La corrida comme métaphore structurante dans - The Sun Also Rises d'Ernest Hemingway
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
La corrida comme métaphore structurante dans The Sun Also Rises d'Ernest Hemingway La corrida constitue l'un des motifs les plus prégnants de l’œuvre d'Ernest Hemingway, si bien que dans l'imaginaire collectif l'auteur américain reste associé à l'esprit tauromachique. C'est en 1921 qu'Hemingway découvre l'univers de la course de taureaux, grâce, comme le suggère Gertrude Stein dans son Autobiographie d'Alice B. Toklas, à une série de photographies que cette dernière avait prises en Espagne lors d'une temporada. La course de taureaux espagnole reste profondément attachée à l'image d'Ernesto, comme ses amis cubains se plaisaient à le nommer. Et c'est bien là, justement, le piège tendu à la critique. Tout comme la pêche ou la chasse, la corrida ne se limite pas à l'expression d'une virilité menacée. Elle ne peut non plus se contenter de n'être qu'un remède, une tragédie ritualisée et vectrice de valeurs séculaires, pour une génération perdue ne croyant plus en rien1. Elle n'est pas non plus seulement subversion des codes hétéro- normatifs, le matador drapé de rose, oscillant entre les sexes comme un équilibriste sur une corde raide, risquant à chaque instant de voir son corps pénétré par la corne d'une nature animale qu'il n'aura su maîtriser. La corrida n'est pas encore cet art plastique où la charge brutale du taureau se retrouverait vidée de sa puissance et de sa visée originelle : le taureau qui s’engouffre dans les plis de la muleta du matador, devenu ainsi double du peintre ou de l'écrivain dessinant sur le sable de l'arène les courbes d'un dessin, d'une histoire qui ne pourra s'achever que dans la mort de ce désir qui le poussa à écrire, à peindre. La corrida dans le Soleil se lève aussi, c'est tout cela à la fois. Une métaphore opérant à différents niveaux du texte, bien plus que l'expression d'une hispanophilie de début de vingtième siècle. La corrida apparaît d'abord comme une toile de fond sur laquelle serait projetée cette génération perdue2 incarnée, semble t-il, par les différents personnages du roman dans leur errance à travers les terres exsangues d'Espagne et de France. Cependant, c'est bien du point de vue de l'aficionado que Hemingway envisage la corrida, court-circuitant d'emblée, comme à son habitude, toute lecture anglo-saxonne du rite tauromachique. En décidant de situer son roman pendant les jours de feria, Hemingway peut réutiliser à son gré tout un héritage culturel et s'en servir pour offrir à ses personnages une perspective d'ordre qu'ils suivront ou ne suivront pas. Inspirée du culte mithriaque, la corrida garde du sacrifice du taureau antique l'idée d'une force de la nature que l'homme peut s'approprier, s'il sait s'en montrer digne. Car, pour esthétique ou artistique que soit devenue la corrida, il n'en reste pas moins que la mort du taureau est la fin inévitable de tout combat. Mais l'estocade qui conclut tous les affrontements entre l'homme et le taureau n'est pas seulement taurobole3, car l'animal, une fois sacrifié, est consommé par les aficionados, qui peuvent donc également profiter de sa force régénératrice. Du mithraïsme, la corrida garde également l'idée de hiérarchie: le torero, les banderilleros, les picadors, chaque membre d'une cuadrilla a, comme on le sait, un rôle bien particulier à jouer et ceci à un moment bien précis du combat. Les trois temps (ou trois tiers) qui rythment l'après-midi doivent être scrupuleusement respectés : c'est d'abord le temps des picadors, celui des banderilles et, enfin, celui du matador. Et c'est, par ailleurs, par ordre hiérarchique qu'ils pénètrent dans l'arène. Tout 1. Nous n'aborderons pas les liens rapprochant la corrida de la tragédie et du tragique. Sur ce point, une lecture approfondie des articles qu'Hemingway écrivit au début des années 1920 pour le Toronto Star nous semble indispensable. Voir notamment l'article « Bull Fighting a Tragedy », publié le 20 octobre 1923 dans l'hebdomadaire canadien et consultable dans le recueil très utile de William White, By-Line : Ernest Hemingway. 2. Expression attribuée par Hemingway lui-même à Gertrude Stein, cette dernière en ayant d'ailleurs toujours nié la paternité. 3. Dans le culte de Mithra, le taurobole désigne à la fois le sacrifice rituel du taureau en l'honneur du dieu et l'autel sur lequel l'animal est sacrifié.
