La cité d'expériences à l'épreuve d'une traduction par le design
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
Appareil 24 | 2022 Traduction & Design La cité d’expériences à l’épreuve d’une traduction par le design The cité d’expériences Put to the Test of a Translation by Design Caroline Bougourd Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/appareil/4355 DOI : 10.4000/appareil.4355 ISSN : 2101-0714 Éditeur MSH Paris Nord Référence électronique Caroline Bougourd, « La cité d’expériences à l’épreuve d’une traduction par le design », Appareil [En ligne], 24 | 2022, mis en ligne le 22 juillet 2022, consulté le 27 juillet 2022. URL : http:// journals.openedition.org/appareil/4355 ; DOI : https://doi.org/10.4000/appareil.4355 Ce document a été généré automatiquement le 27 juillet 2022. Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0 https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/
La cité d’expériences à l’épreuve d’une traduction par le design 1 La cité d’expériences à l’épreuve d’une traduction par le design The cité d’expériences Put to the Test of a Translation by Design Caroline Bougourd Introduction 1 Noisy-le-Sec, Seine-Saint-Denis, banlieue-est de Paris, dans un quartier peu fréquenté par les piétons mais au cœur de la circulation : centre commercial, chemin de fer et autoroutes ne sont pas loin. Apparemment une situation peu propice au tourisme. À première vue, personne ne pourrait se douter que ce quartier de petites maisons puisse être le résultat d’une expérimentation architecturale, urbaine et sociale particulièrement originale. Personne ne se douterait non plus que le quartier est inscrit à l’Inventaire supplémentaire des monuments historiques. 2 En quoi la cité d’expériences du Merlan « fait-elle cas » pour nous, aujourd’hui ? En quoi mériterait-elle d’être traduite et non pas conservée, restaurée, ou encore laissée à son devenir de ruine, ou plutôt de friche ? Pourquoi pose-t-elle problème ? Que transmettre d’un passé architectural ? La genèse du projet 3 L’activité ferroviaire de Noisy-le-Sec a fait de ce lieu une cible militaire stratégique lors de la seconde guerre mondiale, et les bombardements ont détruit des îlots entiers de construction. Ces dommages de guerre viennent s’ajouter à une crise du logement qui s’éternise : le besoin tant pratique que symbolique de construction de logements prend des proportions inconnues jusqu’alors. C’est dans ce contexte qu’un projet de reconstruction et d’aménagement déclaré d’utilité publique va être mis au point par le MRU (ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme) en 1945. Un des objectifs est de Appareil, 24 | 2022
La cité d’expériences à l’épreuve d’une traduction par le design 2 parvenir à une modernisation du secteur du bâtiment par une production industrielle de logements en recourant à la préfabrication. 4 La cité expérimentale de Noisy-le-Sec a alors constitué une pièce maîtresse de la politique d’industrialisation du bâtiment menée par le MRU. La cité d’expériences 1 est particulièrement étonnante dans son projet. Sur la commune la plus détruite de la région et en banlieue proche de Paris, le MRU décide d’édifier une cité-jardin d’un nouveau genre : une cinquantaine de maisons préfabriquées destinées à présenter des innovations techniques en vue de loger les classes populaires. 5 Tout est parfaitement ordonnancé dans le tracé urbain du quartier et, conformément aux idées hygiénistes en vigueur, une place déterminante est accordée aux espaces verts, squares et jardins, qui occupent 60 % de la surface totale du quartier. En contraste avec l’homogénéité du plan, les 56 maisons construites au Merlan témoignent d’une grande diversité, l’objectif étant de comparer différents types de logements afin de sélectionner des standards reproductibles d’habitat. 6 La diversité réside d’abord dans leur origine : l’initiative ayant donné lieu à une participation internationale, à côté des maisons françaises, 26 maisons sont issues de pays étrangers (Angleterre, Canada, États-Unis, Finlande, Suède, Suisse). Le MRU espère alors comparer les différents systèmes en vue d’établir une doctrine spécifiquement française de l’habitat préfabriqué individuel à destination des ménages modestes. 7 La diversité se loge ensuite dans leur mode de fabrication : préfabriquées en série et livrées en kit ou prototypes à peine mis au point, en passant par des maisons totalement montées en usine et livrées en tranches ou encore composées d’un seul bloc à déplier sur le site. Les matériaux utilisés offrent un éventail très varié de possibilités. Béton, bois, acier, amiante-ciment, aluminium, terre cuite, pierre ou plâtre. Tous sont étudiés et comparés. Chose certaine, l’expérimentation technique autour de la préfabrication est plus que jamais au cœur des préoccupations du MRU. 8 La diversité se manifeste enfin au niveau du programme des maisons. Certaines constructions sont simples, d’autres jumelées, elles peuvent comprendre de deux à cinq pièces principales, être de plain-pied ou comporter des étages. De plus, pour parfaire la comparaison, la totalité des maisons étrangères et un certain nombre de maisons françaises sont aussi livrées meublées : le mobilier est considéré comme partie intégrante du logement et donc de l’expérience. Les équipements intérieurs sont alors sujets à comparaison : chauffage, réfrigérateurs, cuisinières à gaz ou électriques, généralisation des bacs à douche et baignoires, etc. L’équipement des cuisines comme celui des salles de bain constituent de la sorte un élément clé de l’expérimentation. 9 Mais si le projet était avant tout architectural, urbain et technique, l’expérience est aussi sociale, notamment en raison du processus d’attribution des logements. Destinées aux familles de condition modeste et aux sinistrés de la commune, les maisons sont proposées à la location sous certaines conditions, à des familles triées sur le volet suivant une enquête d’honorabilité effectuée par une assistante sociale. Par ailleurs, les locataires retenus doivent rendre compte de l’impact du plan de leur logement sur leur mode de vie. Les enjeux principaux concernent la cuisine et l’hygiène. Les fonctionnaires du MRU espèrent que ces logements amèneront une transformation sociale en « améliorant la vie familiale » des classes populaires. Appareil, 24 | 2022
