L'oubli de l'Acadie politique ? Le débat sur les Congrès mondiaux acadiens à la lumière de la question diasporique - Érudit

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Minorités linguistiques et société
Linguistic Minorities and Society

L’oubli de l’Acadie politique ?
Le débat sur les Congrès mondiaux acadiens à la lumière de la
question diasporique
Clint Bruce

Revisiter la question du pouvoir en francophonie canadienne                       Article abstract
Revisiting the Issue of Power in the Canadian Francophonie                        This article examines issues of power related to the Congrès mondial acadien
Number 10, 2018                                                                   (CMA or World Acadian Congress), a large gathering that has been held every
                                                                                  five years since 1994. The objective of the study is to examine the dynamics of
URI: https://id.erudit.org/iderudit/1054098ar                                     empowerment within the Acadian community, while taking into account the
DOI: https://doi.org/10.7202/1054098ar                                            diasporic aspect of the Acadian identity and experience. To this end, we first
                                                                                  propose a theoretical reflection on the concept of empowerment. It is through
                                                                                  this lens that we then study discourses surrounding a public consultation
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                                                                                  conclude that there exists a contradiction between the desire to include groups
                                                                                  from the diaspora in initiatives intended to strengthen the empowerment of
Publisher(s)                                                                      the Acadian community in the Maritimes, on the one hand, and the low level of
                                                                                  participation by those same groups in the consultation on the future of the
Institut canadien de recherche sur les minorités linguistiques / Canadian
                                                                                  CMA, on the other.
Institute for Research on Linguistic Minorities

ISSN
1927-8632 (digital)

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Bruce, C. (2018). L’oubli de l’Acadie politique ? Le débat sur les Congrès
mondiaux acadiens à la lumière de la question diasporique. Minorités
linguistiques et société / Linguistic Minorities and Society,(10), 100–132.
https://doi.org/10.7202/1054098ar

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            linguistiques              Minorities
            et société                 and Society
            Numéro 10                  Number 10                                      2018

L’oubli de l’Acadie politique ?
Le débat sur les Congrès mondiaux acadiens
à la lumière de la question diasporique
Clint Bruce
Université Sainte-Anne

Résumé
Cet article se penche sur les enjeux de pouvoir liés aux Congrès mondiaux acadiens (CMA),
grands rassemblements quinquennaux tenus depuis 1994. L’objectif de notre étude consiste
donc à examiner la question du pouvoir d’agir de la collectivité acadienne en tenant compte de
la dimension diasporique de l’Acadie. Pour ce faire, nous développons dans un premier temps
une réflexion théorique sur le concept d’habilitation. C’est sous cet angle que nous étudions
ensuite les discours entourant une consultation publique sur les CMA menée en 2015 à l’ini-
tiative de la Société Nationale de l’Acadie. Il ressort de cet examen une contradiction entre la
volonté d’inclure les groupes de la diaspora dans les projets collectifs visant à accroître le pouvoir
d’agir de l’Acadie des Maritimes, d’une part, et la faible participation de ces mêmes groupes à
la consultation sur les CMA, d’autre part.

Abstract
This article examines issues of power related to the Congrès mondial acadien (CMA or World
Acadian Congress), a large gathering that has been held every five years since 1994. The object-
ive of the study is to examine the dynamics of empowerment within the Acadian community,
while taking into account the diasporic aspect of the Acadian identity and experience. To this
end, we first propose a theoretical reflection on the concept of empowerment. It is through
this lens that we then study discourses surrounding a public consultation conducted in 2015 at
the behest of the Société Nationale de l’Acadie. We conclude that there exists a contradiction
between the desire to include groups from the diaspora in initiatives intended to strengthen the
empowerment of the Acadian community in the Maritimes, on the one hand, and the low level
of participation by those same groups in the consultation on the future of the CMA, on the other.
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     Lorsqu’on considère le cas de l’Acadie et qu’on interroge le pouvoir d’agir de la col-
lectivité acadienne, un impératif s’impose d’emblée et commande de tenir compte de ses
caractéristiques spécifiques par rapport à l’ensemble de la francophonie canadienne. Au
premier chef : sa configuration comme peuple ou nation en diaspora, de type relativement
archétypal1. Déportés et dispersés à partir de 1755, les Acadiens subissaient un nettoyage
ethnique au plus fort des guerres coloniales opposant la France à la Grande-Bretagne.
Le souvenir de ce « Grand Dérangement » lie les francophones des Provinces maritimes
– environ 275 000 aujourd’hui – à une communauté d’appartenance historiquement
composée de populations vivant en Louisiane, en Nouvelle-Angleterre, au Québec et en
France, en plus de personnes originaires des Maritimes résidant ailleurs2.
     Depuis 1994, la volonté de célébrer la diaspora s’est manifestée à travers un événement
de grande envergure, tenu tous les cinq ans : le Congrès mondial acadien (CMA). Chapeauté
par la Société Nationale de l’Acadie (SNA)3, le CMA cumule la tenue de réunions de famille,
qui attirent jusqu’à des milliers de participants ; des spectacles et des expositions ; des col-
loques et des sommets, et des manifestations populaires. Ce faisant, il s’efforce de
     rapprocher les Acadiennes et Acadiens et tous ceux et celles qui s’intéressent à l’Acadie, pour
     leur donner l’occasion de tisser des liens durables, d’explorer des moyens de se développer,
     de prendre conscience de leur identité et de renforcer leur fierté, ce qui mène à une Acadie
     actuelle et engagée. (SNA, 2015a)

Bien que festifs, ces congrès, qui se déplacent de région en région, comportent « une impor-
tante dimension politique par la représentation identitaire qu’ils promeuvent et les projets
collectifs qu’ils inspirent » (Landry, 2015 : 122).

