L'indépendantisme catalan en mode multilingue - Érudit

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Politique et Sociétés

L’indépendantisme catalan en mode multilingue
Marc Pomerleau

Faire vivre et revivre un parti indépendantiste                              Article abstract
Volume 39, Number 3, 2020                                                    Political Catalanism is historically rooted in the Catalan language. For
                                                                             centuries, Catalan was the majority language in Catalonia, but became the
URI: https://id.erudit.org/iderudit/1072087ar                                language of a minority during the 20th century, especially due to linguistic
DOI: https://doi.org/10.7202/1072087ar                                       repression and successive waves of immigration from Spain, and later from
                                                                             abroad. In this context, it would be unthinkable to succeed with an
                                                                             independence project mainly based on the national language. The Catalan
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                                                                             independence movement has adapted to this new multilingual reality by
                                                                             reorienting its approach to language : Catalan still is a pillar of the national
                                                                             project, but this project is also presented in Spanish and many other languages.
Publisher(s)                                                                 Catalan civil society, at the heart of the project, mobilized in various ways, and
                                                                             the undertaking of huge translation projects is certainly one of the
Société québécoise de science politique
                                                                             lesser-known aspects of this mobilization. Translations are being done into the
                                                                             main languages of immigration in order to convince Neo-Catalans of the
ISSN                                                                         rightfulness of national independence, a strategy that seems to bear fruit. The
1203-9438 (print)                                                            contrast between Catalonia’s Independence movement’s relationship with
1703-8480 (digital)                                                          multilingualism and Quebec’s Independence movement’s quasi-unilingualism
                                                                             is striking.
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Pomerleau, M. (2020). L’indépendantisme catalan en mode multilingue.
Politique et Sociétés, 39 (3), 117–147. https://doi.org/10.7202/1072087ar

Tous droits réservés © Société québécoise de science politique, 2020        This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit
                                                                            (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be
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                                                                            https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/

                                                                            This article is disseminated and preserved by Érudit.
                                                                            Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal,
                                                                            Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to
                                                                            promote and disseminate research.
                                                                            https://www.erudit.org/en/
L’indépendantisme catalan en mode
                                       multilingue

                                       Marc Pomerleau
                                       Département de linguistique et de traduction, Université de Montréal
                                       marc.pomerleau@umontreal.ca

                         résumé Le catalanisme politique est historiquement ancré dans la langue catalane.
                         Majoritaire pendant des siècles en Catalogne, cette langue est devenue minoritaire au
                         cours du XXe siècle, principalement en raison de la répression linguistique et des vagues
                         successives d’immigration espagnole, puis internationale. Dans ce contexte, il serait
                         impensable de mener à terme un projet d’indépendance essentiellement ancré dans la
                         langue nationale. Le mouvement indépendantiste catalan s’est adapté à la nouvelle réa-
                         lité multilingue en réorientant son approche linguistique : la langue catalane demeure
                         l’un des piliers du projet national, mais ce dernier s’articule aussi en espagnol et dans
                         bien d’autres langues. La société civile catalane, au cœur de la montée de l’indépendan-
                         tisme, s’est mobilisée et la mise en œuvre de grands projets de traduction constitue
                         certes l’une des facettes les moins connues de cette mobilisation. Le projet national est
                         traduit dans les langues de l’immigration afin de convaincre les Néo-Catalans du bien-
                         fondé de l’indépendance nationale, ce qui semble donner des résultats positifs. Le
                         contraste entre le multilinguisme de l’indépendantisme catalan et le quasi-unilinguisme
                         de l’indépendantisme québécois est frappant.
                         mots clés Catalogne, immigration, indépendance, multilinguisme, Québec, traduction.

                         abstract Political Catalanism is historically rooted in the Catalan language. For
                         centuries, Catalan was the majority language in Catalonia, but became the language of
                         a minority during the 20 th century, especially due to linguistic repression and succes-
                         sive waves of immigration from Spain, and later from abroad. In this context, it would
                         be unthinkable to succeed with an independence project mainly based on the national
                         language. The Catalan independence movement has adapted to this new multilingual
                         reality by reorienting its approach to language : Catalan still is a pillar of the national
                         project, but this project is also presented in Spanish and many other languages. Catalan
                         civil society, at the heart of the project, mobilized in various ways, and the undertaking
                         of huge translation projects is certainly one of the lesser-known aspects of this mobiliza-
                         tion. Translations are being done into the main languages of immigration in order to con-
                         vince Neo-Catalans of the rightfulness of national independence, a strategy that seems
                         to bear fruit. The contrast between Catalonia’s Independence movement’s ­relationship

                         Politique et Sociétés, vol. 39, no 3, 2020, p. 117-147

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with multilingualism and Quebec’s Independence movement’s quasi-­unilingualism is
                      striking.
                      keywords Catalonia, immigration, independence, multilingualism, Quebec, translation.

                      Le présent article a pour objectif d’apporter un angle traductologique à la
                      question de l’indépendance nationale, un sujet habituellement traité d’un
                      point de vue politique, historique, sociologique, juridique ou linguistique1.
                           Bien que des intellectuels aient réfléchi aux enjeux de la traduction au
                      cours des derniers siècles (par exemple Schleiermacher dès 1813), la traduc-
                      tologie – science de la traduction – ne s’est développée en tant que science
                      qu’à partir des années 1970 lorsqu’elle a pris son envol en se distanciant de
                      la linguistique, notamment avec les travaux de James Holmes (1972) et de
                      Brian Harris (1973). Même si les débats portant sur ce qui doit être inclus ou
                      non dans cette science ne sont pas clos, on peut affirmer que la traductologie
                      est la discipline qui étudie l’ensemble des phénomènes liés à la traduction
                      sous ses diverses formes (Munday, 2016). Depuis le virage culturel des décen-
                      nies 1980 et 1990, elle s’intéresse tout particulièrement aux questions poli-
                      tiques et à la façon dont le pouvoir et l’idéologie se manifestent par la
                      traduction. Toutefois, la traductologie est souvent – voire presque toujours –
                      absente des études en sciences politiques et sociales, même lorsque ces
                      études s’intéressent aux politiques linguistiques, au discours ou à la langue
                      en général. En effet, comme le précise la traductologue Chantal Gagnon
                      (2017 : 60), « [l]a traduction est parfois évoquée, mais généralement “en pas-
                      sant” ou en note de bas de page, à quelques exceptions près ».
                           Toujours selon Gagnon, et nous ne pouvons qu’être en accord avec cette
                      affirmation, certaines des thématiques les plus en vogue en traductologie ont
                      toutes à voir avec la politique, notamment « les questions de pouvoir, d’image
                      nationale, de construction identitaire ou de discours institutionnel »
                      (ibid. : 60). Alors que les traducteurs et traductrices sont bien souvent invi-
                      sibles, et que, comme l’indique cette même chercheuse, le camouflage fait
                      partie intégrante du processus de traduction, il efface les traces de luttes de
                      pouvoir et de médiation culturelle : « Que les chercheurs ne s’attardent pas à
                      ces phénomènes renforce le caractère caché de la traduction… et masque les
                      répercussions significatives qui découlent de cette activité » (ibid. : 61). Une
                      des répercussions de la traduction peut être l’atteinte d’objectifs politiques,
                      notamment celui de l’accession à l’indépendance nationale. Maria Tymoczko