La cité d’expériences à l’épreuve d’une traduction par le design 3 Du témoignage historique au patrimoine 10 Le quartier a ceci d’intéressant qu’il est à la fois singulier et exemplaire : en même temps qu’il constituait une expérience originale et inédite, il avait pour vocation initiale d’être amélioré et reproduit à grande échelle, totalement, ou seulement en partie. La cité d’expériences s’avère révélatrice des questionnements et ambitions concernant le logement populaire dans ce moment clé de l’immédiat après-guerre. C’est en cela que l’on peut considérer son histoire comme un cas d’étude nous fournissant un exemple éclairant de la politique d’alors. 11 Si l’histoire de la cité paraît fascinante et que sa nature de témoignage exemplaire de la Reconstruction ne fait nul doute, l’état du bâti existant semble loin de correspondre à ce qui répondrait à la désignation de « monuments historiques » ou de « patrimoine ». Deux grandes questions se posent alors : d’une part, pourquoi ne connaît-on pas davantage l’histoire de ce lieu, d’autre part, en quoi le quartier fait-il monument ? Si l’histoire de la Reconstruction est de plus en plus valorisée par de multiples recherches et évènements culturels, le statut de l’existant demeure encore irrésolu. 12 En effet, à la fois lieu de vie et d’exposition, le quartier prend toute sa dimension dramatique quand on le confronte au temps qui passe : du projet des constructeurs à la vie réelle, le site a évolué pour s’émanciper de son statut premier, modifié et banalisé par ses habitants successifs. Depuis 2000 donc, le site est inscrit à l’Inventaire supplémentaire des monuments historiques. Pour autant, le choix de cette inscription n’est pas sans poser problème. Que veulent dire les termes de « monument », « monument historique » et « patrimoine », si ceux-ci sont censés qualifier ce type de quartier en même temps que la cathédrale Notre-Dame ou la grotte Chauvet ? Comment valoriser l’histoire de la cité ? Est-ce que valoriser son histoire passe nécessairement par une action (législative ou effective) sur l’existant ? En plus de sa catégorisation précise, la question se pose de la négociation de l’avenir du quartier : faut-il conserver, détruire, rénover, restaurer ou réhabiliter ? Et progressivement, une autre problématique surgit : pourrait-on proposer une alternative à la situation existante ? Ou, en d’autres termes, que préconiser pour la cité d’expériences de Noisy-le-Sec aujourd’hui ? Dès lors, concevoir ce lieu en termes de traduction et non plus de transmission permettrait-il de proposer des alternatives aux controverses actuelles ? L’alternative de la traduction 13 Si la transmission se focalise principalement sur les canaux et médias de communication, la traduction suppose une transposition, un changement de système, de forme, de langue, sans modifier le sens de l’original. On peut donc avancer qu’il y a un véritable acte de conception dans la traduction, en dialogue étroit avec la source initiale, dans l’objectif d’en proposer une nouvelle lecture. 14 Le premier argument en faveur de sa traduction est de concevoir la cité comme un témoignage historique, dont il convient d’interroger le mode de restitution dans le présent et pour l’avenir. Le deuxième argument relève de la physionomie des lieux : la cité est la résultante d’un projet extraordinaire, lié à un contexte très spécifique, qui a pourtant de nos jours pris l’apparence d’un banal lotissement de banlieue. Lorsque l’on commence à s’intéresser en général à l’histoire des lieux et notamment des banlieues, souvent considérées comme des espaces sans qualités, on est frappé de découvrir la Appareil, 24 | 2022
La cité d’expériences à l’épreuve d’une traduction par le design 4 richesse de leur histoire, que l’existant ne reflète pas systématiquement. En cela, la cité fait cas : elle permet de démontrer que, sous une apparente trivialité architecturale, réside une histoire palpitante. Il apparaît donc intéressant de traduire l’ordinaire des constructions réelles et d’en révéler les remarquables conditions d’émergence. Finalement, le troisième argument en faveur de la traduction de cette cité est qu’elle condense différentes caractéristiques qui réinterrogent (voire contredisent) aujourd’hui les contours de ce que nos contemporains classent en tant que « monument historique ». Habitats individuels privés toujours en usage, logements populaires, édifices datant de la deuxième moitié du XXe siècle, objets industriels, expérimentations techniques, prototypes architecturaux, succession de politiques expérimentales de gestion : chacun de ces points est déjà problématique lorsqu’il s’agit de définir, catégoriser et administrer un « monument historique » mais la cité de Merlan combine ces différentes qualités en un seul lieu. Cela justifie entièrement le choix d’analyser tout particulièrement ce quartier et ses spécificités en vue d’en proposer une traduction par le design. Faut-il traduire plutôt que transmettre ? 