La danse en Belgique 1930-2021

 
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La danse
en Belgique
 1930-2021
Sommaire

Introduction générale                 7    Ayelen Parolin (1976),                  20
                                           WEG (2019)
                                           La musique sur scène avec la danse      21
        Danse et Musique              11
                                           III Au-delà de l’écriture et de         21
Introduction                          11   la composition : improvisation
                                           et musicalité du danseur
I Une chorégraphie basée              13
sur la partition musicale                  Thomas Hauert (1967),                   21
                                           La Valse (2009)
Maurice Béjart (1927 – 2007),         13   L’improvisation au cœur                 22
Boléro (1961)                              de l’interprétation musicale
La réécriture chorégraphique          13
infinie d’une musique existante            IV Une musique aux multiples            23
                                           teintes culturelles et historiques
Anne Teresa De Keersmaeker (1960),    14
Rosas danst Rosas (1983)                   Alain Platel (1956),                    23
Une écriture chorégraphique           16   La Tristeza Complice (1995)
très structurée musicalement               Quand le classique groove, que la       24
mais indépendante                          musique et le mouvement se métissent

Michèle Anne De Mey (1959),           16   Serge Aimé Coulibaly (1972),            25
Sinfonia Eroïca (1990)                     Kalakuta Republik (2016)
L’interprétation musicale ludique     17   Quand la musique empreinte              26
et joyeuse                                 de narration devient politique

II Le rythme                          18   Conclusion                              26
ou la musicalité du corps

Wim Vandekeybus (1963),               18                 Danse
What The Body Does Not Remember                   et Théâtre / Histoire            27
(1987)
Le corps en mouvements percussifs     19   Introduction                            27
(musiques de Peter Vermeersch
et Thierry De Mey)                         I Akarova ou la synthèse des arts       29
                                           sous ses différents personnages :
Jan Martens (1984),                   19   l’avant-garde belge des années 1930
The Dog Days Are Over (2014)
Quand le corps devient musical        20   Akarova (1904-1999)                     29
à travers son propre rythme                Une danse totale à la scénographie      29
                                           travaillée et imprégnée du symbolisme
                                           théâtral
II Le théâtre total et l’école Mudra      30            Danse et Société               42   IV La danse contemporaine circule :        57   II Quand l’architecture structure        68
                                                        contemporaine                       décentrage et ouverture sur d’autres            l’espace et le mouvement
III La vague flamande des années          31                                                pratiques chorégraphiques
1980 : une physicalité engagée                 Introduction                            42                                                   Akarova (1904-1999)                      68
des corps sur scène                                                                         Sidi Larbi Cherkaoui (1976),               57   La synthèse des arts de l’architecture   68
                                               I   La danse, une question de genre ?   45   Rien de rien (2001)
Jan Fabre (1958),                         31                                                Un dialogue intercommunautaire             57   Frédéric Flamand (1946),                 69
Das Glas im Kopf wird vom Glas (1990)          Maurice Béjart (1927 – 2007),           45                                                   La Chute d’Icare (1989)
Une physicalité engagée du corps          32   Boléro (1961)                                Serge Aimé Coulibaly (1972),               58   Casser l’espace : le rapport entre       70
qui passe d’abord par une critique             Une « œuvre universelle » : Béjart      46   Kalakuta Republik (2016)                        corps et ville moderne
de la discipline                               et le Boléro féminin / masculin              Une lutte internationale pour la liberté   58
                                                                                                                                            III Quand le corps fait image :          71
Wim Vandekeybus (1963),                   32   Thierry Smits (1963),                   46   Ayelen Parolin (1976),                     58   rapports entre danse et cinéma
What The Body Does Not Remember                Cocktails (2014)                             WEG (2019)
(1987)                                         Le nu pour se moquer du genre           47   Le groupe comme écosystème                 58   Thierry De Mey (1956),                   72
Une théâtralité de l’instinct             33   et des clichés sociaux                       chorégraphique                                  Rosas danst Rosas (film de 1997)
Le chaos comme trame narrative            34                                                                                                Le film comme matière vivante            72
                                               Mercedes Dassy (1990),                  48   V Quelles attentes spectatorielles         60   et sensible de la chorégraphie
Alain Platel (1956),                      34   i-clit (2018)                                pour quel public ?
La Tristeza Complice (1995)                    Féminisme et culture mainstream :       48                                                   Frédéric Flamand (1946),                 72
Un assemblage de pratiques                35   un paradoxe ?                                Jan Martens (1984),                        60   La Chute d’Icare (1989)
sans hiérarchisation                                                                        The Dog Days Are Over (2014)                    Le corps et l’image concrète sur scène   72
                                               II Les danses populaires                50   Quelles attentes spectatorielles pour      60
IV Transposer une comédie                 35   et leurs fonctions sociales.                 le public de la danse contemporaine             Michèle Noiret (1960),                   73
humaine : un langage porteur                                                                d’aujourd’hui ?                                 Hors-champ (2013)
d’émotions humaines, au-delà de la             Anne Teresa De Keersmaeker (1960),      50                                                   Un autre espace par le biais du cinéma   74
catégorisation entre danse et théâtre          Rosas danst Rosas (1983)                     Conclusion                                 61   La logique narrative déstructurée        74
                                               La marche dans la danse                 52                                                   du rêve
Cie Mossoux-Bonté (1985),                 35                                                                                                Un cinéma de l’intime et des émotions    74
Twin Houses (1994)                             Thierry Smits (1963),                   52                  Danse                       62   humaines
Un langage formel composite pour          36   Cocktails (2014)                                     et Arts plastiques /
représenter la complexité humaine              Culture populaire et mélanges           52              Architecture /                       Conclusion                               75
                                                                                                          Cinéma
Alain Platel (1956),                      37   Ayelen Parolin (1976),                  52
La Tristeza Complice (1995)                    WEG (2019)                                   Introduction                               62                 Danse                      76
Psychologie des personnages :             37   Le carnaval pour dire la différence     53                                                            et Improvisation
une « communauté en scène »                                                                 I Entre chorégraphes et                    62
                                               III La danse contemporaine comme        54   plasticiens : l’importance des                  Introduction                             76
Sidi Larbi Cherkaoui (1976),              37   critique politique de la société ?           éléments scéniques au plateau
Rien de rien (2001)                                                                         pour une redéfinition de l’œuvre                I L’improvisation comme                  78
Le théâtre comme vécu d’une               38   Serge Aimé Coulibaly (1972),            54   d’art totale                                    exploration pluridisciplinaire du
expérience intime                              Kalakuta Republik (2016)                                                                     geste : pour une autre expressivité
                                               Une scène sensuelle et violente :       54   Akarova (1904-1999)                        63   artistique
V Une autre manière de raconter           39   l’image de la révolution politique           Une composition plastique vivante          63
l’Histoire : l’intime et le vécu à             L’espoir final de liberté               55   (costumes et travail de composition)            Alexander Vantournhout (1989),           78
travers des témoignages et l’archive                                                                                                        Through the Grapevine (2020)
                                               Thierry Smits (1963),                   55   Jan Fabre (1958),                          64   La danse comme improvisation :           78
Olga de Soto ( 1972),                     39   Cocktails (2014)                             Das Glas im Kopf wird vom Glas (1987)           un jeu perpétuel inachevée
histoire(s) (2004)                             Le nu et le sexe pour saccager          55   Un langage définitivement plastique        65
Une histoire subjective                   40   de belles images                             (la scène comme tableau)                        Pierre Droulers (1951),                  79
Un espace de l’intime et de l’invisible   41                                                                                                de l’air et du vent (1996)
                                               Cie Mossoux-Bonté (1985),               56   Pierre Droulers (1951),                    66   Une matière poétique opposée             80
Conclusion                                41   Twin House (1994)                            de l’air et du vent (1996).                     à une finalité
                                               Une critique de la société moderne      56   Une danse plastique sur l’invisible        67
                                               et hiérarchique
La danse
II L’improvisation comme                 81   III Le danseur dans l’improvisation :   83
échos d’une histoire personnelle :            entre autonomie du danseur
subjectivité et sensorialité                  et harmonie du groupe

