Deuil 2.0 - Santé Mentale

 
CONTINUER À LIRE
Deuil 2.0 - Santé Mentale
DOSSIER FAIRE SON DEUIL…

Deuil 2.0

Aujourd’hui, différentes pratiques de deuil et de travail de mémoire fleurissent sur
internet. Pour autant, les réseaux sociaux et les sites de commémoration induisent-ils de
nouveaux rapports à la mort ?

             À l’ère des réseaux sociaux          et médiatisés (accidents, attentats, assas-   Les réseaux sociaux numériques et les
numériques, une pluralité d’expressions           sinats), pour des personnalités célèbres      plateformes de microblogage ont ainsi élargi
du deuil est apparue, comme l’analyse la          ou non. Ces témoignages (fleurs, bou-         ce processus d’expression à un ensemble
sociologue Karine Roudaut (2012). Deuil           gies, messages, peluches) avaient lieu        de personnes qui ne se connaissent pas
qui n’est plus nécessairement relié au            essentiellement sur les lieux du décès ou     nécessairement. Par le passé, ce n’était que
rituel religieux, mais s’exprime aussi dans       au lieu de résidence dans le cas d’une        lors des obsèques que l’on pouvait exprimer
des espaces profanes. Des expressions             personne célèbre. L’apparition des réseaux    sa compassion aux proches du défunt,
publiques de deuil avaient déjà bien sûr          sociaux numériques et des plateformes de      éventuellement aussi en écrivant dans un
lieu avant la démocratisation d’Internet,         microblogage au début des années 2000         livre de condoléances ou en s’adressant à
notamment dans le cas de décès violents           (Myspace 2003, version publique de Face-      la famille. Des cimetières virtuels existent
                                                  book et Twitter en 2006) et d’applications    depuis longtemps sur Internet (listes de
                                                  mobiles spécifiquement créées pour les        victimes, pages mémorielles, etc.), mais
                                                  téléphones intelligents (WhatsApp en          ces ont ajouté des possibilités d’interactivité
                                                  2009, Instagram en 2010, Snapchat en          et de participation des lecteurs.
Florence QUINCHE                                  2011, etc.) a rajouté une possibilité de
                                                  lieux de mémoire qui s’apparentent à un       OBSERVATION DES PRATIQUES
Professeur à l’UER Didactique des arts et         espace public ou semi-public (selon les       Bryan Carroll et Katie Landry (2010) men-
technologies, Haute école pédagogique du canton   choix de publication de celui qui publie      tionnent déjà l’utilisation de comptes Mys-
de Vaud (HEP-VD), Lausanne.                       et partage textes et images).                 pace comme lieux de mémoire pour les

30     SANTÉ MENTALE    | 235 |   FÉVRIER 2019
Deuil 2.0 - Santé Mentale
FAIRE SON DEUIL… DOSSIER

                                                                                                                                                © Mathieu Weemaels.

défunts, bien avant l’apparition de la ver-   numériques ont été rapidement utilisés         difficultés, les participants cherchant
sion publique de Facebook en 2006. Les        à cette fin, notamment par les amis des        chacun à montrer ses liens privilégiés avec
internautes « détournaient » les profils de   défunts. Par ailleurs, la plasticité même      le défunt. McEwen et Scheaffer consta-
défunts pour en faire des lieux d’expres-     offerte par ces réseaux permet à chacun,       teront en 2013 un phénomène similaire
sion du deuil. Ils remarquent aussi que       selon ses besoins, d’individualiser sa         sur les pages Facebook de défunts. En
Myspace rend visible une communauté           façon de faire le deuil, de l’exprimer.        ce sens, c’est comme si l’histoire de la
centrée sur le défunt dont les membres,       – Cinq thèmes apparaissaient de façon          personne décédée se réécrivait au fil
pour beaucoup, ne se connaissent pas          récurrente dans les messages analysés          des billets (posts) et des révélations de
entre eux car appartenant à des sphères       (Carroll et Landry, 2010) : des sym-           ses différents amis. Carroll remarque
distinctes de la vie du défunt, chacun        boles de peine ou de tristesse ; l’expres-     une tension possible entre la volonté
ayant des souvenirs différents du disparu.    sion d’admiration pour le défunt ; des         de montrer sa proximité avec le défunt,
Avec la mondialisation, l’éclatement des      demandes d’aide au défunt (à la manière        son histoire commune et les objectifs
sphères d’appartenance, les familles ne       de prières) ; des « biographies » partielles   communautaires et rassembleurs de ces
sont plus à même de connaître tous            du défunt ; des évocations de ses valeurs      sites. Ces narrations proposent une sorte
les amis, connaissances et collègues          ou croyances. Carroll et Landry constatent     de « mémoire publique » composée de
du défunt. Elles ne suffisent donc pas        que dans la plupart des messages bio-          multiples témoignages, anecdotes et,
pour contacter toutes les personnes qui       graphiques, l’auteur se met en avant           en général, aucun des participants ne
connaissaient le défunt. C’est proba-         comme une personne importante dans             connaissait l’ensemble des éléments qui
blement pourquoi les réseaux sociaux          la vie du défunt. Ceci peut générer des        ont été partagés.