15 « Transmission » est le terme utilisé dans la plupart des écrits traitant du patrimoine. Le mot désigne l’action de faire passer quelque chose d’une personne à une autre. Le patrimoine, quant à lui, se définit comme ce qui est transmis des générations antérieures aux générations futures et qui constitue, de fait, un héritage commun. Dans Faire place, Pierre-Damien Huyghe souligne le fait que les biens ne sont pas des valeurs absolues et qu’il faut « faire place » afin que chaque génération puisse être libre de son présent : « Le temps de la propriété comme témoignage d’une vie de labeur ne nous concerne plus vraiment que comme souvenir résiduel. N’en faisons pas l’élément d’une survivance. La survie est au-dessus des forces de la vie. Considérons-nous plutôt comme des locataires. Tôt ou tard, mis entre deux situations, nous serons appelés à vider tel ou tel espace que nous avons habité2. » 16 La transmission serait alors ce qui empêche, ce qui encombre. Elle vise à la conservation des valeurs, dans un rapport continuel au passé. L’humanité nécessite de laisser une place au nouveau, à la création et donc de ne pas succomber sous le patrimoine à transmettre, préserver et conserver. Comment faire pour laisser le choix à chacun de saisir ou non les vestiges du passé ? Comment faire en sorte que la transmission d’un patrimoine n’obstrue pas les aventures potentielles du présent ? 17 Pour tout cela, il nous faut accepter une certaine perte. Dès lors, la notion de transmission, qui engage une pérennité des choses dans le temps, n’est pas souhaitable. Une pensée qui s’appuierait sur la traduction paraît une voie vers une autre façon de considérer la relation à ce-qui-a-été. Ce changement de concept a pour objectif de décaler le point de vue et donc de comprendre autrement le problème et les enjeux d’un quartier comme la cité expérimentale de Noisy-le-Sec face à l’histoire et à la mémoire. La tâche de la traduction 18 Afin d’affiner notre réflexion sur la traduction ici pensée vis-à-vis d’un site architectural spécifique, opérons un détour par quelques auteurs majeurs qui ont pensé Appareil, 24 | 2022
La cité d’expériences à l’épreuve d’une traduction par le design 5 la traduction d’un point de vue littéraire. A priori, la traduction est la transposition d’un texte d’une langue à une autre. Walter Benjamin pose que l’œuvre littéraire n’est pas un acte de communication, mais que l’essentiel réside dans « l’insaisissable, le mystérieux, le “poétique3” ». Le récepteur est rapidement mis hors de propos par Benjamin dès le début du texte, de même que la communication, la traduction étant selon lui avant tout une affaire de langage. L’idée de « passage » d’une langue à une autre est impropre à désigner l’activité de traduction. C’est quelque chose d’un autre ordre qui est en jeu. Ce qui compte c’est l’œuvre elle-même, et non le récepteur. Une traduction qui serait focalisée sur le lecteur dénature l’œuvre pour la faire correspondre à un message à faire passer. Le traducteur n’a donc pas pour tâche de transmettre le message contenu dans l’original mais doit tendre à faire lui-même œuvre de poésie. La traduction telle que Benjamin la défend ne doit pas consister en un décalque des mots d’une langue à l’autre mais « doit bien plutôt, amoureusement et jusque dans le détail, adopter dans sa propre langue le mode de visée de l’original 4 ». La traduction doit conserver, vis-à-vis de la langue visée, une étrangeté fondamentale, la trace de l’autre. Finalement, l’œuvre ne se soucie pas d’un destinataire, c’est à nous de faire le chemin vers elle. 19 Il est aussi nécessaire de souligner dès maintenant que l’idée d’une équivalence de langue à langue n’a aucun sens, et qu’une recherche de l’équivalence ne peut en aucun cas constituer la « tâche » de la traduction. Il convient donc d’accepter une certaine dissolution du sens de l’original dans la traduction. Mais elle doit cependant être transparente et faire voir l’écart entre les deux. 20 Traduire serait alors ce processus qui permet de garantir au mieux le respect de l’original, en se décalant nécessairement d’une reproduction ou d’une copie. La traduction est la transformation nécessaire à la survie du texte et elle se présente sans faux-semblant comme un appareil qui entoure le texte. 21 Antoine Berman soutient que la traduction enrichit l’œuvre : c’est dans les écarts entre les traductions et l’original que du sens est créé et qu’un rapport s’instaure avec l’œuvre. La traduction ne doit pas être comprise en termes d’utilité, mais bel et bien dans une découverte, un processus de compréhension. Les traducteurs successifs procèdent par dévoilement, couche après couche, du noyau d’intraduisibilité du texte. L’œuvre demeure inépuisable, et renferme potentiellement une infinité de traductions, conservant toujours des couches d’intraduisibilité à révéler indéfiniment 5. 22 Plutôt que de couches de sens, la traductrice Claire Placial préfère quant à elle parler des multiples facettes d’un texte-polyèdre que chaque traduction va éclairer d’une certaine façon. Elle compare même les traductions à autant de visages du texte « et la diffraction du texte originel en une multitude de textes seconds ne va pas dans le sens d’une diminution de son être, mais plutôt dans celui d’une augmentation 6 ». 23 La même remarque est soulevée par Pierre-Damien Huyghe lorsqu’il expose que « toute traduction éclaire une possibilité de ce qu’elle traduit7 ». La traduction « rend attentif8 » au sens de l’original et le révèle sous un angle nouveau. Autant que la traduction creuse dans les strates de l’original pour essayer d’aboutir à son noyau, elle augmente dans le même temps l’original de calques successifs qui, par leur décalage, peuvent améliorer sa compréhension par une nouvelle lecture. Et finalement, une traduction correspond à une lecture, mais aussi à un choix, à une préférence marquée pour un point de vue singulier sur l’original. Appareil, 24 | 2022
