La danse en Belgique 1930-2021
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La danse en Belgique 1930-2021
Sommaire Introduction générale 7 Ayelen Parolin (1976), 20 WEG (2019) La musique sur scène avec la danse 21 Danse et Musique 11 III Au-delà de l’écriture et de 21 Introduction 11 la composition : improvisation et musicalité du danseur I Une chorégraphie basée 13 sur la partition musicale Thomas Hauert (1967), 21 La Valse (2009) Maurice Béjart (1927 – 2007), 13 L’improvisation au cœur 22 Boléro (1961) de l’interprétation musicale La réécriture chorégraphique 13 infinie d’une musique existante IV Une musique aux multiples 23 teintes culturelles et historiques Anne Teresa De Keersmaeker (1960), 14 Rosas danst Rosas (1983) Alain Platel (1956), 23 Une écriture chorégraphique 16 La Tristeza Complice (1995) très structurée musicalement Quand le classique groove, que la 24 mais indépendante musique et le mouvement se métissent Michèle Anne De Mey (1959), 16 Serge Aimé Coulibaly (1972), 25 Sinfonia Eroïca (1990) Kalakuta Republik (2016) L’interprétation musicale ludique 17 Quand la musique empreinte 26 et joyeuse de narration devient politique II Le rythme 18 Conclusion 26 ou la musicalité du corps Wim Vandekeybus (1963), 18 Danse What The Body Does Not Remember et Théâtre / Histoire 27 (1987) Le corps en mouvements percussifs 19 Introduction 27 (musiques de Peter Vermeersch et Thierry De Mey) I Akarova ou la synthèse des arts 29 sous ses différents personnages : Jan Martens (1984), 19 l’avant-garde belge des années 1930 The Dog Days Are Over (2014) Quand le corps devient musical 20 Akarova (1904-1999) 29 à travers son propre rythme Une danse totale à la scénographie 29 travaillée et imprégnée du symbolisme théâtral
II Le théâtre total et l’école Mudra 30 Danse et Société 42 IV La danse contemporaine circule : 57 II Quand l’architecture structure 68 contemporaine décentrage et ouverture sur d’autres l’espace et le mouvement III La vague flamande des années 31 pratiques chorégraphiques 1980 : une physicalité engagée Introduction 42 Akarova (1904-1999) 68 des corps sur scène Sidi Larbi Cherkaoui (1976), 57 La synthèse des arts de l’architecture 68 I La danse, une question de genre ? 45 Rien de rien (2001) Jan Fabre (1958), 31 Un dialogue intercommunautaire 57 Frédéric Flamand (1946), 69 Das Glas im Kopf wird vom Glas (1990) Maurice Béjart (1927 – 2007), 45 La Chute d’Icare (1989) Une physicalité engagée du corps 32 Boléro (1961) Serge Aimé Coulibaly (1972), 58 Casser l’espace : le rapport entre 70 qui passe d’abord par une critique Une « œuvre universelle » : Béjart 46 Kalakuta Republik (2016) corps et ville moderne de la discipline et le Boléro féminin / masculin Une lutte internationale pour la liberté 58 III Quand le corps fait image : 71 Wim Vandekeybus (1963), 32 Thierry Smits (1963), 46 Ayelen Parolin (1976), 58 rapports entre danse et cinéma What The Body Does Not Remember Cocktails (2014) WEG (2019) (1987) Le nu pour se moquer du genre 47 Le groupe comme écosystème 58 Thierry De Mey (1956), 72 Une théâtralité de l’instinct 33 et des clichés sociaux chorégraphique Rosas danst Rosas (film de 1997) Le chaos comme trame narrative 34 Le film comme matière vivante 72 Mercedes Dassy (1990), 48 V Quelles attentes spectatorielles 60 et sensible de la chorégraphie Alain Platel (1956), 34 i-clit (2018) pour quel public ? La Tristeza Complice (1995) Féminisme et culture mainstream : 48 Frédéric Flamand (1946), 72 Un assemblage de pratiques 35 un paradoxe ? Jan Martens (1984), 60 La Chute d’Icare (1989) sans hiérarchisation The Dog Days Are Over (2014) Le corps et l’image concrète sur scène 72 II Les danses populaires 50 Quelles attentes spectatorielles pour 60 IV Transposer une comédie 35 et leurs fonctions sociales. le public de la danse contemporaine Michèle Noiret (1960), 73 humaine : un langage porteur d’aujourd’hui ? Hors-champ (2013) d’émotions humaines, au-delà de la Anne Teresa De Keersmaeker (1960), 50 Un autre espace par le biais du cinéma 74 catégorisation entre danse et théâtre Rosas danst Rosas (1983) Conclusion 61 La logique narrative déstructurée 74 La marche dans la danse 52 du rêve Cie Mossoux-Bonté (1985), 35 Un cinéma de l’intime et des émotions 74 Twin Houses (1994) Thierry Smits (1963), 52 Danse 62 humaines Un langage formel composite pour 36 Cocktails (2014) et Arts plastiques / représenter la complexité humaine Culture populaire et mélanges 52 Architecture / Conclusion 75 Cinéma Alain Platel (1956), 37 Ayelen Parolin (1976), 52 La Tristeza Complice (1995) WEG (2019) Introduction 62 Danse 76 Psychologie des personnages : 37 Le carnaval pour dire la différence 53 et Improvisation une « communauté en scène » I Entre chorégraphes et 62 III La danse contemporaine comme 54 plasticiens : l’importance des Introduction 76 Sidi Larbi Cherkaoui (1976), 37 critique politique de la société ? éléments scéniques au plateau Rien de rien (2001) pour une redéfinition de l’œuvre I L’improvisation comme 78 Le théâtre comme vécu d’une 38 Serge Aimé Coulibaly (1972), 54 d’art totale exploration pluridisciplinaire du expérience intime Kalakuta Republik (2016) geste : pour une autre expressivité Une scène sensuelle et violente : 54 Akarova (1904-1999) 63 artistique V Une autre manière de raconter 39 l’image de la révolution politique Une composition plastique vivante 63 l’Histoire : l’intime et le vécu à L’espoir final de liberté 55 (costumes et travail de composition) Alexander Vantournhout (1989), 78 travers des témoignages et l’archive Through the Grapevine (2020) Thierry Smits (1963), 55 Jan Fabre (1958), 64 La danse comme improvisation : 78 Olga de Soto ( 1972), 39 Cocktails (2014) Das Glas im Kopf wird vom Glas (1987) un jeu perpétuel inachevée histoire(s) (2004) Le nu et le sexe pour saccager 55 Un langage définitivement plastique 65 Une histoire subjective 40 de belles images (la scène comme tableau) Pierre Droulers (1951), 79 Un espace de l’intime et de l’invisible 41 de l’air et du vent (1996) Cie Mossoux-Bonté (1985), 56 Pierre Droulers (1951), 66 Une matière poétique opposée 80 Conclusion 41 Twin House (1994) de l’air et du vent (1996). à une finalité Une critique de la société moderne 56 Une danse plastique sur l’invisible 67 et hiérarchique