                                                                                                  SANTÉ MENTALE   | 235 |   FÉVRIER 2019   31
Deuil 2.0 - Santé Mentale
DOSSIER FAIRE SON DEUIL…

– En 2009, Facebook lance de nouvelles         Les internautes continuent ainsi souvent à
fonctionnalités, sous forme de suggestions     accéder au journal du défunt pour publier
automatiques invitant à contacter tel ou       et partager, en s’adressant directement au
tel ami. Cela crée un nouveau problème,        défunt ou à ses proches.
car de nombreux profils en ligne apparte-
naient alors à des personnes défuntes et       OUVRIR LE DEUIL ?
les internautes recevaient des suggestions     Le deuil prend ainsi une dimension com-
pour les contacter. Facebook demande           munautaire, et plus seulement familiale.
alors que les décès soient annoncés afin       Les amis et contacts peuvent continuer
d’identifier ces profils. Deux options sont    de s’adresser au défunt ou à sa famille
offertes : soit la suppression du profil,      via sa page Facebook. En général, il y a
soit sa transformation en page de com-         de très nombreux messages (témoignages
mémoration. Ce statut de « compte de           de soutien, d’amitié, de compassion)
commémoration » (memorial) permet de           juste après le décès. La plupart de ces
conserver la page d’un internaute décédé       messages s’adressent aux proches (sa
avec la mention « en souvenir de… ».           famille, ses enfants), dont les « amis »
Seuls ses amis Facebook y ont accès.           Facebook ne possèdent pas toujours les
Voici comment le réseau social présente        coordonnées. Après quelques semaines,
l’objectif de ces comptes : « Les comptes      les messages diminuent, mais on constate
de commémoration permettent aux amis           souvent une recrudescence lors des dates
et à la famille de se réunir et de partager    anniversaires, et cela parfois plusieurs
des souvenirs après le décès d’une per-        années après le décès.
sonne. Transformer un compte en page           Chacune des personnes poste assez peu
de commémoration permet également de           de messages et les textes sont plutôt
le sécuriser en empêchant n’importe quel       courts. Parfois des photos du défunt rap-
utilisateur d’ouvrir une session à l’aide      pellent des événements heureux du passé,
de celui-ci. » (1) En effet, un enjeu de       et les textes racontent brièvement certains
sécurité est également présent, celui de       souvenirs. Ils sont ponctués de « J’aime »
protéger les données personnelles du           provenant des autres internautes qui en
défunt afin d’éviter que d’autres per-         ont fait la lecture. Certaines personnes
sonnes puissent y accéder ou publier des       se limitent à poster des émoticônes indi-
messages en son nom.                           quant la tristesse.
– Toute personne amie ou membre de la          Parfois les membres de la famille postent
famille peut demander que le compte soit       également des messages adressés aux
transformé. Pour cela, il est nécessaire de    internautes, soit pour les remercier, soit
signaler le décès à Facebook en fournis-       pour donner des informations pratiques :      n’est pas le seul à avoir de la difficulté
sant une preuve (nécrologie en ligne, avis     lieu des funérailles et de la sépulture       à accepter les événements. Par ailleurs
de décès). Le titulaire du compte peut         (en indiquant parfois le lieu avec les        dans le cas de morts inattendues, les amis
faire savoir à l’avance à Facebook s’il        coordonnées GPS, lorsqu’il ne s’agit pas      et les proches n’ont souvent pas pu se
souhaite que son compte soit supprimé          d’un cimetière).                              préparer au décès, ni même l’imaginer.
ou qu’il soit transformé en compte de          On constate plusieurs différences avec        Ils n’ont pas pu dire au défunt ce qu’ils
commémoration à son décès. Si l’inter-         le livre de condoléances classique : on       auraient voulu exprimer avant son décès.
naute désigne à l’avance une personne          ne s’adresse pas seulement à la famille,      Il y a donc un manque : dire adieu à la
comme légataire, cette dernière pourra         mais aussi à l’ensemble des amis et des       personne, témoigner de ses sentiments,
continuer à administrer partiellement le       contacts du défunt, dans une sorte de         ses regrets… La page virtuelle va parfois
compte du défunt (cette possibilité a été      communauté virtuelle composée de ceux         servir à cela, comme un substitut de la
temporairement supprimée en 2014, puis         qui ont connu le défunt dans les multiples    dernière rencontre qui n’a pas eu lieu.
rétablie ; les conditions d’utilisation de     sphères de son existence (professionnelle,    On pourrait imaginer que ces pratiques en
Facebook changent régulièrement). Le           loisirs, famille, politique…). Il n’y a pas   ligne contribuent à l’isolation des personnes
légataire peut ajouter des messages sur        non plus de limite temporelle pour la         endeuillées. Mais cette solitude s’avère
la page mémorielle (mais il ne peut pas        publication de ces écrits, qui peuvent        en même temps publique, puisqu’elle est
supprimer les anciennes publications) et       être consultés à volonté.                     partagée dans un lieu de visibilité. En ce
accepter de nouvelles personnes comme          Quels peuvent être les motifs de ceux qui     sens, on se situe dans une zone floue,
