet, comme le précise la traductologue Chantal Gagnon (2017 : 60), « [l]a traduction est parfois évoquée, mais généralement “en pas- sant” ou en note de bas de page, à quelques exceptions près ». Toujours selon Gagnon, et nous ne pouvons qu’être en accord avec cette affirmation, certaines des thématiques les plus en vogue en traductologie ont toutes à voir avec la politique, notamment « les questions de pouvoir, d’image nationale, de construction identitaire ou de discours institutionnel » (ibid. : 60). Alors que les traducteurs et traductrices sont bien souvent invi- sibles, et que, comme l’indique cette même chercheuse, le camouflage fait partie intégrante du processus de traduction, il efface les traces de luttes de pouvoir et de médiation culturelle : « Que les chercheurs ne s’attardent pas à ces phénomènes renforce le caractère caché de la traduction… et masque les répercussions significatives qui découlent de cette activité » (ibid. : 61). Une des répercussions de la traduction peut être l’atteinte d’objectifs politiques, notamment celui de l’accession à l’indépendance nationale. Maria Tymoczko 1. À titre d’exemple, dans Google Scholar, une recherche en français combinant « indé- pendance nationale » avec les mots « politique », « histoire », « sociologie », « droit » ou « langue » nous renvoie à des milliers d’articles. Avec « traductologie », nous n’obtenons que 20 résultats (recherche effectuée le 30 septembre 2019). Pol et Soc 39.3.final.indd 118 2020-09-29 19:11
L’indépendantisme catalan en mode multilingue 119 (1999) a par exemple démontré que la traduction de récits épiques irlandais a favorisé l’accession à l’indépendance de l’Irlande en éveillant la conscience nationale irlandaise à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Par ailleurs, les travaux du groupe de recherche en Histoire de la traduction en Amérique latine (HISTAL)2 de l’Université de Montréal (Bastin et Echeverri, 2004 ; Bastin et al., 2010) ont démontré que la traduction de textes révolu- tionnaires français et américains a servi de levier à l’indépendance des nations d’Amérique latine. Comme en témoignent ces études de cas, la traduction est donc loin d’être un simple processus de transfert linguistique et le résultat de cette activité est plus qu’un simple dérivé de l’original, qu’un texte dans une langue cible : la traduction peut constituer un outil au service de diverses causes, notamment celle de l’indépendance politique. Nous nous pencherons ici sur le cas de la Catalogne, puis nous mettrons en lumière une différence de taille entre les approches catalane et québécoise en matière de promotion de l’indépendance nationale. Après avoir fait état de la montée de l’indépendantisme catalan, nous ferons un rappel des principaux événements ayant mené à la situation poli- tique actuelle en Catalogne. Nous présenterons ensuite l’évolution de la situation démolinguistique de ce territoire depuis un siècle, puis brosserons un portrait de la population actuelle en nous concentrant sur les caractéris- tiques linguistiques. Le portait multilingue dépeint nous mènera à discuter des résultats d’une recherche sur la traduction indépendantiste en Catalogne, puis à comparer la façon de faire catalane à la façon de faire québécoise en matière de traduction politique (et de politique de traduction), et plus géné- ralement en ce qui concerne la question du multilinguisme. Les différences observées offriront des pistes de réflexion sur le lien intime entre projet national et langue nationale et, de façon plus générale, sur la façon d’entre- voir la traduction comme outil de diffusion et de promotion d’idées poli- tiques. Contexte L’indépendantisme catalan a connu une croissance vertigineuse depuis le milieu des années 2000 ; selon les diverses enquêtes menées par le Centre d’études d’opinion de la Generalitat de Catalogne, le pourcentage de Catalans qui sont d’avis que la Catalogne devrait être un État indépendant est passé de moins de 15 % en 2006 à 48,5 % à la fin de 2013. Entre 2015 et 2018, ce pourcentage est redescendu à environ 40 % (CEO, 2018a : 40) tout en demeu- rant l’option privilégiée par la population, tel qu’illustré dans la figure 1. Cette montée de l’indépendantisme est attribuable à divers facteurs de 2. Site Internet (www.histal.net), consulté le 15 septembre 2019. Pol et Soc 39.3.final.indd 119 2020-09-29 19:11