La danse II L’improvisation comme 81 III Le danseur dans l’improvisation : 83 échos d’une histoire personnelle : entre autonomie du danseur subjectivité et sensorialité et harmonie du groupe contemporaine Alain Platel (1959), 81 Pierre Droulers (1951), 83 La Tristeza Complice (1995) de l’air et du vent (1996) Une écriture chorégraphique collective 81 Une circulation collective 83 en Belgique et perméable à chacun Thomas Hauert (1967), La Valse (2009) 83 Pierre Droulers (1951), 81 L’improvisation comme geste 84 de l’air et du vent (1996). collectif et utopique L’improvisation dans la création : 81 une chorégraphie qui s’écrit avec Alexander Vantournhout (1989), 85 le vécu et les perceptions sensibles Through the Grapevine (2020) des interprètes Dimension solidaire et collective 85 Alexander Vantournhout (1989), Through the Grapevine (2020) 82 du contact corporel Conclusion 85 introduction Le corps et sa morphologie propre : 82 représenter la singularité La définition de la danse contempo - Belgique. En effet, la danse contemporaine raine apparaît souvent délicate et poreuse : son n’est pas un fait exclusivement occidental et les identité et sa forme nous échappent souvent. termes et catégories qui seront ici employés, tels Si l’on s’attache tout d’abord à la définition de que « moderne », « postmoderne » et « contempo- la danse, voilà ce que le dictionnaire du Petit rain » (qui peuvent de manière générale renvoyer Robert affirme : « Action de danser. Suite expressive à un temps linéaire et anthropocentré, cachant de mouvements du corps exécutés selon un rythme, souvent en Occident un « désir tacite de valorisa- le plus souvent au son de la musique, et suivant un tion »02), seront utilisés dans un cadre spatial et art, une technique ou un code social plus ou moins temporel précis, qui n’exclut pas d’autres formes explicites ». Cette définition nous ramène au carac- de danse contemporaine dans d’autres régions tère essentiellement culturel de la danse et à son du monde. La danse est, en effet, toujours liée à attachement à la musique, qui est souvent ancré un contexte social qui a ses dynamiques propres dans les esprits de chacun. Paul Valéry, critique et multiples : il existe différentes contemporanéi- d’art et de danse du XXe siècle reprécise cette tés, et notre propos ne cherche pas à renforcer définition : « La danse n’est que l’action de l’en- le modèle centre/périphérie qui existe déjà dans semble du corps humain (…) transposée dans un l’Histoire des arts. monde, dans une sorte d’espace-temps, qui n’est plus Au-delà de son caractère historique et tem- tout à fait le même que celui de la vie pratique »01. porel, la danse contemporaine développe des C’est ainsi, avant tout, du corps et de la particu- thèmes qui lui sont propres au cours de son évo- larité de son inscription spatiale et temporelle lution. En Occident, ces caractéristiques voient dont il est question. On évacue, ici, les idées pré- le jour, suite aux bouleversements esthétiques conçues d’expressivité, de musique ou de code de la danse moderne et post-moderne au milieu spécifique auxquelles les danseurs devraient se du XXe siècle : la danse contemporaine s’exprime, tenir. Si l’on se consacre maintenant à l’analyse alors, par la suite, dans une volonté interdiscipli- du terme « contemporain », on remarque que ce naire, libère son geste qui devient autonome, et dernier désigne une temporalité, un ancrage his- élargit ses processus de recherche. torique. La danse contemporaine est ainsi his- Les questions de la liberté du geste et du toriquement identifiable. Il semble, par ailleurs, corps, de la recherche de nouveauté et de créa- important de situer spatialement notre étude tion sont récurrentes en danse contemporaine. afin d’y voir les particularités culturelles qui se L’expressivité est revisitée avec l’émergence du dégagent de la question de la danse contem- poraine en Occident, et plus précisément en 02 Michel Bernard, Véronique Fabbri, « Généalogie et pouvoir d’un discours : de l’usage des catégories modernes, 01 Paul Valéry, « Philosophie de la danse », Œuvres, t. I, Paris, postmodernes, contemporaines à propos de la danse », Gallimard, 1960, p. 1390. Rue Descartes, n°44, 2004/2, p.23. La danse contemporaine en Belgique 07
geste libre et la revendication de son indépen- Depuis 1930, la danse, en Belgique, ne cesse de se d’opéra. L’absence de ballet national indépen- des politiques menées au sein des lieux dévolus dance. Depuis le Romantisme (fin XVIIIe siècle), redéfinir. Les codes habituels de la chorégraphie dant fait tarder l’influence de la danse moderne à la danse, le rôle des associations et l’émergence la liberté expressive était le fait de la musique, laissent place à la création de multiples langages en Belgique. Les formes modernes et contem- de nombreux festivals auront une influence de par sa dimension non représentative et son chorégraphiques, qu’il apparaît complexe de cir- poraines sont, alors, le fait d’expressions indivi- peu visible mais fondamentale sur l’histoire de rôle qu’on lui attribuait communément, à savoir conscrire simplement comme « danse belge ». duelles, en marge des institutions. De manière la danse. exprimer les sentiments et émotions humains. Depuis 1965, il y a, en Belgique, deux ministres générale, en Occident, ces artistes indépendants Mais depuis la seconde moitié du XXe siècle, ce de la Culture, un francophone et un néerlando- prennent les noms d’Isadora Duncan, Loïe Fuller, Côté chiffres, les inégalités sont flagrantes, rôle est partagé avec les artistes d’autres pra- phone, et depuis la réforme institutionnelle de Ruth Saint Denis,… Ces artistes nourrissent en 1985, par exemple, alors que la subvention du tiques, notamment les chorégraphes. Chacun, 1980, la culture n’est plus seulement gérée par des pratiques gestuelles inédites et décloison- Ballet de Wallonie approche les 2.000.00 d’euros dans son art, recherche l’expressivité spontanée deux ministres au sein d’un gouvernement, mais nées, issues des enseignements d’Émile Jaques- (78.000.000 de FB), le montant de l’enveloppe et immanente du mouvement. gérée par des gouvernements distincts. Cette Dalcroze ou Rudolph Laban qui prônent la des aides ponctuelles accordées à la danse triple, Une autre caractéristique de la danse contem- fédéralisation a pour conséquence une façon liberté du mouvement, à l’opposé du geste clas- passant de 2.140.000 FB en 1984 à 6.200.000 FB poraine concerne son métissage avec d’autres différente de subventionner et de produire les sique. À Bruxelles, la danseuse Akarova fait par- en 1985, soit l’équivalent de 150.000 euros. arts. Depuis le début du XXe siècle en Europe pièces, ce qui a un impact réel sur les modes de tie de cette même lignée, et en Flandre, c’est et en Amérique, la danse s’expérimente aux création, l’organisation des compagnies, les choix Elsa Darciel et Léa Daan qui implantent, dans Enfin, à partir de la fin des années 1980, qui côtés du théâtre, de la littérature, de l’architec- esthétiques,… des écoles privées, de nouvelles techniques liées coïncident avec la naissance des entités fédérées, ture, des arts plastiques, de la vidéo, du cirque,… Il résulte, de cette diversité de création et de à l’eurythmie et l’expression. 