« amis » du défunt (mais pas en supprimer).    écrivent des messages sur ces pages en        entre l’intime et le public. Car le contenu
Il n’a pas accès aux anciens messages          ligne ? L’effet de partage, c’est-à-dire le   des messages est parfois très personnel,
privés du défunt et ne peut pas non plus       fait de lire que d’autres sont aussi tou-     ce que favorise le mode de communication
envoyer de messages en son nom. Mais dans      chés, notamment lors de morts violentes       asynchrone et à distance. Les internautes
de nombreux cas, les décès ne sont pas         (accidents) ou prématurées peut avoir         ont même souvent des pseudonymes sur
annoncés à Facebook et le compte n’est pas     quelque chose de rassurant. Même si           leur compte Facebook. On s’approche de
transformé en compte de commémoration.         on ne les connaît pas, on voit que l’on       ce que Serge Tisseron (2011) appelle

32    SANTÉ MENTALE   | 235 |   FÉVRIER 2019
Deuil 2.0 - Santé Mentale
FAIRE SON DEUIL… DOSSIER

                                                                                                                  Ask.fm (très populaires auprès des ado-
                                                                                                                  lescents), où la personne peut s’exposer
                                                                                                                  et poser des questions sur ce que les
                                                                                                                  autres pensent d’elle, notamment de son
                                                                                                                  physique. L’extimité n’a pas ici la fonction
                                                                                                                  de contribuer à améliorer l’estime de soi,
                                                                                                                  de se rassurer sur son apparence, ses
                                                                                                                  capacités de séduction, etc. Exprimer ses
                                                                                                                  sentiments relève plutôt de la recréation
                                                                                                                  de lien social symbolique. Symbolique,
                                                                                                                  car nombre des internautes qui partagent
                                                                                                                  sur ces sites ne se connaissent pas et ne
                                                                                                                  se rencontreront probablement jamais.
                                                                                                                  Mais témoigner de son chagrin, de sa
                                                                                                                  tristesse, voire de sa révolte, même en
                                                                                                                  s’adressant à des inconnus, peut s’avérer
                                                                                                                  très important dans le processus de deuil.
                                                                                                                  Cela permet d’agir ; même si c›est dans
                                                                                                                  le monde numérique, cette action n›est
                                                                                                                  pas virtuelle. C’est un témoignage, qui
                                                                                                                  est fait devant d’autres personnes.
                                                                                                                  Dans certains cas, on pourrait même
                                                                                                                  parler de construction collective d’une
                                                                                                                  mémoire, mais à la différence des com-
                                                                                                                  mémorations orchestrées par une auto-
                                                                                                                  rité, il n’y a pas de coordinateur qui met
                                                                                                                  en place et gère les actions commémo-
                                                                                                                  ratives, qui invite, rassemble ou produit
                                                                                            © Mathieu Weemaels.

