L'ÉTONNANTE HISTOIRE DE LA COLLECTION WALTER-GUILLAUME À L'ORANGERIE

 
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L’ÉTONNANTE HISTOIRE
   DE LA COLLECTION
   WALTER-GUILLAUME À
   L’ORANGERIE
   › Christine Clerc

Après quelques mois de travaux, les salles du musée de l’Orangerie
consacrées à la collection Walter-Guillaume accueilleront à nouveau
le public en avril. On redécouvrira 146 œuvres – de Renoir à Picasso
en passant par Monet, Derain, Matisse, Modigliani… Mais qui connaît
l’histoire de cette prestigieuse collection, cédée à l’État à la suite d’un
accord secret entre André Malraux et la veuve de Paul Guillaume et de
Jean Walter, « Domenica la diabolique » ?

E              lle a 20 ans et elle débarque à Paris déterminée à perdre
               son accent de l’Aveyron et à faire fortune lorsqu’une
               première photo nous la montre un dimanche en short,
               jeune fille encore mal dégrossie, adossée à un arbre
               auprès d’un garçon mince dont la moustache et la raie
au milieu des cheveux noirs font penser à Proust. Elle s’appelle alors
Juliette Lacaze. À Millau, où son père est clerc de notaire, les filles qui
travaillent sont ouvrières dans les fabriques de gants. Plus tard, elle-
même portera de longs gants en chevreau pour protéger ses mains de

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      cruels rhumatismes et parce que c’est la mode dans la haute société.
      En attendant, elle est employée au vestiaire d’un night-club célèbre
      de Montparnasse, Le Viking. C’est là, à l’aube des Années folles, que
      l’ambitieuse au regard magnétique rencontre le jeune homme aux
      allures proustiennes, Paul Guillaume.
          Lui a commencé par être vendeur dans un garage de luxe près
      du Trocadéro. Un vendeur plus passionné par l’art nègre que par les
      voitures. Un matin, en passant devant la vitrine d’une blanchisseuse
      de Montmartre, il tombe en arrêt devant une « idole noire » exposée
      là pour de mystérieuses raisons. C’est un véritable coup de foudre.
      Nous sommes en 1904. « L’enquête que je menai, écrira-t-il (1), me
      conduisit à la découverte du berceau de la
                                                        Christine Clerc est journaliste.
      précieuse effigie : elle provenait de Bobo- Dernier ouvrage paru : « Adieu la
      Dioulasso. » À dater de ce jour, le jeune France ! » Pourquoi de Gaulle est
      homme va fréquenter assidûment le musée parti (Éditions de l’Observatoire,
                                                        2019). À paraître en octobre 2020 :
      ethnographique du Trocadéro et sa biblio- Domenica la scandaleuse (Éditions de
      thèque. Il va devenir l’un des meilleurs l’Observatoire).
      connaisseurs de l’art nègre mais aussi, bien avant Jacques Chirac, l’un
      des plus ardents défenseurs de civilisations dont « les principes régé-
      nérateurs ont conféré une force et une mesure fraîches à la peinture,
      la sculpture, la musique, la poésie et l’architecture » du monde occi-
      dental. Pour l’heure la statuette, qu’il a achetée et exposée devant les
      Hispano-Suiza et les Bentley, va lui donner la chance de sa vie.
          Passant par là, le poète Guillaume Apollinaire est attiré par l’objet
      en vitrine. Il entre et entame une longue conversation avec le jeune
      vendeur. Il lui parle de ses amis : Henri Matisse, qui marque une prédi-
      lection pour des divinités analogues aux dieux lares de l’Antiquité hel-
      lénique, Maurice de Vlaminck, qui constitue une collection africaine
      dans sa maison de Chatou, André Derain, qui possède un masque
      « émouvant comme une hallucination ». Sans oublier Georges Braque
      et Marie Laurencin, convertis à « la nouvelle esthétique », ni Picasso,
      qui possède plusieurs masques et statues mais affiche « la coquetterie
      de n’attacher aucune importance aux époques » – ce qui irrite fort Paul
      Guillaume. Bientôt l’initié va exposer non seulement des masques afri-
      cains, mais des toiles d’artistes encore ignorés – André Derain, Chaïm