                                                                                                           contemporaine
Alain Platel (1959),                     81   Pierre Droulers (1951),                 83
La Tristeza Complice (1995)                   de l’air et du vent (1996)
Une écriture chorégraphique collective   81   Une circulation collective              83

                                                                                                             en Belgique
et perméable à chacun
                                              Thomas Hauert (1967), La Valse (2009)   83
Pierre Droulers (1951),                  81   L’improvisation comme geste             84
de l’air et du vent (1996).                   collectif et utopique
L’improvisation dans la création :       81
une chorégraphie qui s’écrit avec             Alexander Vantournhout (1989),          85
le vécu et les perceptions sensibles          Through the Grapevine (2020)
des interprètes                               Dimension solidaire et collective       85

Alexander Vantournhout (1989),
Through the Grapevine (2020)
                                         82
                                              du contact corporel

                                              Conclusion                              85
                                                                                                                                      introduction
Le corps et sa morphologie propre :      82
représenter la singularité
                                                                                                La définition de la danse contempo -                             Belgique. En effet, la danse contemporaine
                                                                                           raine apparaît souvent délicate et poreuse : son                      n’est pas un fait exclusivement occidental et les
                                                                                           identité et sa forme nous échappent souvent.                          termes et catégories qui seront ici employés, tels
                                                                                           Si l’on s’attache tout d’abord à la définition de                     que « moderne », « postmoderne » et « contempo-
                                                                                           la danse, voilà ce que le dictionnaire du Petit                       rain » (qui peuvent de manière générale renvoyer
                                                                                           Robert affirme : « Action de danser. Suite expressive                 à un temps linéaire et anthropocentré, cachant
                                                                                           de mouvements du corps exécutés selon un rythme,                      souvent en Occident un « désir tacite de valorisa-
                                                                                           le plus souvent au son de la musique, et suivant un                   tion »02), seront utilisés dans un cadre spatial et
                                                                                           art, une technique ou un code social plus ou moins                    temporel précis, qui n’exclut pas d’autres formes
                                                                                           explicites ». Cette définition nous ramène au carac-                  de danse contemporaine dans d’autres régions
                                                                                           tère essentiellement culturel de la danse et à son                    du monde. La danse est, en effet, toujours liée à
                                                                                           attachement à la musique, qui est souvent ancré                       un contexte social qui a ses dynamiques propres
                                                                                           dans les esprits de chacun. Paul Valéry, critique                     et multiples : il existe différentes contemporanéi-
                                                                                           d’art et de danse du XXe siècle reprécise cette                       tés, et notre propos ne cherche pas à renforcer
                                                                                           définition : « La danse n’est que l’action de l’en-                   le modèle centre/périphérie qui existe déjà dans
                                                                                           semble du corps humain (…) transposée dans un                         l’Histoire des arts.
                                                                                           monde, dans une sorte d’espace-temps, qui n’est plus                      Au-delà de son caractère historique et tem-
                                                                                           tout à fait le même que celui de la vie pratique »01.                 porel, la danse contemporaine développe des
                                                                                           C’est ainsi, avant tout, du corps et de la particu-                   thèmes qui lui sont propres au cours de son évo-
                                                                                           larité de son inscription spatiale et temporelle                      lution. En Occident, ces caractéristiques voient
                                                                                           dont il est question. On évacue, ici, les idées pré-                  le jour, suite aux bouleversements esthétiques
                                                                                           conçues d’expressivité, de musique ou de code                         de la danse moderne et post-moderne au milieu
                                                                                           spécifique auxquelles les danseurs devraient se                       du XXe siècle : la danse contemporaine s’exprime,
                                                                                           tenir. Si l’on se consacre maintenant à l’analyse                     alors, par la suite, dans une volonté interdiscipli-
                                                                                           du terme « contemporain », on remarque que ce                         naire, libère son geste qui devient autonome, et
                                                                                           dernier désigne une temporalité, un ancrage his-                      élargit ses processus de recherche.
                                                                                           torique. La danse contemporaine est ainsi his-                            Les questions de la liberté du geste et du
                                                                                           toriquement identifiable. Il semble, par ailleurs,                    corps, de la recherche de nouveauté et de créa-
                                                                                           important de situer spatialement notre étude                          tion sont récurrentes en danse contemporaine.
                                                                                           afin d’y voir les particularités culturelles qui se                   L’expressivité est revisitée avec l’émergence du
                                                                                           dégagent de la question de la danse contem-
                                                                                           poraine en Occident, et plus précisément en
                                                                                                                                                                 02 Michel Bernard, Véronique Fabbri, « Généalogie et
                                                                                                                                                                 pouvoir d’un discours : de l’usage des catégories modernes,
                                                                                           01 Paul Valéry, « Philosophie de la danse », Œuvres, t. I, Paris,     postmodernes, contemporaines à propos de la danse »,
                                                                                           Gallimard, 1960, p. 1390.                                             Rue Descartes, n°44, 2004/2, p.23.

