Deuil 2.0 - Santé Mentale
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DOSSIER FAIRE SON DEUIL… Deuil 2.0 Aujourd’hui, différentes pratiques de deuil et de travail de mémoire fleurissent sur internet. Pour autant, les réseaux sociaux et les sites de commémoration induisent-ils de nouveaux rapports à la mort ? À l’ère des réseaux sociaux et médiatisés (accidents, attentats, assas- Les réseaux sociaux numériques et les numériques, une pluralité d’expressions sinats), pour des personnalités célèbres plateformes de microblogage ont ainsi élargi du deuil est apparue, comme l’analyse la ou non. Ces témoignages (fleurs, bou- ce processus d’expression à un ensemble sociologue Karine Roudaut (2012). Deuil gies, messages, peluches) avaient lieu de personnes qui ne se connaissent pas qui n’est plus nécessairement relié au essentiellement sur les lieux du décès ou nécessairement. Par le passé, ce n’était que rituel religieux, mais s’exprime aussi dans au lieu de résidence dans le cas d’une lors des obsèques que l’on pouvait exprimer des espaces profanes. Des expressions personne célèbre. L’apparition des réseaux sa compassion aux proches du défunt, publiques de deuil avaient déjà bien sûr sociaux numériques et des plateformes de éventuellement aussi en écrivant dans un lieu avant la démocratisation d’Internet, microblogage au début des années 2000 livre de condoléances ou en s’adressant à notamment dans le cas de décès violents (Myspace 2003, version publique de Face- la famille. Des cimetières virtuels existent book et Twitter en 2006) et d’applications depuis longtemps sur Internet (listes de mobiles spécifiquement créées pour les victimes, pages mémorielles, etc.), mais téléphones intelligents (WhatsApp en ces ont ajouté des possibilités d’interactivité 2009, Instagram en 2010, Snapchat en et de participation des lecteurs. Florence QUINCHE 2011, etc.) a rajouté une possibilité de lieux de mémoire qui s’apparentent à un OBSERVATION DES PRATIQUES Professeur à l’UER Didactique des arts et espace public ou semi-public (selon les Bryan Carroll et Katie Landry (2010) men- technologies, Haute école pédagogique du canton choix de publication de celui qui publie tionnent déjà l’utilisation de comptes Mys- de Vaud (HEP-VD), Lausanne. et partage textes et images). pace comme lieux de mémoire pour les 30 SANTÉ MENTALE | 235 | FÉVRIER 2019
FAIRE SON DEUIL… DOSSIER © Mathieu Weemaels. défunts, bien avant l’apparition de la ver- numériques ont été rapidement utilisés difficultés, les participants cherchant sion publique de Facebook en 2006. Les à cette fin, notamment par les amis des chacun à montrer ses liens privilégiés avec internautes « détournaient » les profils de défunts. Par ailleurs, la plasticité même le défunt. McEwen et Scheaffer consta- défunts pour en faire des lieux d’expres- offerte par ces réseaux permet à chacun, teront en 2013 un phénomène similaire sion du deuil. Ils remarquent aussi que selon ses besoins, d’individualiser sa sur les pages Facebook de défunts. En Myspace rend visible une communauté façon de faire le deuil, de l’exprimer. ce sens, c’est comme si l’histoire de la centrée sur le défunt dont les membres, – Cinq thèmes apparaissaient de façon personne décédée se réécrivait au fil pour beaucoup, ne se connaissent pas récurrente dans les messages analysés des billets (posts) et des révélations de entre eux car appartenant à des sphères (Carroll et Landry, 2010) : des sym- ses différents amis. Carroll remarque distinctes de la vie du défunt, chacun boles de peine ou de tristesse ; l’expres- une tension possible entre la volonté ayant des souvenirs différents du disparu. sion d’admiration pour le défunt ; des de montrer sa proximité avec le défunt, Avec la mondialisation, l’éclatement des demandes d’aide au défunt (à la manière son histoire commune et les objectifs sphères d’appartenance, les familles ne de prières) ; des « biographies » partielles communautaires et rassembleurs de ces sont plus à même de connaître tous du défunt ; des évocations de ses valeurs sites. Ces narrations proposent une sorte les amis, connaissances et collègues ou croyances. Carroll et Landry constatent de « mémoire publique » composée de du défunt. Elles ne suffisent donc pas que dans la plupart des messages bio- multiples témoignages, anecdotes et, pour contacter toutes les personnes qui graphiques, l’auteur se met en avant en général, aucun des participants ne connaissaient le défunt. C’est proba- comme une personne importante dans connaissait l’ensemble des éléments qui blement pourquoi les réseaux sociaux la vie du défunt. Ceci peut générer des ont été partagés. SANTÉ MENTALE | 235 | FÉVRIER 2019 31