1. Il y a également l’ethnogenèse acadienne, bien distincte de l’émergence de la civilisation laurentienne, ainsi que
   l’enchâssement de l’égalité des deux communautés de langue officielle du Nouveau-Brunswick dans la Charte cana-
   dienne des droits et libertés. Le premier terme désigne l’aire civilisationnelle qui essaime à partir de la colonisation
   française de la vallée du Saint-Laurent et qui donne naissance à la nation canadienne-française – les deux autres
   foyers d’implantation étant l’Acadie et la Louisiane. Chacune de ces trois aires constitue le lieu de genèse d’une
   variété souche distincte du français nord-américain (Poirier, 1994).
2. Selon le recensement canadien de 2016, environ 236 345 habitants du Nouveau-Brunswick emploient le français à
   la maison, soit 32,1 % d’une population totale de 736 280 personnes. Cette proportion se situe en Nouvelle-Écosse
   autour de 3,4 %, soit 30 850 personnes sur 912 295, et à l’Île-du-Prince-Édouard à 3,6 %, soit 5 115 résidents sur
   141 020. D’autres critères, notamment la langue maternelle, la première langue officielle parlée ou encore la connais-
   sance des langues officielles, permettent de nuancer le portrait. En ligne : http://www12.statcan.gc.ca/census-recense-
   ment/2016/dp-pd/prof/index.cfm?Lang=F (consulté le 8 octobre 2017).
3. Né pendant la « Renaissance acadienne » de la seconde moitié du XIXe siècle, cet organisme à but non lucratif fédère
   huit membres réguliers composés d’un organisme de représentation et d’un conseil jeunesse de chacune des quatre
   provinces de l’Atlantique. La SNA assure en même temps un lien réticulaire avec la « grande Acadie » de la diaspora.
   Ses membres associés proviennent du Québec (Coalition des organisations acadiennes du Québec et Corporation des
   Acadiens aux Îles-de-la-Madeleine), de la Louisiane (Comité Louisiane-Acadie), de la Nouvelle-Angleterre (Conseil
   d’héritage acadien du Maine), de Saint-Pierre-et-Miquelon, de l’Ouest canadien (Société acadienne de l’Alberta) et
   de l’Ontario (Association acadienne de la région de la capitale nationale). La Fédération des associations de familles
   acadiennes a également ce statut, tandis que le regroupement Les Amitiés France-Acadie possède celui de membre
   privilégié.
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    Malgré – et aussi en raison de – son succès incontestable, certaines réserves accom-
pagnent le CMA depuis son origine. Plusieurs détracteurs expriment « la crainte d’une réduc-
tion du pouvoir politique gagné de haute lutte par les Acadiens » des Maritimes (Magord
et Belkhodja, 2005 : 50). Déjà en 1994, le juriste Michel Doucet tirait la sonnette d’alarme
dans ces termes :
     L’Acadie du Grand Dérangement […] n’est pas et ne sera jamais un concept politique. […]
     Le Congrès mondial acadien est un objectif noble, mais […] il ne doit pas servir à banaliser
     et mettre au deuxième rang le développement de la communauté acadienne de l’Atlantique.
     (1994 : B3)

     Une ligne de fracture se dessine entre la vision d’une Acadie généalogique, déterrito-
rialisée, et une Acadie linguistique encadrée par le bilinguisme canadien (McLaughlin et
Le Blanc, 2009) ; pour Massicotte, une telle dichotomie reflète le dilemme « que symbolise
le CMA : une définition diasporique forte, qui semble s’opposer diamétralement à des aspi-
rations politiques et à une circonscription territoriale claire » (2007 : 98).
    La population générale ne semble pas partager ces réserves. Lorsque le contentieux éclate
à nouveau autour du CMA de 20144, une consultation publique réalisée sous les auspices de
la SNA débouche sur une conclusion ferme : la grande majorité des répondants souhaitent
conserver cette activité quinquennale et les retrouvailles avec la diaspora ne leur paraissent
nullement incompatibles avec une Acadie moderne et résolument francophone (Forgues et
St-Onge, 2015). Comment sortir de cette impasse ?
      Nous examinerons dans cet article les enjeux de pouvoir entourant le CMA afin de
­proposer une voie de sortie à l’opposition tranchée entre « l’Acadie linguistique » et « l’Acadie
 généalogique ». Nous partons du constat que les modèles normalement appliqués aux mino-
 rités francophones permettent peu de saisir la nature diasporique de l’expérience acadienne,
 qu’il s’agisse de la complétude institutionnelle (Breton, 1985) ou de l’autonomie, même
 « non territoriale » (Chouinard, 2014). Si la question de la langue demeure fondamentale,
 la dimension transnationale (et interprovinciale) de l’acadianité outrepasse les limitations
 du « régime linguistique » (Cardinal et Sonntag, 2015).
     Récemment, Léger a proposé de recadrer la réflexion sur le pouvoir franco-canadien
autour de la notion très connue d’empowerment ou d’habilitation, concept qui implique un
gain de pouvoir conjugué simultanément aux « aspirations des personnes ou des collecti-
vités concernées5 » (2014 : 25). Considérant comme indispensable cette triple articulation