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Soutine, Amedeo Modigliani – reconnaissants de pouvoir ainsi se faire
connaître. Au fil des mois, il va même acquérir, à bas prix, plusieurs
de leurs œuvres.
    En 1920, il épouse Juliette et la rebaptise « Domenica ». Il ouvre une
galerie rue La Boétie, non loin de celle des Rosenberg. Il conseille de
riches mécènes comme l’Américain Albert Barnes. Le couple quitte son
modeste appartement pour un somptueux 630 mètres carrés avenue du
Bois (2) avec maître d’hôtel, femmes de chambre, cuisinière et chauf-
feur. Les meubles sont Art déco, les murs ornés de toiles de leurs amis et
protégés. Domenica s’habille chez les grands couturiers. Les Guillaume
mènent grand train, fréquentant non seulement des artistes et des écri-
vains comme Jean Cocteau mais des hommes politiques de la IIIe Répu-
blique comme Albert Sarraut, ministre radical-socialiste des Colonies, et
Edgar Faure, futur président du Conseil. Ils invitent leurs amis à un « bal
nègre » où les femmes dansent à moitié nues. Paris est une fête.
    Modigliani fait deux portraits de Paul, avec son col dur, son petit
chapeau et sa cigarette. Domenica préfère poser pour Marie Lauren-
cin, qui la représente en jeune femme douce et rose, presque diaphane,
et surtout pour André Derain, qui l’immortalise en 1929 par son Por-
trait de Madame Paul Guillaume au grand chapeau. Le visage mince est
auréolé d’un grand chapeau couleur crème. Sous les sourcils soigneu-
sement épilés, les grands yeux sombres fascinent par leur mystère. La
bouche, petite et gourmande, évoque les portraits d’aristocrates du
XVIIIe siècle. Le cou, la gorge et les bras nus ont, sous le châle de
soie blanche, l’éclat de la nacre. Le poignet très fin laisse deviner une
montre-bracelet sertie de diamants. À 30 ans, Domenica est au som-
met de sa beauté – et de son pouvoir sur les hommes.
    Au retour d’un voyage à New York, en 1932, elle fait la connais-
sance, à bord d’un luxueux paquebot, d’un grand et bel homme élégant,
Jean Walter. Architecte de renom, celui-ci a conçu l’hôpital Beaujon
mais aussi dans le XVIe arrondissement, de prestigieux immeubles qui
portent son nom. Il possède en outre les mines de plomb de Zellidja,
à Sidi Boubker, au Maroc. Il a 49 ans, Domenica, 34. Il tombe amou-
reux d’elle au point de quitter sa femme… et d’accepter d’héberger sa
maîtresse avec son mari dans son appartement de l’avenue du Maréchal-