La cité d’expériences à l’épreuve d’une traduction par le design 6 Babel : l’hospitalité langagière 24 Paul Ricœur se donne pour objectif de remplacer l’antagonisme latent opposant traduisible versus intraduisible par le dilemme pratique entre fidélité et trahison 9. Ricœur reprend ainsi la rengaine bien connue « traduttore traditore » basée sur l’idée que toute traduction implique une trahison de l’original. Il explique en effet que le traducteur sert deux maîtres à la fois, « l’étranger dans son œuvre, le lecteur dans son désir d’appropriation10 ». Ce dilemme est irrésolu. Mais il y apporte un angle nouveau en s’appuyant sur les catégories établies par Freud entre travail de mémoire et travail de deuil, associés dans un double mouvement de sauvetage et de consentement à la perte. Le travail de souvenir joue entre les deux pôles de la traduction, la langue maternelle et la langue de l’étranger, toutes deux « résistantes » à l’épreuve de la traduction. Ricœur précise qu’il ne faut pas considérer ce travail de deuil d’une traduction parfaite sous le prisme négatif de la nostalgie ou du sentiment de perte, Ricœur reste enthousiaste car « c’est ce deuil de la traduction absolue qui fait le bonheur de traduire11 ». Ce bonheur réside dans ce que Ricœur nomme « l’hospitalité langagière12 ». 25 La traduction constitue en effet une occasion de faire émerger du sens, de redécouvrir un sens. Cela peut devenir une opération dynamique, comme en témoigne Paul Ricœur : « la traduction apparaît alors comme une des composantes de la dynamique culturelle qui installe un présent en relisant une tradition, ainsi rendue à la vie 13 ». En effet, Paul Ricœur comprend les langues comme un don constitutif de la communauté langagière. La traduction existe parce que les hommes parlent des langues différentes et non équivalentes. Paul Ricœur revient sur le mythe de Babel, en proposant une lecture « plus bienveillante » selon ses propres mots et sans condamnation. Nous existons en tant qu’« êtres dispersés et confus » et sommes ontologiquement appelés à la traduction14 : nous sommes par essence et par constitution « après Babel 15 ». La traduction devient alors ce moment privilégié où, dans « l’hospitalité langagière », l’unité plurielle du discours se reconstruit. 26 [D]e même que dans l’acte de raconter, on peut traduire autrement, sans espoir de combler l’écart entre équivalence et adéquation totale. Hospitalité langagière donc, où le plaisir d’habiter la langue de l’autre est compensé par le plaisir de recevoir chez soi, dans sa propre demeure d’accueil, la parole de l’étranger16. 27 À la lecture de ce passage et sachant le domaine auquel nous souhaitons confronter le concept de traduction, on ne peut pas ne pas remarquer les termes architecturaux qui résonnent dans le texte. « Hospitalité », « habiter », « chez-soi », « demeure d’accueil » : ces mots ne sont pas seulement reliés au bâti, ils désignent aussi l’architecture en ce qu’elle a de plus intime, de plus personnel : l’habitat, auquel s’ajoute une dimension de sociabilité par les notions d’« hospitalité » et d’« accueil ». Le mythe de Babel, dont nous venons de parler, a, dans une autre mesure, beaucoup à voir avec l’architecture, démontrant s’il en est besoin qu’architecture et langage sont intrinsèquement et originellement liés. L’ambivalence du langage 28 George Steiner s’était déjà intéressé au mythe de Babel dans son ouvrage Après Babel. Une poétique du dire et de la traduction. D’emblée, il pose que la multiplicité des langues Appareil, 24 | 2022
La cité d’expériences à l’épreuve d’une traduction par le design 7 de l’après Babel est une extrême richesse et permet un potentiel illimité de découvertes : « ce qui s’est passé à Babel a été à la fois un désastre et – c’est l’étymologie du mot “désastre” – une pluie d’étoiles sur l’homme 17 ». Steiner expose son étonnement face au fait que l’homo sapiens dispose d’un système digestif, d’un cortex ou d’autres dispositions physiologiques qui sont identiques quel que soit le point du globe où il s’est développé, mais que, pour autant, il n’utilise pas une langue commune qui serait unique. Aujourd’hui, pas loin de quatre à cinq mille langues sont pratiquées partout dans le monde. L’argument majeur de Steiner est que le langage, par le biais de la diversité des langues, permet une création spécifiquement humaine. Cette prolifération des langues distingue ontologiquement l’homme du monde animal 18 qui procède par système de signaux identiques dans les groupes d’une même espèce, même éloignés géographiquement. Et, au travers de la différence des langues, l’homme peut expérimenter sa propre identité. 29 Dans une tension entre l’unique et le multiple, entre le besoin de création et le besoin de reproduction, la traduction est alors profondément ambivalente, œuvrant dans un langage qui divise tout autant qu’il soude. 30 Il paraît dès à présent évident que chaque langue embrasse le monde d’une façon particulière et qu’entre la langue de départ et la langue d’arrivée, deux cultures bien distinctes se développent. La traduction constituerait ainsi un point de rencontre de ces deux sphères culturelles, éventuellement un parcours entre deux langues : en tout cas la traduction constitue un lieu intermédiaire, un tiers milieu. François Guery s’avère enthousiaste : la traduction est une passion joyeuse, entreprenante, et qui peut unir les esprits, puisque la juste traduction est affaire d’émulation, de coopération 19 ». Lire cette médiation, que Ricœur considère néanmoins comme inconfortable 20, ou cette coopération sous le concept de « négociation » amène à percevoir les positions comme plus tranchées, les tensions plus vives. Umberto Eco évoque « l’habituel dilemme : sauver quelque chose, et du coup, perdre quelque chose d’autre21 ». Les éléments n’étant pas parfaitement équivalents les uns aux autres, la traduction devient nécessairement une négociation. 