120 Marc Pomerleau natures historique, politique, juridique, économique et linguistique exacer- bés depuis 2010 avec la crise sur le statut d’autonomie de la Catalogne. C’est en effet à partir du rejet partiel d’une nouvelle version de ce statut par le Tribunal constitutionnel espagnol (Gobierno de España, 2010), en particulier des articles qui reconnaissaient la Catalogne comme Nation et lui octroyaient davantage de pouvoir aux points de vue fiscal et linguistique, que l’indépen- dantisme a pris son envol. Figure 1 Évolution de l’opinion publique, de juillet 2006 à octobre 2018, à l’égard du statut à privilégier pour la Catalogne. Réponse (en pourcentage de la population) à la question « Vous croyez que la Catalogne devrait être… » Source : Centre d’Estudis d’Opinió, Generalitat de Catalunya (CEO, 2018b). Dans la foulée de cette décision prise le 28 juin 2010 par le Tribunal constitutionnel, la société civile catalane s’est mobilisée et a organisé de grandes manifestations, la première réunissant plus de un million de per- sonnes dans les rues de Barcelone le 10 juillet 2010 (Belmonte, 2010). Depuis, plusieurs autres manifestations monstres ont eu lieu, surtout le jour emblé- matique du 11 septembre de chaque année : cette journée commémore la chute de Barcelone le 11 septembre 1714 et la fin de la guerre de Succession d’Espagne. Comme l’indique Henry De Laguérie (2014 : 138), « [d]ans le récit national catalan, c’est la fin des libertés de la Catalogne. Cette capitulation est le point de départ d’une conscience nationale blessée ». Le choix de cette date pour manifester est donc fortement symbolique. Par ailleurs, nous l’avons mentionné, d’autres facteurs sont entrés en jeu dans la montée de l’indépendantisme en Catalogne. D’abord, la crise écono- Pol et Soc 39.3.final.indd 120 2020-09-29 19:11
L’indépendantisme catalan en mode multilingue 121 mique de 2008-2014 a été particulièrement difficile en Espagne : bulle immo- bilière, crise bancaire, taux de chômage exponentiel, plan d’austérité, inflation, etc. Dans ce contexte, le déficit fiscal de la Catalogne – environ 8 % du produit intérieur brut (PIB) annuel, soit plus de 16,5 milliards d’euros en 2014 (Gencat, 2018a) – est devenu un poids pour la population catalane et un argument de taille pour les organisations indépendantistes (Gibernau, 2013 : 381). Ensuite, du point de vue linguistique, il existe une asymétrie dans le statut des langues en Espagne, ce qui attise la flamme indépendantiste : l’espagnol est l’unique langue officielle des institutions et de l’État espagnols, alors que le catalan n’est que co-officiel dans les communautés autonomes où on leur a accordé ce statut, soit la Catalogne, les îles Baléares et la Communauté valencienne, dans lesquelles le catalan prend la dénomination officielle de valencien (Ramallo, 2013 : 48 ; Leclerc, 2019). En somme, les catalanophones ne peuvent utiliser leur langue que très rarement lorsqu’ils font affaire avec les autorités espagnoles. Il en est de même au sein des insti- tutions européennes puisque le catalan n’est pas une langue officielle de l’Union européenne, et ce, malgré le fait que plusieurs langues avec moins de locuteurs le soient : l’irlandais, le danois, le lithuanien et le maltais sont des langues officielles de l’UE parce qu’elles sont officielles dans l’un ou l’autre des États membres (CE, 2019), ce qui n’est pas le cas du catalan. Selon Fernando Ramallo (2016 : 1-2), cette asymétrie des droits linguistiques en Espagne engendre un « sentiment de distance » face à l’État central, un argu- ment supplémentaire pour les indépendantistes catalans. En résumé, le contexte juridico-politique de 2010, mis en relation avec la crise économique et les antécédents historiques, culturels et linguis- tiques, explique en grande partie la montée récente de l’indépendantisme en Catalogne (Guinjoan et al., 2013 : 142). Sur le terrain, la résurgence du mouvement indépendantiste catalan est avant tout attribuable à la société civile – et non aux politiques – qui s’est mobilisée et s’est donné comme objectif de promouvoir activement l’indépendance de la Catalogne. Marc Guinjoan, Toni Rodon et Marc Sanjaume remarquent : « [e]n premier lieu, et plus que tout autre facteur, ce mouvement a été mis de l’avant par la société civile. Les événements […] nous confirment que l’émergence du droit de décider est un mouvement du bas vers le haut3 » (2013 : 213 [en italique dans l’original]). Ce mouvement, donc, s’est déplacé vers le haut et le président catalan d’alors, Artur Mas, a emboîté le pas en 2012 en se positionnant en faveur de l’indépendance, puis a déclenché des élections régionales antici- pées afin de tâter le pouls de la population sur la question de l’autodéter- mination (Morel, 2012 : 6). Malgré des pertes au chapitre du vote populaire le 25 novembre 2012, Mas et son parti Convergence et Union (CiU) ont été 3. Toutes les citations provenant de sources en catalan, en espagnol et en galicien sont nos traductions. Pol et Soc 39.3.final.indd 121 2020-09-29 19:11
