L'UNESCO, le mouvement des télé-clubs et les usages multilatéraux des médias dans les années cinquante

 
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L’UNESCO, le mouvement des télé-clubs
             et les usages multilatéraux
         des médias dans les années cinquante
                                                                              Ira Wagman
                                                                   Université Carleton, Ottawa

    Le 7 janvier 1954, parmi les 250 habitants de Viffort, petit village situé à
de 100 kilomètres de Paris, 100 se rendirent dans une école voisine, afin de
participer à une expérience télévisuelle collective, appelée télé-club. Pendant
13 semaines, les villageois de Viffort ainsi que d’autres habitants des campa-
gnes françaises, ont suivi un programme intitulé État d’Urgence, qui traitait
des problèmes de l’agriculture française et de sa nécessaire modernisation. À
la fin de chaque épisode, les villageois avaient un débat sur le sujet, orchestré
par un médiateur, qui était souvent un instituteur de la région. Cette forme de
télé-club n’était pas nouvelle ; la différence cette fois-ci est que des intellectuels
étaient présents, ainsi que des membres du gouvernement et des représentants
d’institutions multilatérales.
    Plusieurs organismes étaient impliqués dans cette expérience : la RTF
(Radiodiffusion-Télévision Française), les ministères de l’Éducation et de
l’Agriculture, et l’UNESCO (Organisation des Nations unies pour l’éducation,
la science et la culture). Sous la houlette de Joffre Dumazedier, sociologue des
loisirs au CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique), des experts
observaient attentivement la projection et le débat qui s’ensuivait. Leurs obser-
vations furent publiées par l’UNESCO dans un rapport 1 de plus de 300 pages,
rédigé en anglais et en français et agrémenté de graphiques, de statistiques,
de comptes rendus méthodologiques, de résumés d’épisodes et de cartes. Il
mettait en lumière l’impact de ce type de projection, qui encourageait le public
à participer activement. Cette expérience autour du télé-club fit beaucoup parler
d’elle et souvent on la citait comme exemple de réussite, lorsqu’on voulait
mettre en avant les accomplissements de l’UNESCO. Suivant cet exemple,

.   Joffre Dumazedier, Télévision et éducation populaire : les télé-clubs en France, Paris, UNESCO,
     1955.

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toute une série d’expériences similaires sur la réception collective des médias
eurent lieu dans plusieurs pays à travers le monde.
    En examinant le télé-club, mon but n’est pas d’analyser en détail sa popula-
rité en France. D’autres s’en sont déjà chargés et ont fait un excellent travail 2.
En revanche je souhaiterais montrer que les télé-clubs — à la fois en tant que
forme primitive de pratique télévisuelle et en tant que forme primitive d’étude
des pratiques télévisuelles — peuvent servir d’exemple pour illustrer l’usage
fonctionnel et non-commercial qui était fait de la télévision dans la décennie
qui suivit immédiatement la seconde guerre mondiale. L’histoire des télé-clubs
nous rappelle qu’un nombre important d’individus et d’institutions était impli-
qué dans la production, la distribution, et la diffusion des premiers programmes
de télévision. Rien qu’à travers l’exemple des télé-clubs, on retrouve des
acteurs comme le gouvernement, l’élite intellectuelle et des organismes comme
l’UNESCO. En effet, à l’époque où la télévision faisait ses débuts, il arrivait
qu’on retransmette, dans différents pays et notamment en Amérique, les sessions
de l’Assemblée Générale des Nations unies, qui étaient en quelque sorte les
ancêtres des émissions de calage entre deux programmes 3. On a déjà beau-
coup parlé de l’utilisation de la télévision et des autres médias par les agences
gouvernementales comme la CIA ou par des sociétés philanthropiques comme
les fondations Ford ou Rockefeller, qui travaillent ensemble ou séparément sur
des questions de politique étrangère ou d’ingénierie sociale. Mais on constate
aussi que d’autres institutions étaient tout aussi actives dans d’autres contextes
et avec d’autres motivations 4.
    Mon hypothèse est que l’intérêt de l’UNESCO pour le mouvement des
télé-clubs français découle d’une autre expérience sur les pratiques collecti-
ves des médias : je veux parler des forums agricoles (farm forums) organisés
dans le cadre de la radio canadienne. Les forums agricoles étaient un moyen
d’encourager la modernisation des campagnes, mais servaient aussi à localiser
les communautés rurales au sein du pays, à fédérer un public national dans