DOSSIER FAIRE SON DEUIL… – En 2009, Facebook lance de nouvelles Les internautes continuent ainsi souvent à fonctionnalités, sous forme de suggestions accéder au journal du défunt pour publier automatiques invitant à contacter tel ou et partager, en s’adressant directement au tel ami. Cela crée un nouveau problème, défunt ou à ses proches. car de nombreux profils en ligne apparte- naient alors à des personnes défuntes et OUVRIR LE DEUIL ? les internautes recevaient des suggestions Le deuil prend ainsi une dimension com- pour les contacter. Facebook demande munautaire, et plus seulement familiale. alors que les décès soient annoncés afin Les amis et contacts peuvent continuer d’identifier ces profils. Deux options sont de s’adresser au défunt ou à sa famille offertes : soit la suppression du profil, via sa page Facebook. En général, il y a soit sa transformation en page de com- de très nombreux messages (témoignages mémoration. Ce statut de « compte de de soutien, d’amitié, de compassion) commémoration » (memorial) permet de juste après le décès. La plupart de ces conserver la page d’un internaute décédé messages s’adressent aux proches (sa avec la mention « en souvenir de… ». famille, ses enfants), dont les « amis » Seuls ses amis Facebook y ont accès. Facebook ne possèdent pas toujours les Voici comment le réseau social présente coordonnées. Après quelques semaines, l’objectif de ces comptes : « Les comptes les messages diminuent, mais on constate de commémoration permettent aux amis souvent une recrudescence lors des dates et à la famille de se réunir et de partager anniversaires, et cela parfois plusieurs des souvenirs après le décès d’une per- années après le décès. sonne. Transformer un compte en page Chacune des personnes poste assez peu de commémoration permet également de de messages et les textes sont plutôt le sécuriser en empêchant n’importe quel courts. Parfois des photos du défunt rap- utilisateur d’ouvrir une session à l’aide pellent des événements heureux du passé, de celui-ci. » (1) En effet, un enjeu de et les textes racontent brièvement certains sécurité est également présent, celui de souvenirs. Ils sont ponctués de « J’aime » protéger les données personnelles du provenant des autres internautes qui en défunt afin d’éviter que d’autres per- ont fait la lecture. Certaines personnes sonnes puissent y accéder ou publier des se limitent à poster des émoticônes indi- messages en son nom. quant la tristesse. – Toute personne amie ou membre de la Parfois les membres de la famille postent famille peut demander que le compte soit également des messages adressés aux transformé. Pour cela, il est nécessaire de internautes, soit pour les remercier, soit signaler le décès à Facebook en fournis- pour donner des informations pratiques : n’est pas le seul à avoir de la difficulté sant une preuve (nécrologie en ligne, avis lieu des funérailles et de la sépulture à accepter les événements. Par ailleurs de décès). Le titulaire du compte peut (en indiquant parfois le lieu avec les dans le cas de morts inattendues, les amis faire savoir à l’avance à Facebook s’il coordonnées GPS, lorsqu’il ne s’agit pas et les proches n’ont souvent pas pu se souhaite que son compte soit supprimé d’un cimetière). préparer au décès, ni même l’imaginer. ou qu’il soit transformé en compte de On constate plusieurs différences avec Ils n’ont pas pu dire au défunt ce qu’ils commémoration à son décès. Si l’inter- le livre de condoléances classique : on auraient voulu exprimer avant son décès. naute désigne à l’avance une personne ne s’adresse pas seulement