122 Marc Pomerleau reportés au pouvoir. Dans ce contexte favorable, le 12 décembre 2013, Mas, appuyé par une coalition politique majoritaire (formée par CiU, CUP, ERC et ICV-EUiA4), a officiellement annoncé la tenue d’un référendum sur l’indé- pendance le 9 novembre 2014 (García, 2013). En raison des interdictions émanant des institutions espagnoles, le gouvernement catalan a dû reculer et ce référendum a été transformé en « consultation » puis en « processus participatif ». À l’occasion de ce qui a été qualifié de sondage ou d’enquête à grande échelle (Arenas, 2014), 81 % des voix sont allées au « Oui/Oui5 », avec un taux de participation de 37 % (Gencat, 2014a). Puisque ce « processus » n’était pas juridiquement reconnu, le gouvernement catalan a organisé des élections plébiscitaires sur l’indé- pendance en 2015. Les partis indépendantistes ont remporté la majorité des sièges (72/135) lors de ces élections, mais n’ont pas réussi à obtenir la majorité des voix, terminant avec 48 % du vote populaire. À la suite de ces élections, Artur Mas, sans le soutien de la CUP, n’a pas été reconduit au pouvoir et a été remplacé en janvier 2016 par Carles Puigdemont, qui faisait davantage consensus au sein des forces indépendantistes6. Après une légère perte de vitesse du mouvement indépendantiste dans les mois qui ont suivi le référendum avorté de 2014, la ferveur reprend en 2017 lorsque les partis s’entendent pour tenir un véritable référendum sur l’indépendance, avec ou sans l’accord de Madrid, le 1er octobre 2017. À ce référendum marqué par la violence, 90 % des voix vont au « Oui7 », avec un taux de participation de 43 % (CCMA, 2017). Le 27 octobre, les indépendantistes approuvent une résolution proclamant l’indépendance de la Catalogne, ce qui entraîne la mise sous tutelle de cette communauté autonome en vertu de l’article 155 de la Constitution espagnole. Madrid destitue le gouvernement catalan, puis déclenche de nouvelles élections en Catalogne. Entre-temps, des mandats d’arrêt sont lancés contre des dirigeants d’organisations indépendantistes et des membres du gouvernement catalan. Ils sont accusés, selon le cas, de rébellion, de sédition (empêcher l’application de la loi) et de malversation (utilisation de fonds publics pour organiser le référendum). Le président déchu Carles Puigdemont choisit le chemin de l’exil, tout comme six autres membres du gouvernement, alors que neuf personnes sont emprisonnées de 4. CiU : Convergència i Unió / Convergence et Union ; CUP : Candidatura d’Unitat Popular / Candidature d’unité populaire ; ERC : Esquerra Republicana de Catalunya / Gauche républicaine de Catalogne ; ICV-EUiA : Iniciativa per Catalunya Verds–Esquerra Unida i Alternativa / Initiative pour la Catalogne Verts–Gauche unie et alternative. 5. Les électeurs étaient appelés à répondre aux deux questions suivantes : Voulez-vous que la Catalogne devienne un État ? Si oui, voulez-vous que cet État soit indépendant ? 6. Voir Barrio et Rodríguez-Teruel (2017) et Barrio et Field (2018) pour une analyse des différends et de la compétition ou « course aux enchères » (outbidding competition) entre les partis indépendantistes catalans. 7. Les électeurs étaient appelés à répondre à la question suivante : Voulez-vous que la Catalogne devienne un État indépendant sous la forme de république ? Pol et Soc 39.3.final.indd 122 2020-09-29 19:11
L’indépendantisme catalan en mode multilingue 123 façon préventive. Le 21 décembre 2017, dans le cadre des élections comman- dées par Madrid, les indépendantistes (JxCAT, ERC-CatSí, CUP8) sont repor- tés au pouvoir avec 47,5 % des voix (Gencat, 2017a). Enfin, le 14 mai 2018, Quim Torra (JxCAT), lequel a longtemps été activiste au sein d’organisations civiles comme Souveraineté et Justice, Òmnium Cultural et l’Assemblée nationale catalane, est choisi président de la Catalogne par les députés. Situation démolinguistique de la Catalogne En Catalogne, bien que le mouvement nationaliste, puis indépendantiste, trouve ses racines dans la langue catalane (Boyer, 2004), la transformation de la société engendrée par les mouvements de population des dernières décennies a exigé une redéfinition du lien entre langue nationale et indépen- dance. Il importe ici de rappeler qu’il y a un siècle, la langue maternelle de la grande majorité des Catalans était le catalan et que la plupart d’entre eux étaient unilingues (Vila, 2013 : 34). Cette situation a radicalement changé au cours du XXe siècle. D’une part, les catalanophones sont devenus bilingues, que ce soit par choix ou par obligation : durant les dictatures de Primo de Rivera (1923-1930) et de Francisco Franco (1939-1975), l’espagnol était la seule langue de la scolarisation. Tous les élèves catalans qui ne parlaient pas espagnol ont donc dû apprendre l’unique langue officielle de l’administration publique à l’école. Au cours de cette même période, des centaines de milliers d’Espagnols originaires d’autres régions, en particulier de régions hispano- phones (Andalousie, Estrémadure, Murcie, etc.), sont venus s’installer en Catalogne, attirés par les emplois. En fait, « l’immigration provenant d’autres régions d’Espagne a constitué l’élément décisif et principal de l’évolution démographique de la Catalogne tout au long du XXe siècle » (Pujadas 2007 : 36). L’impossibilité d’apprendre le catalan à l’école pendant de longues périodes et la répression envers cette langue ont grandement nui à l’intégra- tion linguistique de ces Néo-Catalans. Ainsi, par la force des choses, l’espa- gnol s’est imposé, peu à peu, comme première langue de Catalogne. Avec la transition démocratique postfranquiste et la normalisation linguistique des années 1980 et 1990, le catalan a été réintégré dans l’ensemble des domaines et est devenu la langue de la scolarisation pour tous (Mayans, 2015). Cette normalisation est arrivée juste à temps pour favoriser l’intégration linguis- tique du million d’immigrants internationaux arrivés dans les années 1990 et 20009. Avec ce nouveau flux migratoire sont arrivées un grand nombre de 8. JxCAT : Junts per Catalunya / Ensemble pour la Catalogne ; ERC-CatSí : Esquerra Republicana de Catalunya-Catalunya Sí / Gauche républicaine de Catalogne-Catalogne Oui ; CUP : Candidatura d’Unitat Popular / Candidature d’unité populaire. 