.   Voir François Jost, La Télévision du quotidien : entre réalité et fiction, Paris, De Boeck Univer-
     sité, 2004 ; et Marie-Françoise Levy, « Television, Family and Society in France, 1949-1968 », in
     Historical Journal of Film, Radio and Television, 18 : 2, 1998, p. 98-212.
.   Bernard Timberg, Television Talk : A History of the TV Talk Show, Austin, University of Texas
     Press, 2002, p. 297.
.   Quelques exemples, Christopher Simpson, Science of Coercion : Communication Research and
     Psychological Warfare, 1945-60, Oxford, Oxford University Press, 1996 ; James Schwoch, Global
     TV : Mass Media and Cold War, Urbana, University of Illinois Press, 2009.

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une nation fragmentée. Les organismes tels que l’UNESCO étant fondés dans
un esprit de multilatéralisme, il me semble que c’est cet esprit qui explique la
participation de plusieurs autres institutions — aux degrés d’expertise variables
— à des expériences qui furent menées autour de la télévision, lorsque celle-ci
n’était encore qu’un média naissant.
    L’histoire des télé-clubs est également intéressante dans la mesure où elle
nous renseigne sur l’histoire des études et recherches menées sur la télévision ;
elle nous rappelle que le nouveau média était soumis à des examens rigoureux
lors de sa phase de développement technologique. Il est important de relever ces
approches intellectuelles et sociologiques de la télévision ; cela nous permet de
découvrir différents discours autour du média, et de voir comment ses proprié-
tés esthétiques, son public et ses modes de réceptions sont devenus des objets
d’étude, d’analyse ou d’intervention. Nous voyons aussi comment peu à peu
émergèrent des idées sur son potentiel éducatif, par-delà sa simple fonction
de divertissement. Tous ces éléments appartiennent à l’épistémologie de la
télévision lors de sa phase expérimentale ; en ce qui concerne les télé-clubs à
proprement parler et les organismes qui s’en occupaient, ils étaient liés par une
ambition éducative et par une mission qui consistait à encourager la participa-
tion des spectateurs, surtout les adultes, pendant cette période d’après-guerre.
    Étant au début de ma recherche sur ce sujet, je propose dans cet essai
une courte réflexion sur la manière dont les médias, en particulier la télévi-
sion, fonctionnent au sein de l’UNESCO ; je présenterai quelques personnes
ayant contribué à établir le multilatéralisme de la télévision et, par extension,
je montrerai comment l’UNESCO a utilisé les télé-clubs pour encourager le
dialogue. Un nombre important de chercheurs — particulièrement dans le
domaine de la communication — ayant travaillé pour l’UNESCO, surtout lors
de la période qui nous intéresse, il est difficile de trouver des études proposant
une réflexion sur l’UNESCO.
    Dans l’édition du New Yorker du 3 mai 1947, la correspondante à Paris,
Janet Flanner, informe les lecteurs que l’UNESCO a élu domicile à l’Hôtel
Majestic avenue Kléber dans le 6e arrondissement (bâtiment qui avait déjà été
occupé par les Allemands ainsi que par les forces Alliées). Comme le suggère
Flanner, à présent qu’elle était officiellement installée à Paris, l’Organisa-
tion devait décider de ce qu’elle allait faire avec un budget de six millions de
dollars, 20 pays membres et la mission de développer « la solidarité morale et
intellectuelle entre les hommes ». Avec plus de 40 projets différents, Flanner