                           1. À titre d’exemple, dans Google Scholar, une recherche en français combinant « indé-
                      pendance nationale » avec les mots « politique », « histoire », « sociologie », « droit » ou « langue »
                      nous renvoie à des milliers d’articles. Avec « traductologie », nous n’obtenons que 20 résultats
                      (recherche effectuée le 30 septembre 2019).

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                         (1999) a par exemple démontré que la traduction de récits épiques irlandais
                         a favorisé l’accession à l’indépendance de l’Irlande en éveillant la conscience
                         nationale irlandaise à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Par
                         ailleurs, les travaux du groupe de recherche en Histoire de la traduction en
                         Amérique latine (HISTAL)2 de l’Université de Montréal (Bastin et Echeverri,
                         2004 ; Bastin et al., 2010) ont démontré que la traduction de textes révolu-
                         tionnaires français et américains a servi de levier à l’indépendance des
                         nations d’Amérique latine.
                              Comme en témoignent ces études de cas, la traduction est donc loin
                         d’être un simple processus de transfert linguistique et le résultat de cette
                         activité est plus qu’un simple dérivé de l’original, qu’un texte dans une langue
                         cible : la traduction peut constituer un outil au service de diverses causes,
                         notamment celle de l’indépendance politique. Nous nous pencherons ici sur
                         le cas de la Catalogne, puis nous mettrons en lumière une différence de taille
                         entre les approches catalane et québécoise en matière de promotion de
                         l’indépendance nationale.
                              Après avoir fait état de la montée de l’indépendantisme catalan, nous
                         ferons un rappel des principaux événements ayant mené à la situation poli-
                         tique actuelle en Catalogne. Nous présenterons ensuite l’évolution de la
                         situation démolinguistique de ce territoire depuis un siècle, puis brosserons
                         un portrait de la population actuelle en nous concentrant sur les caractéris-
                         tiques linguistiques. Le portait multilingue dépeint nous mènera à discuter
                         des résultats d’une recherche sur la traduction indépendantiste en Catalogne,
                         puis à comparer la façon de faire catalane à la façon de faire québécoise en
                         matière de traduction politique (et de politique de traduction), et plus géné-
                         ralement en ce qui concerne la question du multilinguisme. Les différences
                         observées offriront des pistes de réflexion sur le lien intime entre projet
                         national et langue nationale et, de façon plus générale, sur la façon d’entre-
                         voir la traduction comme outil de diffusion et de promotion d’idées poli-
                         tiques.

                         Contexte
                         L’indépendantisme catalan a connu une croissance vertigineuse depuis le
                         milieu des années 2000 ; selon les diverses enquêtes menées par le Centre
                         d’études d’opinion de la Generalitat de Catalogne, le pourcentage de Catalans
                         qui sont d’avis que la Catalogne devrait être un État indépendant est passé
                         de moins de 15 % en 2006 à 48,5 % à la fin de 2013. Entre 2015 et 2018, ce
                         pourcentage est redescendu à environ 40 % (CEO, 2018a : 40) tout en demeu-
                         rant l’option privilégiée par la population, tel qu’illustré dans la figure 1.
                         Cette montée de l’indépendantisme est attribuable à divers facteurs de

                                 2. Site Internet (www.histal.net), consulté le 15 septembre 2019.

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120        Marc Pomerleau

                      natures historique, politique, juridique, économique et linguistique exacer-
                      bés depuis 2010 avec la crise sur le statut d’autonomie de la Catalogne. C’est
                      en effet à partir du rejet partiel d’une nouvelle version de ce statut par le
                      Tribunal constitutionnel espagnol (Gobierno de España, 2010), en particulier
                      des articles qui reconnaissaient la Catalogne comme Nation et lui octroyaient
                      davantage de pouvoir aux points de vue fiscal et linguistique, que l’indépen-
                      dantisme a pris son envol.

                      Figure 1
                      Évolution de l’opinion publique, de juillet 2006 à octobre 2018, à l’égard
                      du statut à privilégier pour la Catalogne. Réponse (en pourcentage de la
                      population) à la question « Vous croyez que la Catalogne devrait être… »

                      Source : Centre d’Estudis d’Opinió, Generalitat de Catalunya (CEO, 2018b).

                           Dans la foulée de cette décision prise le 28 juin 2010 par le Tribunal
                      constitutionnel, la société civile catalane s’est mobilisée et a organisé de
                      grandes manifestations, la première réunissant plus de un million de per-
                      sonnes dans les rues de Barcelone le 10 juillet 2010 (Belmonte, 2010). Depuis,
                      plusieurs autres manifestations monstres ont eu lieu, surtout le jour emblé-
                      matique du 11 septembre de chaque année : cette journée commémore la
                      chute de Barcelone le 11 septembre 1714 et la fin de la guerre de Succession
                      d’Espagne. Comme l’indique Henry De Laguérie (2014 : 138), « [d]ans le récit
                      national catalan, c’est la fin des libertés de la Catalogne. Cette capitulation
                      est le point de départ d’une conscience nationale blessée ». Le choix de cette
                      date pour manifester est donc fortement symbolique.
                           Par ailleurs, nous l’avons mentionné, d’autres facteurs sont entrés en jeu
                      dans la montée de l’indépendantisme en Catalogne. D’abord, la crise écono-

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L’indépendantisme catalan en mode multilingue           121