31 Penser la traduction comme négociation oblige à voir la traduction comme un processus, le lieu d’une discussion qui se déploie en vue de l’obtention d’un résultat. Si la négociation est souvent perçue comme le point d’arrivée, le but du parcours, ce qui nous intéresse est bien plus le chemin parcouru et les conditions mises en place pour y parvenir. La comparaison avec l’acte de négocier renvoie aussi à une solution, qui, si elle est arrêtée à un moment donné, n’est pas pour autant définitive. Mais la négociation ne s’entend pas seulement entre texte d’origine et traduction ni entre deux langues différentes, elle touche aussi le fait que le traducteur négocie aussi avec un réseau regroupant une multiplicité d’acteurs. Le moins que l’on puisse remarquer au regard de notre cas d’étude initial (la cité d’expériences de Noisy-le-Sec), c’est que certains patrimoines font l’objet de négociations entre des acteurs divers sans qu’une solution ne soit aisément trouvée. La traduction à l’épreuve du temps 32 Afin de saisir la distance qui s’est établie avec le texte original à cause du temps qui passe, certains vieillissent artificiellement la langue de la traduction, teintant le style d’archaïsme. C’est un point intéressant du texte de George Steiner que l’on pourrait Appareil, 24 | 2022
La cité d’expériences à l’épreuve d’une traduction par le design 8 rapporter assez facilement à l’architecture et notamment à la restauration des édifices du passé : le déplacement d’un style littéraire vers le passé en vue de rendre compte de la temporalité de l’original. 33 « Certains traducteurs vont élire des formes d’expression plus vieilles de plusieurs siècles que le parler de tous les jours. Ou choisir le langage qui avait cours une génération auparavant. Le plus souvent, le goût de l’archaïque conduit à un hybride : le traducteur combine, avec plus ou moins d’art, des tournures empruntées au passé de la langue, au répertoire de ceux qui l’ont illustrée avec succès, à des traducteurs antérieurs ou aux conventions anciennes que le discours moderne a héritées et retenues dans l’expression élevée. On donne un coup de patine à la traduction 22. » 34 À la manière des restaurations de Viollet-le-Duc qui reconstituaient un édifice qui n’avait jamais réellement existé mais qui était plausible et représentait le temps de son édification, certaines traductions composent avec le rapport au temps de la langue. Le type de traduction pointé par Steiner recherche la cohérence avec un passé du texte en même temps que ces traductions camouflent, dans les faits, une réalité historique. L’idée de « donner un coup de patine » illustre bien la présence d’un truchement destiné à masquer la nature de la traduction, voire son ancrage historique. Cependant Steiner, s’il critique en creux les « négations » et « remises en ordre de la réalité », soutient que « le temps considéré en traduction comme une variable déterminante reflète le besoin essentiel d’invention libre, d’altérité qui est le moteur de la faculté de langage ». Et finalement, le traducteur « ouvre les frontières à des choix nouveaux et parallèles23 ». On peut ici établir un lien avec le dilemme de la traduction, entre moderniser ou archaïser, tel que le pose Umberto Eco : « [U]ne traduction doit-elle amener le lecteur à comprendre l’univers linguistique et culturel du texte source, ou doit-elle transformer le texte original pour le rendre acceptable au lecteur de la langue et de la culture de destination ? En d’autres termes, étant donné une traduction d’Homère, le traducteur doit-il transformer son public en lecteurs grecs de l’époque homérique, ou bien contraindre Homère à écrire comme s’il était un auteur de notre temps24 ? » 35 Amener le lecteur dans le passé ou rapporter le texte dans le présent, telle est l’une des questions épineuses sur lesquelles doit trancher le traducteur. La traduction, en plus d’être le passage d’une langue dans une autre, doit négocier un passage tout aussi complexe, et souvent plus caché : celui du temps de l’original au temps du lecteur. La traduction révèle ici sa flexibilité temporelle jusqu’à ce qu’il y ait une rupture. Il faut alors repartir sur le texte original et se pencher à nouveau sur l’intervalle entre son contexte historique et celui du lecteur actuel. La traduction semble à la merci d’une course infinie pour éviter les stigmates du temps. Paradoxalement, elle se doit aussi de rendre compte que l’original a été écrit dans un temps qui n’est pas le sien. Traduction et réception en architecture 36 Dans la littérature comme dans l’architecture, d’aucuns cherchent à conserver une image du passé, l’apparence d’un élément qui a marqué une époque sous couvert d’authenticité, dans des conditions supposées originelles, qui ne sont pourtant plus celles de l’original. Mais une telle conservation – en plus d’être matériellement impossible – serait un mensonge, alors que l’opération de déplacement est explicite dans la traduction, elle est même voulue et méthodique. Il est alors possible de poser Appareil, 24 | 2022