dans la corrida est signe. Tout fait signe. Du costume de lumière(s) que porte le matador à la structure même de l'enceinte tauromachique au centre de laquelle, le torero, figure divine, fait tourner, immobile, l'animal autour de lui. « El sol es el mejor torero » dit un adage tauromachique, « le soleil est le meilleur torero ». Le matador semble, par conséquent, capable d'incarner indifféremment l'image d'une humanité prise d'un désir prométhéen et celle d'un dieu créateur. Nous retrouverons cette plasticité de la figure du belluaire lorsque nous évoquerons la dynamique des inversions sexuelles au sein du couple homme-taureau4. Dans le roman, si le personnage de Pedro Romero incarne la formule hemingwayienne de la « grâce sous la pression » et apparaît comme l'archétype même du « code hero » alliant esthétique du geste et éthique de l'expert affrontant librement la mort, les différents personnages anglophones de l'histoire semblent peu à peu gagnés par l'esprit et les valeurs de la corrida. Il est une tradition dans la critique de considérer le premier roman d'Hemingway comme un roman d'éducation5. Jake Barnes apprendrait du jeune matador comment vivre avec grâce sa vie d'artiste sous la pression de son impuissance. Le personnage de Brett Ashley incarne dans cette lecture l'image du taureau, prêt à blesser à mort, encorner (donc émasculer) tous ceux qui souhaitent le maîtriser. Le jeune matador, vraisemblablement le premier homme à la rejeter, vient à bout du taureau Brett, inspirant ainsi à Jake son commentaire final dans le taxi qui les emmènent elle et lui, commentaire enfin dénué de toute forme d'illusion romantique. À la remarque attendue de Brett, « we could have had such a good time together », Jake rétorque en toute sobriété, et sans larmes inutiles, « Isn't it pretty to think so? ». Dans cette analyse qui utilise la corrida comme grille de lecture, il est aisé d'attribuer aux différents lieux du roman quelque valeur positive ou négative. La France, qui, selon le narrateur, brille presqu'exclusivement par la simplicité de son rapport à l'argent, se trouve dans cette vision opposée à l'Espagne, véritable enfer des émotions où Jake doit affronter la circéenne Brett. Et c'est donc logiquement dans le troisième tiers du roman, le moment de la mise à mort du taureau, que, Jake, après s'être ressourcé à Saint-Sébastien ‒ ville idoinement située à la frontière entre les deux pays ‒ retourne à Madrid, terminus de toutes les lignes ferroviaires, affronter son taureau dans l'intimité d'un taxi rappelant ce moment hors du temps où belluaire et bête sauvage ne semblent ne former plus qu'une seule entité et où le torero, pour la première fois exposé au regard et aux cornes du taureau doit viser juste et enfoncer l'épée dans cette zone du corps de l'animal religieusement appelée la « croix ». Nous disons pour la première fois exposé au regard du taureau car, lors du combat, le taureau ne doit jamais voir le matador, il ne doit voir que l'étoffe, la muleta. Ce n'est qu'au moment ultime et inéluctable, lorsque le taureau est paralysé et trop épuisé pour bouger, la tête baissée à cause des banderilles plantées dans le muscle de son cou, que le matador prend le risque maximum, celui de se placer dans la ligne de charge, de replier le leurre écarlate et de s'approcher au plus près des cornes pour mettre fin à la menace que constituait cette intrusion de la nature sauvage, pour rétablir le règne de la culture sur la nature. Tout comme Pedro Romero, qui, lorsqu'il combat, contrôle tout ce qui se passe dans l’arène (« Everything of which he could control the locality he did in front of her all that afternoon »[187]), Jake contrôle tout lors de cette dernière rencontre. Il choisit le restaurant et décide d'un tour en taxi. Cette scène est en opposition directe avec celle de la chambre à coucher du chapitre 7 où, une fois le comte Mippipopolous, parti chercher du champagne, Jake laisse tomber l'espace d'un instant le fragile masque d'autocensure que sa narration ultérieure à la première personne lui avait permis, suppliant une Brett, dès lors figure plus médéenne que circéenne, devenue mère dévorant l'enfant qu'elle tient dans ses bras: «Couldn't we live together, Brett? Couldn't we just live together? » (48). Dans cette scène finale, c'est désormais Jake qui retient dans ses bras une Brett pleurante, 4. L'usage du terme « belluaire » pour désigner le torero renvoie intentionnellement à la Rome antique et ses arènes, autre origine supposée de la corrida. 5. Sur ce point, les articles de Donald Daiker, Terrence Doody et Dewey Ganzel peuvent être consultés.