4. L’édition 2014 du CMA s’est déroulée dans la zone transfrontalière du Grand Madawaska, qui comprend des régions
   du Nouveau-Brunswick, du Québec et du Maine.
5. Diversement traduit, en français, par « habilitation », « autonomisation », « pouvoir d’agir », « capacitation », « réap-
   propriation du pouvoir » et même « empouvoirment », l’empowerment comporte un sémantisme plus englobant que ces
   équivalents. Comme il sera expliqué par la suite, c’est du choix de privilégier la démarche que découle notre préférence
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(Perkins, 1995 ; Sadan, 2004) d’un gain de pouvoir aux aspirations des individus à leur
tour liées au sort d’une collectivité, notre examen du CMA est guidé par deux questions.
(1) Un tel projet renforce-t-il le pouvoir d’agir de la collectivité acadienne ? (2) Est-il possible
d’adopter des mesures d’habilitation qui s’adressent à l’ensemble des personnes s’identifiant
à l’Acadie, de partout, au nom de l’Acadie ? Ce second point s’impose dans la mesure où
l’appartenance à une diaspora implique normalement un engagement positif et concret en
faveur de la terre d’origine (Safran, 1991 ; Sheffer, 2003 ; Sheffer, 2006).
     Dans un premier temps, il s’agira de préciser notre emploi des concepts de « diaspora » et
d’« habilitation ». Ensuite, nous retracerons l’évolution des débats à l’égard des CMA. Dans
un troisième temps, nous nous pencherons sur la consultation publique de 2015, initiative
confiée par la SNA à des chercheurs de l’Institut canadien de recherche sur les minorités
linguistiques et devenue elle-même l’objet de discussions publiques. Nous souhaitons ainsi
rouvrir des pistes dégagées par Magord et Belkhodja quant aux possibilités « d’un projet de
diaspora viable » auquel se heurte « le danger de l’évacuation du politique » (2005 : 49-50).

Mise au point conceptuelle
     Le choix d’étudier les débats sur la diaspora acadienne sous l’angle de l’empowerment
nous amène à considérer deux notions qui souffrent d’une indéniable « élasticité concep-
tuelle » au sens de Giovani Sartori (1970). Longtemps marginal en sciences sociales (Safran,
1991), le concept de diaspora se trouve depuis une trentaine d’années au cœur d’un champ
transdisciplinaire en plein essor. Sa récente et fulgurante expansion est liée à la montée
des études transnationales (Brubaker, 2005) ; celles-ci peuvent avoir pour objet des réalités
sociales, économiques ou politiques très diverses. Bien au-delà des diasporas « classiques »,
juive ou arménienne, le terme en est venu à figurer le paradigme de communautés dispersées
de toutes sortes et aux configurations variées (réseaux, communautés, populations immi-
grées, etc.) – voire une optique pour penser la mondialisation. Afin de ramener ce cadre
conceptuel à des bases saines, Sheffer (2006) insiste sur le caractère proprement « ethno-
national » des diasporas. À l’intérieur de cette limitation, encore inclusive, il est possible
d’envisager des catégories ainsi qu’une critériologie6. Parmi les traits définitoires posés par
plusieurs chercheurs (cf. Safran, 1991 ; Cohen, 1997), nous retenons (a) l’état de dispersion
d’une collectivité, état auquel s’oppose (b) l’orientation vers une terre d’origine, à laquelle

   pour le terme habilitation, dont le noyau verbal (habiliter), éminemment processuel, nous paraît éloquent, sinon indis-
   pensable. En revanche, nous employons l’adjectif autonomisant pour empowering. Léger, quant à lui, penche de plus
   en plus pour pouvoir d’agir, dont l’un des avantages est sa transparence sémantique.
6. Bruneau propose quatre grandes catégories de diasporas, orientées par des « pôles » prédominants : (1) un pôle entre-
   preneurial (Libanais, Chinois, Indiens) ; (2) un pôle ethnoreligieux (Juifs, Arméniens, Grecs) ; (3) un pôle politique
   (Palestiniens, Tibétains) ; (4) un pôle « racial et culturel », qui caractérise notamment la diaspora noire (2004 : 24-28).
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concourent (c) la mémoire collective sur le temps long et (d) le maintien des frontières
­ethniques dans les milieux d’accueil.
    Soulignons au passage que l’état de dispersion des Acadiens résulte de deux processus
de diasporisation, plutôt que du seul épisode du Grand Dérangement. Si cette triste période
apparente certes l’Acadie aux diasporas archétypales, de par le traumatisme mémoriel qu’elle
instaure, les populations acadiennes ont été affectées par des mouvements migratoires ulté-
rieurs, essentiellement de nature économique7. Ce phénomène continue jusqu’à nos jours8.
     En raison de l’absence d’un territoire administratif actuel nommé « Acadie », telle ou
telle définition de la diaspora acadienne surdétermine celle de l’Acadie même : par exemple,
si nous acceptons l’idée selon laquelle « l’Acadie se trouve partout où il y a des Acadiennes et
Acadiens », le critère territorial est évacué. Ainsi, l’une conditionne l’autre. Or, nous sommes
d’accord avec Caron (2007) que la prétendue adéquation entre « l’Acadie généalogique »
et « l’Acadie de la diaspora » érige une fausse équivalence. Tandis que la première traduit
un rapport individuel ou familial à l’héritage acadien – soit l’ethnicité symbolique décrite
par Herbert Gans (1979) – la seconde, elle, se caractériserait par une opérationnalité. Elle
serait constituée des communautés, organismes et individus hors Provinces maritimes qui,
s’identifiant à « l’Acadie », entretiennent des rapports avec l’Acadie métropolitaine et déve-
loppent des projets sur cette base, à quelque échelle que ce soit9. Nous traçons donc une
distinction entre l’ensemble des personnes d’origine acadienne – présupposé qui amène à
évoquer « trois millions d’Acadiens », chiffre décalé par rapport à toute réalité sociologique
(Thériault, 2006 : 46-47) – et une véritable Acadie diasporique. Cette conception s’appuie
sur Brubaker, pour qui la notion de diaspora n’a de valeur analytique que dans la mesure
où elle repose sur une catégorie de pratique : la logique diasporique servirait à « avancer des