à la famille, Il y a donc un manque : dire adieu à la comme légataire, cette dernière pourra mais aussi à l’ensemble des amis et des personne, témoigner de ses sentiments, continuer à administrer partiellement le contacts du défunt, dans une sorte de ses regrets… La page virtuelle va parfois compte du défunt (cette possibilité a été communauté virtuelle composée de ceux servir à cela, comme un substitut de la temporairement supprimée en 2014, puis qui ont connu le défunt dans les multiples dernière rencontre qui n’a pas eu lieu. rétablie ; les conditions d’utilisation de sphères de son existence (professionnelle, On pourrait imaginer que ces pratiques en Facebook changent régulièrement). Le loisirs, famille, politique…). Il n’y a pas ligne contribuent à l’isolation des personnes légataire peut ajouter des messages sur non plus de limite temporelle pour la endeuillées. Mais cette solitude s’avère la page mémorielle (mais il ne peut pas publication de ces écrits, qui peuvent en même temps publique, puisqu’elle est supprimer les anciennes publications) et être consultés à volonté. partagée dans un lieu de visibilité. En ce accepter de nouvelles personnes comme Quels peuvent être les motifs de ceux qui sens, on se situe dans une zone floue, « amis » du défunt (mais pas en supprimer). écrivent des messages sur ces pages en entre l’intime et le public. Car le contenu Il n’a pas accès aux anciens messages ligne ? L’effet de partage, c’est-à-dire le des messages est parfois très personnel, privés du défunt et ne peut pas non plus fait de lire que d’autres sont aussi tou- ce que favorise le mode de communication envoyer de messages en son nom. Mais dans chés, notamment lors de morts violentes asynchrone et à distance. Les internautes de nombreux cas, les décès ne sont pas (accidents) ou prématurées peut avoir ont même souvent des pseudonymes sur annoncés à Facebook et le compte n’est pas quelque chose de rassurant. Même si leur compte Facebook. On s’approche de transformé en compte de commémoration. on ne les connaît pas, on voit que l’on ce que Serge Tisseron (2011) appelle 32 SANTÉ MENTALE | 235 | FÉVRIER 2019
FAIRE SON DEUIL… DOSSIER Ask.fm (très populaires auprès des ado- lescents), où la personne peut s’exposer et poser des questions sur ce que les autres pensent d’elle, notamment de son physique. L’extimité n’a pas ici la fonction de contribuer à améliorer l’estime de soi, de se rassurer sur son apparence, ses capacités de séduction, etc. Exprimer ses sentiments relève plutôt de la recréation de lien social symbolique. Symbolique, car nombre des internautes qui partagent sur ces sites ne se connaissent pas et ne se rencontreront probablement jamais. Mais témoigner de son chagrin, de sa tristesse, voire de sa révolte, même en s’adressant à des inconnus, peut s’avérer très important dans le processus de deuil. Cela permet d’agir ; même si c›est dans le monde numérique, cette action n›est pas virtuelle. C’est un témoignage, qui est fait devant d’autres personnes. Dans certains cas, on pourrait même parler de construction collective d’une mémoire, mais à la différence des com- mémorations orchestrées par une auto- rité, il n’y a pas de coordinateur qui met en place et gère les actions commémo- ratives, qui invite, rassemble ou produit © Mathieu Weemaels. un discours uniforme. Le fonctionnement des réseaux sociaux numériques per- met une sorte d’auto-organisation où chacun ajoute une pierre à l’édifice : photo, texte, témoignage, émoticônes, etc. À la différence des commémora- tions, le temps se trouve également l’« extime » : cette intimité exposée publi- visible une partie de lui d’une manière éclaté : chacun va au moment voulu, et quement dans les nouveaux médias par dont la pratique du peer to peer constitue à l’heure choisie, déposer son message. des textes, images, vidéos. Il explique ces la métaphore. » (2011, p. 29) L’asynchronicité que permettent ces nouvelles pratiques qui visent à exposer L’expression de l’empathie s’avère très réseaux sociaux facilite l’expression de des éléments de son intimité (images, explicite sur ces sites ; elle s’adresse