9. En 2013, 19,1 % de la population catalane était née à l’étranger (soit plus de 1,2 million de personnes), alors que 21,9 % (1,4 million de personnes) était née ailleurs en Espagne et 58,8 % en Catalogne (3,7 millions) (Idescat, 2015 : 27). Pol et Soc 39.3.final.indd 123 2020-09-29 19:11
124 Marc Pomerleau langues – plus de 300 à ce jour (GELA, 2016 ; Gencat, 2018b) –, complétant un bouleversement démolinguistique qui a fait passer la Catalogne de pays unilingue à bilingue, puis multilingue, en un siècle. La normalisation linguistique n’a toutefois pas fait en sorte que le catalan redevienne la langue de la majorité en Catalogne. En effet, selon la plus récente enquête menée par l’Institut de la statistique de Catalogne (2013), 55 % des Catalans affirment que leur langue initiale10 est l’espagnol contre seulement 31 % pour le catalan. Le bilinguisme est la norme alors que 99,7 % de la population affirme parler l’espagnol et 80,4 % le catalan, et que 94,3 % affirme comprendre cette langue proche de l’espagnol (Idescat, 2015 : 28). En résumé, un maigre 5-6 % de la population n’est pas en mesure de comprendre les deux langues, et l’unilinguisme catalan est pratiquement inexistant. Par ailleurs, 31 % de la population affirme parler au moins trois langues (INE, 2012), ce qui n’est pas étranger à l’augmentation de l’immigration au cours des deux dernières décennies et, par le fait même, du nombre de langues étrangères parlées en Catalogne : aujourd’hui, plus de 10 % de la population affirme n’avoir ni l’espagnol ni le catalan comme langue initiale (Idescat, 2015 : 30). Les données précises sur le nombre de locuteurs de ces langues ne sont toutefois que fragmentaires puisqu’aucune étude complète n’a été réa- lisée sur le sujet. Le questionnaire de l’enquête linguistique de 2013 permet- tait aux répondants de sélectionner leur langue initiale parmi 23 langues, soit les trois langues officielles de la Catalogne11 et 20 langues étrangères. Les résultats publiés ne donnent des chiffres précis que pour les neuf premières de ces 20 langues, les autres étant regroupées sous « autres langues » (ibid. : 43). Cependant, des données publiées sur la maîtrise d’autres langues (ibid. : 165) nous permettent d’ajouter cinq langues à la liste des langues étrangères les plus présentes en Catalogne, la portant à 14. Dans l’ordre décroissant du nombre de locuteurs, les neuf principales langues non offi- cielles les plus parlées comme langue initiale en Catalogne sont l’arabe, le roumain, le tamazight (berbère), le français, le galicien, le russe, l’italien, l’anglais et le portugais. Ensuite, les autres langues les plus maîtrisées par la population (comme langue initiale ou non) sont l’allemand, l’ourdou, le chinois, l’ukrainien et le polonais (voir annexe 1). Enfin, nous retrouvons en nombre relativement important, bien que mal documenté, des locuteurs de l’hindi, du punjabi, du tagalog, du bulgare, du wolof, du basque, du néerlan- dais, du bengali, du romani, du guarani et du quechua, entre autres (voir Barrieras i Angàs, 2013). 10. Dans la terminologie catalane, on préfère parler de « langue initiale » plutôt que de langue maternelle. 11. En plus du catalan et de l’espagnol ou castillan, l’occitan aranais, langue propre du val d’Aran dans les Pyrénées, est officiel en Catalogne. Cette langue est parlée par environ 5000 personnes. La langue des signes catalane fait également l’objet d’une reconnaissance officielle en Catalogne (Gencat, 2017b). Pol et Soc 39.3.final.indd 124 2020-09-29 19:11
L’indépendantisme catalan en mode multilingue 125 L’explosion du multilinguisme en Catalogne, couplée au statut fragile du catalan et à la conscience linguistique qui en découle, permet d’expliquer – du moins en partie – l’intérêt manifeste de la Catalogne pour les langues et sa longue histoire de promotion du multilinguisme (Gencat, 2014b). À titre d’exemple, notons la fondation, en 1974, du Centre international Escarré pour les minorités ethniques et les nations (CIEMEN), qui œuvre entre autres à promouvoir les langues minorisées et l’Europe des langues (CIEMEN, 2019), et celle, en 2001, de Linguapax, une organisation non gou- vernementale dont le siège est à Barcelone et qui est « vouée à la reconnais- sance et la protection de la diversité linguistique dans le monde » (Linguapax, 2019). Enfin, notons la création en 2005 du consortium Linguamón, voué à la gestion et à la promotion du multilinguisme (Mir i Fullana, 2008). En plus d’une chaire de recherche à