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remarque que l’organisme devrait plutôt s’appeler l’UNAZO, « l’Organisation
des Nations unies de A à Z » (United Nations A-to-Z-organization), et qu’on y
trouvait beaucoup de chercheurs, beaucoup de cerveaux et beaucoup de gran-
des ambitions 5. Alors que l’éducation, la science et la culture apparaissent
dans le sigle UNESCO, ce sont les médias de masse qui sont mentionnés dans
le premier article de la constitution de l’organisme, en tant que moyen le plus
efficace et outil principal de communication entre les États membres. Pour diri-
ger le premier bureau de Communication de masse, l’UNESCO choisit John
Grierson, chef de file du cinéma documentaire en Grande-Bretagne et premier
président de l’Office national du film du Canada 6.
    La mise en place des Nations unies et de ses agences auxiliaires symbolisait
et réaffirmait l’importance de la coopération internationale pour garantir la paix
dans le monde, et plus important encore, elle mettait un mode de communica-
tion spécifique — le « dialogue » — au cœur des relations internationales. C’est
ce qu’on retrouve à travers la création d’autres organismes comme l’OTAN, qui
disposait d’armes encore plus puissantes. L’UNESCO servait à mettre en exer-
gue certaines grandes idées sur la coopération internationale, dans un contexte
rassurant de neutralité géopolitique. En même temps, on disposait d’un espace
de communication où il était possible d’exprimer ces idées et d’obtenir le
soutien nécessaire pour les mettre en application. Ces idées traduisaient surtout
un souci du dialogue, du respect mutuel, de l’échange d’idées et du consensus.
    Dans un article paru dans l’Audio-Visual Communication Review, un
membre du personnel de l’UNESCO définit le terme communication comme
« la faculté de prendre autrui en considération à travers nos actes et nos paro-
les 7 ». L’UNESCO se souciait tout particulièrement du rapport entre les
chaînes de télévision et le public. Dans le même article, l’employé anonyme,
qui s’exprime au nom de Gerald Carnes, le directeur du département de la
Communication de masse, explique que le fait que la communication soit à sens
unique « est l’un des dangers inhérents aux techniques modernes de commu-
nication de masse » car cela a pour effet de centraliser le public tout en restant

.   Janet Flanner, « Letter from Paris », in The New Yorker, 3/05/1947, p. 96.
.   Le département de la Communication de Masse était composé de six subdivisions : la Division du
     Développement des Moyens Techniques de Communication, la Division de la Libre Circulation
     de l’Information, la Division d’Assistance Internationale Volontaire, la Division de la Presse, la
     Division de la Radio, la Division du Film et de l’Information Visuelle.
.   Cité dans « The Mass Communication Program in UNESCO », in Audio-Visual Communication
     Review, 2 : 3, 1954, p. 190.

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imperméable à leurs besoins particuliers 8. Selon l’employé, le rôle de
l’UNESCO est donc en partie de favoriser une relation de proximité entre les
diffuseurs et le public, relation qui pourrait être cimentée grâce à de meilleu-
res méthodes de surveillance. Ces idées orientèrent l’utilisation des films par
l’UNESCO dans les années quarante, mais elles furent surtout appliquées par
l’organisme dans le domaine de la télévision et à travers ses expériences autour
de la réception collective 9.
    Afin de diriger la division radio et télévision, l’UNESCO fit appel à Henry
Cassirer. Né à Berlin, Cassirer quitta l’Allemagne suite à la montée du nazisme
et intégra le service germanophone de la BBC, avant de rejoindre la station de
radio CBS à New York. Il devint ensuite le premier rédacteur en chef du service
d’informations télévisées de la chaîne. Cassirer rejoignit l’UNESCO en 1952,
où il supervisait les opérations liées au nouveau média ; à l’époque, l’organisa-
tion avait décidé d’« envisager la possibilité d’utiliser la télévision de manière
optimale afin de diffuser l’information dans les domaines de la science, de la
culture et de l’éducation 10 ». Pour atteindre son objectif, qui était de favoriser
la libre circulation de l’information, il fallait que deux critères soient remplis.
Tout d’abord, il fallait moderniser les infrastructures médiatiques dans les pays
en développement et dans ceux qui étaient en phase de reconstruction suite à la
guerre. Puis il fallait produire et diffuser des programmes à travers ce système.
    Afin de déterminer la meilleure manière de s’y prendre, l’UNESCO réunit
plusieurs experts à Paris en 1952. Ce rassemblement présidé par Robert Hudson,
qui avait travaillé lui aussi pour CBS et dirigeait le Département Médias à l’uni-
versité de l’Illinois, réunissait des représentants de services publics et privés de
télévision en provenance des États-Unis, du Canada et d’Europe de l’Ouest 11.
Deux de leurs conclusions nous semblent intéressantes. Premièrement, le comité