1954 représente la et le départ de Béjart à Lausanne, le nombre de En effet, l’évolution de la danse, au XXe siècle, production, une identité propre, personnelle, date tardive, à laquelle le Théâtre de la Monnaie chorégraphes qui voit leur travail reconnu et privilégie une conception de l’art pluriel, issue avec un maillage d’artistes en forte corrélation de notre capitale commence à programmer des soutenu financièrement, augmente considéra- de la période moderne. L’art se décline, de mul- artistique, d’où se dégagent des trajectoires sin- danses, en dehors des ballets d’opéra, marquant blement. tiples manières, sous des formes nombreuses et gulières mais rhizomiques. On remarque, depuis ainsi la reconnaissance du processus d’indépen- hybrides, et puise son inspiration, dans le rap- longtemps, en Belgique, l’ancrage de cette rela- dance de la danse. À partir des années 1960, le 1991 sera une année décisive, pour la danse port moderne de l’homme à son environnement. tion dialogique entre diverses disciplines artis- gouvernement belge commence à subvention- contemporaine en Belgique. Deux événements Ainsi, chaque pratique se mêle, s’entrecroise, tout tiques. Dans ce sens, la Belgique a été un espace ner la danse et quelques compagnies. Le Ballet allaient, en effet, transformer, radicalement, en trouvant son indépendance et son autono- précurseur de nouveaux modèles esthétiques et du XXe siècle de Maurice Béjart voit le jour, dans la situation à son profit. Le nouveau directeur de mie. La danse y participe, reconnaît et exprime interdisciplinaires. Les avant-gardes modernes ce contexte, et devient alors, le premier ballet la Monnaie, Bernard Focroulle, choisit de prendre ses caractéristiques esthétiques propres, tout et contemporaines qui se sont développées en national de Belgique. Du côté wallon, s’en suit la en résidence Anne Teresa De Keersmaeker et en rejetant la hiérarchie artistique qui était, Europe au début du XXe siècle, ont touché très création du Ballet de Wallonie à Charleroi, avec sa compagnie Rosas. Suite au décès de Jorge jusqu’alors, imposée, relayant la danse au rôle rapidement le territoire belge et particulière- Hanna Voos à sa direction. En Flandre, Jeanne Lefebre, directeur artistique et chorégraphe prin- d’illustration de la musique, dans les Ballets. ment Bruxelles, capitale qui a vite elle-même été Brabant marque l’ouverture du Ballet de Flandre. cipal du Ballet Royal de Wallonie, le Ministère de La problématique de l’espace de représen- à l’initiative de nouveaux modèles artistiques. Cette double émergence institutionnelle favori- la Communauté française Valmy Féaux se trouve tation est également posée par les acteurs de Concernant la danse, ces avant-gardes ont com- sera l’essor artistique de la danse. face à un dilemme : conserver l’orientation clas- la danse contemporaine. La danse contempo- mencé avec l’émergence d’initiatives, d’abord Les années 1970 et 1980 sont marquées par sique du ballet ou rajeunir cette institution qui raine sort de son théâtre, de son expression individuelles qui se détachaient des Ballets ins- le rayonnement national et international de présentait, déjà depuis quelques années, des frontale, léguée par les Ballets, et se déplace titutionnels dans les années 1920-1930, puis dans Maurice Béjart et de son école, Mudra, créée signes d’essoufflement. Conscient du vaste mou- dans des lieux publics et principalement le cadre de nouvelles compagnies et écoles, cette en 1970. Il en découlera une danse teintée de vement de la «jeune danse», il choisira Frédéric urbains. L’espace de représentation s’ouvre en fois-ci, subventionnées. théâtre et d’approches culturelles très diversi- Flamand - toujours à la tête du Plan K - comme même temps que le rôle de l’environnement fiées. De nombreux chorégraphes contempo- nouveau directeur du Ballet Royal de Wallonie, sur le corps humain et son ancrage sont ques- Revenons, plus précisément, sur l’évolu- rains belges, comme Pierre Droulers et Nicole qui, dès ce moment, deviendra le Centre cho- tionnés. Dans ce même élan, il ne s’agit plus tion historique de la danse contemporaine, en Mossoux, développeront leur art, à la suite de régraphique de la Communauté française de de montrer une œuvre finale, nécessairement Belgique, et ce afin d’identifier, de manière claire, cette formation. Ces artistes seront également Belgique, Charleroi/Danses. et précisément écrite pour la scène, mais de les différentes thématiques qui s’y dégagent03. influencés par la danse expressionniste alle- Les centres culturels et d’autres struc- déplacer les processus de création, les étirer mande, la modern dance américaine et la jeune tures s’ouvrent aussi à une programmation de et les vivre avant tout, comme dans l’improvi- La danse contemporaine, en Belgique, débute danse française. danse plus affirmée et visible. Depuis 1994, des sation. Investissant l’espace publique et s’ex- avec les avant-gardes des années 1930 qui décloi- Au début des années 1980, sous l’influence contrats-programmes permettent également de primant de manière libre, la danse contem- sonnent les arts en Occident, et plus particu- de l’avant-garde internationale, le théâtre fla- subventionner huit compagnies et associations, poraine endosse également une dimension lièrement en Amérique, en Allemagne puis mand connaît un mouvement similaire, c’est ce de manière régulière, en échange de productions. sociale, anthropologique et politique. en France et en Belgique. Avant cette période, qu’on appellera le début de la « vague flamande ». L’aide à la création se développe, dans un cadre la danse belge était ancrée dans un contexte clas- Des artistes, comme Jan Decorte, Jan Lauwers ou plus large, et touche les initiatives artistiques les La Belgique est un territoire représentatif sique d’où émergeaient, uniquement, les ballets Jan Fabre, vont bouleverser la conception de la plus fraîches, à travers une politique de décentra- de cette dynamique artistique métissée, inter- mise en scène. Le texte y devient minoritaire et lisation et démocratisation culturelles. 03 Pour ce faire, nous nous basons en partie sur le plan disciplinaire et libérée. De par sa position géo- multilingue. Il cède la place à un jeu très phy- et l’étude de Béatrice Menet dans 20 ANS DE DANSE, graphique, le territoire belge, au croisement de Répertoire des œuvres chorégraphiques créées en sique. Cette production va être exportée grâce, différents pays et cultures, est par essence un Communauté française : 1975-1995, Éditions Contredanse, entre autres, à la politique d’Hugo De Greef, espace d’accueil, d’échanges et de mélanges. Bruxelles, 1998. alors directeur du Kaaitheater. L’importance La danse contemporaine en Belgique La danse contemporaine en Belgique 08 09