l’Université ouverte de Catalogne (UOC), Linguamón devait ouvrir la Maison des langues en 2014, un musée visant à faire connaître la diversité linguistique au grand public ; ce projet a dû être abandonné pour des raisons financières (Gencat, 2012a : 21-22). Dans le contexte linguistique catalan (une langue nationale minoritaire couplée à un rapport assumé avec le multilinguisme), il serait impensable de mener un projet national en langue catalane seulement, et ce, même si la langue nationale demeure l’un des principaux vecteurs de l’indépendantisme catalan : ce projet doit également être mis de l’avant en espagnol, langue de la majorité, pour avoir la possibilité d’obtenir l’appui de plus de 50 % de la population. Toutefois, et comme nous le montrerons, les indépendantistes catalans ne diffusent pas leur projet qu’en catalan et en espagnol ; ils le font dans des dizaines de langues. Et pour produire des documents dans des dizaines de langues, il faut forcément traduire. Bref, « multilinguisme » rime avec « traduction ». Traductologie et indépendance Dans la lignée des travaux menés par Tymozcko et HISTAL mentionnés précédemment, nous nous sommes intéressé au rôle joué par la traduction dans le processus d’indépendance politique de la Catalogne au cours de la période allant de la décision du Tribunal constitutionnel espagnol sur le statut d’autonomie de la Catalogne en 2010 à la tenue de la consultation populaire sur l’indépendance en 2014 (Pomerleau, 2014 ; 2016 ; 2017). Nos travaux sur la traduction indépendantiste en Catalogne, basés sur un corpus de 21 documents catalans traduits en deux langues cibles ou plus pour être diffusés hors Catalogne, ont démontré que les traductions publiées par la société civile indépendantiste catalane durant cette période avaient pour objectifs : 1) de sensibiliser la communauté internationale, surtout l’Europe, à la situation politique en Catalogne ; 2) de fournir une source d’informations autre que celles véhiculées par les institutions espagnoles, les médias Pol et Soc 39.3.final.indd 125 2020-09-29 19:11
126 Marc Pomerleau e spagnols et les correspondants étrangers en Espagne ; 3) de souligner le caractère européen de la Catalogne ; 4) d’internationaliser le processus d’indépendance en faisant appel à de grandes figures de l’émancipation (Gandhi, Mandela, etc.) ; 5) de mettre en relief les précédents référendaires comme ceux du Québec et de l’Écosse ; 6) de démontrer le caractère citoyen du processus indépendantiste catalan (Pomerleau, 2017 : 227-231). Au-delà du contenu, nous nous sommes intéressé au choix des langues et publics cibles dans ce corpus. Nous avons relevé toutes les langues vers lesquelles les documents du corpus ont été traduits et nous avons analysé les résultats à l’appui des travaux sur les langues de pouvoir (dont les systèmes et classements des auteurs suivants : Graddol, 1997 ; de Swaan, 2001 ; 2010 ; Calvet et Calvet, 2012 ; Ronen et al., 2014 ; Chan, 2016). L’analyse des 19 lan- gues cibles relevées a démontré que la société civile catalane traduit le projet indépendantiste d’abord pour les Européens, dans les langues dont les locu- teurs ont un pouvoir d’influence à l’échelle de l’Union européenne (UE), en particulier l’anglais, l’allemand et le français, mais aussi le néerlandais et l’italien (Pomerleau, 2017 : 257). Par ailleurs, nos travaux ont fait état du peu d’intérêt manifesté de la part de la société civile catalane pour la traduction dans les principales langues de pouvoir à l’échelle internationale qui ne sont pas officielles dans l’UE, dont l’arabe, le chinois, le japonais et le russe (Pomerleau, 2017 : 257). Ce constat révèle que les indépendantistes catalans, quand ils s’adressent à un public hors Catalogne, s’adressent d’abord et avant tout à l’Union européenne. Corpus Bien que les langues de pouvoir non européennes soient absentes ou faible- ment représentées dans le corpus précédemment étudié (Pomerleau, 2017), nous avions remarqué, dès lors, que certaines de ces langues non euro- péennes étaient présentes dans d’autres types de documents, lesquels avaient été exclus de notre étude. En effet, tandis que notre première étude (2017) se limitait aux documents traduits pour être diffusés hors Catalogne, d’autres documents avaient été produits et traduits en diverses langues pour être distribués en Catalogne même. Pour en tenir compte, nous avons donc ici élargi notre corpus en incluant tous les documents traduits dans au moins deux langues, peu importe le public cible, qu’il soit étranger ou catalan. Qui plus est, alors que notre étude de 2017 se limitait aux documents publiés de 2010 à 2014, nous avons élargi la période afin d’inclure les documents publiés de 2009 à 2017. Cela nous permet de mettre à jour une étude réalisée dans un contexte toujours en attente de dénouement, soit celui de la crise poli- tique catalane actuelle, et d’en étendre la portée. En ce sens, notre démarche est à rapprocher des travaux sur l’histoire du temps présent (Roussellier, 1993), dont la particularité réside dans l’intérêt pour « un présent qui est le Pol et Soc 39.3.final.indd 126 2020-09-29 19:11