.  Ibid., p. 194.
.  Sur les relations entre institutions multilatérales comme l’UNESCO et le développement du film
    documentaire, voir : Zoë Druick, « Reaching the Multimillions : Liberal Internationalism and
    the Establishment of Documentary Film », in Inventing Film Studies, Charles Acland et Haidee
    Wasson (dir.), Berkeley, University of California Press, 2008, p. 66-92.
10. UNESCO, Records of the General Conference — Resolutions, Seventh Session, Paris, 1952,
    p. 29.
11. D’autres représentants participèrent, avec leur organisme, notamment Mary Adams (BBC) ; Theo
    Fleischmann (INBR, Belgique) ; Marcel Benzençon (SSR, Suisse) ; Jan Boon (INBR Flamand,
    Belgique) ; Maurice Gorham (BBC) ; Richard Hull (Iowa State University, USA) ; J. B. Kors
    (Fondation Néerlandaise pour la Télévision) ; Wladimir Porché (RTF, France) ; Aurèle Seguin
    (Radio-Canada) ; Davidson Taylor (NBC, USA) et Gianfranco Zaffrani (RAI, Italie).

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recommanda à l’UNESCO d’entreprendre une série d’expériences sur la télévi-
sion éducative, c’est-à-dire : encourager les coproductions entre les chaînes et
les producteurs de films éducatifs, renforcer les catalogues de contenus visuels
qui pourraient servir à la programmation, promouvoir les accords au sujet des
taxes d’exportation, des tarifs, et des droits d’auteur afin de faciliter la libre
circulation des contenus, et former les États membres sur les aspects techniques
de la télévision, par le biais de bourses de recherche et de séminaires. Le comité
recommandait aussi à l’UNESCO de mener plusieurs études sur l’usage de la
télévision dans les pays membres, en se focalisant sur « les effets psychologiques
et physiologiques de la télévision ainsi que son impact éducatif et culturel ».
    Entre 1947 et 1951, l’UNESCO organisa des sondages dans plus de 150
pays, portant sur la structure, les équipements, et les opérations des services
d’informations, le cinéma et les moyens de diffusion. Les résultats furent publiés
dans un long ouvrage intitulé World Communications : Press, Radio, Film,
Television 12. L’UNESCO lança ensuite une série d’études sur les « problè-
mes inhérents à la communication de masse », qui furent publiées à travers
une série d’articles sous le titre « La presse, le film et la radio dans le monde
d’aujourd’hui ». En outre, l’UNESCO pouvait choisir d’étudier un domaine
en particulier s’il incluait un thème jugé important. Les trois premières études
correspondant à cette mission furent centrées sur le développement des normes
internationales pour les catalogues de film, les pratiques d’écoute collective de
la radio au Canada, et les télé-clubs en France. Le cas de la radio canadienne
est intéressant car il préfigure l’intérêt que manifestera l’UNESCO à l’égard de
la télévision et des télé-clubs français.
    Lancés en 1941, les forums agricoles étaient une expérience éducative desti-
née aux adultes et organisée par la chaîne CBC, la Canadian Association of
Adult Education et la Canadian Association of Agriculture. Je ne rentrerai pas
ici dans le détail, mais je dirai simplement qu’il s’agissait de programmes diffu-
sés sur la CBC traitant des problèmes qui touchaient les communautés rurales
au Canada. Ces programmes prenaient des formes diverses et variées 13. Dans

12. UNESCO, World Communications : Press, Radio, Film, Paris, UNESCO, 1951.
13. Pour plus d’informations, voir : John Nicol et al. (dir.), Canada’s Farm Radio Forum, Paris,
    UNESCO, 1954 ; John Ohlinger, « What Happened to the Canadian Farm Radio Forum », in Adult
    Education Quarterly, 18 : 3, 1968, p. 176-187 ; Ron Faris, The Passionate Educators : Voluntary
    associations and the struggle for control of adult educational broadcasting in Canada, 1919-52,
    Toronto, Peter Martin, 1975 ; et Eleanor Beattie, Public education in the mass media : “National
    Farm Radio Forum” on CBC Radio, Thèse de doctorat, université de Concordia, Montréal, 1999.