chacun. Selon Carroll (2010), cette sentiments…), non par une volonté d’ex- autant à la famille du défunt, aux proches, forme d’expression de la tristesse sur les hibitionnisme, mais par un besoin de se qu’à ceux que l’on ne connaît pas. Elle réseaux sociaux numériques permettrait rassurer sur ses perceptions, de recevoir peut autant se manifester par des mes- à ceux qui n’ont pas ou peu accès aux une approbation extérieure : « Il est pour sages que des émoticônes. Mais il ne formes traditionnelles d’expression du nous le processus par lequel des fragments s’agit pas du même type d’intimité par- deuil (notamment les enfants et les du soi intime sont proposés au regard tagée que celui ou celle qui partagerait adolescents, les amis) de prendre part d’autrui afin d’être validés. Il ne s’agit donc des photos intimes. Dans le cas des davantage au faire mémoire et avec leur pas d’exhibitionnisme, l’exhibitionniste est mémorials en ligne, la notion de risque propre façon de s’exprimer. un cabotin figé qui se complaît dans un évoquée par Tisseron est moins présente Selon Walter (2015), les réseaux sociaux rituel figé. Au contraire, le désir d’extimité que dans d’autres contextes. En effet, numériques seraient à la fois une oppor- est inséparable du désir de se rencontrer celui ou celle qui expose ses émotions sur tunité pour exprimer plus librement ses soi-même à travers l’autre et d’une prise la page d’un défunt s’attend à ce que les sentiments, mais en même temps ils de risque. » (2011, p. 84-85). Tisseron autres amis ou connaissances du défunt véhiculeraient une forme de normativité analyse ce phénomène qui consiste à partagent les mêmes ressentis. Il n’y a pas quant à la façon de faire son deuil et montrer des éléments très personnels sur de jugement négatif ou critique vis-à-vis de s’exprimer. Il rapproche cette façon les réseaux sociaux comme une recherche de ce qui est exprimé, mais plutôt une d’exprimer son deuil publiquement des d’empathie relationnelle : « L’empathie forme d’unanimité ou de soutien envers pratiques de l’époque pré-industrielle où relationnelle, elle, engage autrement l’in- les endeuillés. Cette forme d’extimité la mort était davantage intégrée dans la timité. Elle consiste à rendre visible une s’avère ainsi bien différente de ce que vie publique, dans une sociabilité plus partie de soi à condition que l’autre rende l’on trouve parfois sur des sites comme large que le cercle familial. SANTÉ MENTALE | 235 | FÉVRIER 2019 33
DOSSIER FAIRE SON DEUIL… PAGE FACEBOOK SUITE À UN DÉCÈS réaffirmer une identité relationnelle : en s’agit pas réellement de communautés en Se répand également la pratique qui tant que faisant partie des amis du défunt, ligne, mais plutôt d’une transposition du consiste non pas à utiliser le compte du mais aussi en se préoccupant d’autrui, en modèle du livre de condoléances ou d’un défunt, mais à créer une page Facebook exprimant de la compassion, on se resitue monument aux morts. Les contributions qui lui est dédiée (par exemple la com- au sein de la société, comme un membre sont relativement unidirectionnelles : munauté Marion et Anna, deux jeunes relié aux autres, comme membre d’une rédaction de messages aux proches, femmes tuées à Paris le 13 novembre communauté de sentiments et souvent dépôt de fleurs, de bougies, etc. Et à la 2015, 2). Sur la page créée par Aurélie, de valeurs. différence d’une réelle communauté en une de leurs amies blessée lors de l’at- Quels sont les avantages et les coûts de ligne, la fréquentation de ces sites est tentat, les internautes publient des mes- l’appartenance à une communauté en relativement éphémère. sages, des commentaires et ils partagent ligne ? Aucune contrainte ne pèse sur des images, des dessins humoristiques ; les participants à ces sites ; chacun peut DES PHOTOS DE FUNÉRAILLES on y trouve aussi des créations (dessins, quitter la page lorsqu’il le souhaite. Il SUR TÉLÉPHONES PORTABLES… photos) réalisées par les victimes avant est possible d’y participer en son nom Les jeunes endeuillés ont également leur décès. Plus de 3 000 personnes se ou anonymement, sans inscription ni développé de