Danse Aujourd’hui, cette évolution nous permet de artistes se frottent ouvertement à la réalité de penser la danse, comme une matière artistique leur monde et à ses problématiques sociales et foisonnante qui intègre, de jour en jour, divers politiques, nous analyserons les pièces, sous le et Musique processus de création, dans le cadre de collabo- prisme du thème « Danse et Société contempo- rations et d’influences diverses. raine ». Les formes de création hybrides et iné- dites seront évoquées dans le chapitre « Danse Au vu de cette riche évolution esthétique de et Arts plastiques/Architecture/Cinéma », formes la danse et de son décloisonnement, il nous est artistiques qui nous inciteront à imaginer et paru important d’étudier la danse contempo- percevoir notre monde et notre environnement raine en Belgique, dans son rapport dialogique sous différents focus. Enfin, le thème « Danse et avec d’autres pratiques artistiques. Nous avons Improvisation » permettra de mettre en lumière choisi différents thèmes qui seront développés, de nouveaux processus de création et de pré- tout au long du dossier, à travers une analyse de sentation, qui redéfinissent l’essence même de pièces contemporaines belges, sélectionnées par la danse et explorent la liberté du geste corporel. INTRODUCTION un cadre précis, mais à l’intérieur, Balanchine un comité scientifique, pièces qui ont marqué les prend la liberté d’articuler de manière variée les esprits, de par leur interdisciplinarité contempo- La sélection des pièces chorégraphiques et Dans nos sociétés occidentales, de manière éléments musicaux de Stravinsky. À travers les raine. Le thème « Danse et Musique » traitera de le choix des thèmes évoqués ci-dessus ne pré- générale, concernant la danse et son enseigne- mouvements, la mélodie est parfois davantage la dialectique représentative du processus d’au- tendent pas à écrire une histoire objective de la ment, la musique est souvent présente, mais mise en avant, d’autres fois, c’est le rythme ou ses tonomisation et d’interaction de la danse, vis-à- danse contemporaine en Belgique. Notre pro- son utilité rarement questionnée. Pourtant, il effets instrumentaux, comme le pizzicati. Les pas vis de la musique et des autres arts. Le dossier pos est plutôt ici de tirer des fils, de dessiner des émane de l’emploi de la musique en danse, ou des danseurs contrapontiques, tombant sur des « Danse et Théâtre/Histoire » nous permettra de trames, de mettre à jour des trajectoires, qui per- de la danse en musique, une longue histoire tons faibles, et le morcellement chorégraphique repenser les rapports de la danse au narratif, la mettront sans doute à chacun de s’approprier un dialectique. En effet, les rapports entre danse et sur la musique en continuum de Stravinsky, relation subjective que chacun entretient avec peu plus la vaste palette de la danse contempo- musique n’ont cessé d’évoluer et font état d’un illustrent la poly-rythmie et la complexité musi- l’Histoire, à travers la perception des corps, et la raine belge. parcours de légitimation de la danse comme un cale de manière subtile et moderne, à l’inverse performativité des corps sur scène. Lorsque les art à part entière. En Europe, danse et musique de la danse d’opéra qui avait pour habitude de sont séparées avec l’institution de deux acadé- suivre parfaitement les mouvements musicaux. mies distinctes ; une de Musique et de Poésie Plus tard, dans les années 1940, avec la collabo- créée en France en 1567, et une de Danse fon- ration du chorégraphe Merce Cunningham et du dée, en 1661, à l’initiative de Louis XIV. De cette compositeur John Cage, la danse et la musique se distinction entre deux vocabulaires, découleront dissocient complètement pour devenir indépen- des aller-retours entre imitation, opposition, dantes. Il s’agit, selon les mots de Cage, de « libé- indépendance et enfin dialogue 04. On compren- rer la musique de la nécessité d’aller avec la danse et dra vite que la problématique de traduction tra- libérer la danse d’avoir à interpréter la musique »07. ditionnelle de ces deux langages est superficielle, À travers un processus expérimental, et par- « il ne s’agit pas de trouver des équivalences littérales delà tout principe commun de liaison prééta- mais plutôt de s’efforcer de penser ce qu’il en est des blie, danse et musique ne recherchent plus de écritures à travers »05. Face à la logique d’imitation prétendue équivalence, mais leur émancipa- musicale et narrative que projettent les Ballets tion. Dans un jeu de structure et de rythme, les jusqu’au XIXe siècle, se développe au début du durées de la danse sont étirées par Cunningham XXe siècle une transcription chorégraphique selon un rythme intérieur propre au danseur qui plus personnalisée de la musique. Le néo-classi- ne tient plus compte de la musique, tandis que cisme « constructiviste »06 dans le ballet Apollon la musique, structurée par des blocs de durée, musagète (1928) du compositeur Stravinsky et du recherche plutôt à mettre en avant des sons chorégraphe Balanchine par exemple, témoigne acoustiques (timbre, silence). Les deux artistes de cette modernité inédite. La chorégraphie mènent leur expérience jusqu’au recours à l’aléa- répond aux valeurs formelles et aux construc- toire dans la méthode de composition, qui sou- tions rythmiques fortes de la musique qui fixe ligne l’irrégularité des développements choré- graphiques et musicaux fonctionnant comme 04 Évolution décrite par Jean-Yves Bosseur dans des processus autonomes. Cette révolution ne « Danse et musique : interactions », Marsyas, n°25, mars 1993, cessera de nourrir les œuvres contemporaines La Villette, Paris. 05 Réflexion d’Edwige Phitoussi dans “Danse vs musique. Je t’aime, moi non plus ? », Ballroom, 2014, n°4, p.88. 07 « Essays, stories and Remarks about Merce 06 Appellation reprise de Gianfranco Vinay dans Cunningham », Dance Perspectives, n°34, 1968, p.35, traduction « Stravinsky-Balanchine et le néoclassicisme « constructiviste » », en français de Daniel Dobbels dans Empruntes, Écrits sur Repères, Cahier de danse, n°20, novembre 2007, p.7. la danse, n°, juin 1978, p.26. La danse contemporaine en Belgique Danse et Musique 10 11