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      Maunoury, leur propre résidence devenant alors un lieu d’exposition.
      Paul Guillaume est un mari complaisant. La société des privilégiés dans
      cet entre-deux-guerres est étonnamment permissive…
          Mais le 1er octobre 1934, Paul Guillaume meurt, à 43 ans, d’une
      crise d’appendicite aiguë. Domenica l’a amené trop tard à l’hôpital…
      On découvre alors que le riche galeriste a laissé des instructions afin de
      léguer sa collection au musée du Luxembourg. Certes, Domenica en
      garde la jouissance. Mais elle veut davantage : la pleine et entière pro-
      priété. Avec l’aide de son frère, Jean Lacaze, qu’elle a fait embaucher
      par Walter, elle monte alors un incroyable scénario : un coussin sur le
      ventre pour se rendre aux essayages chez Balenciaga, elle simule une
      grossesse. Chez une trafiquante de bébés connue de la bonne société,
      on lui trouvera un fils – Jean-Pierre, surnommé « Paulo ». Jean Walter,
      qu’elle épousera en 1941, le traitera comme son propre fils. Paulo sera
      pourtant mis en pension. Car Domenica a autre chose à faire que
      s’occuper d’un enfant. Il s’agit de s’approprier la collection Guillaume.
          À bientôt 50 ans, la silhouette alourdie, le front très dégagé sous
      les cheveux teints de couleur blond auburn et le regard impérieux, elle
      apparaît désormais, dans son manteau de vison, comme une redou-
      table femme d’affaires.
          Elle commence par vendre les sculptures africaines ainsi que les
      toiles de Giorgio De Chirico et les tableaux de la période cubiste de
      Picasso, qui ne sont pas de son goût. Puis, elle achète des Gauguin et
      des Sisley ainsi que deux Cézanne : Le Rocher rouge et surtout Biscuits
      et pommes, qu’elle enlève en 1952 dans une vente aux enchères sous
      le nez du milliardaire grec Stávros Niárchos… pour 33 millions de
      francs ! On la croit folle. Elle est très avisée. En procédant à de telles
      acquisitions dont toute la presse se fait l’écho et en inversant les noms
      de ses deux maris, elle s’impose comme la figure centrale de la collec-
      tion rebaptisée « Walter-Guillaume ».
          Sous l’Occupation, Paul Guillaume a d’ailleurs été presque oublié.
      De nouveaux marchands d’art sont devenus célèbres. Domenica, elle,
      a continué de fréquenter les grands couturiers et le monde du pouvoir.
      Mais, Jean Walter ayant été incarcéré durant neuf mois pour ses amitiés
      dans la Résistance, elle a échappé, la Libération venue, à l’épuration.

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    On dirait qu’elle échappe à tout. Le 10 juin 1957, alors qu’ils
passent le week-end dans leur propriété du Loiret, Jean Walter rentre
à pied du village de Dordives, où il a déjeuné avec sa femme et le
nouvel amant de celle-ci, le Dr Maurice Lacour, homéopathe. Une
voiture le fauche. Domenica et Lacour décident de transporter eux-
mêmes le blessé à l’hôpital de Montargis. Quand ils y arrivent, Walter
est mort. Domenica hérite d’une énorme fortune. Multimilliardaire,
elle vit entourée de son frère Jean Lacaze, qu’elle a placé à la direc-
tion des mines de Zellidja, et du Dr Lacour, chargé, lui, d’administrer
l’œuvre créée par Walter pour la jeunesse, les bourses Zellidja. Elle
aura d’autres amants, parmi lesquels un dirigeant du Parti commu-
niste. En attendant, il lui reste à éliminer son fils adoptif. Photographe
à Paris Match, Paulo se fait draguer par des filles mal intentionnées.
Il pourrait avoir des prétentions… De retour de son service militaire
en Algérie, le jeune homme est abordé par un ancien officier parachu-
tiste. Celui-ci lui révèle qu’on lui a proposé une grosse somme pour le
« descendre ». Il va empocher l’argent en prétendant avoir accompli sa
mission, puis tout révéler à la presse.
    L’affaire provoque un énorme scandale. Dénoncés par l’ancien
para, Jean Lacaze et Maurice Lacour sont condamnés à plusieurs mois
de prison. Domenica « la diabolique » fait la une de la presse. On la
voit descendre les marches du palais de justice à côté de son avocat, le
célèbre Me Floriot, ses mains gantées devant les yeux pour se protéger
des flashs. Mais elle va échapper à la prison, et ses deux complices pré-
sumés vont assez rapidement en sortir. Nommé par de Gaulle ministre
des Affaires culturelles, André Malraux passe en 1959 avec la « dame
au grand chapeau » (3) un accord dont les conditions restent mysté-
rieuses. Ses tableaux deviendront propriété de l’Etat. Mais, jusqu’à sa
mort, causée en 1977 par sa chute inexpliquée contre un guéridon du
grand salon dont l’Orangerie expose la maquette, Domenica vivra au
milieu de sa collection « Walter-Guillaume ».
1. Les Écrits de Paul Guillaume, Ides et Calendes, coll. « La bibliothèque des arts », 1993.
2. Aujourd’hui avenue Foch.
3. Florence Trystram, La Dame au grand chapeau. L’histoire vraie de Domenica Walter-Guillaume, Flam-
marion, 1996.

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