                                                                                                                  un discours uniforme. Le fonctionnement
                                                                                                                  des réseaux sociaux numériques per-
                                                                                                                  met une sorte d’auto-organisation où
                                                                                                                  chacun ajoute une pierre à l’édifice :
                                                                                                                  photo, texte, témoignage, émoticônes,
                                                                                                                  etc. À la différence des commémora-
                                                                                                                  tions, le temps se trouve également
l’« extime » : cette intimité exposée publi-      visible une partie de lui d’une manière                         éclaté : chacun va au moment voulu, et
quement dans les nouveaux médias par              dont la pratique du peer to peer constitue                      à l’heure choisie, déposer son message.
des textes, images, vidéos. Il explique ces       la métaphore. » (2011, p. 29)                                   L’asynchronicité que permettent ces
nouvelles pratiques qui visent à exposer          L’expression de l’empathie s’avère très                         réseaux sociaux facilite l’expression de
des éléments de son intimité (images,             explicite sur ces sites ; elle s’adresse                        chacun. Selon Carroll (2010), cette
sentiments…), non par une volonté d’ex-           autant à la famille du défunt, aux proches,                     forme d’expression de la tristesse sur les
hibitionnisme, mais par un besoin de se           qu’à ceux que l’on ne connaît pas. Elle                         réseaux sociaux numériques permettrait
rassurer sur ses perceptions, de recevoir         peut autant se manifester par des mes-                          à ceux qui n’ont pas ou peu accès aux
une approbation extérieure : « Il est pour        sages que des émoticônes. Mais il ne                            formes traditionnelles d’expression du
nous le processus par lequel des fragments        s’agit pas du même type d’intimité par-                         deuil (notamment les enfants et les
du soi intime sont proposés au regard             tagée que celui ou celle qui partagerait                        adolescents, les amis) de prendre part
d’autrui afin d’être validés. Il ne s’agit donc   des photos intimes. Dans le cas des                             davantage au faire mémoire et avec leur
pas d’exhibitionnisme, l’exhibitionniste est      mémorials en ligne, la notion de risque                         propre façon de s’exprimer.
un cabotin figé qui se complaît dans un           évoquée par Tisseron est moins présente                         Selon Walter (2015), les réseaux sociaux
rituel figé. Au contraire, le désir d’extimité    que dans d’autres contextes. En effet,                          numériques seraient à la fois une oppor-
est inséparable du désir de se rencontrer         celui ou celle qui expose ses émotions sur                      tunité pour exprimer plus librement ses
soi-même à travers l’autre et d’une prise         la page d’un défunt s’attend à ce que les                       sentiments, mais en même temps ils
de risque. » (2011, p. 84-85). Tisseron           autres amis ou connaissances du défunt                          véhiculeraient une forme de normativité
analyse ce phénomène qui consiste à               partagent les mêmes ressentis. Il n’y a pas                     quant à la façon de faire son deuil et
montrer des éléments très personnels sur          de jugement négatif ou critique vis-à-vis                       de s’exprimer. Il rapproche cette façon
les réseaux sociaux comme une recherche           de ce qui est exprimé, mais plutôt une                          d’exprimer son deuil publiquement des
d’empathie relationnelle : « L’empathie           forme d’unanimité ou de soutien envers                          pratiques de l’époque pré-industrielle où
relationnelle, elle, engage autrement l’in-       les endeuillés. Cette forme d’extimité                          la mort était davantage intégrée dans la
timité. Elle consiste à rendre visible une        s’avère ainsi bien différente de ce que                         vie publique, dans une sociabilité plus
partie de soi à condition que l’autre rende       l’on trouve parfois sur des sites comme                         large que le cercle familial.