par la suite, avec des jeux de dissonance et de de ses propres sensations. La nouvelle recherche I UNE CHORÉGRAPHIE BASÉE reprend quelques idées de la chorégraphie pré- hasard. D’autres chorégraphes reviendront de musicalité devient une recherche de l’inten- SUR LA PARTITION MUSICALE cédente, comme une table centrale pour le décor, ensuite à un rapport plus direct avec la musique tion et de présence. On voit alors apparaître et pour les interprètes, une soliste encerclée d’un et sa partition tout en s’y détachant subtilement. des créations où la musicalité émotionnelle groupe d’hommes dont il augmente le nombre. On peut nommer Maurice Béjart, Anne Teresa De est mise en exergue dans un geste fragile illus- MAURICE BÉJART (1927 – 2007) La chorégraphie commence avec un homme ou Keersmaeker ou Michèle Noiret. L’œuvre phare trant le doute et les tensions internes à travers une femme dansant seul·e au centre d’une table de cette dernière, Solo Stockhausen (1997), est le une mise en espace labyrinthique et non plus Maurice Béjart, dans les années 1970-80, ronde rouge. Les pas sont faits de déhanchés résultat d’une étude de 15 ans à partir du système de face, comme chez François Verret en France. est le principal acteur de la danse contempo- accentués sur la mélodie. On entend le rythme de notation du mouvement conçu par le com- Si l’on considère que la musicalité signifie aussi raine en Belgique. Né en France en 1927, il est du Boléro en arrière-fond. L’interprète au centre positeur, en étroite relation avec ses partitions une direction gestuelle intime dans un espace un chorégraphe franco-suisse. Il quitte la France a le visage très maquillé, fardé avec des paillettes, musicales. Chez Anne Teresa De Keersmaeker, (projection des émotions), les mouvements des pour la Belgique où il travaillera durant vingt- et est torse-nu ou avec un justaucorps couleur la musique renvoie directement à la question danseurs ne répondent alors plus à des positions sept ans. En 1959, il crée sa chorégraphie la plus chair. Dans la danse, les bras sont très présents de la composition chorégraphique : « la choré- et dynamiques précises attendues, comme en célèbre Le Sacre du Printemps à la demande de et précis, ils sont synchronisés avec la mélodie graphe se saisit de la structure musicale pour pen- danse classique (positionnement des bras anté- Maurice Huisman, directeur du Théâtre royal et donnent ses accents. Le ventre est mis en ser une structure chorégraphique complexe »08. En se rieur au corps, appui des pieds au sol, extrémités de la Monnaie. Il sera lié à La Monnaie plusieurs avant, il est agité de mouvements cadencés sur référant à l’ordre extérieur de la partition, Anne du corps le plus éloignées du tronc), mais à un années et dans ce contexte crée sa compagnie, la musique. Le corps se déploie et est systémati- Teresa De Keersmaeker s’y affranchit également intérieur organique fait de tensions, relâche- le Ballet du XXe siècle, en 1960. La compagnie quement amorti en demi-pointes, les bras écar- en faisant émerger des phrases rythmiques de ments des diverses parties du corps, rotations, rencontre un succès mondial et représente l’am- tés tenant l’équilibre. Au fur et à mesure, d’autres la musique qui n’étaient pas facilement percep- chutes, etc. bassadrice de la danse contemporaine belge danseurs hommes se lèvent un par un et dansent tibles à l’écoute. Enfin, au-delà de l’oscillation Finalement, la relation entre corps et notes, à l’étranger. Cette même année, Béjart monte en lignes verticales et horizontales avant d’entou- entre indépendance et illustration de la musique danse et musique, dépend du choix du choré- avec la danseuse Duska Sifnios le Boléro de rer la table en cercle sur le rythme de la musique. par le mouvement, la danse contemporaine redé- graphe et du contexte de création : un danseur Maurice Ravel, une de ses œuvres embléma- Ils sont quarante au total et encerclent bientôt finit la « musicalité du danseur »09. La musicalité peut chercher à se coller au temps proposé par tiques. Le rôle sera ensuite repris par de nom- complètement le·la soliste. Leurs mouvements désigne une « qualité d’articulation du mouvement la musique, le compositeur peut vouloir créer breux danseurs de la compagnie, qu’ils soient sont plus géométriques et contrastent avec les ou d’une composition chorégraphique, ou une apti- un cadre sonore à une phrase gestuelle, ou le hommes ou femmes. Béjart jouera avec sa com- ondulations du corps au centre. Leur costume tude de l’interprète à articuler la danse qu’il exécute. musicien peut improviser à partir de la musica- pagnie notamment à Paris avec Roméo et Juliette est fait de pantalons noirs, de vestes, de chemises Partant de l’idée générale de rendre visible le proces- lité corporelle du danseur. Mais ce qui change et La Damnation de Faust, ou au festival d’Avi- blanches et parfois de cravates, éléments mascu- sus musical, le concept de musicalité recouvre aussi considérablement la relation des deux arts, est gnon en 1967 avec La Messe pour le temps présent. lins. Au fur et à mesure de l’évolution musicale, bien un mode de rapport au support musical qu’une la conscience d’une écoute mutuelle dans la Béjart fait preuve de novation en coupant avec le rayonnement du danseur ou de la danseuse articulation intrinsèque du mouvement indépen- pratique. les sujets mièvres du ballet classique, ses acces- au centre est de plus en plus puissant et forme damment d’une relation concrète à la musique »10. soires et tutus. Il aborde aussi les grands thèmes des cercles concentriques de plus en plus grands Cette définition met en relief la dimension incar- existentiels en collaboration avec la musique qui émanent du ventre. L’intensité de la musique née et intime de la relation que le danseur entre- contemporaine. augmente et les danseurs autour se resserrent tient avec une musique extérieure ou avec sa Il fonde à Bruxelles, en 1971, l’école de danse au centre, à l’image d’un rituel, jusqu’à étouffer le propre musique interne. Avec l’apparition des pluridisciplinaire Mudra. Cette école formera de personnage central dans le final orchestral. pratiques kinésiques et l’influence de nouvelles nombreux chorégraphes contemporains belges. théories, comme celle de la rythmique d’Émile Quelques années plus tard, en 1977, il créera La réécriture chorégraphique infinie Jaques-Dalcroze (années 1910-1920), la percep- Mudra Dakar. Et en 1987, il s’installe en Suisse d’une musique existante tion physique de la musique est prise en compte. et crée l’école-atelier Rudra à Lausanne. Au lieu de chercher une illustration des senti- • Rappel sur l’histoire du Boléro de Ravel ments et une narration, le rythme devient per- Boléro (1961) ceptif, et c’est l’écoute musicale corporelle et La partition musicale du Boléro est créée en sensorielle qui est sous-tendue à travers une Chorégraphie : Maurice Béjart 1928. C’est une commande à Maurice Ravel d’une articulation intrinsèque et personnelle du mou- Décors et costumes : Maurice Béjart danseuse des ballets russes, Ida Rubinstein vement. Cette posture nécessite pour le danseur Lumières : Clémence Cayrol (1883-1960). Le motif musical est déjà connu une présence particulière, une écoute d’autrui et Interprète soliste : Maïa Plissetskaïa (1974) / depuis la fin du XVIIIe siècle et l’écriture musi- Jorge Donn (version de 1979) cale est très simple et directe, sans virtuosité. 