nouvelles pratiques depuis sont inscrites sur cette page peu après transmission de données personnelles. l’apparition des téléphones intelligents les attentats. Il n’y a pas d’autres contraintes pour et notamment des applications de par- Un groupe Facebook comme celui créé intervenir dans ces communautés que tage de photos (Instagram, WhatsApp, par Aurélie peut être examiné à partir d’avoir un compte Facebook et de respec- Snapchat). Brubaker, Hayes et Dourish des caractéristiques décrites par Gallant ter le style de site, à savoir, le contrat de (2013) constatent l’émergence de pra- (2007) pour définir les communautés en communication implicite. Contrat que l’on tiques qui diffèrent totalement de celles ligne (hiérarchie sélective, construction de pourrait déduire des pratiques : poster des des adultes ou des cérémonies religieuses l’identité, avantage et coût de la partici- messages respectueux des victimes, ne classiques, et qui pourraient choquer pation, interactivité, inclusion/exclusion). pas dévoiler des éléments trop intimes si l’on n’est pas coutumier des usages Le concept de hiérarchie sélective décrit concernant les victimes (sujet délicat, juvéniles des jeunes dans les réseaux une structuration des échanges et des car l’interprétation de ce qui est intime numériques (par exemple, prendre des rôles qui se produit parfois dès l’appari- varie), etc. Le créateur ou gestionnaire selfies lors des funérailles) (Gibbs et tion d’un groupe, mais le plus souvent les de la page dépose en général au moins al., 2015). L’aspect « quotidien » de rôles se construisent peu à peu. Dans les quelques éléments qui permettront aux Facebook permet de montrer d’autres sites de commémoration, les internautes internautes de réagir (surtout lorsque aspects des funérailles que ceux présentés peuvent jouer au moins deux types de le site est public et que les internautes lors d’une cérémonie conventionnelle. rôles : il y a ceux qui reçoivent les mes- ne connaissent pas nécessairement le Les jeunes se photographient lors des sages de condoléances (proches, famille, défunt) : photos, citations du défunt, réa- préparatifs dans leur chambre d’hôtel, conjoints…) et ceux qui les publient. Les lisations, lien vers des vidéos parlant des ils montrent leurs habits de deuil, les proches remercient d’ailleurs souvent événements, etc. La notion d’inclusion/ moments de détente ou d’hommages ceux qui déposent des messages, des exclusion n’apparaît pas pour le site créé informels après la cérémonie, comme témoignages. La fonction du livre de à la mémoire de Marion et Anna, car le ces jeunes lors de l’enterrement de leur condoléances semble bien préservée par site est ouvert à tous, même à ceux qui cousin, qui boivent du champagne à sa la structure des échanges : les internautes ne connaissaient pas Marion et Anna. santé (Brubaker, 2013 ; Meese, 2015). tentent de réconforter les proches, de leur Concernant le critère d’interactivité d’une La fréquentation de ces sites créés en apporter un soutien. communauté en ligne, on constate qu’il mémoire d’un défunt peut comporter des Concernant la construction d’identité, y a peu d’échanges sur ces sites. Les risques psychologiques ou provoquer un ce sont les proches et amis du défunt familles et les proches déposent des malaise. L’internaute est confronté à des qui continuent à construire son identité témoignages, des images, qui appellent messages et à des images qui ne corres- sociale. Tout particulièrement dans le peu de réponses, si ce n’est des commen- pondent pas nécessairement à ce qu’il cas d’une mort violente ou inattendue, taires qui manifestent de la compassion désirait y trouver. Certains jeunes avouent l’image du défunt est mise à mal par et soulignent la tristesse des événements. être mal à l’aise face aux expressions trop les événements. De nombreux messages En quelque sorte on pourrait dire que le personnelles du deuil ; ils ont le sentiment visent à rendre son intégrité à un défunt contenu des messages alors rédigés par les de violer la sphère privée des autres endeuil- dont le corps a parfois été entièrement internautes a plus une