                                                                                                                       SANTÉ MENTALE   | 235 |   FÉVRIER 2019   33
DOSSIER FAIRE SON DEUIL…

PAGE FACEBOOK SUITE À UN DÉCÈS                 réaffirmer une identité relationnelle : en      s’agit pas réellement de communautés en
Se répand également la pratique qui            tant que faisant partie des amis du défunt,     ligne, mais plutôt d’une transposition du
consiste non pas à utiliser le compte du       mais aussi en se préoccupant d’autrui, en       modèle du livre de condoléances ou d’un
défunt, mais à créer une page Facebook         exprimant de la compassion, on se resitue       monument aux morts. Les contributions
qui lui est dédiée (par exemple la com-        au sein de la société, comme un membre          sont relativement unidirectionnelles :
munauté Marion et Anna, deux jeunes            relié aux autres, comme membre d’une            rédaction de messages aux proches,
femmes tuées à Paris le 13 novembre            communauté de sentiments et souvent             dépôt de fleurs, de bougies, etc. Et à la
2015, 2). Sur la page créée par Aurélie,       de valeurs.                                     différence d’une réelle communauté en
une de leurs amies blessée lors de l’at-       Quels sont les avantages et les coûts de        ligne, la fréquentation de ces sites est
tentat, les internautes publient des mes-      l’appartenance à une communauté en              relativement éphémère.
sages, des commentaires et ils partagent       ligne ? Aucune contrainte ne pèse sur
des images, des dessins humoristiques ;        les participants à ces sites ; chacun peut      DES PHOTOS DE FUNÉRAILLES
on y trouve aussi des créations (dessins,      quitter la page lorsqu’il le souhaite. Il       SUR TÉLÉPHONES PORTABLES…
photos) réalisées par les victimes avant       est possible d’y participer en son nom          Les jeunes endeuillés ont également
leur décès. Plus de 3 000 personnes se         ou anonymement, sans inscription ni             développé de nouvelles pratiques depuis
sont inscrites sur cette page peu après        transmission de données personnelles.           l’apparition des téléphones intelligents
les attentats.                                 Il n’y a pas d’autres contraintes pour          et notamment des applications de par-
Un groupe Facebook comme celui créé            intervenir dans ces communautés que             tage de photos (Instagram, WhatsApp,
par Aurélie peut être examiné à partir         d’avoir un compte Facebook et de respec-        Snapchat). Brubaker, Hayes et Dourish
des caractéristiques décrites par Gallant      ter le style de site, à savoir, le contrat de   (2013) constatent l’émergence de pra-
(2007) pour définir les communautés en         communication implicite. Contrat que l’on       tiques qui diffèrent totalement de celles
ligne (hiérarchie sélective, construction de   pourrait déduire des pratiques : poster des     des adultes ou des cérémonies religieuses
l’identité, avantage et coût de la partici-    messages respectueux des victimes, ne           classiques, et qui pourraient choquer
pation, interactivité, inclusion/exclusion).   pas dévoiler des éléments trop intimes          si l’on n’est pas coutumier des usages
Le concept de hiérarchie sélective décrit      concernant les victimes (sujet délicat,         juvéniles des jeunes dans les réseaux
une structuration des échanges et des          car l’interprétation de ce qui est intime       numériques (par exemple, prendre des
rôles qui se produit parfois dès l’appari-     varie), etc. Le créateur ou gestionnaire        selfies lors des funérailles) (Gibbs et
tion d’un groupe, mais le plus souvent les     de la page dépose en général au moins           al., 2015). L’aspect « quotidien » de
rôles se construisent peu à peu. Dans les      quelques éléments qui permettront aux           Facebook permet de montrer d’autres
sites de commémoration, les internautes        internautes de réagir (surtout lorsque          aspects des funérailles que ceux présentés