                                                                                                                                              La danse contemporaine en Belgique

                                                                                                                                                               07
geste libre et la revendication de son indépen-            Depuis 1930, la danse, en Belgique, ne cesse de se         d’opéra. L’absence de ballet national indépen-             des politiques menées au sein des lieux dévolus
dance. Depuis le Romantisme (fin XVIIIe siècle),           redéfinir. Les codes habituels de la chorégraphie          dant fait tarder l’influence de la danse moderne           à la danse, le rôle des associations et l’émergence
la liberté expressive était le fait de la musique,         laissent place à la création de multiples langages         en Belgique. Les formes modernes et contem-                de nombreux festivals auront une influence
de par sa dimension non représentative et son              chorégraphiques, qu’il apparaît complexe de cir-           poraines sont, alors, le fait d’expressions indivi-        peu visible mais fondamentale sur l’histoire de
rôle qu’on lui attribuait communément, à savoir            conscrire simplement comme « danse belge ».                duelles, en marge des institutions. De manière             la danse.
exprimer les sentiments et émotions humains.               Depuis 1965, il y a, en Belgique, deux ministres           générale, en Occident, ces artistes indépendants
Mais depuis la seconde moitié du XXe siècle, ce            de la Culture, un francophone et un néerlando-             prennent les noms d’Isadora Duncan, Loïe Fuller,               Côté chiffres, les inégalités sont flagrantes,
rôle est partagé avec les artistes d’autres pra-           phone, et depuis la réforme institutionnelle de            Ruth Saint Denis,… Ces artistes nourrissent                en 1985, par exemple, alors que la subvention du
tiques, notamment les chorégraphes. Chacun,                1980, la culture n’est plus seulement gérée par            des pratiques gestuelles inédites et décloison-            Ballet de Wallonie approche les 2.000.00 d’euros
dans son art, recherche l’expressivité spontanée           deux ministres au sein d’un gouvernement, mais             nées, issues des enseignements d’Émile Jaques-             (78.000.000 de FB), le montant de l’enveloppe
et immanente du mouvement.                                 gérée par des gouvernements distincts. Cette               Dalcroze ou Rudolph Laban qui prônent la                   des aides ponctuelles accordées à la danse triple,
     Une autre caractéristique de la danse contem-         fédéralisation a pour conséquence une façon                liberté du mouvement, à l’opposé du geste clas-            passant de 2.140.000 FB en 1984 à 6.200.000 FB
poraine concerne son métissage avec d’autres               différente de subventionner et de produire les             sique. À Bruxelles, la danseuse Akarova fait par-          en 1985, soit l’équivalent de 150.000 euros.
arts. Depuis le début du XXe siècle en Europe              pièces, ce qui a un impact réel sur les modes de           tie de cette même lignée, et en Flandre, c’est
et en Amérique, la danse s’expérimente aux                 création, l’organisation des compagnies, les choix         Elsa Darciel et Léa Daan qui implantent, dans                  Enfin, à partir de la fin des années 1980, qui
côtés du théâtre, de la littérature, de l’architec-        esthétiques,…                                              des écoles privées, de nouvelles techniques liées          coïncident avec la naissance des entités fédérées,
ture, des arts plastiques, de la vidéo, du cirque,…             Il résulte, de cette diversité de création et de      à l’eurythmie et l’expression. 1954 représente la          et le départ de Béjart à Lausanne, le nombre de
En effet, l’évolution de la danse, au XXe siècle,          production, une identité propre, personnelle,              date tardive, à laquelle le Théâtre de la Monnaie          chorégraphes qui voit leur travail reconnu et
privilégie une conception de l’art pluriel, issue          avec un maillage d’artistes en forte corrélation           de notre capitale commence à programmer des                soutenu financièrement, augmente considéra-
de la période moderne. L’art se décline, de mul-           artistique, d’où se dégagent des trajectoires sin-         danses, en dehors des ballets d’opéra, marquant            blement.
tiples manières, sous des formes nombreuses et             gulières mais rhizomiques. On remarque, depuis             ainsi la reconnaissance du processus d’indépen-
hybrides, et puise son inspiration, dans le rap-           longtemps, en Belgique, l’ancrage de cette rela-           dance de la danse. À partir des années 1960, le                1991 sera une année décisive, pour la danse
port moderne de l’homme à son environnement.               tion dialogique entre diverses disciplines artis-          gouvernement belge commence à subvention-                  contemporaine en Belgique. Deux événements
Ainsi, chaque pratique se mêle, s’entrecroise, tout        tiques. Dans ce sens, la Belgique a été un espace          ner la danse et quelques compagnies. Le Ballet             allaient, en effet, transformer, radicalement,
en trouvant son indépendance et son autono-                précurseur de nouveaux modèles esthétiques et              du XXe siècle de Maurice Béjart voit le jour, dans         la situation à son profit. Le nouveau directeur de
mie. La danse y participe, reconnaît et exprime            interdisciplinaires. Les avant-gardes modernes             ce contexte, et devient alors, le premier ballet           la Monnaie, Bernard Focroulle, choisit de prendre
ses caractéristiques esthétiques propres, tout             et contemporaines qui se sont développées en               national de Belgique. Du côté wallon, s’en suit la         en résidence Anne Teresa De Keersmaeker et
en rejetant la hiérarchie artistique qui était,            Europe au début du XXe siècle, ont touché très             création du Ballet de Wallonie à Charleroi, avec           sa compagnie Rosas. Suite au décès de Jorge
jusqu’alors, imposée, relayant la danse au rôle            rapidement le territoire belge et particulière-            Hanna Voos à sa direction. En Flandre, Jeanne              Lefebre, directeur artistique et chorégraphe prin-
d’illustration de la musique, dans les Ballets.            ment Bruxelles, capitale qui a vite elle-même été          Brabant marque l’ouverture du Ballet de Flandre.           cipal du Ballet Royal de Wallonie, le Ministère de
     La problématique de l’espace de représen-             à l’initiative de nouveaux modèles artistiques.            Cette double émergence institutionnelle favori-            la Communauté française Valmy Féaux se trouve
tation est également posée par les acteurs de              Concernant la danse, ces avant-gardes ont com-             sera l’essor artistique de la danse.                       face à un dilemme : conserver l’orientation clas-
la danse contemporaine. La danse contempo-                 mencé avec l’émergence d’initiatives, d’abord                   Les années 1970 et 1980 sont marquées par             sique du ballet ou rajeunir cette institution qui
raine sort de son théâtre, de son expression               individuelles qui se détachaient des Ballets ins-          le rayonnement national et international de                présentait, déjà depuis quelques années, des
frontale, léguée par les Ballets, et se déplace            titutionnels dans les années 1920-1930, puis dans          Maurice Béjart et de son école, Mudra, créée               signes d’essoufflement. Conscient du vaste mou-
dans des lieux publics et principalement                   le cadre de nouvelles compagnies et écoles, cette          en 1970. Il en découlera une danse teintée de              vement de la «jeune danse», il choisira Frédéric
urbains. L’espace de représentation s’ouvre en             fois-ci, subventionnées.                                   théâtre et d’approches culturelles très diversi-           Flamand - toujours à la tête du Plan K - comme
même temps que le rôle de l’environnement                                                                             fiées. De nombreux chorégraphes contempo-                  nouveau directeur du Ballet Royal de Wallonie,
sur le corps humain et son ancrage sont ques-                  Revenons, plus précisément, sur l’évolu-               rains belges, comme Pierre Droulers et Nicole              qui, dès ce moment, deviendra le Centre cho-
tionnés. Dans ce même élan, il ne s’agit plus              tion historique de la danse contemporaine, en              Mossoux, développeront leur art, à la suite de             régraphique de la Communauté française de
de montrer une œuvre finale, nécessairement                Belgique, et ce afin d’identifier, de manière claire,      cette formation. Ces artistes seront également             Belgique, Charleroi/Danses.
et précisément écrite pour la scène, mais de               les différentes thématiques qui s’y dégagent03.            influencés par la danse expressionniste alle-                  Les centres culturels et d’autres struc-
déplacer les processus de création, les étirer                                                                        mande, la modern dance américaine et la jeune              tures s’ouvrent aussi à une programmation de
et les vivre avant tout, comme dans l’improvi-                 La danse contemporaine, en Belgique, débute            danse française.                                           danse plus affirmée et visible. Depuis 1994, des
sation. Investissant l’espace publique et s’ex-            avec les avant-gardes des années 1930 qui décloi-               Au début des années 1980, sous l’influence            contrats-programmes permettent également de
primant de manière libre, la danse contem-                 sonnent les arts en Occident, et plus particu-             de l’avant-garde internationale, le théâtre fla-           subventionner huit compagnies et associations,
poraine endosse également une dimension                    lièrement en Amérique, en Allemagne puis                   mand connaît un mouvement similaire, c’est ce              de manière régulière, en échange de productions.
sociale, anthropologique et politique.                     en France et en Belgique. Avant cette période,             qu’on appellera le début de la « vague flamande ».         L’aide à la création se développe, dans un cadre
                                                           la danse belge était ancrée dans un contexte clas-         Des artistes, comme Jan Decorte, Jan Lauwers ou            plus large, et touche les initiatives artistiques les
    La Belgique est un territoire représentatif            sique d’où émergeaient, uniquement, les ballets            Jan Fabre, vont bouleverser la conception de la            plus fraîches, à travers une politique de décentra-
de cette dynamique artistique métissée, inter-                                                                        mise en scène. Le texte y devient minoritaire et           lisation et démocratisation culturelles.
                                                           03 Pour ce faire, nous nous basons en partie sur le plan
disciplinaire et libérée. De par sa position géo-                                                                     multilingue. Il cède la place à un jeu très phy-
                                                           et l’étude de Béatrice Menet dans 20 ANS DE DANSE,
graphique, le territoire belge, au croisement de           Répertoire des œuvres chorégraphiques créées en            sique. Cette production va être exportée grâce,
différents pays et cultures, est par essence un            Communauté française : 1975-1995, Éditions Contredanse,    entre autres, à la politique d’Hugo De Greef,
espace d’accueil, d’échanges et de mélanges.               Bruxelles, 1998.                                           alors directeur du Kaaitheater. L’importance