fonction phatique lés et du défunt. D’autres mentionnent défiguré ou détruit (accidents, atten- (témoignage du lien, de l’intérêt pour la avoir appris la mort d’une connaissance ou tats). Les images du passé visent aussi personne décédée et ses proches) qu’une d’un ami via Facebook, par les messages à restaurer ce qu’était la personne, avant fonction informationnelle ou de transmis- ou les billets d’amis. Les réseaux sociaux que l’événement tragique ne survienne. sion de contenu. Les internautes, comme numériques fonctionnent ainsi comme Mais ceux qui publient des messages le remarquent Brubaker, Hayes et Dourish moyens d’information première, avant- de condoléance réaffirment aussi d’une (2013) n’échangent d’ailleurs pas entre même les faire-part traditionnels. D’autres certaine manière leur propre identité. En eux, mais s’adressent soit directement difficultés sont aussi mentionnées par général, ils expriment de la douleur, du au défunt (lorsqu’ils le connaissaient), des jeunes (Brubaker et al., 2013) ; elles chagrin ou leur indignation lors d’événe- soit aux proches lorsque les défunts leur tiennent principalement au fonctionnement ments tragiques. Cela leur permet aussi de sont inconnus. Ceci indique qu’il ne « viral » de ces réseaux sociaux. En effet, 34 SANTÉ MENTALE | 235 | FÉVRIER 2019
FAIRE SON DEUIL… DOSSIER l’internaute est informé des activités de usage. On peut en effet, par ignorance BIBLIOGRAPHIE ses contacts, qui souvent les partagent des règles implicites de communication – Aitken, A. (2009). « Online Life after Death. » Bereavment Care. Vol 28 : n° 1, p. 34-35. avec tout leur réseau. Plusieurs jeunes sur ces réseaux, commettre des impairs. – Brubaker, J. R., Hayes, G., Dourish, P. (2013). avouaient être gênés de recevoir trop de ce Dans le cas de décès d’adolescents, on « Beyond the Grave : Facebook as a Site for the type de messages à propos de défunts ou peut laisser les amis créer un groupe s’ils Expansion of Death and Mourning. » The informa- des groupes de commémoration créés. En le souhaitent, mais la gestion d’un tel tion Society. Vol. 29, n° 3, p. 152-163. – Carroll, B., Landry, K. (2010). « Logging On and quelque sorte les possibilités techniques groupe peut devenir lourde et entraîner Letting Out : Using Online Social Networks to Grieve des réseaux sociaux numériques, à savoir des personnes qui ne le souhaitent pas and to Mourn. » Bulletin of Science, Technology & de partager facilement les informations vraiment à participer (pression du groupe). Society. Vol.30, n° 5, p. 341-349 à un très grand nombre de personnes, En milieu scolaire, il n’est pas conseillé – Gallant, L. M., Boon, G., M, Heap, A. (2007). « Five heuristics for designing and evaluating web- peuvent aussi s’avérer problématiques et de contacter tous les élèves de l’établis- based communities. » First Monday. Vol.12, n° 3, empêcher certaines personnes de prendre sement pour les inviter à rejoindre ce 5.03.2007 en ligne : http://firstmonday.org/article/ de la distance par rapport au décès vu groupe. Pour créer une page de commé- view/1626/1541 l’usage quotidien et pour tous les domaines moration, il est aussi déconseillé d’utiliser – Gibbs, M., Meese, J., Arnold, M., Nansen, B., Carter, M. (2015). « Funeral and Instagram : death, social de ces réseaux sociaux par les jeunes (qui un groupe WhatsApp de classe ou un media, and platform vernacular. » Information, consultent parfois des centaines de notifi- groupe déjà existant, car c’est une façon Communication & Society. Vol 18, n° 3, p. 255-268. cations par jour). (…) d’imposer à tous une temporalité du deuil – McEwen, R.-N., Scheaffer, K. (2013). « Virtual qui ne correspond peut-être pas à celle Mourning and Memory, Construction on Facebook : Here are the Terms of Use. », Bulletin of Science and CONCLUSION de chaque individu. Il vaut mieux créer Technology, vol 33, n° 3-4, p. 64-75 Que peut-on tirer de ces différents élé- un groupe dédié, dont chacun peut se – Meese, J., Gibbs, M., Carter, M., Arnold, M., Nanse, ments liés aux pratiques actuelles du deuil désinscrire ou supprimer les notifications B., John, T. (2015). « Selfies at funerals : mourning en ligne ? Que pourrait-on, par exemple, lorsqu’il le souhaite. and Presencing on social Media Platform. » Interna- tional journal of Communication. 