obtenant symboliquement le statut de matador de toros, comme lors de la cérémonie de l'alternative où le novillero tue son premier taureau en public après avoir échangé les armes avec son « parrain », un matador confirmé : « She was trembling in my arms. She felt very small ». Mais la corrida dans le roman n'est pas seulement vectrice d'une éthique de vie, où le torero, stoïque moderne, offre à la génération d'après guerre des valeurs plus en accord avec le monde et ses nouvelles violences. Le roman d'Hemingway a certes sa part d'existentialisme mais elle ne doit pas occulter le potentiel subversif et proprement moderniste de l’œuvre. Nous l'avons évoqué, la course de taureaux à l'espagnole brouille les codes de ce que Judith Butler appela la « matrice hétérosexuelle », c'est à dire toutes ces normes sociales et ces expressions sociétales du paraître qui se présentent (ou plutôt ne se présentent pas) comme découlant naturellement de la distinction biologiques entre les sexes. Entre d'autres termes, si l'on est/naît homme, on est viril et dominateur, si l'on est/naît femme, on est douce et dominée6. Le poststructuralisme butlérien a eu son heure de gloire en littérature et la critique hemingwayienne l'a largement adopté comme grille de lecture décriant d'abord une adhésion trop rigide aux codes de la part de l'auteur, faisant de ses personnages féminins des êtres dominés et faibles à l'image de Catherine Barkley dans L'Adieu aux Armes ou de Maria dans Pour qui Sonne le Glas, et de ses héros masculins des êtres ne trouvant réconfort face à la nausée existentialiste que dans la répudiation de toute forme d'émotion et de sentiment. La critique s'est ensuite montrée plus suspicieuse face à ce strict respect des codes génériques, mettant cette même grille de lecture au service de la psychocritique et affirmant que l'auteur américain, élevé dans un environnement puritain de la banlieue aisée de Chicago, respectait beaucoup trop les codes. Cet excès ne pouvait donc être synonyme que d'une virilité fragile, une homosexualité refoulée. La critique semble désormais se recentrer sur le texte et accorder à Hemingway une véritable volonté de subversion. C'est en ce sens que peut être également relu le Soleil se lève aussi et la corrida comme métaphore porteuse de ce potentiel subversif (rappelons que le terme « métaphore » vient du grecque metaphora, signifiant « transport », « transposition »). Au tout début du roman Jake admet avoir pour habitude malsaine de s'imaginer les scènes d'intimité de ses proches : « I have a rotten habit of picturing the bedroom scenes of my friends » (11). Cependant, c'est de cette position d'observateur, de spectateur, que Jake semble tirer une certaine forme de plaisir sexuel. Et en ce sens, la corrida semble constituer un théâtre on ne peut plus apte à satisfaire ses désirs scoptophiliques. L'affrontement orgasmique entre l'homme et la bête se concluant toujours par une inévitable pénétration, celle prévue de l'animal, ou celle imprévue mais toujours possible de l'homme, offre a Jake un exutoire cathartique afin de contrevenir à cette impuissance héritée de la guerre et des décisions de ses pères. Trois passages extraits du chapitre 18 nous éclairent de manière particulièrement explicite sur la façon dont Hemingway, et à travers lui, Jake, parlant pourtant couramment le langage des aficionados, choisit de décrire le moment final de l'estocade : […] as the sword went in, and for just an instant, he and the bull were one, Romero way out over the bull, the right arm extended high up to where the hilt of the sword had gone in between the bull's shoulders. (189-190) 6. Voici comment Judith Butler présente sa théorie : « […] reality is fabricated as an essence, that very interiority is an effect and function of a decidedly public and social discourse, the public regulation of fantasy through the surface politics of the body, the gender border control that differentiates inner from outer, and so institutes the 'integrity' of the subject. In other words, acts and gestures, articulated and enacted desires create the illusion of an interior and organizing gender core, an illusion discursively maintained for the purposes of the regulation of sexuality within the obligatory frame of reproductive heterosexuality. » Judith Butler, Gender Trouble, p. 185-186.