L’indépendantisme catalan en mode multilingue 127 sien propre, dans un contexte où le passé n’est ni achevé, ni révolu, où le sujet de son récit est un “encore là” » (Rousso, 2012 : 13). Ainsi, le nouveau corpus constitué et étudié comprend des documents traduits en deux langues ou plus entre 2009 et 2017 et destinés tant à un public hors Catalogne qu’à un public interne. Cela signifie que ce corpus inclut, par exemple, des traductions destinées aux Catalans en général, de même que des traductions destinées aux immigrants installés en Catalogne. L’objectif ici est de vérifier si les langues cibles choisies par la société civile, en plus d’indiquer un désir de la part des indépendantistes de communiquer avec l’Union européenne et la communauté internationale (ce que démon- trait l’étude du premier corpus), font état d’un souci de communiquer avec d’autres publics cibles, notamment les Néo-Catalans ou, pour emprunter la terminologie québécoise, les allophones. La présence de documents dans les principales langues de l’immigration en Catalogne le démontrerait et suggé- rerait que l’indépendantisme catalan rime, dans une certaine mesure, avec multilinguisme interne. Pour constituer ce nouveau corpus, nous avons consulté le catalogue de la Bibliothèque de Catalogne12, dans lequel nous avons effectué une recherche à l’aide des mots clés independència et Catalunya, en incluant tous les types de matériel et toutes les langues. Nous avons effectué la recherche pour chacune des années de 2009 à 2017. Nous avons par ailleurs procédé par inter-référen- cement, car les documents indépendantistes catalans font référence les uns aux autres, que ce soit dans les documents mêmes ou par l’intermédiaire des médias sociaux. D’ailleurs, le rôle d’Internet en général et des médias sociaux en particulier n’est pas à négliger dans la montée de l’indépendantisme en Catalogne. Pour Saül Gordillo (2014 : 16), il s’agit ni plus ni moins d’une conquête de la toile menée par le cyber-activisme et le cyber-indépendantisme en Catalogne. Bref, il était indispensable de faire appel à l’inter-référencement pour compléter le corpus en raison de la nature même de certains documents (sites Web, tracts, dépliants, etc.) qui ne sont généralement pas inclus dans les répertoires officiels comme celui de la Bibliothèque de Catalogne. Notre recherche a permis de relever 35 documents de divers types et formats, et offerts sur supports papier et électronique : 15 sites Web, 15 tracts, dépliants, feuillets ou affiches, 1 supplément de journal et 4 livres (voir annexe 2 pour une liste exhaustive). Parmi ces 35 documents, nous avons relevé 38 langues, soit le double du nombre de langues recensé lors de notre étude antérieure (Pomerleau, 2017). Tout comme dans le cas de cette der- nière, les langues représentées dans le plus grand nombre de documents sont l’anglais, l’espagnol, le français, l’allemand, l’italien et le néerlandais. Toutefois, d’autres langues se démarquent ou font carrément leur apparition dans le corpus, dont le russe, l’arabe, le portugais et le roumain (voir figure 2). 12. Catalogue de la Biblioteca de Catalunya : (http://cataleg.bnc.cat.). Pol et Soc 39.3.final.indd 127 2020-09-29 19:11
128 Marc Pomerleau Figure 2 Nombre de documents traduits par langue sur les 35 documents du corpus Source : Élaboration de l’auteur. Multilinguisme pour la projection internationale Le catalan est une langue relativement peu diffusée à l’extérieur de son aire linguistique traditionnelle, soit celle des Pays catalans13. Dans ce contexte, il serait impensable d’internationaliser le processus d’indépendance de la Catalogne sans la traduction. La société civile indépendantiste catalane l’a bien compris et a mis en œuvre cette vaste campagne de traduction. Elle traduit certes en anglais, mais son refus de l’hégémonie linguistique la pousse à traduire dans un grand nombre d’autres langues, que ce soient des langues de pouvoir comme l’allemand et le français ou des langues à portée plus symbolique comme le basque et l’occitan. En Catalogne, internationa- lisation et traduction vont de pair : une trentaine des 35 documents du cor- pus s’adresse – exclusivement ou partiellement – à un public situé à l’extérieur de la Catalogne ; les langues les plus présentes dans ces 30 docu- ments sont, dans l’ordre, l’anglais (30), l’espagnol (27), le français (22), l’alle- mand (21), l’italien (13) et le néerlandais (8). Nous avons comparé la liste de ces langues cibles au classement des lan- gues de Kai L. Chan (2016) et d’Alain Calvet et Louis-Jean Calvet (2012), les- quels font état des langues ayant le plus de pouvoir à l’échelle internationale (voir tableau 1). Nous y remarquons que la langue la plus influente dans le monde, l’anglais, est la seule dont la présence est absolue dans le corpus. 13. Les « Pays catalans » font référence à l’ensemble des territoires de langue et de culture catalanes, soit la Catalogne, les îles Baléares, le Pays valencien et la frange d’Aragon en Espagne, la principauté d’Andorre, le département des Pyrénées-Orientales en France et la municipalité d’Alghero en Sardaigne. Pol et Soc 39.3.final.indd 128 2020-09-29 19:11