08 « Corps d’écriture, Conversation entre Philippe Autres interprètes : 40 membres Il n’y a pas de développement, et presque pas Guisgand et Jean-Luc Plouvier », Repères, Cahier de danse, du Ballet du XXe siècle de modulation, les mêmes notes se répètent de n°20, novembre 2007, p.17. manière lancinante et augmentent dans un cres- 09 Terme emprunté à Jean-Christophe Paré dans Production : Théâtre royal de la Monnaie cendo de seize minutes. Avec cette longue phrase « La musicalité du danseur, saveur d’une présence musicale très structurée et répétée, Ravel s’ins- singulière dans l’instant », Repères, Cahier de danse, n°20, novembre 2007, p.26 La pièce du Boléro est écrite sur la musique crit dans l’avant-garde musicale. 10 Philippe Le Moal, Dictionnaire de la danse, de Maurice Ravel et est une réécriture du Boléro Larousse, Paris, 2008. de Nijinska (1928, ballets russes). Maurice Béjart Danse et Musique Danse et Musique 12 13
•Un phrasé chorégraphique ANNE TERESA DE KEERSMAEKER (1960) chorégraphique complexe. Ses créations très Interprètes du film de 1997 (extrait vidéo) : moderne avec un jeu de rythmes… écrites se basent ainsi sur un tissage structurel et Cynthia Loemij, Sarah Ludi, Anne Mousselet, compositionnel qui rappelle les partitions musi- Samantha Van Wissen Dans le Boléro de Béjart, la musique fonc- En 1980, après des études de danse à l’école cales. Elle est particulièrement attirée par le tra- tionne comme moteur du mouvement. Les Mudra de Bruxelles, puis à la Tisch School of the vail du compositeur Steve Reich et son principe La pièce fait partie de la première phase de gestes sont clairement en lien avec la musique, Arts de New York, Anne Teresa De Keersmaeker de structure musicale qui lui fourniront ensuite création d’Anne Teresa De Keersmaeker qui la mélodie, le rythme et leur intensité : « les crée Asch, sa première chorégraphie. Deux ans son propre vocabulaire chorégraphique. Elle réta- a alors seulement 23 ans. Elle correspond au entrées d’instruments peuvent fonctionner comme plus tard, elle se fait remarquer avec Fase, Four blit une relation entre musique et danse, par le souhait de la chorégraphe de mêler musique des repères pour les changements de pas, et l’amplifi- Movements to the Music of Steve Reich. En 1983, biais de cette affinité d’organisation structurelle et danse en étroite collaboration et de manière cation du mouvement est en phase avec la puissance De Keersmaeker chorégraphie Rosas danst Rosas et par le rythme. Le lien qu’elle entretient avec simultanée. La chorégraphie est sur la musique orchestrale » 11. La fatigue, l’exaltation rejoignent la et établit à Bruxelles sa compagnie de danse la musique s’observe également dans le vocabu- de Thierry De Mey et Peter Vermeersch. transe musicale. Cependant, même si on a l’im- Rosas. À partir de ces œuvres fondatrices, la cho- laire musical que la chorégraphe emploie : des Le film de Thierry De Mey, également inti- pression que la danse est uniquement compo- régraphe continue d’explorer les relations entre « canons », « pattern », « tchak » (pour définir un mou- tulé Rosas danst Rosas, a été tourné dans le bâti- sée à partir de cette musique et que les deux danse et musique. Entre 1992 à 2007, Rosas est vement brusque et saccadé). ment de l’école RITO de l’architecte Henry van arts sont très liés, le phrasé chorégraphique accueillie en résidence au théâtre de La Monnaie/ Dans ses premières pièces de 1982 à 1985, de Velde située à Louvain. La pièce est découpée est en fait très spécifique et subtil. Les rup- De Munt à Bruxelles. La chorégraphe dirige alors la partition musicale est très présente, la musique en quatre mouvements qui représentent les dif- tures de rythme et l’impact des gestes dansés plusieurs opéras et de vastes pièces d’ensemble sert ici de base à la création chorégraphique. férents moments de la journée. Les gestes cho- sur les accents rythmiques secondaires créent qui ont depuis intégré le répertoire des compa- La danse y apparaît comme un casse-tête cho- régraphiés sont issus des gestes du quotidien une dynamique particulière. En effet, la cho- gnies du monde entier. Dans Drumming (1998) régraphique avec des constructions très chif- répétés qui représentent de petites mécaniques régraphie apparaît moderne avec sa polyryth- et Rain (2001), en collaboration avec l’ensemble frées comme dans Fase ou Rosas danst Rosas. corporelles devenant de plus en plus fluides et mie et l’asymétrie des gestes des danseurs. On de musique contemporaine Ictus, on observe de Ici, le mouvement est organisé en unités quali- intenses. Le premier mouvement évoque la nuit, assiste à une asymétrie, une absence de rectan- grandes structures géométriques, complexes fiées de « cellules » qui sont étirées, compressées le sommeil, avec les quatre danseuses à l’hori- gularité, dans le mouvement global et l’omnipré- dans leurs tracés et leurs combinaisons, avec ou juxtaposées. Ensuite, jusqu’à 1994, les par- zontal. Il est silencieux et lent, sans musique, sence de polyrythmes des pas des danseurs, qui les motifs obsédants de la musique minima- titions musicales travaillées sont de tradition avec le souffle comme seule sonorité. Le mou- contrastent avec le vocabulaire gestuel acadé- liste de Steve Reich. En 1995, Anne Teresa De classico-romantique (Beethoven, Bartok) et la vement est très structuré, selon des combinai- mique12. Cette chorégraphie complexe a été d’ail- Keersmaeker fonde l’école P.A.R.T.S. (Performing chorégraphe joue sur la polyphonie du mouve- sons mathématiques précises (des « cellules ») leurs très difficile à apprendre pour l’interprète Arts Research and Training Studios) à Bruxelles, ment sur le modèle du canon. À partir de 1995 et que les danseuses effectuent en canon. La danse soliste Maïa Plissetskaïa qui venait des ballets école qui formera, et forme encore aujourd’hui, jusqu’à aujourd’hui, la danse de De Keersmaeker s’étend au sol sur une ligne latérale puis une dia- russes, à la gestuelle plus classique. de nombreux danseurs contemporains belges.14 emprunte moins aux codes formels de la parti- gonale. Pour le deuxième mouvement, les dan- La modernité de la