                         mique de 2008-2014 a été particulièrement difficile en Espagne : bulle immo-
                         bilière, crise bancaire, taux de chômage exponentiel, plan d’austérité,
                         inflation, etc. Dans ce contexte, le déficit fiscal de la Catalogne – environ 8 %
                         du produit intérieur brut (PIB) annuel, soit plus de 16,5 milliards d’euros en
                         2014 (Gencat, 2018a) – est devenu un poids pour la population catalane et
                         un argument de taille pour les organisations indépendantistes (Gibernau,
                         2013 : 381). Ensuite, du point de vue linguistique, il existe une asymétrie dans
                         le statut des langues en Espagne, ce qui attise la flamme indépendantiste :
                         l’espagnol est l’unique langue officielle des institutions et de l’État espagnols,
                         alors que le catalan n’est que co-officiel dans les communautés autonomes
                         où on leur a accordé ce statut, soit la Catalogne, les îles Baléares et la
                         Communauté valencienne, dans lesquelles le catalan prend la dénomination
                         officielle de valencien (Ramallo, 2013 : 48 ; Leclerc, 2019). En somme, les
                         catalanophones ne peuvent utiliser leur langue que très rarement lorsqu’ils
                         font affaire avec les autorités espagnoles. Il en est de même au sein des insti-
                         tutions européennes puisque le catalan n’est pas une langue officielle de
                         l’Union européenne, et ce, malgré le fait que plusieurs langues avec moins
                         de locuteurs le soient : l’irlandais, le danois, le lithuanien et le maltais sont
                         des langues officielles de l’UE parce qu’elles sont officielles dans l’un ou
                         l’autre des États membres (CE, 2019), ce qui n’est pas le cas du catalan. Selon
                         Fernando Ramallo (2016 : 1-2), cette asymétrie des droits linguistiques en
                         Espagne engendre un « sentiment de distance » face à l’État central, un argu-
                         ment supplémentaire pour les indépendantistes catalans.
                              En résumé, le contexte juridico-politique de 2010, mis en relation avec
                         la crise économique et les antécédents historiques, culturels et linguis-
                         tiques, explique en grande partie la montée récente de l’indépendantisme
                         en Catalogne (Guinjoan et al., 2013 : 142). Sur le terrain, la résurgence du
                         mouvement indépendantiste catalan est avant tout attribuable à la société
                         civile – et non aux politiques – qui s’est mobilisée et s’est donné comme
                         objectif de promouvoir activement l’indépendance de la Catalogne. Marc
                         Guinjoan, Toni Rodon et Marc Sanjaume remarquent : « [e]n premier lieu, et
                         plus que tout autre facteur, ce mouvement a été mis de l’avant par la société
                         civile. Les événements […] nous confirment que l’émergence du droit de
                         décider est un mouvement du bas vers le haut3 » (2013 : 213 [en italique dans
                         l’original]). Ce mouvement, donc, s’est déplacé vers le haut et le président
                         catalan d’alors, Artur Mas, a emboîté le pas en 2012 en se positionnant en
                         faveur de l’indépendance, puis a déclenché des élections régionales antici-
                         pées afin de tâter le pouls de la population sur la question de l’autodéter-
                         mination (Morel, 2012 : 6). Malgré des pertes au chapitre du vote populaire
                         le 25 novembre 2012, Mas et son parti Convergence et Union (CiU) ont été

                              3. Toutes les citations provenant de sources en catalan, en espagnol et en galicien sont
                         nos traductions.

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122        Marc Pomerleau

                      reportés au ­pouvoir. Dans ce contexte favorable, le 12 décembre 2013, Mas,
                      appuyé par une coalition politique majoritaire (formée par CiU, CUP, ERC
                      et ICV-EUiA4), a officiellement annoncé la tenue d’un référendum sur l’indé-
                      pendance le 9 novembre 2014 (García, 2013).
                           En raison des interdictions émanant des institutions espagnoles, le
                      gouvernement catalan a dû reculer et ce référendum a été transformé en
                      « consultation » puis en « processus participatif ». À l’occasion de ce qui a
                      été qualifié de sondage ou d’enquête à grande échelle (Arenas, 2014), 81 %
                      des voix sont allées au « Oui/Oui5 », avec un taux de participation de 37 %
                      (Gencat, 2014a). Puisque ce « processus » n’était pas juridiquement reconnu,
                      le gouvernement catalan a organisé des élections plébiscitaires sur l’indé-
                      pendance en 2015. Les partis indépendantistes ont remporté la majorité
                      des sièges (72/135) lors de ces élections, mais n’ont pas réussi à obtenir la
                      majorité des voix, terminant avec 48 % du vote populaire. À la suite de ces
                      élections, Artur Mas, sans le soutien de la CUP, n’a pas été reconduit au
                      pouvoir et a été remplacé en janvier 2016 par Carles Puigdemont, qui faisait
                      davantage consensus au sein des forces indépendantistes6. Après une légère
                      perte de vitesse du mouvement indépendantiste dans les mois qui ont suivi
                      le référendum avorté de 2014, la ferveur reprend en 2017 lorsque les partis
                      s’entendent pour tenir un véritable référendum sur l’indépendance, avec ou
                      sans l’accord de Madrid, le 1er octobre 2017. À ce référendum marqué par
                      la violence, 90 % des voix vont au « Oui7 », avec un taux de participation de
                      43 % (CCMA, 2017). Le 27 octobre, les indépendantistes approuvent une
                      résolution proclamant l’indépendance de la Catalogne, ce qui entraîne la
                      mise sous tutelle de cette communauté autonome en vertu de l’article 155
                      de la Constitution espagnole. Madrid destitue le gouvernement catalan, puis
                      déclenche de nouvelles élections en Catalogne. Entre-temps, des mandats
                      d’arrêt sont lancés contre des dirigeants d’organisations indépendantistes
                      et des membres du gouvernement catalan. Ils sont accusés, selon le cas, de
                      rébellion, de sédition (empêcher l’application de la loi) et de malversation
                      (utilisation de fonds publics pour organiser le référendum). Le président
                      déchu Carles Puigdemont choisit le chemin de l’exil, tout comme six autres
                      membres du gouvernement, alors que neuf personnes sont emprisonnées de

                           4. CiU : Convergència i Unió / Convergence et Union ; CUP : Candidatura d’Unitat
                      Popular / Candidature d’unité populaire ; ERC : Esquerra Republicana de Catalunya / Gauche
                      républicaine de Catalogne ; ICV-EUiA : Iniciativa per Catalunya Verds–Esquerra Unida i
                      Alternativa / Initiative pour la Catalogne Verts–Gauche unie et alternative.
                           5. Les électeurs étaient appelés à répondre aux deux questions suivantes : Voulez-vous
                      que la Catalogne devienne un État ? Si oui, voulez-vous que cet État soit indépendant ?
                           6. Voir Barrio et Rodríguez-Teruel (2017) et Barrio et Field (2018) pour une analyse des
                      différends et de la compétition ou « course aux enchères » (outbidding competition) entre les
                      partis indépendantistes catalans.
                           7. Les électeurs étaient appelés à répondre à la question suivante : Voulez-vous que la
                      Catalogne devienne un État indépendant sous la forme de république ?