L’indépendantisme catalan en mode multilingue 129 Ensuite, la correspondance entre les listes est assez juste pour les langues dont la présence est importante dans le corpus, soit l’allemand, l’espagnol et le français ; l’écart le plus important entre le corpus et la position de ces langues concerne l’allemand, qui se trouve en septième place chez Chan (2016). L’italien et le néerlandais, dont la présence est moyenne dans le corpus, sont également présents dans les classements, mais moins bien positionnés que les principales autres langues de traduction. Parmi les documents destinés à l’extérieur de la Catalogne, nous retrouvons peu de documents dans d’autres langues influentes à l’échelle internationale comme le russe (4/30), le japonais (3/30), l’arabe (2/30), le portugais (2/30) ou le mandarin (0/30). Tableau 1 Langues cibles des documents destinés à un public situé à l’extérieur de la Catalogne et classements des langues du monde de Chan (2016) et de Calvet et Calvet (2012)14 Les 20 langues les plus puissantes du monde, dans Occurrence des langues dans le l’ordre, selon… corpus /30 documents Chan (2016) Calvet et Calvet (2012) anglais (30) anglais anglais espagnol (27) mandarin espagnol français (22) français français allemand (21) espagnol allemand italien (13) arabe russe néerlandais (8) russe japonais basque (7) allemand néerlandais russe (4) hindi italien japonais (3) japonais portugais polonais (3) portugais mandarin suédois (3) cantonais suédois tchèque (3) italien turc arabe (2) néerlandais norvégien grec (2) malais polonais hébreu (2) polonais danois occitan (2) coréen finnois portugais (2) turc hongrois thaï (2) roumain roumain norvégien catalan 12 langues dans 1 seul document suédois tchèque 14. Seules les langues qui sont une langue cible de deux documents ou plus figurent au tableau. Les 12 langues présentes dans un seul document sont : danois, espéranto, finnois, hongrois, indonésien, norvégien, punjabi, quechua, slovène, tagalog, turc et wolof. Pol et Soc 39.3.final.indd 129 2020-09-29 19:11
130 Marc Pomerleau Si nous comparons maintenant la liste des langues cibles des 30 docu- ments à celles des langues officielles de l’UE dans les classements de Chan (2016) et de Calvet et Calvet (2012) (voir tableau 2), nous remarquons que la correspondance est indéniable entre les quatre langues les plus fréquentes (l’anglais, l’espagnol, l’allemand et le français) et ces classements. Elle est également assez juste pour ce qui est de l’italien et du néerlandais, voire du polonais et du suédois. Il importe toutefois de préciser que ces classements font état du poids de ces langues à l’échelle internationale et non spécifique- ment au sein de l’UE, ce qui a pour conséquence de favoriser les langues européennes qui se sont étendues par le biais du colonialisme, en particulier l’anglais, le français, l’espagnol et le portugais. Toutefois, et comme le notent plusieurs auteurs (notamment Graddol, 1997 ; Hjorth-Andersen, 2006 ; de Swaan, 2007), l’anglais et le français restent les langues les plus puissantes de l’UE, suivies de l’allemand, sans égard à leur diffusion internationale. En revanche, le poids de l’espagnol et du portugais est surestimé parce qu’il découle avant tout de l’importance de ces langues à l’extérieur de l’Europe, en particulier en Amérique latine. Tableau 2 Langues cibles des documents destinés à un public situé à l’extérieur de la Catalogne et classements des langues officielles dans l’UE selon Chan (2016) et Clavet et Calvet (2012) Les 20 langues officielles de l’UE les plus puissantes du Occurrence des langues dans le monde, dans l’ordre, selon… corpus /30 documents Chan (2016) Calvet et Calvet (2012) anglais (30) anglais anglais espagnol (27) français espagnol français (22) espagnol français allemand (21) allemand allemand italien (13) portugais néerlandais néerlandais (8) italien italien polonais (3) néerlandais portugais suédois (3) polonais suédois tchèque (3) roumain polonais portugais (2) suédois danois grec (2) danois finnois roumain (1) tchèque hongrois bulgare (1) finnois roumain danois (1) grec tchèque finnois (1) serbo-croate grec hongrois (1) slovaque bulgare slovène (1) slovène croate maltais slovaque hongrois slovène bulgare estonien Pol et Soc 39.3.final.indd 130 2020-09-29 19:11