                                        La danse contemporaine en Belgique                                                                                    La danse contemporaine en Belgique

                                                      08                                                                                                                    09
Danse
    Aujourd’hui, cette évolution nous permet de            artistes se frottent ouvertement à la réalité de
penser la danse, comme une matière artistique              leur monde et à ses problématiques sociales et
foisonnante qui intègre, de jour en jour, divers           politiques, nous analyserons les pièces, sous le

                                                                                                                                                   et Musique
processus de création, dans le cadre de collabo-           prisme du thème « Danse et Société contempo-
rations et d’influences diverses.                          raine ». Les formes de création hybrides et iné-
                                                           dites seront évoquées dans le chapitre « Danse
    Au vu de cette riche évolution esthétique de           et Arts plastiques/Architecture/Cinéma », formes
la danse et de son décloisonnement, il nous est            artistiques qui nous inciteront à imaginer et
paru important d’étudier la danse contempo-                percevoir notre monde et notre environnement
raine en Belgique, dans son rapport dialogique             sous différents focus. Enfin, le thème « Danse et
avec d’autres pratiques artistiques. Nous avons            Improvisation » permettra de mettre en lumière
choisi différents thèmes qui seront développés,            de nouveaux processus de création et de pré-
tout au long du dossier, à travers une analyse de          sentation, qui redéfinissent l’essence même de
pièces contemporaines belges, sélectionnées par            la danse et explorent la liberté du geste corporel.                          INTRODUCTION                                          un cadre précis, mais à l’intérieur, Balanchine
un comité scientifique, pièces qui ont marqué les                                                                                                                                             prend la liberté d’articuler de manière variée les
esprits, de par leur interdisciplinarité contempo-             La sélection des pièces chorégraphiques et                Dans nos sociétés occidentales, de manière                           éléments musicaux de Stravinsky. À travers les
raine. Le thème « Danse et Musique » traitera de           le choix des thèmes évoqués ci-dessus ne pré-           générale, concernant la danse et son enseigne-                             mouvements, la mélodie est parfois davantage
la dialectique représentative du processus d’au-           tendent pas à écrire une histoire objective de la       ment, la musique est souvent présente, mais                                mise en avant, d’autres fois, c’est le rythme ou ses
tonomisation et d’interaction de la danse, vis-à-          danse contemporaine en Belgique. Notre pro-             son utilité rarement questionnée. Pourtant, il                             effets instrumentaux, comme le pizzicati. Les pas
vis de la musique et des autres arts. Le dossier           pos est plutôt ici de tirer des fils, de dessiner des   émane de l’emploi de la musique en danse, ou                               des danseurs contrapontiques, tombant sur des
« Danse et Théâtre/Histoire » nous permettra de            trames, de mettre à jour des trajectoires, qui per-     de la danse en musique, une longue histoire                                tons faibles, et le morcellement chorégraphique
repenser les rapports de la danse au narratif, la          mettront sans doute à chacun de s’approprier un         dialectique. En effet, les rapports entre danse et                         sur la musique en continuum de Stravinsky,
relation subjective que chacun entretient avec             peu plus la vaste palette de la danse contempo-         musique n’ont cessé d’évoluer et font état d’un                            illustrent la poly-rythmie et la complexité musi-
l’Histoire, à travers la perception des corps, et la       raine belge.                                            parcours de légitimation de la danse comme un                              cale de manière subtile et moderne, à l’inverse
performativité des corps sur scène. Lorsque les                                                                    art à part entière. En Europe, danse et musique                            de la danse d’opéra qui avait pour habitude de
                                                                                                                   sont séparées avec l’institution de deux acadé-                            suivre parfaitement les mouvements musicaux.
                                                                                                                   mies distinctes ; une de Musique et de Poésie                              Plus tard, dans les années 1940, avec la collabo-
                                                                                                                   créée en France en 1567, et une de Danse fon-                              ration du chorégraphe Merce Cunningham et du
                                                                                                                   dée, en 1661, à l’initiative de Louis XIV. De cette                        compositeur John Cage, la danse et la musique se
                                                                                                                   distinction entre deux vocabulaires, découleront                           dissocient complètement pour devenir indépen-
                                                                                                                   des aller-retours entre imitation, opposition,                             dantes. Il s’agit, selon les mots de Cage, de « libé-
                                                                                                                   indépendance et enfin dialogue 04. On compren-                             rer la musique de la nécessité d’aller avec la danse et
                                                                                                                   dra vite que la problématique de traduction tra-                           libérer la danse d’avoir à interpréter la musique »07.
                                                                                                                   ditionnelle de ces deux langages est superficielle,                        À travers un processus expérimental, et par-
                                                                                                                   « il ne s’agit pas de trouver des équivalences littérales                  delà tout principe commun de liaison prééta-
                                                                                                                   mais plutôt de s’efforcer de penser ce qu’il en est des                    blie, danse et musique ne recherchent plus de
                                                                                                                   écritures à travers »05. Face à la logique d’imitation                     prétendue équivalence, mais leur émancipa-
                                                                                                                   musicale et narrative que projettent les Ballets                           tion. Dans un jeu de structure et de rythme, les
                                                                                                                   jusqu’au XIXe siècle, se développe au début du                             durées de la danse sont étirées par Cunningham
                                                                                                                   XXe siècle une transcription chorégraphique                                selon un rythme intérieur propre au danseur qui
                                                                                                                   plus personnalisée de la musique. Le néo-classi-                           ne tient plus compte de la musique, tandis que
                                                                                                                   cisme « constructiviste »06 dans le ballet Apollon                         la musique, structurée par des blocs de durée,
                                                                                                                   musagète (1928) du compositeur Stravinsky et du                            recherche plutôt à mettre en avant des sons
                                                                                                                   chorégraphe Balanchine par exemple, témoigne                               acoustiques (timbre, silence). Les deux artistes
                                                                                                                   de cette modernité inédite. La chorégraphie                                mènent leur expérience jusqu’au recours à l’aléa-
                                                                                                                   répond aux valeurs formelles et aux construc-                              toire dans la méthode de composition, qui sou-
                                                                                                                   tions rythmiques fortes de la musique qui fixe                             ligne l’irrégularité des développements choré-
                                                                                                                                                                                              graphiques et musicaux fonctionnant comme
                                                                                                                   04 Évolution décrite par Jean-Yves Bosseur dans                            des processus autonomes. Cette révolution ne
                                                                                                                   « Danse et musique : interactions », Marsyas, n°25, mars 1993,             cessera de nourrir les œuvres contemporaines
                                                                                                                   La Villette, Paris.
                                                                                                                   05 Réflexion d’Edwige Phitoussi dans “Danse vs musique.
                                                                                                                   Je t’aime, moi non plus ? », Ballroom, 2014, n°4, p.88.                    07 « Essays, stories and Remarks about Merce
                                                                                                                   06 Appellation reprise de Gianfranco Vinay dans                            Cunningham », Dance Perspectives, n°34, 1968, p.35, traduction
                                                                                                                   « Stravinsky-Balanchine et le néoclassicisme « constructiviste » »,        en français de Daniel Dobbels dans Empruntes, Écrits sur
                                                                                                                   Repères, Cahier de danse, n°20, novembre 2007, p.7.                        la danse, n°, juin 1978, p.26.