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L’indépendantisme catalan en mode multilingue              123

                         façon préventive. Le 21 décembre 2017, dans le cadre des élections comman-
                         dées par Madrid, les indépendantistes (JxCAT, ERC-CatSí, CUP8) sont repor-
                         tés au pouvoir avec 47,5 % des voix (Gencat, 2017a). Enfin, le 14 mai 2018,
                         Quim Torra (JxCAT), lequel a longtemps été activiste au sein d’organisations
                         civiles comme Souveraineté et Justice, Òmnium Cultural et l’Assemblée
                         nationale catalane, est choisi président de la Catalogne par les députés.

                         Situation démolinguistique de la Catalogne
                         En Catalogne, bien que le mouvement nationaliste, puis indépendantiste,
                         trouve ses racines dans la langue catalane (Boyer, 2004), la transformation
                         de la société engendrée par les mouvements de population des dernières
                         décennies a exigé une redéfinition du lien entre langue nationale et indépen-
                         dance. Il importe ici de rappeler qu’il y a un siècle, la langue maternelle de la
                         grande majorité des Catalans était le catalan et que la plupart d’entre eux
                         étaient unilingues (Vila, 2013 : 34). Cette situation a radicalement changé au
                         cours du XXe siècle. D’une part, les catalanophones sont devenus bilingues,
                         que ce soit par choix ou par obligation : durant les dictatures de Primo de
                         Rivera (1923-1930) et de Francisco Franco (1939-1975), l’espagnol était la
                         seule langue de la scolarisation. Tous les élèves catalans qui ne parlaient pas
                         espagnol ont donc dû apprendre l’unique langue officielle de l’administration
                         publique à l’école. Au cours de cette même période, des centaines de milliers
                         d’Espagnols originaires d’autres régions, en particulier de régions hispano-
                         phones (Andalousie, Estrémadure, Murcie, etc.), sont venus s’installer en
                         Catalogne, attirés par les emplois. En fait, « l’immigration provenant d’autres
                         régions d’Espagne a constitué l’élément décisif et principal de l’évolution
                         démographique de la Catalogne tout au long du XXe siècle » (Pujadas
                         2007 : 36). L’impossibilité d’apprendre le catalan à l’école pendant de longues
                         périodes et la répression envers cette langue ont grandement nui à l’intégra-
                         tion linguistique de ces Néo-Catalans. Ainsi, par la force des choses, l’espa-
                         gnol s’est imposé, peu à peu, comme première langue de Catalogne. Avec la
                         transition démocratique postfranquiste et la normalisation linguistique des
                         années 1980 et 1990, le catalan a été réintégré dans l’ensemble des domaines
                         et est devenu la langue de la scolarisation pour tous (Mayans, 2015). Cette
                         normalisation est arrivée juste à temps pour favoriser l’intégration linguis-
                         tique du million d’immigrants internationaux arrivés dans les années 1990
                         et 20009. Avec ce nouveau flux migratoire sont arrivées un grand nombre de

                              8. JxCAT : Junts per Catalunya / Ensemble pour la Catalogne ; ERC-CatSí : Esquerra
                         Republicana de Catalunya-Catalunya Sí / Gauche républicaine de Catalogne-Catalogne Oui ;
                         CUP : Candidatura d’Unitat Popular / Candidature d’unité populaire.
                              9. En 2013, 19,1 % de la population catalane était née à l’étranger (soit plus de 1,2 million
                         de personnes), alors que 21,9 % (1,4 million de personnes) était née ailleurs en Espagne et 58,8 %
                         en Catalogne (3,7 millions) (Idescat, 2015 : 27).

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                      langues – plus de 300 à ce jour (GELA, 2016 ; Gencat, 2018b) –, complétant
                      un bouleversement démolinguistique qui a fait passer la Catalogne de pays
                      unilingue à bilingue, puis multilingue, en un siècle.
                           La normalisation linguistique n’a toutefois pas fait en sorte que le catalan
                      redevienne la langue de la majorité en Catalogne. En effet, selon la plus
                      récente enquête menée par l’Institut de la statistique de Catalogne (2013),
                      55 % des Catalans affirment que leur langue initiale10 est l’espagnol contre
                      seulement 31 % pour le catalan. Le bilinguisme est la norme alors que 99,7 %
                      de la population affirme parler l’espagnol et 80,4 % le catalan, et que 94,3 %
                      affirme comprendre cette langue proche de l’espagnol (Idescat, 2015 : 28). En
                      résumé, un maigre 5-6 % de la population n’est pas en mesure de comprendre
                      les deux langues, et l’unilinguisme catalan est pratiquement inexistant. Par
                      ailleurs, 31 % de la population affirme parler au moins trois langues (INE,
                      2012), ce qui n’est pas étranger à l’augmentation de l’immigration au cours
                      des deux dernières décennies et, par le fait même, du nombre de langues
                      étrangères parlées en Catalogne : aujourd’hui, plus de 10 % de la population
                      affirme n’avoir ni l’espagnol ni le catalan comme langue initiale (Idescat,
                      2015 : 30). Les données précises sur le nombre de locuteurs de ces langues ne
                      sont toutefois que fragmentaires puisqu’aucune étude complète n’a été réa-
                      lisée sur le sujet. Le questionnaire de l’enquête linguistique de 2013 permet-
                      tait aux répondants de sélectionner leur langue initiale parmi 23 langues,
                      soit les trois langues officielles de la Catalogne11 et 20 langues étrangères. Les
                      résultats publiés ne donnent des chiffres précis que pour les neuf premières
                      de ces 20 langues, les autres étant regroupées sous « autres langues »
                      (ibid. : 43). Cependant, des données publiées sur la maîtrise d’autres langues
                      (ibid. : 165) nous permettent d’ajouter cinq langues à la liste des langues
                      étrangères les plus présentes en Catalogne, la portant à 14. Dans l’ordre
                      décroissant du nombre de locuteurs, les neuf principales langues non offi-
                      cielles les plus parlées comme langue initiale en Catalogne sont l’arabe, le
                      roumain, le tamazight (berbère), le français, le galicien, le russe, l’italien,
                      l’anglais et le portugais. Ensuite, les autres langues les plus maîtrisées par la
                      population (comme langue initiale ou non) sont l’allemand, l’ourdou, le
                      chinois, l’ukrainien et le polonais (voir annexe 1). Enfin, nous retrouvons en
                      nombre relativement important, bien que mal documenté, des locuteurs de
                      l’hindi, du punjabi, du tagalog, du bulgare, du wolof, du basque, du néerlan-
                      dais, du bengali, du romani, du guarani et du quechua, entre autres (voir
                      Barrieras i Angàs, 2013).