chorégraphie réside éga- Anne Teresa De Keersmaeker s’insère dans le tion et impose son contrepoint. De plus en plus, seuses sont sur des chaises et répètent des mou- lement dans l’illustration que propose la danse mouvement de danse minimaliste qu’incarnent la danse n’apparaît pas comme une simple illus- vements mécaniques, de manière synchronisée de la musique, à savoir non pas une narration également Trisha Brown et Lucinda Childs dans tration de la musique mais a sa propre dyna- ou en décalage. La musique fait son apparition mais une « œuvre abstraite violente et émotive »13, les années 1980 aux États Unis. Leurs écritures mique organique, les phrases de la musique sont avec des percussions métalliques répétées en sans histoire. La gestuelle est crue et répétée. Le chorégraphiques qu’on pourrait qualifier de syn- de plus en plus courtes (comme le violoncelle boucle. Cette dynamique représente pour la soliste, confronté aux quarante autres danseurs, taxes, se remarquent par une structure répétée dans I Said I, 1999), parfois électroniques (Quartet, chorégraphe le matin, le travail, la mécanique. illustre la lutte entre la mélodie orientale et un très écrite, une énergie cyclique aux schémas 1999), voire quasi absentes (Rain, 2001). Le troisième mouvement correspond à l’après- rythme implacable. complexes sur musiques répétitives. Leurs mou- midi, la chorégraphie est plus légère, fluide et vements sont également axés sur des actions Rosas danst Rosas (1983) les scènes plus mélodramatiques. L’individualité • … pour une autre matière musicale simples, comme la marche ou le fait de tourner. de chaque interprète est plus affirmée, les solos Ces mouvements répétés composent l’espace de Distribution 1983 : devant la caméra alternent avec des chorégra- Si Béjart reprend le Boléro de Ravel avec la manière très architecturale avec des motifs géo- Chorégraphie : Anne Teresa De Keersmaeker phies dansées ensemble. Les danseuses sont thématisation du rythme et de la mélodie, il fait métriques. Anne Teresa De Keersmearker est Danseurs à la création : Adriana alors debout et leurs déplacements sont faits de ressortir une autre matière musicale en revisi- proche de l’esthétique d’Yvonne Rainer, figure de Borriello, Anne Teresa De Keersmaeker, va-et-vient en marchant selon des lignes latérales. tant la musique. Avec les mouvements ondulés proue de la danse minimaliste et post-moderne, Michèle Anne De Mey, Fumiyo Ikeda Enfin, le dernier mouvement est « un paroxysme répétés de la mélodie, comme si elle s’enroulait qui consiste à remplacer le phrasé par des unités Musique originale : Habanera de Thierry De Mey de la danse »15, les danseuses se meuvent dans sur elle-même, Béjart s’attache à dégager de la et des séries dans la danse. et Peter Vermeersch (ensemble Maximalist!) une pure dépense physique. La chorégraphie musique un aspect oriental et non espagnol, Pour Anne Teresa De Keersmaeker, la ques- Scénographie : Anne Teresa De Keersmaeker est toujours très mesurée mais s’étend dans l’es- comme annoncé dans le titre. tion de la musique renvoie directement à celle (décors) et Remon Fromont (lumières) pace et s’accélère. La musique de ce mouvement de la composition : la chorégraphe travaille Costumes : Compagnie Rosas s’inspire du Hoketus de Louis Andriessen (com- la musique écrite occidentale avec la parti- positeur néerlandais de musique minimaliste) et 11 Citation de Claude Bessy, interprète du Boléro tion comme point de départ. Elle part de la Production : Compagnie Rosas, consiste en des mélodies répétées de clarinette, de Béjart, dans « Le Boléro comme ‘lieu de mémoire’ », structure musicale pour penser une structure le Kaaitheater de Bruxelles, et le Klapstuk. Stéphanie Gonçalves, Recherches en danse, 2019, p.7. 12 Analyse de Stéphanie Gonçalves dans « Le Boléro Première : 6 mai 1983 au Théâtre de la Balsamine 15 Anne Teresa De Keersmaeker et Bojana Cvejic, Carnets comme « lieu de mémoire » », Recherches en danse, 2019, p.8. 14 Biographie extraite du site de la compagnie Rosas : de Bruxelles en Belgique d’une chorégraphe, Fonds Mercator, Rosas, Bruxelles, 2012, 13 Maurice Béjart présentant son Boléro de 1979. https://www.rosas.be/fr/8-anne-teresa-de-keersmaeker. Reprise : 1992 (plus de 210 représentations). p.84. Danse et Musique Danse et Musique 14 15
saxophone et piano. La pièce se termine dans le notes), le corps n’est pas seulement une trans- en 1990 à partir de la 3e symphonie de Beethoven les corps s’immobilisent. Chaque danseur a une silence avec les souffles des corps épuisés. cription charnelle des notes. Il y a désajuste- et de Bastien et Bastienne de Mozart. Elle travaille dynamique propre, tout en étant constamment ment dans la musique écrite : la partition et la également avec les compositeurs Robert Wyatt en relation réactive avec les mouvements des Une écriture chorégraphique perception ne sont pas totalement en phase. et Jonathan Harvey. En 2009, elle crée Neige, autres qui se croisent. Les phrases joyeusement très structurée musicalement La musique et la danse dialoguent, ont une indé- le pendant lunaire de Sinfonia Eroïca porté par dansées en groupe correspondent aux élans sym- mais indépendante pendance rythmique propre et ont une vie auto- la 7e Symphonie de Beethoven. phoniques musicaux. Sur scène, on assiste à des nome même si le tempo est partagé. La partition jeux enfantins, des acrobaties, des équilibres, des • Plus une collaboration qu’une musicale vient proposer un jeu structurel, elle Sinfonia Eroïca (1990) rires et des cris qui défoulent. subordination de la danse à la musique fonctionne comme un support dramaturgique Le deuxième mouvement de la pièce, tou- dont les danseurs peuvent dégager des tex- Chorégraphie : Michèle Anne De Mey jours sur la 3e symphonie de Beethoven, accentue « Ma danse ne consistait pas à copier la struc- tures, des lignes dynamiques, des points d’éner- Assistant et conseiller musical : Thierry De Mey la rapidité des jeux et des tournis. La musique ture musicale. La musique me fournissait une série gie. La part d’interprétation du danseur tient Création et interprétation : Andreu Bresca, change, ensuite, lors d’un duo avec un couple de principes de construction, en particulier celui de à l’ajustement permanent du rythme par rap- Michèle Anne De Mey, Olga De Soto, Françoise s’embrassant de manière enfantine, mains sur la répétition. Elle donnait aussi de la continuité à la port à la partition. Dans ses pièces, la musique Rognerud, Gabi Sund, Mischa Van Dullemen, la bouche, avant de descendre le long de la corde danse. (…) De la continuité naît la transformation est d’ailleurs parfois absente et c’est le corps, par Gilles