La cité d’expériences à l’épreuve d’une traduction par le design 9 que c’est la traduction, dans sa distance même, bien plus que la conservation, qui assure la mémoire de l’original. Cette idée de la traduction peut ainsi être pensée comme une voie alternative de la pensée patrimoniale, autorisant un décalage et évitant les doctrines trop rigides. 37 Benjamin s’appuie sur l’idée que depuis toujours l’architecture a fourni matière à « une réception collective simultanée25 ». Nous retrouvons ici la question de la réception, que Benjamin évacuait fermement lorsqu’il était question de traduction. Mais en ce qui concerne l’architecture, le terme redevient visiblement inévitable : « De tout temps, l’architecture a été le prototype d’une œuvre d’art perçue de façon à la fois distraite et collective. Les lois de la réception dont elle a fait l’objet sont les plus instructives 26. » Plus loin dans L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Benjamin rappelle que l’histoire de l’architecture est plus longue que celle de n’importe quel autre art, en cela que les hommes ont toujours eu besoin de se loger. La réception des bâtiments est alors double : à la fois réception tactile par l’usage et réception visuelle par la perception. La réception tactile est à l’opposé d’une attention religieuse à l’architecture, c’est l’accoutumance au lieu qui la permet et non une attention spécifique portée à l’édifice. C’est une « perception incidente 27 », par distraction, bien différente « de la réception recueillie, bien connue des voyageurs qui visitent des monuments célèbres28 ». N’y a-t-il pas finalement à imaginer de séparer ce que Benjamin nomme la réception tactile de la réception visuelle dans notre cas d’étude ? En d’autres termes, faut-il distinguer l’usage du lieu de sa valeur historique ? On a tendance à contempler un objet qui vaut surtout pour sa valeur historique. Mais n’est- ce pas vain de chercher dans le visible les traces d’un passé qui ont surtout une valeur scientifique ? 38 Il serait souhaitable d’offrir au visiteur la possibilité de regarder, ou non, la chose du point de vue de l’expérience esthétique et de constituer à côté un recueil des témoignages de son histoire. La mémoire peut ressortir ailleurs et autrement que sur le lieu même de l’origine. Et ainsi, par la simple présence d’une traduction rendant compte de cette histoire, laisser les critères esthétiques et architecturaux présider aux décisions concernant la conservation des édifices. L’objectif serait d’éviter une vénération de l’empreinte historique de l’homme dans l’environnement. En proposant des supports différents, distinguons l’art et l’histoire et libérons les architectures de leur devoir d’archives historiques. Une histoire qui ne saurait que conserver en sacralisant tout objet du passé ne peut laisser le nouveau éclore. 39 La traduction de notre environnement bâti en ce qu’il peut être considéré comme élément du patrimoine constitue une alternative entre le durable et l’éphémère. Là où la durée n’a plus de sens stable, il s’agit de s’inscrire dans l’écart de la traduction pour réfléchir autrement à notre mémoire. 40 Penser l’histoire d’un quartier sous le terme de la traduction (plutôt qu’en termes de gestion patrimoniale) permet de constituer des documents, faits pour des lecteurs et pensés sur le mode de l’absence. Cette façon de collecter le passé, la mémoire des lieux, peut constituer des archives. Ces dernières, soustraites à la vie quotidienne, libèrent du poids de la transmission les architectures qui peuvent alors suivre le cours de leur vie utilitaire et éventuellement artistique. Cette contribution de la traduction transposée à l’architecture et au patrimoine ouvre une autre voie dans la pensée de l’évolution du bâti. Détachée du débat entre conservation, restauration et destruction qu’elle ne Appareil, 24 | 2022
La cité d’expériences à l’épreuve d’une traduction par le design 10 cherche pas à résoudre, la traduction propose un point de vue différent, attaché à l’histoire et surtout aux acteurs ainsi qu’aux modifications des conditions de vie. Quelle(s) traduction(s) pour la cité d’expériences ? 41 Essayons maintenant d’analyser avec plus de précision les types de traduction dans le cadre de notre cas d’étude. L’objectif est de formuler in fine une traduction alternative à celles qui existent à présent et dont aucune ne s’avère pleinement satisfaisante au regard de la nature des maisons et du projet initial de la cité d’expériences de Noisy-le- Sec. L’architecte des bâtiments de France, garant supposé d’une traduction patrimoniale 42 Une certaine tradition prônait l’invisibilité du traducteur, celui-ci devant s’efforcer de se « fondre » dans la langue d’arrivée de la façon la plus fluide possible. Le lecteur devait avoir l’impression de lire un texte écrit directement dans sa langue. Cela se rapproche des modifications que certaines maisons de la cité d’expériences ont vécues, lorsque les agrandissements se fondaient dans le bâti existant sans qu’il fût aisé de discerner l’original des travaux plus récents. Cette position fut ensuite contestée, le traducteur, par ses choix parfois radicaux – ou tout du moins personnels – se devait alors d’assumer son rôle dans la création de ce nouveau texte. Le traducteur désormais visible a ici « le statut privilégié d’expert, seul habilité à négocier les choix qui devront être opérés29 ». N’est-ce pas, d’une certaine façon, le rôle de l’architecte des bâtiments de France (ABF) ? L’ABF, à l’œuvre à Noisy-le-Sec, n’est-il pas celui qui cherche à rendre visible le décalage dans une traduction raisonnée ? Par sa doctrine d’une différenciation nette entre la maison d’origine et l’extension conçue dans une altérité visible, l’architecte des bâtiments de France procède dans la cité d’expériences à une traduction patrimoniale visible et sujette à polémique, pour le meilleur, comme pour le pire. Son objectif est de résoudre la controverse en stabilisant la situation. 