                            10. Dans la terminologie catalane, on préfère parler de « langue initiale » plutôt que de
                      langue maternelle.
                            11. En plus du catalan et de l’espagnol ou castillan, l’occitan aranais, langue propre du
                      val d’Aran dans les Pyrénées, est officiel en Catalogne. Cette langue est parlée par environ
                      5000 personnes. La langue des signes catalane fait également l’objet d’une reconnaissance
                      officielle en Catalogne (Gencat, 2017b).

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L’indépendantisme catalan en mode multilingue   125

                              L’explosion du multilinguisme en Catalogne, couplée au statut fragile du
                         catalan et à la conscience linguistique qui en découle, permet d’expliquer
                         – du moins en partie – l’intérêt manifeste de la Catalogne pour les langues
                         et sa longue histoire de promotion du multilinguisme (Gencat, 2014b). À titre
                         d’exemple, notons la fondation, en 1974, du Centre international Escarré
                         pour les minorités ethniques et les nations (CIEMEN), qui œuvre entre
                         autres à promouvoir les langues minorisées et l’Europe des langues
                         (CIEMEN, 2019), et celle, en 2001, de Linguapax, une organisation non gou-
                         vernementale dont le siège est à Barcelone et qui est « vouée à la reconnais-
                         sance et la protection de la diversité linguistique dans le monde » (Linguapax,
                         2019). Enfin, notons la création en 2005 du consortium Linguamón, voué à
                         la gestion et à la promotion du multilinguisme (Mir i Fullana, 2008). En plus
                         d’une chaire de recherche à l’Université ouverte de Catalogne (UOC),
                         Linguamón devait ouvrir la Maison des langues en 2014, un musée visant à
                         faire connaître la diversité linguistique au grand public ; ce projet a dû être
                         abandonné pour des raisons financières (Gencat, 2012a : 21-22).
                              Dans le contexte linguistique catalan (une langue nationale minoritaire
                         couplée à un rapport assumé avec le multilinguisme), il serait impensable de
                         mener un projet national en langue catalane seulement, et ce, même si la
                         langue nationale demeure l’un des principaux vecteurs de l’indépendantisme
                         catalan : ce projet doit également être mis de l’avant en espagnol, langue de
                         la majorité, pour avoir la possibilité d’obtenir l’appui de plus de 50 % de la
                         population. Toutefois, et comme nous le montrerons, les indépendantistes
                         catalans ne diffusent pas leur projet qu’en catalan et en espagnol ; ils le font
                         dans des dizaines de langues. Et pour produire des documents dans des
                         dizaines de langues, il faut forcément traduire. Bref, « multilinguisme » rime
                         avec « traduction ».

                         Traductologie et indépendance
                         Dans la lignée des travaux menés par Tymozcko et HISTAL mentionnés
                         précédemment, nous nous sommes intéressé au rôle joué par la traduction
                         dans le processus d’indépendance politique de la Catalogne au cours de la
                         période allant de la décision du Tribunal constitutionnel espagnol sur le
                         statut d’autonomie de la Catalogne en 2010 à la tenue de la consultation
                         populaire sur l’indépendance en 2014 (Pomerleau, 2014 ; 2016 ; 2017). Nos
                         travaux sur la traduction indépendantiste en Catalogne, basés sur un corpus
                         de 21 documents catalans traduits en deux langues cibles ou plus pour être
                         diffusés hors Catalogne, ont démontré que les traductions publiées par la
                         société civile indépendantiste catalane durant cette période avaient pour
                         objectifs : 1) de sensibiliser la communauté internationale, surtout l’Europe,
                         à la situation politique en Catalogne ; 2) de fournir une source d’informations
                         autre que celles véhiculées par les institutions espagnoles, les médias

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126        Marc Pomerleau

                      e­ spagnols et les correspondants étrangers en Espagne ; 3) de souligner le
                       caractère européen de la Catalogne ; 4) d’internationaliser le processus
                       d’indépendance en faisant appel à de grandes figures de l’émancipation
                       (Gandhi, Mandela, etc.) ; 5) de mettre en relief les précédents référendaires
                       comme ceux du Québec et de l’Écosse ; 6) de démontrer le caractère citoyen
                       du processus indépendantiste catalan (Pomerleau, 2017 : 227-231).
                            Au-delà du contenu, nous nous sommes intéressé au choix des langues
                       et publics cibles dans ce corpus. Nous avons relevé toutes les langues vers
                       lesquelles les documents du corpus ont été traduits et nous avons analysé les
                       résultats à l’appui des travaux sur les langues de pouvoir (dont les systèmes
                       et classements des auteurs suivants : Graddol, 1997 ; de Swaan, 2001 ; 2010 ;
                       Calvet et Calvet, 2012 ; Ronen et al., 2014 ; Chan, 2016). L’analyse des 19 lan-
                       gues cibles relevées a démontré que la société civile catalane traduit le projet
                       indépendantiste d’abord pour les Européens, dans les langues dont les locu-
                       teurs ont un pouvoir d’influence à l’échelle de l’Union européenne (UE), en
                       particulier l’anglais, l’allemand et le français, mais aussi le néerlandais et
                       l’italien (Pomerleau, 2017 : 257). Par ailleurs, nos travaux ont fait état du peu
                       d’intérêt manifesté de la part de la société civile catalane pour la traduction
                       dans les principales langues de pouvoir à l’échelle internationale qui ne sont
                       pas officielles dans l’UE, dont l’arabe, le chinois, le japonais et le russe
                       (Pomerleau, 2017 : 257). Ce constat révèle que les indépendantistes catalans,
                       quand ils s’adressent à un public hors Catalogne, s’adressent d’abord et avant
                       tout à l’Union européenne.