There were no tricks and no mystifications. There was no brusqueness. And each pass as it reached the summit gave you a sudden ache inside. The crowd did not want it ever to be finished. (190-191) Then without taking a step forward, he became one with the bull, the sword was high in between the shoulders, the bull had followed the low-swung flannel, that disappeared as Romero lurched clear to the left, and it was over. (191) Les mots décrivent autant un orgasme d'ordre sexuel que la mise à mort sacrificielle du taureau. Mais loin d'imprimer à la corrida une dimension érotique, Hemingway semble au contraire jouer de son caractère intrinsèquement sexuel. En effet, le rite de l'arène semble contenir en germes les graines d'une subversion des catégories du masculin et du féminin. Le costume de lumière(s) semble taillé pour accentuer le caractère androgyne du torero. Rose, très moulant au niveau du bassin et des fesses, la coquetterie du vêtement somptueusement brodé, la coleta (cette mèche postiche fixée à la nuque du torero) donnent au matador une image féminine très marquée. Et lors d'une passe comme celle de la chicuelina, le torero va même jusqu'à s'enrouler dans sa cape tournoyant au centre de l'arène comme une danseuse en flammes. Autre fait digne d’intérêt, il est obligatoire que le taureau de combat reste « pure » afin de pouvoir combattre. Cette virginité du taureau bravo, complique quelque peu l'analogie tissée auparavant entre Lady Brett Ashley et l'animal. Au contraire, si un parallèle doit être fait entre les personnages du roman et ceux de l'arène, il semblerait que Jake Barnes soit, en ce sens, plus proche du taureau, tandis que Brett, habillée et coiffée comme un homme, rappelle plus facilement la figure androgyne du torero. Sans chercher nécessairement à attribuer un sens à ce renversement analogique, l'on peut noter le brouillage des codes opérés par Hemingway. Si la corrida est une danse alors la scène du bal musette qui ouvre le roman est finalement très emblématique en termes de brouillage des codes hétéro-normatifs. L'on retrouve dans cette scène, dansant au son de l'accordéon, une prostituée payée par un homme impuissant, et renommée pour l'occasion « Mademoiselle Georgette Leblanc », une lesbienne célèbre du Paris des années 20 et une nymphomane habillée à la garçonne et accompagnée d'un groupe d'hommes homosexuels et fortement féminisés. Chacun semble donc exhiber un paraître social en désaccord avec son être sexué ou, selon une terminologie empruntée à Judith Butler, suivre un code générique qui n'est pas le sien7. La corrida semble donc offrir à Hemingway un modèle de subversion des codes parce qu'elle est porteuse de valeurs androgynes et dionysiaques. Il semble, en effet, qu'Hemingway n'implique pas la corrida dans son entreprise de subversion des codes, comme on a pu le lire, mais que, bien au contraire, il use de manière métaphorique du potentiel subversif contenu dans la course de taureaux. Cependant la corrida selon Hemingway ne doit pas être entendue comme simple substitut aux valeurs d'antan que le désastre moral de la Grande Guerre a réduit à néant. La quête de sens que semble offrir l'univers tauromachique à Jakes Barnes et ses amis ne passe pas seulement par la redécouverte d'un système ordonné au potentiel subversif mais par une perception désormais formelle et non plus tributaire des valeurs d'une Europe belligérante. D'une certaine manière, la figure du matador est proche de celle de l'écrivain. Le torero doit, 7. Nombreux sont les articles et chapitres d'ouvrages critiques abordant la question de l'hétéro-normativité dans le roman. L'on peut citer, entres autres, les excellentes pages qu'y consacre Debbra Moddelmog dans son indispensable monographie, et les articles, fort utiles, d'Ira Elliott et de Todd Onderdonk.