43 Néanmoins la responsabilité de ces extensions controversées n’incombe pas totalement à l’ABF, qui se trouve en réalité à l’articulation de négociations entre les habitants, l’architecte qui propose le projet et la direction régionale des affaires culturelles. Sa marge de manœuvre concernant ces travaux est assez complexe à déterminer. 44 Mais est-il juste de parler de traduction dans le cadre de dispositifs qui impactent directement le bâti ? Si l’on suit les propos sur la traduction de Jean Soubrier et de Christian Thuderoz, nous pouvons en douter. 45 « L’œuvre “se laisse” traduire, “se laisse” critiquer, “se laisse” interpréter, “se laisse” lire, mais dans son unicité et sa vie closes, elle les considère avec une indifférence infinie. Cela, en ce sens, ne “signifie” rien pour elle. Elle est l’œuvre, et au-delà d’elle, à partir d’elle, prolifère cette masse de “dérivations” textuelles (comme le formule le Droit) dont le trait fondamental est la périssabilité et la multiplicité. Elle, la forme achevée, suscite et appelle toutes ces formes inachevées qui, chacune à sa manière, s’efforcent de la saisir30. » 46 Ainsi, la traduction n’aurait pas d’impact réel sur l’œuvre originale qu’elle ne modifierait en aucun cas. Bien entendu, nous ne considérons pas les maisons initiales Appareil, 24 | 2022
La cité d’expériences à l’épreuve d’une traduction par le design 11 de la cité d’expériences comme des œuvres à proprement parler, mais leur diversité formelle, l’ingéniosité des procédés mis en place, la spécificité de leur architecture en font des objets singuliers, dotés d’une certaine identité. L’architecte des bâtiments de France, en orientant les transformations possibles sur le bâti, a alors une action sur la structure comme sur l’aspect des constructions originelles. Les opérations liées à gestion patrimoniale dans ces effets (travaux de modification, destructions, agrandissements) paraissent bien différentes de ce que nous avons précédemment défini comme correspondant à des opérations de traduction. Mais justement, la doctrine de l’ABF est de préserver autant que faire se peut « l’œuvre originale », c’est-à- dire la maison initiale, en distinguant clairement l’extension. Son objectif est de garantir au maximum la lisibilité de l’original : sa démarche est donc bien celle d’une traduction patrimoniale, où les modifications ne concernent que ce qui est autour de l’œuvre initiale et qui la révèle dans sa spécificité propre. 47 Pour autant, ce cadre théorique et juridique en charge de la transmission de l’histoire architecturale, urbaine et technique du quartier qu’est le processus de patrimonialisation ne constitue pas l’unique option. En effet, d’autres formes de traduction de l’histoire du quartier sont envisageables et différentes possibilités peuvent coexister. La valorisation des archives : une traduction historique 48 La modalité la plus évidente de traduction que l’on peut imaginer pour le Merlan est la traduction historique, principalement par le biais de la valorisation des multiples archives. Elle n’a pas la prétention de l’équivalence avec l’expérience physique de l’architecture, de même qu’une traduction n’a pas pour tâche de se substituer au texte originel mais doit bel et bien conserver la trace de l’autre, une étrangeté première. Et si l’original lui-même se modifie sans intervention extérieure puisque l’historicité de la langue influe sur le texte, il apparaît évident que l’architecture évolue continuellement aussi bien dans sa réalité sensible que dans la façon que nous avons de la comprendre et de la percevoir. Ainsi, une reconstruction, une restitution de l’architecture d’origine n’aurait que peu de sens et serait finalement anhistorique. Une traduction que nous qualifions d’historique chercherait au contraire à mettre en évidence l’évolution des contextes comme des formes et non à faire prendre à l’actuel les atours de l’ancien. 49 La traduction (littéraire) se présente comme un appareil qui entoure le texte et permet de l’éclairer d’un autre point de vue. En ce sens, les travaux scientifiques et les ouvrages qui ont pris et prennent encore la cité expérimentale de Noisy-le-Sec comme sujet constituent des traductions du quartier et de son histoire. Ces diverses publications s’appuient sur les bâtiments existants mais aussi sur les nombreux documents d’archives. Et finalement, les archives deviennent les matières premières de ces traductions qui peuvent se succéder et s’enrichir au fur et à mesure de l’évolution des connaissances, apportant de nouveaux éclairages sur l’histoire. Henri Meschonnic évoque ce pouvoir de documentation de la traduction, expliquant que c’est dans la série des retraductions que la culture se montre poétiquement31. Ainsi chaque traduction épaissit l’original d’une couche d’explications et de documentation et met en lumière les évolutions de la technique, de l’architecture et, finalement, de la culture. 50 Nous postulons alors qu’une telle opération de traduction de la cité expérimentale est une forme de médiation entre deux milieux différents. Les deux milieux qui dialoguent Appareil, 24 | 2022