                      Corpus
                      Bien que les langues de pouvoir non européennes soient absentes ou faible-
                      ment représentées dans le corpus précédemment étudié (Pomerleau, 2017),
                      nous avions remarqué, dès lors, que certaines de ces langues non euro-
                      péennes étaient présentes dans d’autres types de documents, lesquels avaient
                      été exclus de notre étude. En effet, tandis que notre première étude (2017) se
                      limitait aux documents traduits pour être diffusés hors Catalogne, d’autres
                      documents avaient été produits et traduits en diverses langues pour être
                      distribués en Catalogne même. Pour en tenir compte, nous avons donc ici
                      élargi notre corpus en incluant tous les documents traduits dans au moins
                      deux langues, peu importe le public cible, qu’il soit étranger ou catalan. Qui
                      plus est, alors que notre étude de 2017 se limitait aux documents publiés de
                      2010 à 2014, nous avons élargi la période afin d’inclure les documents publiés
                      de 2009 à 2017. Cela nous permet de mettre à jour une étude réalisée dans
                      un contexte toujours en attente de dénouement, soit celui de la crise poli-
                      tique catalane actuelle, et d’en étendre la portée. En ce sens, notre démarche
                      est à rapprocher des travaux sur l’histoire du temps présent (Roussellier,
                      1993), dont la particularité réside dans l’intérêt pour « un présent qui est le

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L’indépendantisme catalan en mode multilingue   127

                         sien propre, dans un contexte où le passé n’est ni achevé, ni révolu, où le sujet
                         de son récit est un “encore là” » (Rousso, 2012 : 13).
                              Ainsi, le nouveau corpus constitué et étudié comprend des documents
                         traduits en deux langues ou plus entre 2009 et 2017 et destinés tant à un
                         public hors Catalogne qu’à un public interne. Cela signifie que ce corpus
                         inclut, par exemple, des traductions destinées aux Catalans en général, de
                         même que des traductions destinées aux immigrants installés en Catalogne.
                         L’objectif ici est de vérifier si les langues cibles choisies par la société civile,
                         en plus d’indiquer un désir de la part des indépendantistes de communiquer
                         avec l’Union européenne et la communauté internationale (ce que démon-
                         trait l’étude du premier corpus), font état d’un souci de communiquer avec
                         d’autres publics cibles, notamment les Néo-Catalans ou, pour emprunter la
                         terminologie québécoise, les allophones. La présence de documents dans les
                         principales langues de l’immigration en Catalogne le démontrerait et suggé-
                         rerait que l’indépendantisme catalan rime, dans une certaine mesure, avec
                         multilinguisme interne.
                              Pour constituer ce nouveau corpus, nous avons consulté le catalogue de la
                         Bibliothèque de Catalogne12, dans lequel nous avons effectué une recherche à
                         l’aide des mots clés independència et Catalunya, en incluant tous les types de
                         matériel et toutes les langues. Nous avons effectué la recherche pour chacune
                         des années de 2009 à 2017. Nous avons par ailleurs procédé par inter-référen-
                         cement, car les documents indépendantistes catalans font référence les uns
                         aux autres, que ce soit dans les documents mêmes ou par l’intermédiaire des
                         médias sociaux. D’ailleurs, le rôle d’Internet en général et des médias sociaux
                         en particulier n’est pas à négliger dans la montée de l’indépendantisme en
                         Catalogne. Pour Saül Gordillo (2014 : 16), il s’agit ni plus ni moins d’une
                         conquête de la toile menée par le cyber-activisme et le cyber-indépendantisme
                         en Catalogne. Bref, il était indispensable de faire appel à l’inter-référencement
                         pour compléter le corpus en raison de la nature même de certains documents
                         (sites Web, tracts, dépliants, etc.) qui ne sont généralement pas inclus dans les
                         répertoires officiels comme celui de la Bibliothèque de Catalogne.
                              Notre recherche a permis de relever 35 documents de divers types et
                         formats, et offerts sur supports papier et électronique : 15 sites Web, 15 tracts,
                         dépliants, feuillets ou affiches, 1 supplément de journal et 4 livres (voir
                         annexe 2 pour une liste exhaustive). Parmi ces 35 documents, nous avons
                         relevé 38 langues, soit le double du nombre de langues recensé lors de notre
                         étude antérieure (Pomerleau, 2017). Tout comme dans le cas de cette der-
                         nière, les langues représentées dans le plus grand nombre de documents sont
                         l’anglais, l’espagnol, le français, l’allemand, l’italien et le néerlandais.
                         Toutefois, d’autres langues se démarquent ou font carrément leur apparition
                         dans le corpus, dont le russe, l’arabe, le portugais et le roumain (voir figure 2).

                                 12. Catalogue de la Biblioteca de Catalunya : (http://cataleg.bnc.cat.).

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128        Marc Pomerleau

                      Figure 2
                      Nombre de documents traduits par langue sur les 35 documents du corpus

                      Source : Élaboration de l’auteur.