7. Roby (2000) ainsi que Ramirez (2001) soulignent l’importance des francophones des Maritimes parmi les flux migra-
   toires en direction des États-Unis, à partir du milieu du XIXe siècle. Au cours de nos propres recherches sur les liens
   diasporiques avec le sud-ouest de la Nouvelle-Écosse, nous constatons, en ratissant les colonnes du Petit Courrier,
   fondé en 1937, un va-et-vient très dense entre cette région et les États de la Nouvelle-Angleterre. Des enquêtes d’his-
   toire orale que nous effectuons actuellement, projet axé principalement sur les liens avec la Louisiane, montrent à quel
   point les souvenirs d’échanges avec « les États de Boston », comme disent certains informateurs, ont joué pour beau-
   coup dans le développement d’une conscience de la place de la communauté d’origine, sentiment fortement localisé,
   au sein d’un plus vaste ensemble constitutif du fait acadien – autrement dit : d’un véritable imaginaire diasporique.
8. En étudiant le CMA de 2009, tenu dans la Péninsule acadienne, qui est le foyer de l’Acadie « territoriale » du
   Nouveau-Brunswick, Heller, Bell, Daveluy, McLaughlin et Noël (2015) examinent justement les stratégies de promo-
   tion économique à l’intention des émigrés récents, installés dans l’Ouest canadien.
9. Ainsi, lorsque Rudin (2014) raconte sa rencontre, au cours du CMA 2004, avec des Melanson d’Halifax qui affir-
   ment que, malgré leur intérêt pour leur propre histoire familiale : « L’Acadie, c’est pas notre truc », nous considérons
   qu’il s’agit là d’une illustration parfaite de l’Acadie généalogique qui n’est pas réductible à l’Acadie de la diaspora. En
   revanche, est diasporique, suivant Le Menestrel, l’éveil survenu chez des Louisianais lorsqu’ils prennent conscience du
   statut du français aux Maritimes, dont la reconnaissance et « [l’]emprise effective attisent le désir des Louisianais de
   parvenir aux mêmes fins » chez eux (1999 : 170). De même, ce ne sont pas les trois ou quatre millions de Québécois de
   souche acadienne, soi-disant, qui forment la diaspora acadienne du Québec, mais l’existence tangible d’associations,
   d’institutions et d’activités à caractère acadien, les contacts avec l’Acadie de l’Atlantique et les liens officiels avec la
   SNA, etc.
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revendications, à formuler des projets, à exprimer des attentes, à mobiliser des énergies, à
faire appel à des loyautés » (2005 : 12)10.
      D’une configuration à l’autre, des pratiques diasporiques sont conditionnées par l’exis-
tence ou l’absence d’un État-nation ou encore d’un foyer territorial dans le cas des mino-
rités nationales, à même de canaliser des projets et des énergies – ou de les contrer – en
­fonction de ses intérêts propres. Bien sûr, l’Acadie se compte parmi les « diasporas sans État »
 (cf. Bujold, 2007 ; LeBlanc, 2005), ce qui engendre des problèmes d’un ordre particulier,
 tout comme le régime de gouvernance communautaire s’étant imposé depuis la Loi sur les
 langues officielles11 (LLO), régime qui prévoit des ententes entre le ministère du Patrimoine
 et les communautés de langue officielle en situation minoritaire. Ces structures, rappelle
 Allain, reposent sur la dynamique réticulaire, « c’est-à-dire constituée de, et traversée par,
 des réseaux », qui caractérise désormais l’Acadie (2004 : 234), la francophonie canadienne
 et peut-être l’ensemble des sociétés postmodernes. La gouvernance communautaire mise sur
 la coordination horizontale d’acteurs pluriels, brouillant du même coup la frontière entre
 secteurs public et privé (Cardinal et Forgues, 2015 : 10-11).
      Il se dégage des travaux récents sur la francophonie canadienne un consensus sur une
certaine stagnation de ce modèle. Plusieurs se demandent si les partenariats avec l’État
­n’auraient pas eu pour effet de vider la société civile de l’engagement citoyen qui doit en
 principe l’animer12. À en croire Landry, Forgues et Traisnel (2010), le modèle corporatiste qui
 régit les milieux associatifs débarrassés de l’adhésion individuelle et redevables surtout aux
 organismes subventionnaires contribuerait à décourager la participation citoyenne. Dans la
 mesure où cette crise de légitimité reflète un réel « déficit démocratique » (Cardinal, 2008),
 il ne suffit plus de se contenter d’une définition du pouvoir d’agir limitée aux seules préro-
 gatives des porte-paroles attitrés. C’est à ce titre que le plaidoyer de Léger (2014) pour une
 entrée en scène de la notion d’habilitation prend toute sa pertinence.
    Le principe d’empowerment s’inscrit au départ dans les revendications des mouvements
Black Power, féministe et de libération gaie aux États-Unis13. Il renvoie alors à une prise
de conscience par rapport aux structures de domination, de laquelle découle des trans-
formations systémiques en faveur de groupes opprimés. La psychologie communautaire