peuvent jouer au moins deux types de           le site est public et que les internautes       lors d’une cérémonie conventionnelle.
rôles : il y a ceux qui reçoivent les mes-     ne connaissent pas nécessairement le            Les jeunes se photographient lors des
sages de condoléances (proches, famille,       défunt) : photos, citations du défunt, réa-     préparatifs dans leur chambre d’hôtel,
conjoints…) et ceux qui les publient. Les      lisations, lien vers des vidéos parlant des     ils montrent leurs habits de deuil, les
proches remercient d’ailleurs souvent          événements, etc. La notion d’inclusion/         moments de détente ou d’hommages
ceux qui déposent des messages, des            exclusion n’apparaît pas pour le site créé      informels après la cérémonie, comme
témoignages. La fonction du livre de           à la mémoire de Marion et Anna, car le          ces jeunes lors de l’enterrement de leur
condoléances semble bien préservée par         site est ouvert à tous, même à ceux qui         cousin, qui boivent du champagne à sa
la structure des échanges : les internautes    ne connaissaient pas Marion et Anna.            santé (Brubaker, 2013 ; Meese, 2015).
tentent de réconforter les proches, de leur    Concernant le critère d’interactivité d’une     La fréquentation de ces sites créés en
apporter un soutien.                           communauté en ligne, on constate qu’il          mémoire d’un défunt peut comporter des
Concernant la construction d’identité,         y a peu d’échanges sur ces sites. Les           risques psychologiques ou provoquer un
ce sont les proches et amis du défunt          familles et les proches déposent des            malaise. L’internaute est confronté à des
qui continuent à construire son identité       témoignages, des images, qui appellent          messages et à des images qui ne corres-
sociale. Tout particulièrement dans le         peu de réponses, si ce n’est des commen-        pondent pas nécessairement à ce qu’il
cas d’une mort violente ou inattendue,         taires qui manifestent de la compassion         désirait y trouver. Certains jeunes avouent
l’image du défunt est mise à mal par           et soulignent la tristesse des événements.      être mal à l’aise face aux expressions trop
les événements. De nombreux messages           En quelque sorte on pourrait dire que le        personnelles du deuil ; ils ont le sentiment
visent à rendre son intégrité à un défunt      contenu des messages alors rédigés par les      de violer la sphère privée des autres endeuil-
dont le corps a parfois été entièrement        internautes a plus une fonction phatique        lés et du défunt. D’autres mentionnent
défiguré ou détruit (accidents, atten-         (témoignage du lien, de l’intérêt pour la       avoir appris la mort d’une connaissance ou
tats). Les images du passé visent aussi        personne décédée et ses proches) qu’une         d’un ami via Facebook, par les messages
à restaurer ce qu’était la personne, avant     fonction informationnelle ou de transmis-       ou les billets d’amis. Les réseaux sociaux
que l’événement tragique ne survienne.         sion de contenu. Les internautes, comme         numériques fonctionnent ainsi comme
Mais ceux qui publient des messages            le remarquent Brubaker, Hayes et Dourish        moyens d’information première, avant-
de condoléance réaffirment aussi d’une         (2013) n’échangent d’ailleurs pas entre         même les faire-part traditionnels. D’autres
certaine manière leur propre identité. En      eux, mais s’adressent soit directement          difficultés sont aussi mentionnées par
général, ils expriment de la douleur, du       au défunt (lorsqu’ils le connaissaient),        des jeunes (Brubaker et al., 2013) ; elles
chagrin ou leur indignation lors d’événe-      soit aux proches lorsque les défunts leur       tiennent principalement au fonctionnement
ments tragiques. Cela leur permet aussi de     sont inconnus. Ceci indique qu’il ne            « viral » de ces réseaux sociaux. En effet,