en modelant la charge du taureau, donner forme humaine à quelque chose de fondamentalement non-humain. En ce sens le torero est un artiste hégélien : « L’œuvre d'art est un moyen à l'aide duquel l'homme extériorise ce qu'il est […]. De ces rapports avec le monde extérieur naît le besoin de transformer ce monde, comme lui-même, dans la mesure où il en fait partie, en lui imprimant son cachet personnel. L'homme agit, par sa liberté de sujet, pour ôter au monde extérieur son caractère foncièrement étranger. »8 Ce passage de l'Introduction à l'esthétique d'Hegel donne tout son sens au toreo moderne qui depuis, Juan Belmonte, semble plus accès sur le besoin d'extérioriser une Idée (au sens platonicien), c'est à dire exprimer à l'aide de courbes et de passes, quelque chose d'intérieur, un dess(e)in personnel, bien qu'éphémère. Cette syntaxe de la corrida opère à deux niveaux. Comme l'écrivain avec les mots, le torero doit faire un choix parmi un nombre limité de passes qu'il effectuera à l'aide de la muleta, et la manière dont il décidera d'enchaîner ces passes pour donner forme à son Idée équivaudra à la manière dont l'écrivain choisira d'enchaîner les mots sur la page blanche. Mais, comme en littérature, toute syntaxe n'est rien sans rythme et le torero doit s'accorder à la vitesse du taureau, tempérer cette puissance animale, source de création artistique. C'est ce que l'idiome tauromachique nomme très justement le temple, figurant une sorte d'extase religieuse où homme et animal, désormais au même diapason, semblent comme transmutés par un principe commun. Mais il ne faut pas non plus oublier le danger que partagent corrida et écriture. Le risque que tout s'arrête. Comme le matador stoppé net au milieu de sa faena par une cornada, ce flot d'énergie que décrit souvent Hemingway peut déborder l'écrivain, stopper la phrase, et c'est la page blanche. L'écrivain court également le risque d'une bronca, ces cris de mécontentement du public en l'encontre d'un torero jugé inapte. Est-il bien utile de rappeler à quel point Hemingway détestait les critiques littéraires et s'amusait à les crucifier à l'intérieur même de ses romans et nouvelles ? Il semble donc juste d'affirmer qu’ Hemingway a autant appris de la corrida que de son métier de journaliste. Comme l'écrit Francis Wolff dans son excellente Philosophie de la corrida, lorsque l'on étudie la syntaxe d'une bonne faena c'est la figure de l'asyndète qui s'impose à l'esprit. En effet, si les toreros, privilégiant l'unité et la fluidité de leur écriture, se plaisent à remplacer les points de suspension entre les passes isolées par quelques virgules et conjonctions de coordination, les meilleurs écrivains de l'arène enchaînent les passes avec tant d'élégance qu'il n'y a plus d'espace pour ponctuer, pour coordonner. L'écriture du torero se fait donc asyndétique cherchant à atteindre « la limite des possibilités de liaison entre des passes originairement distinctes »9. C'est la recherche de cette limite qui fait de la corrida un art proprement moderniste ayant inspiré tant d'écrivains et de peintres. Et c'est cette même limite que semble rechercher Hemingway lorsque, par moment, il semble comme perdre le contrôle de sa syntaxe : Romero's left hand dropped the muleta over the bull's muzzle to blind him, his left shoulder went forward between the horns as the sword went in, and for an instant, he and the bull were one, Romero way out over the bull, the right arm extended high up to where the hilt of the sword had gone in between the bull's shoulders. Then the figure was broken. (190) Comme Romero, enchaînant les passes sans ponctuation aucune et accordant le rythme du taureau au sien en un parfait temple, pour qu'au moment de l'estocade, bravant les lois de la physique, lui et l'animal ne fassent plus qu'un, Hemingway, en une seule et unique phrase, suspend le temps et supprime les limites imposés par la syntaxe d'une écriture devenue, ipso 8. Également cité par Francis Wolff. Francis Wolff, Philosophie de la corrida, p. 205-206. 9. Francis Wollf, ibid., p. 229.