10. Toutes les traductions de cet article sont de l’auteur.
11. Loi sur les langues officielles, LRC 1985, c O-1, 4e suppl.
12. Ainsi, ce qui pouvait s’annoncer au départ comme une accession à l’autonomie collective aurait été ramené à « la
    reconnaissance des droits comme un moyen de gestion de la diversité » au sein d’un Canada multiculturel (Cardinal,
    2008 : 389).
13. Le terme fait son entrée dans le discours sur les politiques sociales avec la parution de l’ouvrage de Barbara B. Solomon,
    Black empowerment: Social work in oppressed communities (1976). Les travaux de Saul Alinsky vers la même époque ont
    également été influents.
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 ne tarde pas à s’approprier ces principes14. Dans les années 1980 et 1990, le paradigme de
­l’empowerment, axé sur l’autonomie locale, la responsabilisation des individus et l’horizonta-
 lité des organismes, a inspiré des programmes de renouvellement urbain et de développement
 économique aux États-Unis15 (Perkins, 1995). Par la suite, il a servi à élaborer des modèles
 « alternatifs » en développement international (cf. Friedmann, 1992). Dans le contexte cana-
 dien, plusieurs initiatives d’intervention sociale ou de revitalisation économique ont adopté
 une approche basée sur l’habilitation16. Forgues (2007) étudie sous cet angle les Réseaux de
 développement économique et d’employabilité au sein des communautés de langue officielle
 en situation minoritaire (CLOSM) depuis les années 1970.
      L’habilitation comporte deux spécificités, pour peu que ses assises théoriques soient
­respectées. La première touche à la distinction que tracent les théoriciens de l’empower-
 ment entre l’habilitation comme démarche ou processus, d’un côté, et les finalités ou résul-
 tats auxquels ces processus doivent aboutir, de l’autre côté (Perkins, 1995 : 570). À la suite
 de Rappaport (1984), Bacqué met l’accent sur la dialectique entre deux dimensions, « celle
 du pouvoir, qui constitue la racine du mot, et celle du processus d’apprentissage pour y
 ­accéder17 » (2006 : 108). La deuxième caractéristique procède de ce que le pouvoir d’agir
  individuel se doit d’être articulé à des aspirations collectives – et vice-versa. Il faut donc
  tenir compte de l’interaction entre les niveaux individuel et collectif (Perkins, 1995), sans
  quoi s’ensuivent des dérapages conceptuels.
     En effet, tout comme la notion de diaspora, celle d’empowerment a fait fortune, tant
et si bien que son intégrité conceptuelle et sa force d’analyse en ont fait les frais. Cantelli
(2013) distingue entre une conception gestionnaire, fruit d’une cooptation subreptice, et
une conception civique plus proche de ses origines contestataires. Les objectifs de réduction
de la pauvreté et d’intégration économique de populations marginalisées rejoignent la vision
néolibérale de la mondialisation, à tel point qu’au tournant du millénaire le terme se voit
valorisé par la Banque mondiale. Depuis plusieurs années, l’idéal d’émancipation indivi-
duelle, au cœur de l’empowerment, a été récupéré par le marketing (Calvès, 2009). Dans une
récente chronique parue dans Libération, Elvire von Bardeleben (2016) déplore « sa capacité
à servir à peu près n’importe quelle cause ». De ce fait, tout traitement de l’habilitation dans
le contexte de la francophonie canadienne doit se prémunir de quelques précisions.
     Il faut se garder de la confondre avec des modèles déjà privilégiés dans les réflexions
sur les minorités ethnolinguistiques, par exemple l’autonomie. Léger est clair sur ce point :

14. Les champs d’application s’avèrent nombreux : santé et bien-être, intervention sociale, prévention de la criminalité,
    éducation et alphabétisation, environnement, rendement des organisations et d’autres encore.
15. L’exemple le plus souvent cité est celui des Economic Empowerment Zones mises sur pied sous le président Clinton.
16. Mendell (2006) fait un retour sur les initiatives de développement économique communautaire (DEC ) s’étant
    ­inspirées de collaborations communautaires entreprises au Québec, inspirées à leur tour de projets aux États-Unis.
17. Voir aussi Bacqué et Biewener (2015).
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« ces deux notions ne revêtent pas le même sens » dans la mesure où l’autonomie peut être
« un moyen de l’habilitation » (2014 : 27) – mais non pas le seul possible18. On peut très
bien concevoir qu’une minorité ethnique ou un peuple colonisé se dote d’une autonomie
politique sans qu’il y ait habilitation réelle : en témoigne amplement l’historique des dicta-
tures postcoloniales. Par ailleurs, en raison de l’attractivité de l’empowerment comme mot
tendance, il arrive que le terme soit sollicité sans que la spécificité du concept soit respectée
ou explicitée19.
     Pour cette raison, parmi d’autres, nous fondons notre considération de l’habilitation,
à l’instar de Malloy (2014) et à la différence de Léger (2014), dans une théorie du pouvoir
plutôt que de la « brancher » sur ces modèles existants. Dans Empowerment and community
planning (2004), Elisheva Sadan oriente sa réflexion autour de la théorie de la structuration
d’Anthony Giddens, qui met de l’avant la dualité de la structure sociale et de l’agentivité
humaine. Selon cette théorie, ni l’une ni l’autre de ces composantes ne prédomine : « La
structure sociale est le résultat de l’action humaine, et cette action devient possible dans
les limites à l’intérieur desquelles elle a cours » (Sadan, 2004 : 142). L’habilitation vise à
modifier la structure par l’action afin de rectifier des injustices, d’aplanir des phénomènes
d’aliénation et de mieux démocratiser la vie collective.
     La théorie contextuelle de l’habilitation de Sadan insiste sur le lien, déjà prégnant dans
la pensée féministe, entre la vie privée et la sphère politique (2004 : 146). En termes socio-
logiques, une intégration des niveaux macro et micro s’impose. Cette interconnexion se
joue sur trois plans : (1) une transformation personnelle et intime, (2) l’habilitation collec-
tive menant au changement social et (3) des pratiques professionnelles autonomisantes. Il
s’agit là de « trois processus interreliés qui se renforcent et s’alimentent les uns les autres »
(145). Ces éléments nous fournissent le nécessaire pour esquisser une analyse schématique
des Congrès mondiaux acadiens. La transformation personnelle passe par une volonté
­d’engagement s­ uscitée par un sentiment d’appartenance, phénomène qui correspond au vécu
 conscientisant et à la conscientisation ethnolangagière décrits par Allard, Landry et Deveau
 (2005). Cet engagement prend la forme d’une participation à des efforts d’organisation et de
 mobilisation, c’est-à-dire des « pratiques professionnelles » développées sur le terrain, autour
 d’objectifs communs. La réussite de ces efforts – l’ensemble des activités associées au CMA