                                        La danse contemporaine en Belgique                                                                                                       Danse et Musique

                                                      10                                                                                                                                 11
par la suite, avec des jeux de dissonance et de                          de ses propres sensations. La nouvelle recherche     I    UNE CHORÉGRAPHIE BASÉE                                reprend quelques idées de la chorégraphie pré-
hasard. D’autres chorégraphes reviendront                                de musicalité devient une recherche de l’inten-           SUR LA PARTITION MUSICALE                             cédente, comme une table centrale pour le décor,
ensuite à un rapport plus direct avec la musique                         tion et de présence. On voit alors apparaître                                                                   et pour les interprètes, une soliste encerclée d’un
et sa partition tout en s’y détachant subtilement.                       des créations où la musicalité émotionnelle                                                                     groupe d’hommes dont il augmente le nombre.
On peut nommer Maurice Béjart, Anne Teresa De                            est mise en exergue dans un geste fragile illus-          MAURICE BÉJART (1927 – 2007)                          La chorégraphie commence avec un homme ou
Keersmaeker ou Michèle Noiret. L’œuvre phare                             trant le doute et les tensions internes à travers                                                               une femme dansant seul·e au centre d’une table
de cette dernière, Solo Stockhausen (1997), est le                       une mise en espace labyrinthique et non plus              Maurice Béjart, dans les années 1970-80,              ronde rouge. Les pas sont faits de déhanchés
résultat d’une étude de 15 ans à partir du système                       de face, comme chez François Verret en France.       est le principal acteur de la danse contempo-              accentués sur la mélodie. On entend le rythme
de notation du mouvement conçu par le com-                               Si l’on considère que la musicalité signifie aussi   raine en Belgique. Né en France en 1927, il est            du Boléro en arrière-fond. L’interprète au centre
positeur, en étroite relation avec ses partitions                        une direction gestuelle intime dans un espace        un chorégraphe franco-suisse. Il quitte la France          a le visage très maquillé, fardé avec des paillettes,
musicales. Chez Anne Teresa De Keersmaeker,                              (projection des émotions), les mouvements des        pour la Belgique où il travaillera durant vingt-           et est torse-nu ou avec un justaucorps couleur
la musique renvoie directement à la question                             danseurs ne répondent alors plus à des positions     sept ans. En 1959, il crée sa chorégraphie la plus         chair. Dans la danse, les bras sont très présents
de la composition chorégraphique : « la choré-                           et dynamiques précises attendues, comme en           célèbre Le Sacre du Printemps à la demande de              et précis, ils sont synchronisés avec la mélodie
graphe se saisit de la structure musicale pour pen-                      danse classique (positionnement des bras anté-       Maurice Huisman, directeur du Théâtre royal                et donnent ses accents. Le ventre est mis en
ser une structure chorégraphique complexe »08. En se                     rieur au corps, appui des pieds au sol, extrémités   de la Monnaie. Il sera lié à La Monnaie plusieurs          avant, il est agité de mouvements cadencés sur
référant à l’ordre extérieur de la partition, Anne                       du corps le plus éloignées du tronc), mais à un      années et dans ce contexte crée sa compagnie,              la musique. Le corps se déploie et est systémati-
Teresa De Keersmaeker s’y affranchit également                           intérieur organique fait de tensions, relâche-       le Ballet du XXe siècle, en 1960. La compagnie             quement amorti en demi-pointes, les bras écar-
en faisant émerger des phrases rythmiques de                             ments des diverses parties du corps, rotations,      rencontre un succès mondial et représente l’am-            tés tenant l’équilibre. Au fur et à mesure, d’autres
la musique qui n’étaient pas facilement percep-                          chutes, etc.                                         bassadrice de la danse contemporaine belge                 danseurs hommes se lèvent un par un et dansent
tibles à l’écoute. Enfin, au-delà de l’oscillation                            Finalement, la relation entre corps et notes,   à l’étranger. Cette même année, Béjart monte               en lignes verticales et horizontales avant d’entou-
entre indépendance et illustration de la musique                         danse et musique, dépend du choix du choré-          avec la danseuse Duska Sifnios le Boléro de                rer la table en cercle sur le rythme de la musique.
par le mouvement, la danse contemporaine redé-                           graphe et du contexte de création : un danseur       Maurice Ravel, une de ses œuvres embléma-                  Ils sont quarante au total et encerclent bientôt
finit la « musicalité du danseur »09. La musicalité                      peut chercher à se coller au temps proposé par       tiques. Le rôle sera ensuite repris par de nom-            complètement le·la soliste. Leurs mouvements
désigne une « qualité d’articulation du mouvement                        la musique, le compositeur peut vouloir créer        breux danseurs de la compagnie, qu’ils soient              sont plus géométriques et contrastent avec les
ou d’une composition chorégraphique, ou une apti-                        un cadre sonore à une phrase gestuelle, ou le        hommes ou femmes. Béjart jouera avec sa com-               ondulations du corps au centre. Leur costume
tude de l’interprète à articuler la danse qu’il exécute.                 musicien peut improviser à partir de la musica-      pagnie notamment à Paris avec Roméo et Juliette            est fait de pantalons noirs, de vestes, de chemises
Partant de l’idée générale de rendre visible le proces-                  lité corporelle du danseur. Mais ce qui change       et La Damnation de Faust, ou au festival d’Avi-            blanches et parfois de cravates, éléments mascu-
sus musical, le concept de musicalité recouvre aussi                     considérablement la relation des deux arts, est      gnon en 1967 avec La Messe pour le temps présent.          lins. Au fur et à mesure de l’évolution musicale,
bien un mode de rapport au support musical qu’une                        la conscience d’une écoute mutuelle dans la          Béjart fait preuve de novation en coupant avec             le rayonnement du danseur ou de la danseuse
articulation intrinsèque du mouvement indépen-                           pratique.                                            les sujets mièvres du ballet classique, ses acces-         au centre est de plus en plus puissant et forme
damment d’une relation concrète à la musique »10.                                                                             soires et tutus. Il aborde aussi les grands thèmes         des cercles concentriques de plus en plus grands
Cette définition met en relief la dimension incar-                                                                            existentiels en collaboration avec la musique              qui émanent du ventre. L’intensité de la musique
née et intime de la relation que le danseur entre-                                                                            contemporaine.                                             augmente et les danseurs autour se resserrent
tient avec une musique extérieure ou avec sa                                                                                       Il fonde à Bruxelles, en 1971, l’école de danse       au centre, à l’image d’un rituel, jusqu’à étouffer le
propre musique interne. Avec l’apparition des                                                                                 pluridisciplinaire Mudra. Cette école formera de           personnage central dans le final orchestral.
pratiques kinésiques et l’influence de nouvelles                                                                              nombreux chorégraphes contemporains belges.
théories, comme celle de la rythmique d’Émile                                                                                 Quelques années plus tard, en 1977, il créera                   La réécriture chorégraphique infinie
Jaques-Dalcroze (années 1910-1920), la percep-                                                                                Mudra Dakar. Et en 1987, il s’installe en Suisse                d’une musique existante
tion physique de la musique est prise en compte.                                                                              et crée l’école-atelier Rudra à Lausanne.
Au lieu de chercher une illustration des senti-                                                                                                                                               •   Rappel sur l’histoire du Boléro de Ravel
ments et une narration, le rythme devient per-                                                                                                    Boléro (1961)
ceptif, et c’est l’écoute musicale corporelle et                                                                                                                                             La partition musicale du Boléro est créée en
sensorielle qui est sous-tendue à travers une                                                                                            Chorégraphie : Maurice Béjart                   1928. C’est une commande à Maurice Ravel d’une
articulation intrinsèque et personnelle du mou-                                                                                       Décors et costumes : Maurice Béjart                danseuse des ballets russes, Ida Rubinstein
vement. Cette posture nécessite pour le danseur                                                                                           Lumières : Clémence Cayrol                     (1883-1960). Le motif musical est déjà connu
une présence particulière, une écoute d’autrui et                                                                                 Interprète soliste : Maïa Plissetskaïa (1974) /        depuis la fin du XVIIIe siècle et l’écriture musi-
                                                                                                                                         Jorge Donn (version de 1979)                    cale est très simple et directe, sans virtuosité.
08 « Corps d’écriture, Conversation entre Philippe                                                                                      Autres interprètes : 40 membres                  Il n’y a pas de développement, et presque pas
Guisgand et Jean-Luc Plouvier », Repères, Cahier de danse,                                                                                   du Ballet du XXe siècle                     de modulation, les mêmes notes se répètent de
n°20, novembre 2007, p.17.                                                                                                                                                               manière lancinante et augmentent dans un cres-
09 Terme emprunté à Jean-Christophe Paré dans                                                                                      Production : Théâtre royal de la Monnaie              cendo de seize minutes. Avec cette longue phrase
« La musicalité du danseur, saveur d’une présence
                                                                                                                                                                                         musicale très structurée et répétée, Ravel s’ins-
singulière dans l’instant », Repères, Cahier de danse, n°20,
novembre 2007, p.26                                                                                                              La pièce du Boléro est écrite sur la musique            crit dans l’avant-garde musicale.
10 Philippe Le Moal, Dictionnaire de la danse,                                                                                de Maurice Ravel et est une réécriture du Boléro
Larousse, Paris, 2008.                                                                                                        de Nijinska (1928, ballets russes). Maurice Béjart