                      Multilinguisme pour la projection internationale
                      Le catalan est une langue relativement peu diffusée à l’extérieur de son aire
                      linguistique traditionnelle, soit celle des Pays catalans13. Dans ce contexte, il
                      serait impensable d’internationaliser le processus d’indépendance de la
                      Catalogne sans la traduction. La société civile indépendantiste catalane l’a
                      bien compris et a mis en œuvre cette vaste campagne de traduction. Elle
                      traduit certes en anglais, mais son refus de l’hégémonie linguistique la
                      pousse à traduire dans un grand nombre d’autres langues, que ce soient des
                      langues de pouvoir comme l’allemand et le français ou des langues à portée
                      plus symbolique comme le basque et l’occitan. En Catalogne, internationa-
                      lisation et traduction vont de pair : une trentaine des 35 documents du cor-
                      pus s’adresse – exclusivement ou partiellement – à un public situé à
                      l’extérieur de la Catalogne ; les langues les plus présentes dans ces 30 docu-
                      ments sont, dans l’ordre, l’anglais (30), l’espagnol (27), le français (22), l’alle-
                      mand (21), l’italien (13) et le néerlandais (8).
                           Nous avons comparé la liste de ces langues cibles au classement des lan-
                      gues de Kai L. Chan (2016) et d’Alain Calvet et Louis-Jean Calvet (2012), les-
                      quels font état des langues ayant le plus de pouvoir à l’échelle internationale
                      (voir tableau 1). Nous y remarquons que la langue la plus influente dans le
                      monde, l’anglais, est la seule dont la présence est absolue dans le corpus.

                           13. Les « Pays catalans » font référence à l’ensemble des territoires de langue et de culture
                      catalanes, soit la Catalogne, les îles Baléares, le Pays valencien et la frange d’Aragon en
                      Espagne, la principauté d’Andorre, le département des Pyrénées-Orientales en France et la
                      municipalité d’Alghero en Sardaigne.

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L’indépendantisme catalan en mode multilingue                129

                         Ensuite, la correspondance entre les listes est assez juste pour les langues dont
                         la présence est importante dans le corpus, soit l’allemand, l’espagnol et le
                         français ; l’écart le plus important entre le corpus et la position de ces langues
                         concerne l’allemand, qui se trouve en septième place chez Chan (2016).
                         L’italien et le néerlandais, dont la présence est moyenne dans le corpus, sont
                         également présents dans les classements, mais moins bien positionnés que les
                         principales autres langues de traduction. Parmi les documents destinés à
                         l’extérieur de la Catalogne, nous retrouvons peu de documents dans d’autres
                         langues influentes à l’échelle internationale comme le russe (4/30), le japonais
                         (3/30), l’arabe (2/30), le portugais (2/30) ou le mandarin (0/30).

                         Tableau 1
                         Langues cibles des documents destinés à un public situé à l’extérieur de la
                         Catalogne et classements des langues du monde de Chan (2016) et de
                         Calvet et Calvet (2012)14
                                                                 Les 20 langues les plus puissantes du monde, dans
                           Occurrence des langues dans le        l’ordre, selon…
                           corpus /30 documents
                                                                 Chan (2016)                   Calvet et Calvet (2012)
                           anglais (30)                          anglais                       anglais
                           espagnol (27)                         mandarin                      espagnol
                           français (22)                         français                      français
                           allemand (21)                         espagnol                      allemand
                           italien (13)                          arabe                         russe
                           néerlandais (8)                       russe                         japonais
                           basque (7)                            allemand                      néerlandais
                           russe (4)                             hindi                         italien
                           japonais (3)                          japonais                      portugais
                           polonais (3)                          portugais                     mandarin
                           suédois (3)                           cantonais                     suédois
                           tchèque (3)                           italien                       turc
                           arabe (2)                             néerlandais                   norvégien
                           grec (2)                              malais                        polonais
                           hébreu (2)                            polonais                      danois
                           occitan (2)                           coréen                        finnois
                           portugais (2)                         turc                          hongrois
                           thaï (2)                              roumain                       roumain
                                                                 norvégien                     catalan
                           12 langues dans 1 seul document
                                                                 suédois                       tchèque

                              14. Seules les langues qui sont une langue cible de deux documents ou plus figurent au
                         tableau. Les 12 langues présentes dans un seul document sont : danois, espéranto, finnois,
                         hongrois, indonésien, norvégien, punjabi, quechua, slovène, tagalog, turc et wolof.

Pol et Soc 39.3.final.indd 129                                                                                                 2020-09-29 19:11
130        Marc Pomerleau

                           Si nous comparons maintenant la liste des langues cibles des 30 docu-
                      ments à celles des langues officielles de l’UE dans les classements de Chan
                      (2016) et de Calvet et Calvet (2012) (voir tableau 2), nous remarquons que la
                      correspondance est indéniable entre les quatre langues les plus fréquentes
                      (l’anglais, l’espagnol, l’allemand et le français) et ces classements. Elle est
                      également assez juste pour ce qui est de l’italien et du néerlandais, voire du
                      polonais et du suédois. Il importe toutefois de préciser que ces classements
                      font état du poids de ces langues à l’échelle internationale et non spécifique-
                      ment au sein de l’UE, ce qui a pour conséquence de favoriser les langues
                      européennes qui se sont étendues par le biais du colonialisme, en particulier
                      l’anglais, le français, l’espagnol et le portugais. Toutefois, et comme le notent
                      plusieurs auteurs (notamment Graddol, 1997 ; Hjorth-Andersen, 2006 ;
                      de Swaan, 2007), l’anglais et le français restent les langues les plus puissantes
                      de l’UE, suivies de l’allemand, sans égard à leur diffusion internationale. En
                      revanche, le poids de l’espagnol et du portugais est surestimé parce qu’il
                      découle avant tout de l’importance de ces langues à l’extérieur de l’Europe,
                      en particulier en Amérique latine.

                      Tableau 2
                      Langues cibles des documents destinés à un public situé à l’extérieur de la
                      Catalogne et classements des langues officielles dans l’UE selon Chan
                      (2016) et Clavet et Calvet (2012)
                                                         Les 20 langues officielles de l’UE les plus puissantes du
                        Occurrence des langues dans le   monde, dans l’ordre, selon…
                        corpus /30 documents
                                                         Chan (2016)                    Calvet et Calvet (2012)
                        anglais (30)                     anglais                        anglais
                        espagnol (27)                    français                       espagnol
                        français (22)                    espagnol                       français
                        allemand (21)                    allemand                       allemand
                        italien (13)                     portugais                      néerlandais
                        néerlandais (8)                  italien                        italien
                        polonais (3)                     néerlandais                    portugais
                        suédois (3)                      polonais                       suédois
                        tchèque (3)                      roumain                        polonais
                        portugais (2)                    suédois                        danois
                        grec (2)                         danois                         finnois
                        roumain (1)                      tchèque                        hongrois
                        bulgare (1)                      finnois                        roumain
                        danois (1)                       grec                           tchèque
                        finnois (1)                      serbo-croate                   grec
                        hongrois (1)                     slovaque                       bulgare
                        slovène (1)                      slovène                        croate
                                                         maltais                        slovaque
                                                         hongrois                       slovène
                                                         bulgare                        estonien