18. Parmi les notions déjà en vigueur au Canada francophone – vitalité, autonomie, complétude institutionnelle –, Léger
    pose l’habilitation en contraste dialectique avec la reconnaissance. Celle-ci peut être une condition nécessaire mais non
    suffisante pour réaliser le pouvoir d’agir. Il précise d’ailleurs : « L’habilitation est un principe de justice. En ce sens, il
    faut la concevoir comme faisant partie d’une moralité politique visant à orienter les actions étatiques envers les groupes
    minoritaires » (2014 : 27).
19. Si l’emploi du mot empowerment par Behiels (2005) pour caractériser l’émergence des systèmes scolaires francophones
    n’est pas dépourvu d’intérêt, sa pertinence n’est pas explicitée ; Gagnon (2011), quant à lui, fait simplement rimer
    habilitation avec « autonomie collective », du Québec et d’autres entités territoriales du Canada, sans tenir compte du
    nouage entre individuel et collectif, articulation qui fonde la spécificité du concept.
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– tend à améliorer la situation de la collectivité acadienne, dont la minorisation est inscrite
dans la structure sociale. Or, toujours suivant Sadan, les pratiques autonomisantes doivent
susciter « la création de communautés » autour d’un « trait critique commun » (« critical
shared characteristic ») (2004 : 21). Quelle caractéristique réunit l’ensemble des personnes
s’identifiant à l’Acadie ? Qui participe à l’Acadie ? C’est à ces problèmes qu’est confronté
l’examen des enjeux d’habilitation entourant les CMA.

Pourquoi un débat sur le Congrès mondial acadien ?
Enjeux collectifs : aperçu historique
     L’idée du CMA est née de discussions vers la fin des années 1980 avec des Acadiens
installés dans l’Ouest canadien : à l’instar de la Société mutuelle l’Assomption, fleuron de
l’économie coopérative acadienne fondé au Massachussetts en 1903, il s’agit d’un projet
issu de rapports avec des groupes actifs de la diaspora. Alors qu’un Albertain d’adoption,
André Boudreau, présidera le premier Congrès, c’est à Jean-Marie Nadeau, syndicaliste néo-
brunswickois et militant nationaliste acadien, que revient l’honneur d’en avoir formulé la
proposition20. Le potentiel dynamisant de l’initiative est avancé dès sa genèse. Dans son
essai programmatique, « Pour un Congrès mondial acadien (CMA) », Nadeau exprimait le
désir « de mesurer jusqu’où financièrement “les” Acadies – la métropolitaine et celles de la
diaspora – sont prêtes à renforcer l’Acadie métropolitaine dans sa réalité franco-acadienne »
(2009 : 49). Son « appel à la prise en charge collective de l’enrichissement du peuple acadien
en terre d’origine » (2009 : 49) préfigurait l’actuelle mission du Congrès, qui privilégie le
développement des régions hôtesses.
     Clairement, ce qui est envisagé, c’est une forme d’autonomisation ou d’habilitation de
la collectivité acadienne des Maritimes (Gagnon, 2011) – non pas une dilution dans une
identité floue, déracinée et éventuellement défrancisée. Cette visée apparaît d’autant plus
saillante que Cardinal estime que le rapprochement des associations francophones du gou-
vernement fédéral avait créé « une situation de dépendance » (1999 : 338).
     Toujours est-il que l’ancrage identitaire passe par le socle généalogique : celui d’une
« grande famille » éparpillée en 1755. La première édition, du 12 au 22 août 1994 dans le
sud-est du Nouveau-Brunswick, se déroule autour du thème « Retrouvailles ». Sa program-
mation est composée de trois grands volets : des manifestions culturelles, des conférences
et les réunions de quelque 72 familles rassemblant près de 75 000 personnes. L’engouement
populaire pour la généalogie mènera à la création d’un organisme parapluie, la Fédération
des associations de familles acadiennes (FAFA). Œuvrant de près avec cette dernière, des

20. L’idée est lancée lors d’une assemblée de la Société acadienne de l’Alberta ; par la suite, des réunions de planification
    ont lieu à Toronto, à Halifax (dans le cadre de l’assemblée annuelle de la SNA) et à Moncton.
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Louisianais reprennent le flambeau en 199921. C’est vers 2001 que la SNA prend les rênes
afin d’assurer la pérennité du CMA et de sélectionner des régions hôtesses : la Nouvelle-
Écosse en 2004, la Péninsule acadienne, au Nouveau-Brunswick, en 2009 et la région trans-
frontalière du Madawaska en 2014. Depuis 2004, la structure organisationnelle repose sur
le Comité organisateur du Congrès mondial acadien, ou COCMA, qui travaille avec divers
partenaires gouvernementaux, associatifs et commerciaux.
     Chaque édition du CMA reflète les besoins et défis particuliers de la région hôtesse. En
Nouvelle-Écosse, la précarité linguistique des francophones demeure une question pérenne ;
ainsi, le CMA 2004 comptait parmi ses objectifs « l’augmentation des services en français »
(Congrès mondial acadien 2004 : rapport final : 3). Puisque la Péninsule acadienne est aux
prises avec des difficultés de développement économique, plutôt que de cohésion identitaire,
la vision exprimée en 2009 évacua la référence généalogique par sa volonté de « s’inscrire dans
la modernité en organisant un Congrès mondial prestigieux qui se veut rassembleur, inclu-
sif et axé sur la créativité et l’innovation » (Frenette, 2010 : 4). En misant sur les ressources
d’un territoire commun de « l’Acadie des terres et forêts », celui de 2014 a été l’occasion de
lancer des partenariats entre le Québec, le Nouveau-Brunswick et le Maine.
    Ces efforts génèrent d’importantes retombées économiques. D’après le rapport final
de LeBlanc et de Grandpré (2014), le CMA de 2014 attira 200 000 personnes – soit une
augmentation de 267 % par rapport à celui de la Péninsule acadienne (Frenette, 2010) –,
dont 125 200 habitants du Grand Madawaska et 74 800 visiteurs. Quant aux bienfaits
économiques, l’édition de 2009 généra environ 20 millions de dollars en retombées totales
ainsi qu’environ 200 emplois. Pour 2014, ces chiffres augmentent : 28,3 millions de ­dollars
en retombées totales et 345,5 emplois créés. Certes, ces bilans plaident sensiblement en
faveur du Congrès comme moteur économique. Demeure toutefois la question : est-ce de
l’habilitation ?
      Une orientation strictement économique ne traduit qu’une vision incomplète de
­l’habilitation22. Pour Malloy, « [l]’agentivité collective au niveau communautaire concerne
 la capacité des minorités de se rassembler afin de se mobiliser » (2014 : 23). C’est autour
 de ces mobilisations que convergent, idéalement, les trois niveaux de l’habilitation dans
 sa dimension processuelle : la transformation personnelle, dans la mesure où les indivi-
 dus ont l’impression de porter des gestes conséquents ; l’habilitation communautaire, où