                                                               Danse et Musique                                                                                                Danse et Musique

                                                                    12                                                                                                              13
•Un phrasé chorégraphique                                           ANNE TERESA DE KEERSMAEKER (1960)                    chorégraphique complexe. Ses créations très                           Interprètes du film de 1997 (extrait vidéo) :
     moderne avec un jeu de rythmes…                                                                                          écrites se basent ainsi sur un tissage structurel et                 Cynthia Loemij, Sarah Ludi, Anne Mousselet,
                                                                                                                              compositionnel qui rappelle les partitions musi-                                Samantha Van Wissen
    Dans le Boléro de Béjart, la musique fonc-                          En 1980, après des études de danse à l’école          cales. Elle est particulièrement attirée par le tra-
tionne comme moteur du mouvement. Les                               Mudra de Bruxelles, puis à la Tisch School of the         vail du compositeur Steve Reich et son principe                     La pièce fait partie de la première phase de
gestes sont clairement en lien avec la musique,                     Arts de New York, Anne Teresa De Keersmaeker              de structure musicale qui lui fourniront ensuite                création d’Anne Teresa De Keersmaeker qui
la mélodie, le rythme et leur intensité : « les                     crée Asch, sa première chorégraphie. Deux ans             son propre vocabulaire chorégraphique. Elle réta-               a alors seulement 23 ans. Elle correspond au
entrées d’instruments peuvent fonctionner comme                     plus tard, elle se fait remarquer avec Fase, Four         blit une relation entre musique et danse, par le                souhait de la chorégraphe de mêler musique
des repères pour les changements de pas, et l’amplifi-              Movements to the Music of Steve Reich. En 1983,           biais de cette affinité d’organisation structurelle             et danse en étroite collaboration et de manière
cation du mouvement est en phase avec la puissance                  De Keersmaeker chorégraphie Rosas danst Rosas             et par le rythme. Le lien qu’elle entretient avec               simultanée. La chorégraphie est sur la musique
orchestrale » 11. La fatigue, l’exaltation rejoignent la            et établit à Bruxelles sa compagnie de danse              la musique s’observe également dans le vocabu-                  de Thierry De Mey et Peter Vermeersch.
transe musicale. Cependant, même si on a l’im-                      Rosas. À partir de ces œuvres fondatrices, la cho-        laire musical que la chorégraphe emploie : des                      Le film de Thierry De Mey, également inti-
pression que la danse est uniquement compo-                         régraphe continue d’explorer les relations entre          « canons », « pattern », « tchak » (pour définir un mou-        tulé Rosas danst Rosas, a été tourné dans le bâti-
sée à partir de cette musique et que les deux                       danse et musique. Entre 1992 à 2007, Rosas est            vement brusque et saccadé).                                     ment de l’école RITO de l’architecte Henry van
arts sont très liés, le phrasé chorégraphique                       accueillie en résidence au théâtre de La Monnaie/              Dans ses premières pièces de 1982 à 1985,                  de Velde située à Louvain. La pièce est découpée
est en fait très spécifique et subtil. Les rup-                     De Munt à Bruxelles. La chorégraphe dirige alors          la partition musicale est très présente, la musique             en quatre mouvements qui représentent les dif-
tures de rythme et l’impact des gestes dansés                       plusieurs opéras et de vastes pièces d’ensemble           sert ici de base à la création chorégraphique.                  férents moments de la journée. Les gestes cho-
sur les accents rythmiques secondaires créent                       qui ont depuis intégré le répertoire des compa-           La danse y apparaît comme un casse-tête cho-                    régraphiés sont issus des gestes du quotidien
une dynamique particulière. En effet, la cho-                       gnies du monde entier. Dans Drumming (1998)               régraphique avec des constructions très chif-                   répétés qui représentent de petites mécaniques
régraphie apparaît moderne avec sa polyryth-                        et Rain (2001), en collaboration avec l’ensemble          frées comme dans Fase ou Rosas danst Rosas.                     corporelles devenant de plus en plus fluides et
mie et l’asymétrie des gestes des danseurs. On                      de musique contemporaine Ictus, on observe de             Ici, le mouvement est organisé en unités quali-                 intenses. Le premier mouvement évoque la nuit,
assiste à une asymétrie, une absence de rectan-                     grandes structures géométriques, complexes                fiées de « cellules » qui sont étirées, compressées             le sommeil, avec les quatre danseuses à l’hori-
gularité, dans le mouvement global et l’omnipré-                    dans leurs tracés et leurs combinaisons, avec             ou juxtaposées. Ensuite, jusqu’à 1994, les par-                 zontal. Il est silencieux et lent, sans musique,
sence de polyrythmes des pas des danseurs, qui                      les motifs obsédants de la musique minima-                titions musicales travaillées sont de tradition                 avec le souffle comme seule sonorité. Le mou-
contrastent avec le vocabulaire gestuel acadé-                      liste de Steve Reich. En 1995, Anne Teresa De             classico-romantique (Beethoven, Bartok) et la                   vement est très structuré, selon des combinai-
mique12. Cette chorégraphie complexe a été d’ail-                   Keersmaeker fonde l’école P.A.R.T.S. (Performing          chorégraphe joue sur la polyphonie du mouve-                    sons mathématiques précises (des « cellules »)
leurs très difficile à apprendre pour l’interprète                  Arts Research and Training Studios) à Bruxelles,          ment sur le modèle du canon. À partir de 1995 et                que les danseuses effectuent en canon. La danse