L’indépendantisme catalan en mode multilingue 131 En somme, ces classements indiquent que les langues cibles du corpus correspondent aux langues d’influence à l’échelle de l’Union européenne plus qu’à celles qui sont influentes à l’échelle internationale. D’une part, outre la présence de l’anglais langue mondiale et de l’espagnol langue offi- cielle en Catalogne, les langues les plus fréquentes sont les langues officielles de l’UE les plus influentes, soit le français, l’allemand, l’italien et le néerlan- dais. Nous répertorions en outre dans le corpus onze autres langues offi- cielles au sein de l’UE, dont le polonais, le suédois et le tchèque. D’autre part, la faible présence ou l’absence de langues d’influence non officielles au sein de l’UE européenne (comme l’arabe, l’hindi, le japonais, le mandarin, le russe et le turc) indique que la communauté internationale n’est pas le principal public cible de la campagne de traduction catalane. Par ailleurs, comme le fait ressortir le tableau 3, les cinq langues cibles les plus fréquentes dans le corpus (tableau précédent) sont également les cinq langues avec le plus grand nombre de locuteurs de langue maternelle au sein de l’UE, nombre représentant 62 % de la population – 66 % en ajoutant le néerlandais, la sixième langue cible la plus fréquente dans le corpus. De plus, les quatre langues les plus fréquentes dans le corpus sont aussi les quatre langues les plus parlées et lues comme langues étrangères dans l’UE. Enfin, outre le russe, aucune langue d’influence non officielle au sein de l’UE n’est parlée ou lue par plus de 1 % des citoyens de l’UE. Tableau 3 Connaissances linguistiques dans l’Union européenne Langue étrangère Langue étrangère Langue maternelle (parler) (lire) allemand 16 % anglais 38 % anglais 25 % anglais 13 % français 12 % français 7% italien 13 % allemand 11 % allemand 6% français 12 % espagnol 7% espagnol 4% espagnol 8% russe 5% russe 2% polonais 8% italien 3% italien 2% roumain 5% néerlandais 1% néerlandais 1% néerlandais 4% polonais 1% catalan 1% Langues les plus parlées comme langue maternelle et langue étrangère et langues les plus lues (capacité de lecture) comme langue étrangère dans l’UE selon l’Eurobaromètre Les Européens et leurs langues (CE, 2012). Remarque : sept autres langues sont parlées comme langues étrangères par environ 1 % de la population : arabe, catalan, grec, portugais, slovaque, suédois et tchèque ; trois autres langues sont lues comme langues étrangères par environ 1 % de la population : slovaque, suédois et tchèque. En résumé, les systèmes et les classements des langues du monde démontrent que la campagne de traduction qui nous intéresse s’adresse d’abord à l’Union européenne, puis à la communauté internationale. Pour Pol et Soc 39.3.final.indd 131 2020-09-29 19:11
132 Marc Pomerleau contrevérifier les résultats obtenus, nous avons analysé ce que dit le para- texte – c’est-à-dire les documents ou les productions qui entourent le texte, comme les prologues ou les entrevues – sur les langues et les publics cibles. À la lumière des extraits ci-dessous, l’ordre d’importance des publics cibles qui transparaît dans le paratexte des documents concorde avec le choix des langues cibles et la fréquence de chacune de ces langues en traduction. Cela confirme que la communauté internationale extraeuropéenne n’est pas le principal public cible de cette campagne de traduction et que, pour les indé- pendantistes catalans, le terrain de bataille est bel et bien l’Europe : « [N]ous devons parler directement avec les autres États d’Europe. » (Anna Aroca Seró, fondatrice d’Aidez la Catalogne, citée dans Vila de Roses, 2013) « [L]e Conseil de diplomatie publique informera les principaux décideurs politiques et économiques en Europe et dans le reste du monde du processus démocratique qui a commencé en Catalogne. » (Gencat, 2012b) « [We want] European citizens to be more aware of what are for [sic] the rea- sons behind the push for independence. » (Aleix Sarri, fondateur du Collectif Charlemagne, ANC Brussel·les, 2013) « Now we must argue our case in a different way by explaining ourselves to our fellow-Catalans and to Europe and the world. » (Álvaro et Cardús, prologue de Keys on the Independence of Catalonia, ElClauer, 2013 : 11) Multilinguisme pour la projection nationale Si le choix des langues de pouvoir de l’Europe révèle que les documents traduits s’adressent en priorité à l’Union européenne, la présence d’autres langues est plutôt liée à un désir de communiquer avec les habitants de la Catalogne. Parmi les 35 documents du corpus, 20 documents s’adressent – exclusivement ou partiellement – aux Catalans en général, dont cinq aux immigrants, ou Néo-Catalans, en particulier. Nous nous intéressons ici tout particulièrement à ces cinq documents et aux langues cibles de ceux-ci. En somme, il s’agit de sites Web ou de tracts/feuillets qui font la promotion de l’indépendance auprès des immigrants ou qui les incitent à exercer leur droit de vote (voir annexe 3 pour un exemple). Parmi ces cinq documents, nous avons relevé 20 langues ; le tableau 4 fait état de ces langues cibles et des langues les plus parlées en Catalogne – que nous avons précédemment énumérées – en excluant le catalan. L’espagnol est ici inclus parce que bien que cette langue soit officielle en Catalogne, elle est également la langue d’une grande partie de la population immigrante, qu’il s’agisse de migrants internes (d’Espagne) ou externes (d’Amérique latine en particulier). Pol et Soc 39.3.final.indd 132 2020-09-29 19:11
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