34    SANTÉ MENTALE   | 235 |   FÉVRIER 2019
FAIRE SON DEUIL… DOSSIER

l’internaute est informé des activités de             usage. On peut en effet, par ignorance                        BIBLIOGRAPHIE
ses contacts, qui souvent les partagent               des règles implicites de communication                        – Aitken, A. (2009). « Online Life after Death. »
                                                                                                                       Bereavment Care. Vol 28 : n° 1, p. 34-35.
avec tout leur réseau. Plusieurs jeunes               sur ces réseaux, commettre des impairs.
                                                                                                                    – Brubaker, J. R., Hayes, G., Dourish, P. (2013).
avouaient être gênés de recevoir trop de ce           Dans le cas de décès d’adolescents, on                           « Beyond the Grave : Facebook as a Site for the
type de messages à propos de défunts ou               peut laisser les amis créer un groupe s’ils                      Expansion of Death and Mourning. » The informa-
des groupes de commémoration créés. En                le souhaitent, mais la gestion d’un tel                          tion Society. Vol. 29, n° 3, p. 152-163.
                                                                                                                    – Carroll, B., Landry, K. (2010). « Logging On and
quelque sorte les possibilités techniques             groupe peut devenir lourde et entraîner
                                                                                                                       Letting Out : Using Online Social Networks to Grieve
des réseaux sociaux numériques, à savoir              des personnes qui ne le souhaitent pas                           and to Mourn. » Bulletin of Science, Technology &
de partager facilement les informations               vraiment à participer (pression du groupe).                      Society. Vol.30, n° 5, p. 341-349
à un très grand nombre de personnes,                  En milieu scolaire, il n’est pas conseillé                    – Gallant, L. M., Boon, G., M, Heap, A. (2007).
                                                                                                                       « Five heuristics for designing and evaluating web-
peuvent aussi s’avérer problématiques et              de contacter tous les élèves de l’établis-
                                                                                                                       based communities. » First Monday. Vol.12, n° 3,
empêcher certaines personnes de prendre               sement pour les inviter à rejoindre ce                           5.03.2007 en ligne : http://firstmonday.org/article/
de la distance par rapport au décès vu                groupe. Pour créer une page de commé-                            view/1626/1541
l’usage quotidien et pour tous les domaines           moration, il est aussi déconseillé d’utiliser                 – Gibbs, M., Meese, J., Arnold, M., Nansen, B., Carter,
                                                                                                                       M. (2015). « Funeral and Instagram : death, social
de ces réseaux sociaux par les jeunes (qui            un groupe WhatsApp de classe ou un
                                                                                                                       media, and platform vernacular. » Information,
consultent parfois des centaines de notifi-           groupe déjà existant, car c’est une façon                        Communication & Society. Vol 18, n° 3, p. 255-268.
cations par jour). (…)                                d’imposer à tous une temporalité du deuil                     – McEwen, R.-N., Scheaffer, K. (2013). « Virtual
                                                      qui ne correspond peut-être pas à celle                          Mourning and Memory, Construction on Facebook :
                                                                                                                       Here are the Terms of Use. », Bulletin of Science and
CONCLUSION                                            de chaque individu. Il vaut mieux créer
                                                                                                                       Technology, vol 33, n° 3-4, p. 64-75
Que peut-on tirer de ces différents élé-              un groupe dédié, dont chacun peut se                          – Meese, J., Gibbs, M., Carter, M., Arnold, M., Nanse,
ments liés aux pratiques actuelles du deuil           désinscrire ou supprimer les notifications                       B., John, T. (2015). « Selfies at funerals : mourning
en ligne ? Que pourrait-on, par exemple,              lorsqu’il le souhaite.                                           and Presencing on social Media Platform. » Interna-
                                                                                                                       tional journal of Communication. 9, p. 1818-1831.
conseiller en relation avec l’usage des               Lors d’événements traumatiques, forte-
                                                                                                                    – Roudaud, K. (2012) Ceux qui restent. Une sociologie
réseaux sociaux numériques, à une famille             ment médiatisés (catastrophes, atten-                            du deuil, Rennes, Presses universitaires de Rennes.