soliste Maïa Plissetskaïa qui venait des ballets                    école qui formera, et forme encore aujourd’hui,           jusqu’à aujourd’hui, la danse de De Keersmaeker                 s’étend au sol sur une ligne latérale puis une dia-
russes, à la gestuelle plus classique.                              de nombreux danseurs contemporains belges.14              emprunte moins aux codes formels de la parti-                   gonale. Pour le deuxième mouvement, les dan-
    La modernité de la chorégraphie réside éga-                         Anne Teresa De Keersmaeker s’insère dans le           tion et impose son contrepoint. De plus en plus,                seuses sont sur des chaises et répètent des mou-
lement dans l’illustration que propose la danse                     mouvement de danse minimaliste qu’incarnent               la danse n’apparaît pas comme une simple illus-                 vements mécaniques, de manière synchronisée
de la musique, à savoir non pas une narration                       également Trisha Brown et Lucinda Childs dans             tration de la musique mais a sa propre dyna-                    ou en décalage. La musique fait son apparition
mais une « œuvre abstraite violente et émotive »13,                 les années 1980 aux États Unis. Leurs écritures           mique organique, les phrases de la musique sont                 avec des percussions métalliques répétées en
sans histoire. La gestuelle est crue et répétée. Le                 chorégraphiques qu’on pourrait qualifier de syn-          de plus en plus courtes (comme le violoncelle                   boucle. Cette dynamique représente pour la
soliste, confronté aux quarante autres danseurs,                    taxes, se remarquent par une structure répétée            dans I Said I, 1999), parfois électroniques (Quartet,           chorégraphe le matin, le travail, la mécanique.
illustre la lutte entre la mélodie orientale et un                  très écrite, une énergie cyclique aux schémas             1999), voire quasi absentes (Rain, 2001).                       Le troisième mouvement correspond à l’après-
rythme implacable.                                                  complexes sur musiques répétitives. Leurs mou-                                                                            midi, la chorégraphie est plus légère, fluide et
                                                                    vements sont également axés sur des actions                            Rosas danst Rosas (1983)                           les scènes plus mélodramatiques. L’individualité
     •   … pour une autre matière musicale                          simples, comme la marche ou le fait de tourner.                                                                           de chaque interprète est plus affirmée, les solos
                                                                    Ces mouvements répétés composent l’espace de                              Distribution 1983 :                             devant la caméra alternent avec des chorégra-
   Si Béjart reprend le Boléro de Ravel avec la                     manière très architecturale avec des motifs géo-           Chorégraphie : Anne Teresa De Keersmaeker                      phies dansées ensemble. Les danseuses sont
thématisation du rythme et de la mélodie, il fait                   métriques. Anne Teresa De Keersmearker est                        Danseurs à la création : Adriana                        alors debout et leurs déplacements sont faits de
ressortir une autre matière musicale en revisi-                     proche de l’esthétique d’Yvonne Rainer, figure de             Borriello, Anne Teresa De Keersmaeker,                      va-et-vient en marchant selon des lignes latérales.
tant la musique. Avec les mouvements ondulés                        proue de la danse minimaliste et post-moderne,                 Michèle Anne De Mey, Fumiyo Ikeda                          Enfin, le dernier mouvement est « un paroxysme
répétés de la mélodie, comme si elle s’enroulait                    qui consiste à remplacer le phrasé par des unités         Musique originale : Habanera de Thierry De Mey                  de la danse »15, les danseuses se meuvent dans
sur elle-même, Béjart s’attache à dégager de la                     et des séries dans la danse.                               et Peter Vermeersch (ensemble Maximalist!)                     une pure dépense physique. La chorégraphie
musique un aspect oriental et non espagnol,                             Pour Anne Teresa De Keersmaeker, la ques-              Scénographie : Anne Teresa De Keersmaeker                      est toujours très mesurée mais s’étend dans l’es-
comme annoncé dans le titre.                                        tion de la musique renvoie directement à celle                (décors) et Remon Fromont (lumières)                        pace et s’accélère. La musique de ce mouvement
                                                                    de la composition : la chorégraphe travaille                       Costumes : Compagnie Rosas                             s’inspire du Hoketus de Louis Andriessen (com-
                                                                    la musique écrite occidentale avec la parti-                                                                              positeur néerlandais de musique minimaliste) et
11  Citation de Claude Bessy, interprète du Boléro                  tion comme point de départ. Elle part de la                        Production : Compagnie Rosas,                          consiste en des mélodies répétées de clarinette,
de Béjart, dans « Le Boléro comme ‘lieu de mémoire’ »,
                                                                    structure musicale pour penser une structure                 le Kaaitheater de Bruxelles, et le Klapstuk.
Stéphanie Gonçalves, Recherches en danse, 2019, p.7.
12 Analyse de Stéphanie Gonçalves dans « Le Boléro
                                                                                                                              Première : 6 mai 1983 au Théâtre de la Balsamine                15   Anne Teresa De Keersmaeker et Bojana Cvejic, Carnets
comme « lieu de mémoire » », Recherches en danse, 2019, p.8.        14  Biographie extraite du site de la compagnie Rosas :               de Bruxelles en Belgique                            d’une chorégraphe, Fonds Mercator, Rosas, Bruxelles, 2012,
13 Maurice Béjart présentant son Boléro de 1979.                    https://www.rosas.be/fr/8-anne-teresa-de-keersmaeker.       Reprise : 1992 (plus de 210 représentations).                 p.84.