Weunski sur un solo de guitare de Jimi Hendrix. progressive (qui exclut les ruptures brusques) ainsi un enchaînement rythmique, qui crée la musique Reprise de rôle : Jordi Casanovas, Le troisième mouvement met en scène des que l’accumulation. Le processus cumulatif modi- (les 45 premières minutes de Rosas danst Rosas Kristin De Groot, Matteo Moles sports comme le ramasse-raquette de tennis. La fie le matériau mais le germe du mouvement reste se font sans musique avec le rythme des mouve- Scénographie : Michel Thuns pièce se termine par des éclaboussures, des rires présent. »16 ments des corps). Dans ce sens, dans les mises Éclairage : Lighting Bernard Freymann et des glissades, après que les danseurs aient La danse de De Keersmaeker se base sur en scène de De Keersmaeker, la musique corpo- Costumes : Isabelle Lhoas aspergé le sol d’eau. la composition musicale et semble au premier relle est parfois aussi importante que la musique Musique : W.A. Mozart (ouverture de Bastien abord illustrer la musique. Mais dans le proces- jouée : on observe la présence des musiciens und Bastienne) / L. Von Beethoven (Symphonie L’interprétation musicale sus de création, il faudrait plus parler de collabo- sur scène et un dialogue entre leur gestuelle, n°3 « L’Héroïque », contredanse n°7, ludique et joyeuse ration que de subordination. Les compositions leur corporalité et celles des danseurs. Ainsi la Eroïca, variations) / J. Hendrix musicales et dansées se font avec des échanges danse n’est pas subordonnée à la musique mais •La composition musicale comme mutuels de matériaux musicaux et chorégra- c’est plus une partition globale qui est mise en Production : Compagnie Michèle Anne De Mey base d’un entre-jeu phiques. Par exemple, pour le deuxième mou- scène, avec un dialogue constant entre structure Coproduction : L’Hippodrome / Scène Nationale vement de Rosas danst Rosas, si la chorégraphe et émotion. de Douai Montpellier Danse ‘90 Michèle Anne De Mey revendique le lien rejoue le rythme proposé par Thierry De Mey et Avec l’aide du Ministère de la Communauté entre musique et danse afin de créer une danse crée à partir de la boucle des combinatoires de française de Belgique - Service Musique d’apparence plus intuitive et spontanée, après mouvements contrapuntiques, elle a donné au MICHÈLE ANNE DE MEY (1959) et Danse. étude précise de la musique. Le thème et la préalable au compositeur une phrase chorégra- dynamique du jeu lui permettent des va-et- phique écrite à partir de laquelle il doit s’inspirer. Michèle Anne De Mey se forme à l’école Interprètes de la reprise de 2010 (extrait vient avec la composition musicale, et une cer- Pour le quatrième mouvement, ce sont les com- Mudra. Elle interprète Fase pour Anne Teresa vidéo) : Gabriella Iacono, Adrien Le Quinquis, taine prise de distance. Elle rappelle tout d’abord positeurs Thierry De Mey et Peter Vermeersch De Keermaeker avant de rejoindre la compa- Gala Moody, Ashley Chen, Leif Firnhaber, le lien ténu entre danse et musique en mettant qui donnent en amont à la chorégraphe une gnie Rosas de la chorégraphe en 1983. Elle inter- Kyung Hee Woo, Thi Mai Nguyen en avant le fait que la matière musicale de la bande enregistrée avec une mélodie de saxo- prète alors les pièces célèbres Rosas danst Rosas, symphonie Eroïca de Beethoven tient son ori- phone, clarinette et piano 17. Elena’s Aria et Ottone, Ottone. Elle crée ensuite La chorégraphie prend place dans un décor gine d’une musique de ballet, Les créatures de ses propres chorégraphies, la première en dépouillé, un mur avec briques apparentes en Prométhée (1800), et d’une musique de hussard, • Indépendance du geste dansé et dialogues 1981 avec Passé Simple. En 1984 elle crée le duo fond de scène, sous une lumière de studio de le Verbunkos. Durant la longue période de ges- Balatum qu’elle danse avec Roxanne Huilmand, répétition. On y voit un couple complice qui tend tation de la 3e Symphonie L’Héroïque, Beethoven Cette collaboration n’est pas synonyme d’il- puis le duo Face à face avec Pierre Droulers en une corde et traverse le plateau en diagonale en a utilisé ces musiques de danse comme champs lustration. Si la chorégraphe travaille de manière 1986. Elle enseigne ensuite au CNCD d’Angers glissant le long de la corde, coupant l’espace en d’expérimentation. La chorégraphe justifie la ver- très étroite avec la musique comme ici, ou direc- en France (Centre Chorégraphique National de lignes. Un joueur de bilboquet entre à son tour sion choisie de l’interprétation de cette 3e sym- tement sur les partitions musicales en amont de Danse Contemporaine). Son œuvre se lie à la et expose le thème du jeu ludique. Deux autres phonie de Beethoven par le chef d’orchestre la création chorégraphique pour d’autres pièces vidéo et au cinéma comme avec Trois danses danseurs lancent la musique d’un enregistreur Michaël Gielen, au tempo rapide qu’il avait (écoutes répétées de la pièce de musique, étude hongroises de Brahms filmé par Eric Pauwels, et commencent à danser sur l’ouverture de choisi, avec la volonté d’illustrer cette dyna- avec les musiciens, ajustement des pas sur les Love Sonnets, 21 Études à danser de Thierry De l’opéra d’enfance de Mozart, Bastien et Bastienne. mique gestuelle de la musique. Pour elle, il y a Mey et plus récemment, Kiss & Cry avec Jaco Les éléments de décor sont ensuite dégagés de bien une corrélation entre la partition et la cho- 16 Anne Teresa De Keersmaerker et Bojana Cvejic Van Dormael, une chorégraphie originale créée la scène et c’est Beethoven qui commence et régraphie, partition qui a été au préalable minu- (Carnets d’une chorégraphe, Le Fond Mercator, Rosas, 2012) pour des mains mises en scène et filmée en live déclenche une danse mouvementée et eupho- tieusement analysée par la chorégraphe : « Je crois citées par Jean-Marc Adolphe, « Entre le tchak et le silence », sur scène. Son univers chorégraphique s’élabore rique. Le mouvement des danseurs illustre par- qu’on ne peut utiliser la musique de manière intui- Mouvement, N°66, nov-déc 2012. 17 Informations reprises dans Carnets d’une chorégraphe, à partir de musiques fortes et de compositeurs fois, en des phrases chorégraphiques répétées, tive qu’à partir du moment où l’on connait à fond Anne Teresa De Keersmaeker et Bojana Cvejic, Fonds de renom. Elle investit ensuite des œuvres musi- la composition musicale et crée aussi des varia- son histoire, et proposer une autre écoute que si on Mercator, Rosas, Bruxelles, 2012, p.107. cales connues comme dans Sinfonia Eroïca crée tions en contrepoint de la musique. Parfois aussi, Danse et Musique Danse et Musique 16 17
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