La cité d’expériences à l’épreuve d’une traduction par le design 12 ici sont le projet architectural initial d’une part et la réalité architecturale du présent d’autre part. Et comme la machine à remonter le temps n’existe pas encore, la seule façon de faire dialoguer maisons actuelles et maisons du passé réside dans la présentation d’images, de documents relatant les évolutions de leur état. C’est dans ce contexte de traduction historique que les documents d’archives trouvent toute leur place. De plus, ces archives dont certaines sont des photographies d’époque, peuvent révéler des éléments qui ne sont pas visibles à l’œil nu. Parmi les documents, on peut aussi trouver des plans des maisons, des échantillons de matières, ce qui nous permet de comprendre l’agencement intérieur, les détails techniques… Et constitue une source d’information que nous aurions difficilement dans la réalité architecturale. 51 Ainsi, les travaux universitaires et les ouvrages déjà publiés ayant pour sujet la cité d’expériences de Noisy-le-Sec se révèlent des traductions précieuses de l’histoire de ce lieu. La controverse comme traduction sociologique 52 Les moments de controverse, de conflit sont des éléments clés pour l’analyse sociologique en ce que l’ordonnancement des choses n’est pas encore défini et les différentes forces en présence sont visibles. Lorsque la situation est pacifiée et stabilisée, certains des éléments disparaissent de la vue du chercheur. Ce que l’on peut sans difficulté remarquer, c’est qu’à Noisy-le-Sec, les forces demeurent en tension et que le rapport à la mémoire n’est pas une équation résolue. 53 La controverse est alors le lieu d’une lutte entre les différents acteurs, où celui qui l’emportera est celui « capable de rassembler en un point le plus grand nombre d’alliés fidèles et disciplinés32 ». Michel Callon définit la controverse ainsi : « Nous nommons controverse toutes les manifestations par lesquelles est remise en cause, discutée, négociée ou bafouée la représentativité des porte-paroles. Les controverses désignent donc l’ensemble des actions de dissidence33. » 54 Bruno Latour explique que l’esprit scientifique ne peut travailler qu’à partir d’éléments qui se dominent du regard, couchés sur une feuille de papier par exemple 34 dont il peut se saisir et qu’il peut recombiner et superposer afin de faire émerger de nouvelles données, de nouvelles connaissances. En suivant le fil de cette idée, Latour expose plus loin que « la carte rend cent fois plus d’informations que celles qu’on y avait mises 35 ». Ce raisonnement nous intéresse, lu au prisme de notre projet de récit interactif documenté sur la cité d’expériences. Le terme de cartographie apparaît une première fois entre guillemets dans un article de Bruno Latour, avant de devenir le modèle méthodologique qu’il va promouvoir, avec la fortune qu’on lui connaît : « Pour “cartographier” ce qui nous lie tous ensemble, il nous faut inventer un système de projection qui fournisse en même temps les informations sur les acteurs humains et non-humains36. » 55 La carte est alors un instantané de lecture d’un problème scientifique rendu appréhendable visuellement, par un ensemble de signes iconiques et textuels. Dans une controverse, qu’elle soit technique ou d’un autre type, il apparaît que chacun cherche à défendre des intérêts spécifiques dans une négociation continue en privilégiant un des aspects du sujet. Les forces en jeu ne cessent de s’équilibrer et si un acteur prend un moment le pouvoir sur la parole, « il est bien vite contesté et débordé de tous côtés 37 », de sorte que la controverse reste ouverte. Les frontières entre les certitudes et les Appareil, 24 | 2022
La cité d’expériences à l’épreuve d’une traduction par le design 13 incertitudes scientifiques ne cessent de varier, à l’intérieur même de la communauté scientifique. 56 Concernant les acteurs, Madeleine Akrich38 pointe le risque méthodologique de suivre un seul point de vue, celui du concepteur ou celui de l’utilisateur. Le sociologue doit effectuer d’incessants allers retours pour comprendre les différents efforts de traduction des négociations. Concernant la place du chercheur (ici le sociologue) dans la controverse, Michel Callon explique qu’il doit se demander « quels sont les arguments illégitimes ? Qui est exclu ? Qui est empêché de s’exprimer ? Qui prétend être un porte-parole et au nom de qui39 ? » En effet, loin d’être un symbole de démocratie « participative », la controverse est souvent un lieu d’exclusion de certains acteurs. 57 Le but du projet de notre récit interactif est finalement assez différent de celui décrit par ces sociologues dans le cadre de la cartographie des controverses, même si certains points communs sont néanmoins à relever. Tout d’abord, nous ne nous attachons pas à un fait scientifique mais à quelque chose dont la complexité est d’une autre nature que le fait scientifique : le « jugement de patrimoine ». Ce dernier est différent du jugement de goût en ce qu’il invite à discerner ce qu’on souhaite englober sous cette appellation et surtout quelles hypothèses proposer quant à nos conduites vis-à-vis des objets du passé. Ensuite, si nous souhaitons donner la parole aux différents acteurs, ce n’est pas en vue de déterminer qui est le porte-parole mais bien de mettre en lumière la polyphonie des propos autour de ce terrain complexe. Vers d’autres formes de récits 58 Nous avons qualifié notre projet de « récit interactif documenté » et celui-ci a pour titre : « Une balade au Merlan40 ». Il est à noter qu’ici l’équipe de conception41 souhaite jouer sur les deux sens de bal(l)ade : promenade et pièce vocale, l’idée étant d’associer la marche et la voix. 59 Par ce récit interactif documenté, l’objectif est de mettre en lien le vécu des différentes générations qui se sont succédé dans la cité d’expériences et ainsi d’éclairer la controverse patrimoniale dont elle fait l’objet. Le débat autour de la conservation ou de la non-conservation du patrimoine architectural du quartier constitue le fil rouge du récit. Plusieurs questions sont posées : faut-il sauvegarder religieusement la cité ou la laisser évoluer ? Comment négocier l’avenir du quartier ? Où situer la marge de manœuvre entre une muséification étouffante et une dénaturation frustrante ? Au-delà du bâti qui témoigne d’un passé, le récit interactif met en scène les traces de mémoire des hommes et des femmes qui ont vécu dans ces maisons et arpenté le quartier. Appareil, 24 | 2022
Vous pouvez aussi lire