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l’un des premiers épisodes, diffusé en 1941, on assiste à un faux débat entre
les fermiers d’un village fictif, qui cherchent à savoir s’il y a dans le village
trop de fermiers ou non. Parfois, les problèmes relatifs à l’agriculture étaient
présentés sous une forme de soap-opéras à travers les tribulations de familles
fictives originaires des différentes régions du Canada. Les organisateurs des
forums agricoles rédigeaient des guides de discussion et des questionnaires,
qu’ils envoyaient aux médiateurs animant les discussions à l’échelle locale. Ces
médiateurs convoquaient des groupes de 15 à 20 personnes pour discuter des
programmes ; ils faisaient ensuite parvenir les résultats aux organisateurs, qui
pouvaient décider des thèmes à aborder dans les forums suivants et des actions
à mettre en place afin d’améliorer la vie agricole à l’échelle locale. Le slogan
du forum agricole était « Lire-Écouter-Débattre-Agir ». Ces forums étaient très
populaires : en 1949-1950, on en comptait plus de 1 500 à travers le pays.
    Il existe des similitudes entre les forums agricoles canadiens et les télé-
clubs français. La RTF contacta Cassirer à l’UNESCO pour mener une
enquête sur le mouvement des télé-clubs. Elle avait auparavant collaboré avec
Roger Louis, directeur du ciné-club de la région de l’Aisne et fondateur de
plusieurs télé-clubs à travers la France, pour produire une série intitulée La
vie à la campagne, qui avait été diffusée entre 1952 et 1953. Cassirer connais-
sait bien les télé-clubs, car il avait publié des articles sur le sujet dans Le
Courrier de l’UNESCO. Tout le monde savait que Louis serait de nouveau
chargé de diriger le projet et qu’une équipe de chercheurs superviserait l’ex-
périence pour en analyser les effets globaux. Marie-Françoise Levy raconte
qu’on installait un téléviseur dans les écoles des villages et qu’on passait des
programmes pour enfants en journée et des programmes pour adultes le soir. Au
cours du premier mois, l’accès à la télévision était gratuit mais si elle souhai-
tait garder le téléviseur, la communauté devait collecter des fonds. Comme
l’expliquent Levy et François Jost, ces expériences collectives se déroulaient
dans un contexte d’éducation populaire, puisqu’à cette époque en France, on
s’attachait à développer l’éducation et les loisirs des adultes : occasion idéale
pour l’UNESCO.
    Face au succès de cette expérience en France, d’autres suivirent. En 1956,
l’UNESCO passa un accord avec le ministère japonais de l’Éducation et la
chaîne NHK pour produire une série qui servirait à améliorer le niveau de vie
des Japonais. Le programme fut diffusé entre le mois de janvier et le mois
d’avril 1957. 64 communes agricoles furent sélectionnées pour participer au

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Télévision : le moment expérimental