facto, tauromachique10. Il y aurait nombre de choses à dire sur la corrida dans le Soleil se lève aussi, mais l'important est de ne plus la percevoir comme simple toile de fond, manifestation de l'hispanophilie d'un moderniste américain parmi tant d'autres, voyant en l'Espagne une terre vierge et presque hostile sur laquelle projeter ses fantasmes de ce que furent la Frontière et le Grand Ouest. L'important est, au contraire, de lui reconnaître sa fonction essentielle au cœur de l’œuvre, celle d'un trope autour duquel semble tourner le roman, d'une métaphore lui conférant une éthique et une esthétique. Morgan SCHMITT (Clermont 2) Références bibliographiques BUTLER, Judith, Gender Trouble. Feminism and the Subversion of Identity, London & New York, Routledge, 2007 (1990). COMPAGNON, Antoine, « La jouissance du taureau », Critique, Vol. 34, n°375-376, Août-Septembre 1978, p. 885-908. DAIKER Donald, A., « The Pedagogy of The Sun Also Rises », The Hemingway Review, Vol. 27, n°1, Fall 2007, p. 74-88. DOODY, Terrence, « Hemingway's Style and Jake's Narration », in Hemingway: Seven Decades of Criticism, Linda Wagner-Martin, ed., East Lansing, Michigan State University Press, 1998, p. 103- 117. ELLIOTT, Ira, « Performance Art : Jake Barnes and 'Masculine' Signification in The Sun Also Rises », American Literature, Vol. 67, n°1, March 1995, p. 77-94. GANZEL, Dewey, « Cabestro and Vaquilla : The Symbolic Structure of The Sun Also Rises », Sewanee Review, n°76, 1968, 26-48. HEMINGWAY, Ernest, The Sun Also Rises, London, Arrow Books, 2004 (1927). ------------------, By-Line : Ernest Hemingway, William White, ed., New York, Scribner, 2003. HETTER, Patricia, « The Aesthetics of the Fiesta de los Toros », The Journal of Aesthetics and Art Criticism, Vol. 12, n°4, June 1954, p. 475-480. MODDELMOG, Debbra A., « Contradictory Bodies in The Sun Also Rises », in Reading Desire : In Pursuit of Ernest Hemingway, Ithaca & London, Cornell University Press, 1999, p. 92-100. 10. Sur la corrida en tant qu'art plastique, consulter Jean-Pierre Séris et Patricia Hetter. Pour une lecture d'orientation plutôt lacanienne ajoutant aux lectures précédemment citées une dimension ontologique, voir la contribution d'Antoine Compagnon.
ONDERDONK, Todd, « 'Bitched' : Feminization, Identity, and the Hemingwayesque in 'The Sun Also Rises' », Twentieth Century Literature, Vol. 52, n°1, Spring 2006, p. 61-91. SÉRIS, Jean-Pierre, « Les Plis de l'étoffe ou la tauromachie », Figures de l'Art, n°1, 1994, p. 119-126. WOLFF, Francis, Philosophie de la corrida, Paris, Fayard, coll. « Pluriel », 2011 (2007), 321 p.
Vous pouvez aussi lire