Pol et Soc 39.3.final.indd 130                                                                                       2020-09-29 19:11
L’indépendantisme catalan en mode multilingue                  131

                              En somme, ces classements indiquent que les langues cibles du corpus
                         correspondent aux langues d’influence à l’échelle de l’Union européenne
                         plus qu’à celles qui sont influentes à l’échelle internationale. D’une part,
                         outre la présence de l’anglais langue mondiale et de l’espagnol langue offi-
                         cielle en Catalogne, les langues les plus fréquentes sont les langues officielles
                         de l’UE les plus influentes, soit le français, l’allemand, l’italien et le néerlan-
                         dais. Nous répertorions en outre dans le corpus onze autres langues offi-
                         cielles au sein de l’UE, dont le polonais, le suédois et le tchèque. D’autre part,
                         la faible présence ou l’absence de langues d’influence non officielles au sein
                         de l’UE européenne (comme l’arabe, l’hindi, le japonais, le mandarin, le russe
                         et le turc) indique que la communauté internationale n’est pas le principal
                         public cible de la campagne de traduction catalane.
                              Par ailleurs, comme le fait ressortir le tableau 3, les cinq langues cibles
                         les plus fréquentes dans le corpus (tableau précédent) sont également les cinq
                         langues avec le plus grand nombre de locuteurs de langue maternelle au sein
                         de l’UE, nombre représentant 62 % de la population – 66 % en ajoutant le
                         néerlandais, la sixième langue cible la plus fréquente dans le corpus. De plus,
                         les quatre langues les plus fréquentes dans le corpus sont aussi les quatre
                         langues les plus parlées et lues comme langues étrangères dans l’UE. Enfin,
                         outre le russe, aucune langue d’influence non officielle au sein de l’UE n’est
                         parlée ou lue par plus de 1 % des citoyens de l’UE.

                         Tableau 3
                         Connaissances linguistiques dans l’Union européenne
                                                                    Langue étrangère                    Langue étrangère
                                 Langue maternelle
                                                                        (parler)                             (lire)
                           allemand             16 %           anglais            38 %              anglais           25 %
                           anglais              13 %           français            12 %             français           7%
                           italien              13 %           allemand            11 %             allemand           6%
                           français             12 %           espagnol             7%              espagnol           4%
                           espagnol              8%            russe                5%              russe              2%
                           polonais              8%            italien              3%              italien            2%
                           roumain               5%            néerlandais          1%              néerlandais        1%
                           néerlandais           4%            polonais             1%              catalan            1%
                         Langues les plus parlées comme langue maternelle et langue étrangère et langues les plus lues (capacité
                         de lecture) comme langue étrangère dans l’UE selon l’Eurobaromètre Les Européens et leurs langues (CE,
                         2012).
                         Remarque : sept autres langues sont parlées comme langues étrangères par environ 1 % de la population :
                         arabe, catalan, grec, portugais, slovaque, suédois et tchèque ; trois autres langues sont lues comme
                         langues étrangères par environ 1 % de la population : slovaque, suédois et tchèque.

                             En résumé, les systèmes et les classements des langues du monde
                         démontrent que la campagne de traduction qui nous intéresse s’adresse
                         d’abord à l’Union européenne, puis à la communauté internationale. Pour

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132        Marc Pomerleau

                      contrevérifier les résultats obtenus, nous avons analysé ce que dit le para-
                      texte – c’est-à-dire les documents ou les productions qui entourent le texte,
                      comme les prologues ou les entrevues – sur les langues et les publics cibles.
                      À la lumière des extraits ci-dessous, l’ordre d’importance des publics cibles
                      qui transparaît dans le paratexte des documents concorde avec le choix des
                      langues cibles et la fréquence de chacune de ces langues en traduction. Cela
                      confirme que la communauté internationale extraeuropéenne n’est pas le
                      principal public cible de cette campagne de traduction et que, pour les indé-
                      pendantistes catalans, le terrain de bataille est bel et bien l’Europe :
                             « [N]ous devons parler directement avec les autres États d’Europe. » (Anna
                             Aroca Seró, fondatrice d’Aidez la Catalogne, citée dans Vila de Roses, 2013)
                             « [L]e Conseil de diplomatie publique informera les principaux décideurs
                             politiques et économiques en Europe et dans le reste du monde du processus
                             démocratique qui a commencé en Catalogne. » (Gencat, 2012b)
                             « [We want] European citizens to be more aware of what are for [sic] the rea-
                             sons behind the push for independence. » (Aleix Sarri, fondateur du Collectif
                             Charlemagne, ANC Brussel·les, 2013)
                             « Now we must argue our case in a different way by explaining ourselves to our
                             fellow-Catalans and to Europe and the world. » (Álvaro et Cardús, prologue de
                             Keys on the Independence of Catalonia, ElClauer, 2013 : 11)

                      Multilinguisme pour la projection nationale
                      Si le choix des langues de pouvoir de l’Europe révèle que les documents
                      traduits s’adressent en priorité à l’Union européenne, la présence d’autres
                      langues est plutôt liée à un désir de communiquer avec les habitants de la
                      Catalogne. Parmi les 35 documents du corpus, 20 documents s’adressent
                      – exclusivement ou partiellement – aux Catalans en général, dont cinq aux
                      immigrants, ou Néo-Catalans, en particulier. Nous nous intéressons ici tout
                      particulièrement à ces cinq documents et aux langues cibles de ceux-ci. En
                      somme, il s’agit de sites Web ou de tracts/feuillets qui font la promotion de
                      l’indépendance auprès des immigrants ou qui les incitent à exercer leur droit
                      de vote (voir annexe 3 pour un exemple).
                           Parmi ces cinq documents, nous avons relevé 20 langues ; le tableau 4
                      fait état de ces langues cibles et des langues les plus parlées en Catalogne
                      – que nous avons précédemment énumérées – en excluant le catalan.
                      L’espagnol est ici inclus parce que bien que cette langue soit officielle en
                      Catalogne, elle est également la langue d’une grande partie de la population
                      immigrante, qu’il s’agisse de migrants internes (d’Espagne) ou externes
                      (d’Amérique latine en particulier).

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