21. Alors étudiant au Centenary College of Louisiana, j’ai occupé, de mai à août 1999, le poste d’adjoint aux communi-
    cations et responsable de la commandite au Congrès mondial acadien – Louisiane 1999, dont le siège social se situait
    à Lafayette.
22. Sadan souligne que quatre approches, parfois contradictoires, ont nourri les réflexions sur l’empowerment : une orien-
    tation ethnocentrique, soucieuse de redresser les torts infligés aux groupes minoritaires ; une approche conserva-
    trice-libérale qui met davantage l’accent sur la responsabilisation des communautés ; une orientation socialiste ; et
    une approche démocratisante « qui veut voir dans l’habilitation une mise en œuvre profonde et professionnelle de la
    démocratie » (2004 : 74).
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des transformations s’effectuent dans une visée collective, et les pratiques professionnelles
­autonomisantes, nécessaires pour réaliser des projets d’envergure.
     Là où les francophones sont minoritaires, la tenue d’un CMA apporte d’indéniables
bénéfices en matière de vitalité ethnolinguistique et culturelle. Le rapport de 2004 ne
laisse aucun doute : « Jamais il n’y a eu une si grande affirmation de la fierté acadienne
en Nouvelle-Écosse que pendant le CMA 2004 » (Congrès mondial acadien 2004 : rapport
final : 17). La préparation des activités a pu donner lieu, par exemple, à des projets de franci-
sation de l’affichage dans les régions francophones et, plus globalement, servir « [d’]outil de
développement communautaire » (Congrès mondial acadien 2004 : rapport final : 24). Loin
d’être apolitiques, les manifestations culturelles, véritable investissement du territoire selon
la géographe Marie Lefebvre, comporteraient « des stratégies politiques en ce sens qu’elles
sont les démonstrations du pouvoir et de la solidarité de la communauté qui lutte contre les
inégalités » à son endroit (2012 : 24). Il résulterait des activités du CMA « une entreprise
résolument moderne plutôt que rétrograde » (Lefebvre, 2012 : 164).
      Or, face aux exigences de la mondialisation néolibérale, ce n’est sans doute pas si simple.
Le Congrès se doit de créer, par l’exploitation de « l’authenticité » culturelle, « un marché
­rentable dans lequel l’acadianité peut s’inscrire et se mettre en scène » (McLaughlin et
 Le Blanc, 2009 : 37). Dès lors que l’impératif de promouvoir le tourisme patrimonial à
 l’intention de l’Acadie généalogique en vient à primer sur celui d’asseoir une appartenance
 nationale, il y a certes un risque, celui de la perte de pouvoir d’agir (disempowerment) par
 rapport aux aspirations collectives de la francophonie acadienne. Sur le plan linguistique
 notamment, chaque congrès présente des défis et force à des compromis23.
      Enfin, il est sans doute inévitable qu’un événement d’une telle ampleur déclenche des
luttes de pouvoir, au sens politicien. La rivalité entre la SNA, méfiante vis-à-vis de l’ouverture
envers la diaspora, et la Société du Congrès mondial acadien (SCMA) avait valu au premier
CMA le sobriquet de « conflit mondial acadien » (Allain, 1997). En 2004, les r­ esponsables
des commémorations du quadricentenaire de la fondation de l’Acadie en 1604 ont jugé
le Congrès nuisible à leurs efforts24 (Rudin, 2014 : 165). Plus récemment, celui de 2014
s’est vu perturbé par l’ingérence du gouverneur du Maine, Paul LePage, pour des raisons
­partisanes : vexé que le comité du Maine ait invité son rival démocrate à l’une de ses activi-
 tés promotionnelles, LePage aurait menacé de retirer une subvention de 500 000 $ à moins
 que le président du comité ne démissionne (Cousins, 2015 ; Moretto, 2015 ; Tipping, 2015).

23. Selon la politique linguistique adoptée pour le CMA de 2014, 20 % des activités pouvaient se dérouler en anglais.
    Toutefois, la langue de travail du bureau du Congrès demeurait le français, ce qui était également le cas du CMA –
    Louisiane 1999.
24. L’historien Ronald Rudin estime que « [c]ette concurrence, désirée ou non, mit vivement en relief la crise d’identité
    acadienne » (2014 : 165).
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     Des conflits de cet ordre, qui concernent des enjeux de légitimité entourant le CMA
(Allain, 1997 : 144), rappellent que « de nombreux acteurs, Acadiens ou non, ont des intérêts
différents quand vient le temps de définir l’acadianité » (McLaughlin et Le Blanc, 2009 :
40). À leur tour, les tensions autour de ces intérêts ont leurs racines dans des débats plus
anciens sur la nature du projet de société acadien.