                                                          Danse et Musique                                                                                                       Danse et Musique

                                                               14                                                                                                                        15
saxophone et piano. La pièce se termine dans le                        notes), le corps n’est pas seulement une trans-         en 1990 à partir de la 3e symphonie de Beethoven            les corps s’immobilisent. Chaque danseur a une
silence avec les souffles des corps épuisés.                           cription charnelle des notes. Il y a désajuste-         et de Bastien et Bastienne de Mozart. Elle travaille        dynamique propre, tout en étant constamment
                                                                       ment dans la musique écrite : la partition et la        également avec les compositeurs Robert Wyatt                en relation réactive avec les mouvements des
     Une écriture chorégraphique                                       perception ne sont pas totalement en phase.             et Jonathan Harvey. En 2009, elle crée Neige,               autres qui se croisent. Les phrases joyeusement
     très structurée musicalement                                      La musique et la danse dialoguent, ont une indé-        le pendant lunaire de Sinfonia Eroïca porté par             dansées en groupe correspondent aux élans sym-
     mais indépendante                                                 pendance rythmique propre et ont une vie auto-          la 7e Symphonie de Beethoven.                               phoniques musicaux. Sur scène, on assiste à des
                                                                       nome même si le tempo est partagé. La partition                                                                     jeux enfantins, des acrobaties, des équilibres, des
     • Plus une collaboration qu’une                                   musicale vient proposer un jeu structurel, elle                       Sinfonia Eroïca (1990)                        rires et des cris qui défoulent.
     subordination de la danse à la musique                            fonctionne comme un support dramaturgique                                                                               Le deuxième mouvement de la pièce, tou-
                                                                       dont les danseurs peuvent dégager des tex-                   Chorégraphie : Michèle Anne De Mey                     jours sur la 3e symphonie de Beethoven, accentue
     « Ma danse ne consistait pas à copier la struc-                   tures, des lignes dynamiques, des points d’éner-        Assistant et conseiller musical : Thierry De Mey            la rapidité des jeux et des tournis. La musique
ture musicale. La musique me fournissait une série                     gie. La part d’interprétation du danseur tient            Création et interprétation : Andreu Bresca,               change, ensuite, lors d’un duo avec un couple
de principes de construction, en particulier celui de                  à l’ajustement permanent du rythme par rap-             Michèle Anne De Mey, Olga De Soto, Françoise                s’embrassant de manière enfantine, mains sur
la répétition. Elle donnait aussi de la continuité à la                port à la partition. Dans ses pièces, la musique         Rognerud, Gabi Sund, Mischa Van Dullemen,                  la bouche, avant de descendre le long de la corde
danse. (…) De la continuité naît la transformation                     est d’ailleurs parfois absente et c’est le corps, par                    Gilles Weunski                             sur un solo de guitare de Jimi Hendrix.
progressive (qui exclut les ruptures brusques) ainsi                   un enchaînement rythmique, qui crée la musique                 Reprise de rôle : Jordi Casanovas,                       Le troisième mouvement met en scène des
que l’accumulation. Le processus cumulatif modi-                       (les 45 premières minutes de Rosas danst Rosas                  Kristin De Groot, Matteo Moles                      sports comme le ramasse-raquette de tennis. La
fie le matériau mais le germe du mouvement reste                       se font sans musique avec le rythme des mouve-                   Scénographie : Michel Thuns                        pièce se termine par des éclaboussures, des rires
présent. »16                                                           ments des corps). Dans ce sens, dans les mises              Éclairage : Lighting Bernard Freymann                   et des glissades, après que les danseurs aient
     La danse de De Keersmaeker se base sur                            en scène de De Keersmaeker, la musique corpo-                      Costumes : Isabelle Lhoas                        aspergé le sol d’eau.
la composition musicale et semble au premier                           relle est parfois aussi importante que la musique        Musique : W.A. Mozart (ouverture de Bastien
abord illustrer la musique. Mais dans le proces-                       jouée : on observe la présence des musiciens            und Bastienne) / L. Von Beethoven (Symphonie                   L’interprétation musicale
sus de création, il faudrait plus parler de collabo-                   sur scène et un dialogue entre leur gestuelle,                 n°3 « L’Héroïque », contredanse n°7,                    ludique et joyeuse
ration que de subordination. Les compositions                          leur corporalité et celles des danseurs. Ainsi la               Eroïca, variations) / J. Hendrix
musicales et dansées se font avec des échanges                         danse n’est pas subordonnée à la musique mais                                                                          •La composition musicale comme
mutuels de matériaux musicaux et chorégra-                             c’est plus une partition globale qui est mise en         Production : Compagnie Michèle Anne De Mey                    base d’un entre-jeu
phiques. Par exemple, pour le deuxième mou-                            scène, avec un dialogue constant entre structure        Coproduction : L’Hippodrome / Scène Nationale
vement de Rosas danst Rosas, si la chorégraphe                         et émotion.                                                     de Douai Montpellier Danse ‘90                           Michèle Anne De Mey revendique le lien
rejoue le rythme proposé par Thierry De Mey et                                                                                   Avec l’aide du Ministère de la Communauté                 entre musique et danse afin de créer une danse
crée à partir de la boucle des combinatoires de                                                                                    française de Belgique - Service Musique                 d’apparence plus intuitive et spontanée, après
mouvements contrapuntiques, elle a donné au                               MICHÈLE ANNE DE MEY (1959)                                              et Danse.                                étude précise de la musique. Le thème et la
préalable au compositeur une phrase chorégra-                                                                                                                                              dynamique du jeu lui permettent des va-et-
phique écrite à partir de laquelle il doit s’inspirer.                     Michèle Anne De Mey se forme à l’école                  Interprètes de la reprise de 2010 (extrait              vient avec la composition musicale, et une cer-
Pour le quatrième mouvement, ce sont les com-                          Mudra. Elle interprète Fase pour Anne Teresa              vidéo) : Gabriella Iacono, Adrien Le Quinquis,            taine prise de distance. Elle rappelle tout d’abord
positeurs Thierry De Mey et Peter Vermeersch                           De Keermaeker avant de rejoindre la compa-                  Gala Moody, Ashley Chen, Leif Firnhaber,                le lien ténu entre danse et musique en mettant
qui donnent en amont à la chorégraphe une                              gnie Rosas de la chorégraphe en 1983. Elle inter-               Kyung Hee Woo, Thi Mai Nguyen                       en avant le fait que la matière musicale de la
bande enregistrée avec une mélodie de saxo-                            prète alors les pièces célèbres Rosas danst Rosas,                                                                  symphonie Eroïca de Beethoven tient son ori-
phone, clarinette et piano 17.                                         Elena’s Aria et Ottone, Ottone. Elle crée ensuite           La chorégraphie prend place dans un décor               gine d’une musique de ballet, Les créatures de
                                                                       ses propres chorégraphies, la première en               dépouillé, un mur avec briques apparentes en                Prométhée (1800), et d’une musique de hussard,
     •   Indépendance du geste dansé et dialogues                      1981 avec Passé Simple. En 1984 elle crée le duo        fond de scène, sous une lumière de studio de                le Verbunkos. Durant la longue période de ges-
                                                                       Balatum qu’elle danse avec Roxanne Huilmand,            répétition. On y voit un couple complice qui tend           tation de la 3e Symphonie L’Héroïque, Beethoven
    Cette collaboration n’est pas synonyme d’il-                       puis le duo Face à face avec Pierre Droulers en         une corde et traverse le plateau en diagonale en            a utilisé ces musiques de danse comme champs
lustration. Si la chorégraphe travaille de manière                     1986. Elle enseigne ensuite au CNCD d’Angers            glissant le long de la corde, coupant l’espace en           d’expérimentation. La chorégraphe justifie la ver-
très étroite avec la musique comme ici, ou direc-                      en France (Centre Chorégraphique National de            lignes. Un joueur de bilboquet entre à son tour             sion choisie de l’interprétation de cette 3e sym-
tement sur les partitions musicales en amont de                        Danse Contemporaine). Son œuvre se lie à la             et expose le thème du jeu ludique. Deux autres              phonie de Beethoven par le chef d’orchestre
la création chorégraphique pour d’autres pièces                        vidéo et au cinéma comme avec Trois danses              danseurs lancent la musique d’un enregistreur               Michaël Gielen, au tempo rapide qu’il avait
(écoutes répétées de la pièce de musique, étude                        hongroises de Brahms filmé par Eric Pauwels,            et commencent à danser sur l’ouverture de                   choisi, avec la volonté d’illustrer cette dyna-
avec les musiciens, ajustement des pas sur les                         Love Sonnets, 21 Études à danser de Thierry De          l’opéra d’enfance de Mozart, Bastien et Bastienne.          mique gestuelle de la musique. Pour elle, il y a
                                                                       Mey et plus récemment, Kiss & Cry avec Jaco             Les éléments de décor sont ensuite dégagés de               bien une corrélation entre la partition et la cho-
16   Anne Teresa De Keersmaerker et Bojana Cvejic                      Van Dormael, une chorégraphie originale créée           la scène et c’est Beethoven qui commence et                 régraphie, partition qui a été au préalable minu-
(Carnets d’une chorégraphe, Le Fond Mercator, Rosas, 2012)             pour des mains mises en scène et filmée en live         déclenche une danse mouvementée et eupho-                   tieusement analysée par la chorégraphe : « Je crois
citées par Jean-Marc Adolphe, « Entre le tchak et le silence »,
                                                                       sur scène. Son univers chorégraphique s’élabore         rique. Le mouvement des danseurs illustre par-              qu’on ne peut utiliser la musique de manière intui-
Mouvement, N°66, nov-déc 2012.
17 Informations reprises dans Carnets d’une chorégraphe,               à partir de musiques fortes et de compositeurs          fois, en des phrases chorégraphiques répétées,              tive qu’à partir du moment où l’on connait à fond
Anne Teresa De Keersmaeker et Bojana Cvejic, Fonds                     de renom. Elle investit ensuite des œuvres musi-        la composition musicale et crée aussi des varia-            son histoire, et proposer une autre écoute que si on
Mercator, Rosas, Bruxelles, 2012, p.107.                               cales connues comme dans Sinfonia Eroïca crée           tions en contrepoint de la musique. Parfois aussi,

                                                          Danse et Musique                                                                                                    Danse et Musique

                                                                  16                                                                                                                  17
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