ou un établissement scolaire confronté au             tats…), les jeunes peuvent ressentir le                       – Tisseron, S. (2011). Intimité et extimité. Communi-
décès d’un jeune ? En prenant appui sur               besoin d’agir symboliquement pour ne                             cations. Vol. 88, p. 83-91.
                                                                                                                    – Turcan, M. (2014). « Internet réinvente le deuil. »,
les diverses enquêtes citées, on pourrait             pas rester dans une posture passive.
                                                                                                                       site Les Inrocks, billet publié le 8 avril 2014,
proposer les éléments suivants : signaler             Écrire sur un site de commémoration et                           www.lesinrocks.com/2014/04/08/actualite/
le décès de la personne aux réseaux                   y lire les messages d’autres personnes                           le-deuil-lere-dinternet-11496005/
sociaux numériques afin d’éviter que des              peuvent contribuer à les rassurer sur                         – Walter, T. (2015). « New Mourners, old Mourners :
                                                                                                                       online memorial culture as a chapter in the history
messages automatiques ne soient envoyés               ses valeurs et sur celles de la société ;
                                                                                                                       of mourning. » New review of hypermedia. Vol.21,
par le profil du défunt (invitations, signa-          ces sites offrent aussi un réconfort aux                         n° 1-2, online Memorial Cultures, p. 10-24.
lement d’anniversaires, etc.). McEwan et              proches des défunts. Concernant les sites                     – Walter, T., Hourizi, R., Moncur, W., Pitsillides, S.
Scheaffer (2013) suggèrent même de                    de commémoration créés par des médias,                           (2012). « Does the internet change how we die and
                                                                                                                       mourn ? Overview and analysis. » OMEGA-Journal of
bloquer complètement les comptes des                  nous ne conseillons pas le partage de
                                                                                                                       Death and Dying. Vol. 64, n° 4, p. 275-302.
défunts afin qu’ils restent en l’état, sans           ces pages sur Facebook, Twitter et les
possibilité de publier des messages sur               autres réseaux sociaux numériques. En
le site, ceci afin d’éviter que l’identité            effet inciter autrui à faire le deuil d’un
post mortem du défunt ne soit définie                 événement peut s’avérer intrusif, surtout
par d’autres.                                         lorsque l’événement est déjà largement
Lorsqu’il y a création d’un groupe en                 couvert par les médias.
ligne pour rendre hommage à un défunt,
il faudrait éviter de partager systémati-
quement les messages avec tous ses amis
                                                                                                                     Cet article est extrait de : Faire mémoire
ou toutes les connaissances Facebook du               1– Facebook, onglet Politiques et rapports, consulté le
                                                                                                                     sur internet. Les réseaux sociaux et sites de
défunt. Il faudrait aussi éviter de gérer             17.04.2016.                                                    commémoration induisent-ils de nouveaux
soi-même le compte d’un défunt ou un                  2– Page Facebook « Marion et Anna » (victimes des attentats    rapports à la mort ? in : Frontières, Les jeunes
groupe Facebook si on n’a pas l’habitude              du 13 novembre 2015, Paris) : www.facebook.com/Marion-         et la mort, Vol. 29, n° 1, 2017, disponible
                                                                                                                     sur www.erudit.org et www.santementale.fr
des réseaux sociaux numériques et de leur             et-Anna-908635942576905

Résumé :             L’apparition de nouvelles technologies, tout d’abord par les réseaux sociaux sur Internet (texte, image, vidéo, émoticônes), puis via
les applications pour les téléphones intelligents (Smartphones) a profondément modifié les façons de communiquer, notamment des jeunes générations.
Ces nouvelles technologies de la communication ont-elles aussi transformé les rapports à la mort et au deuil ? De nouvelles pratiques sont-elles apparues
depuis la démocratisation d’Internet et des téléphones intelligents ? Dans cet article on s’interroge sur la façon dont les individus expriment leur deuil dans
les réseaux sociaux numériques.

Mots-clés :         Communication – Deuil – Expression de l’émotion – Extimité – Réseaux sociaux – Rite funéraire – Technologies
de l’information et de la communication – Téléphone portable.

                                                                                                                          SANTÉ MENTALE      | 235 |   FÉVRIER 2019      35
Vous pouvez aussi lire