Les nouveaux contours d’un vieux débat
     L’interrogation sur le statut de la diaspora participe d’un questionnement fondamental
autour du lien entre acadianité et territorialité. Qu’est-ce que l’Acadie au juste ? L’Acadie
peut-elle être située ? Si oui, où se déploie-t-elle ? Bérubé (1987) a proposé quatre géogra-
phies possibles : (1) l’Acadie historique de l’époque coloniale ; (2) une Acadie de la dias-
pora, « patrie sans espace » dont la définition correspond, de fait, à l’Acadie généalogique ;
(3) l’Acadie fonctionnelle ou opérationnelle constituée des parlants français des Provinces
maritimes ; (4) une Acadie « prospective » axée sur un ou des projets politiques collectifs, se
réalisant sur un territoire donné. En raison de la géométrie variable de l’Acadie, les réflexions
ultérieures continuent de se nourrir de ce dernier modèle (cf. Trépanier, 1996 ; Thériault,
2006 ; Caron, 2007 ; Massicotte, 2007).
     Dans le contentieux sur le lieu de l’acadianité s’imbriquent deux autres questions de
taille, l’une portant sur l’identité acadienne (qui est une Acadienne ou un Acadien ?), l’autre
sur les ressources et les priorités de l’Acadie métropolitaine.
     À vrai dire, le choc de ces diverses visions n’a rien de nouveau. Le premier nationalisme
acadien (années 1860-1960, environ), qui allait doter les collectivités francophones des
Maritimes d’institutions, de symboles et d’un discours collectif, dut faire face à l’émigra-
tion massive vers les États-Unis, phénomène perçu d’abord comme une menace à l’intégrité
de la nation. Les débats sur l’inclusion des communautés émigrées ont fini par déboucher
sur une idéologie valorisant une Acadie déterritorialisée, présente « partout où se trouvent
ceux de ses enfants qui ont conservé la foi des ancêtres, la langue nationale, les traditions de
famille » (Marcel-François Richard, cité dans Arsenault, 1984 : 51). Bien que modernisateur
à plusieurs égards, le mouvement nationaliste n’en voue pas moins un culte à la commémo-
ration du Grand Dérangement et, dans cette optique, tisse des liens avec des communautés
de la diaspora. La figure poétique d’Évangéline, héroïne tragique de l’écrivain américain
Henry W. Longfellow, en est venue à symboliser durablement cette fidélité aux origines qui
caractérise « l’Acadie du discours », pour reprendre le terme de Jean-Paul Hautecœur (1975).
     Quoique fixés par les impératifs de la mondialisation, les contours du débat actuel ont
été esquissés par le néonationalisme des années 1970. Ce courant, ancré surtout au Nouveau-
Brunswick, préconise une répudiation nette de la téléologie spirituelle de l’idéologie tradi-
tionnelle. Incarné par le Parti acadien, formation néo-brunswickoise mineure mais influente,
C. Bruce • L’oubli de l’Acadie politique ? Le débat sur les Congrès mondiaux acadiens…                       112

le projet néonationaliste appelle de ses vœux une autonomisation de la vie collective des fran-
cophones. Dans la mesure où, s’inspirant de la voie souverainiste du Québec, une autonomie
territoriale est revendiquée, il n’y a plus de place pour les petites communautés minoritaires
des autres provinces ou des États-Unis. Ensuite, la provincialisation de l’identité acadienne
sera exacerbée par l’incertitude inconstitutionnelle dans la foulée du référendum québécois
de 1980. C’est ce climat qui pousse Léon Thériault, historien et théoricien de la mouvance
néonationaliste, à envisager un cadre étroitement provincial dans La question du pouvoir en
Acadie (1982) : il fallait à tout prix que l’Acadie néo-brunswickoise se replie sur ses bases,
dans l’espoir éventuel d’un territoire autonome25. Plutôt qu’une solidarité nationale faisant
fi des frontières dressées par le pouvoir colonial britannique, c’est une logique pragmatique
fondée sur la concentration des locuteurs sur un territoire uni qui prévaut.
      Le refus de l’Acadie généalogique se veut sans appel : Thériault (1982) distingue entre
Acadiens (francophones) et descendants (assimilés) d’Acadiens, en même temps qu’il insiste
sur l’inclusion de tous les francophones, de toutes origines, dans le Nouveau-Brunswick
­acadien. Si l’abandon des autres francophonies canadiennes (dont Thériault prévoit la
 disparition à court terme) semble particulièrement hâtif, sa vision intégrationniste est
 ­porteuse d’avenir. Cette solution autonomiste passe donc par le rejet de toute identifica-
  tion avec l’Acadie de la dispersion, rejet qui serait le garant du pouvoir d’agir de l’Acadie du
  Nouveau-Brunswick.
     La période précédant le premier CMA voit une cristallisation des discours opposant
l’Acadie de l’Atlantique à l’Acadie de la diaspora (Gauvin, 2004). Le discours en faveur de
la conception diasporique est loin d’émaner uniquement de l’extérieur. Le directeur de la
revue Ven’ d’est, Euclide Chiasson – également premier chef du Parti acadien –, écrivait en
1993 : « Le peuple acadien est un peuple sans territoire, sans frontières. C’est peut-être un
handicap à plusieurs niveaux mais c’est aussi une notion d’identité très moderne » (cité dans
Gauvin, 2004 : 65). Herménégilde Chiasson, artiste multidisciplinaire et ancien lieutenant-
gouverneur du Nouveau-Brunswick (2003-2009), déplore en revanche que l’identité cultu-
relle soit « générée à partir du Québec » (Gauvin, 2004 : 71), par des artistes installés là-bas.
Cependant, c’est Michel Doucet qui, quelques jours avant le CMA de 1994, exprime avec
le plus d’acuité le danger d’une fausse conscience identitaire : « Après la fête, tout le monde
rentrera à la maison. L’Acadien du Québec redeviendra un Québécois et militera, peut-être,
pour l’indépendance. L’Acadienne de la Louisiane retournera à Lafayette et redeviendra
Américaine. » Seuls seront confrontés les francophones des Maritimes au défi de « se battre
tous les jours pour le droit de vivre en français dans la dignité et la justice » (1994 : B3).

25. Comme l’ont fait remarquer d’autres (Doucet, 1995), le territoire acadien rêvé par Thériault se trouverait amputé d’un
    pourcentage non négligeable des francophones du Nouveau-Brunswick.
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