projet en tant que cobayes. Comme dans l’exemple français, un groupe de
sociologues fut sélectionné pour superviser les résultats et déployer des métho-
des de recherche similaires. De même, All-India Radio mena une expérience
semblable en Inde et diffusa une série de programmes télévisés expérimentaux
sur le thème « Responsabilités Civiques » entre 1960 et 1961 14.
    Les expériences sur la réception collective de la télévision étaient populaires
à l’UNESCO, car elles représentaient la convergence entre le multinationalisme
libéral et les doctrines de l’éducation libérale, mettant les échanges au service
du « dialogue », afin d’atteindre un consensus, que ce soit dans les écoles des
villages de campagne ou dans les premiers bureaux de l’UNESCO avenue
Kléber. À travers l’instauration du « débat » et de sa structure formelle — qui
parle, qui modère, comment les décisions sont-elles prises ? — on modelait le
citoyen libéral et on mettait en application certains principes de la vie démocra-
tique. Les télé-clubs et les forums agricoles symbolisaient également la fusion
entre la société de loisirs qui était en train d’émerger, et les efforts menés à
l’époque pour éduquer la population adulte. Les études sociologiques sur les
loisirs ont montré que de telles activités étaient une manière de se reposer et
de se ressourcer après une journée de labeur, une forme de récompense après
l’effort physique et mental, et un moyen de renforcer les liens entre l’individu
et la communauté. Les efforts menés pour éduquer la population adulte renfor-
çaient ces liens en effaçant la frontière entre travail et loisirs et en associant les
formes médiatiques populaires et le travail productif de la communauté dans
son ensemble.
    Bien que je ne sois qu’au début de cette recherche, il me semble pouvoir
tirer quelques conclusions de ces premières réflexions, qui me serviront ensuite
d’hypothèses de travail. Tout d’abord, l’UNESCO joue un rôle central dans
la généralisation du discours sur la libre circulation de l’information. Ce qui
circule, dans l’univers médiatique de l’après-guerre, ce sont surtout des mots ;
mais ces flux verbaux sont présentés comme des remèdes contre les incompré-
hensions dues à l’ignorance ou à la manipulation de l’information, deux facteurs
à l’origine des atrocités commises lors de la décennie précédente. Ensuite,
nous constatons que l’UNESCO a joué un rôle fascinant dans l’étude de la
télévision, alors que ce média était dans une période spéciale de son histoire,
entre naissance et stabilisation. L’UNESCO est donc une source importante,

14. Pour une discussion du cas indien, voir Paul Neurath, « Radio Farm Forum as A Tool of Change in
    Indian Villages », in Economic Development and Cultural Change, 10 : 3, 1962, p. 275-283.

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nous renseignant sur l’histoire de l’étude de la télévision à cette période. Enfin,
l’exemple des forums agricoles et des télé-clubs nous montre comment le public
des programmes non-commerciaux a été construit comme « actif » et comment
la formation de l’esprit critique va de pair avec une démocratisation du langage
médiatique ; ce qui s’oppose à la consommation passive que l’on associe impli-
citement à la télévision commerciale et à la vision solitaire. Il s’agit d’un espace
de choix pour repérer et analyser le vocabulaire critique employé au sujet de la
télévision, à une période où le média abordait une phase de transition.
    Pour conclure, je dirais que ces exemples prouvent que l’utilisation des
médias par l’UNESCO illustre ce que John Durham Peters appelle « l’idée de
la communication ». Si la communication « cristallise les désirs modernes »,
comme le suggère Peters, les projets de l’UNESCO — ainsi que ceux des
autres agences multilatérales qui ont vu le jour immédiatement après la guerre
— sont une toile de fond intéressante pour définir le concept de dialogue. Géné-
ralement étudiées en tant que rhétorique de la guerre froide, les idées sur le
dialogue qui ont émergé à cette époque doivent pourtant être considérées dans
une perspective plus large, dans la mesure où elles renvoient au langage éthique
des technologies de communication et apparaissent, implicitement ou expli-
citement, dans des études détaillant les rapports entre les médias et la sphère
publique, et analysant entre autres les stratégies alternatives des médias. Bien
que ce que je viens d’esquisser se focalise sur des expériences menées vers
le milieu du siècle, l’utilisation des technologies des médias pour faciliter le
dialogue a une histoire beaucoup plus longue. Différentes institutions et orga-
nisations ont utilisé la télévision comme moyen de diffuser l’information et
d’éduquer la population dans l’optique de renforcer la citoyenneté. Il est diffi-
cile de savoir si ces efforts ont abouti, mais, dans le cas de l’UNESCO et des
télé-clubs, nous conservons une trace des recherches qui ont été menées afin
d’en saisir les effets ; c’est pourquoi cet exemple est une excellente ressource
pour étudier l’évolution des idées qui circulaient au sujet de la télévision durant
cette période expérimentale.

(Traduit de l’anglais par Laure Parsemain).
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