9, p. 1818-1831. conseiller en relation avec l’usage des Lors d’événements traumatiques, forte- – Roudaud, K. (2012) Ceux qui restent. Une sociologie réseaux sociaux numériques, à une famille ment médiatisés (catastrophes, atten- du deuil, Rennes, Presses universitaires de Rennes. ou un établissement scolaire confronté au tats…), les jeunes peuvent ressentir le – Tisseron, S. (2011). Intimité et extimité. Communi- décès d’un jeune ? En prenant appui sur besoin d’agir symboliquement pour ne cations. Vol. 88, p. 83-91. – Turcan, M. (2014). « Internet réinvente le deuil. », les diverses enquêtes citées, on pourrait pas rester dans une posture passive. site Les Inrocks, billet publié le 8 avril 2014, proposer les éléments suivants : signaler Écrire sur un site de commémoration et www.lesinrocks.com/2014/04/08/actualite/ le décès de la personne aux réseaux y lire les messages d’autres personnes le-deuil-lere-dinternet-11496005/ sociaux numériques afin d’éviter que des peuvent contribuer à les rassurer sur – Walter, T. (2015). « New Mourners, old Mourners : online memorial culture as a chapter in the history messages automatiques ne soient envoyés ses valeurs et sur celles de la société ; of mourning. » New review of hypermedia. Vol.21, par le profil du défunt (invitations, signa- ces sites offrent aussi un réconfort aux n° 1-2, online Memorial Cultures, p. 10-24. lement d’anniversaires, etc.). McEwan et proches des défunts. Concernant les sites – Walter, T., Hourizi, R., Moncur, W., Pitsillides, S. Scheaffer (2013) suggèrent même de de commémoration créés par des médias, (2012). « Does the internet change how we die and mourn ? Overview and analysis. » OMEGA-Journal of bloquer complètement les comptes des nous ne conseillons pas le partage de Death and Dying. Vol. 64, n° 4, p. 275-302. défunts afin qu’ils restent en l’état, sans ces pages sur Facebook, Twitter et les possibilité de publier des messages sur autres réseaux sociaux numériques. En le site, ceci afin d’éviter que l’identité effet inciter autrui à faire le deuil d’un post mortem du défunt ne soit définie événement peut s’avérer intrusif, surtout par d’autres. lorsque l’événement est déjà largement Lorsqu’il y a création d’un groupe en couvert par les médias. ligne pour rendre hommage à un défunt, il faudrait éviter de partager systémati- quement les messages avec tous ses amis Cet article est extrait de : Faire mémoire ou toutes les connaissances Facebook du 1– Facebook, onglet Politiques et rapports, consulté le sur internet. Les réseaux sociaux et sites de défunt. Il faudrait aussi éviter de gérer 17.04.2016. commémoration induisent-ils de nouveaux soi-même le compte d’un défunt ou un 2– Page Facebook « Marion et Anna » (victimes des attentats rapports à la mort ? in : Frontières, Les jeunes groupe Facebook si on n’a pas l’habitude du 13 novembre 2015, Paris) : www.facebook.com/Marion- et la mort, Vol. 29, n° 1, 2017, disponible sur www.erudit.org et www.santementale.fr des réseaux sociaux numériques et de leur et-Anna-908635942576905 Résumé : L’apparition de nouvelles technologies, tout d’abord par les réseaux sociaux sur Internet (texte, image, vidéo, émoticônes), puis via les applications pour les téléphones intelligents (Smartphones) a profondément modifié les façons de communiquer, notamment des jeunes générations. Ces nouvelles technologies de la communication ont-elles aussi transformé les rapports à la mort et au deuil ? De nouvelles pratiques sont-elles apparues depuis la démocratisation d’Internet et des téléphones intelligents ? Dans cet article on s’interroge sur la façon dont les individus expriment leur deuil dans les réseaux sociaux numériques. Mots-clés : Communication – Deuil – Expression de l’émotion – Extimité – Réseaux sociaux – Rite funéraire – Technologies de l’information et de la communication – Téléphone portable. SANTÉ MENTALE | 235 | FÉVRIER 2019 35
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