" Corps, vêtements et présentations de soi: la mode corporelle. " de Stéphane Malysse
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« Corps, vêtements et présentations de soi: la mode corporelle. » de Stéphane Malysse ? Malysse S, “(H)alteres-ego: olhares franceses nos bastidores da corpolatria carioca”, in Nu&Vestido, Miriam Goldemberg (org) RJ, 2002. « A Rio de Janeiro, les identités collectives prennent des formes corporelles et sont largement exprimées par une esthétisation de la surface du corps. Le vêtement, prolongement de la peau, participe également de cette mise en scène de soi à travers celle du “moi-corps”, et son usage et ses modes semblent intimement liés à la manière dont chaque groupe social considère le corps. En cherchant à isoler quelques figures vestimentaires propre à la corpolâtrie, j’ai commencé par me demander quelles sont les parties du corps et les formes corporelles qui circulent ouvertement dans la rhétorique quotidienne de lecture de l’apparence physique prise en charge par les regards. Mais avant d’aborder les modes contemporaines, il me semble important d’insister sur le fait que l’actuelle libération par rapport aux vêtements, qui autorise une certaine nudité dans l’espace public, est relativement récente. Les photographies réalisées par Verger à Rio de Janeiro dans les années 40 montrent en effet à quel point la mode vestimentaire à l’européenne a longtemps imposé ses normes et en particulier celles qui concernent l’effacement de la nudité : l’utilisation de costumes en lin, cravates, chapeaux et de robes longues pour les femmes était encore à cette époque majoritaire dans les grandes villes. 1
Initiée par les jésuites et autres moralistes colonisateurs, l’imposition du port d’habits européens a eu des conséquences déterminantes sur les modes de présentation des Brésiliens, et “on connaît aujourd’hui les effets immédiats de cette imposition des vêtements européens à des populations indigènes habituées à aller nues ou à se couvrir seulement de ce qui est nécessaire pour orner le corps et le protéger contre le soleil, le froid et les insectes” (Freyre,1992): ce furent les maladies de la peau et les infections pulmonaires, sans compter les nombreux cas de contamination directe par le biais du vêtement, qui contribuèrent de façon non négligeable à l’acculturation et à la disparition de la majeure partie des indiens du Brésil et au fait que la population brésilienne soit essentiellement composée des descendants des colonisateurs et non de populations colonisées. Comme le montre bien cette photographie de Verger, c’est d’Europe qu’ont été traditionnellement importées les modes et les tenues vestimentaires. En outre, il semble que “le manque d’adaptation du costume brésilien au climat” (Freyre,1992) se soit prolongé jusqu’au XXe siècle et qu’il faille attendre le fin des années 60 pour que le corps commence à se libérer des vêtements européens et à adapter ses modes vestimentaires au climat tropical, comme par exemple à travers la mode tropicalia parmi les classes dominantes brésiliennes dans les années 1970. Le corps se dénude pourtant, aujourd’hui encore, la semi-nudité ne va pas de soi, et dans la sphère publique, le fait de ne pas porter de chemise ou de t-shirt reste couramment interprété comme un déclassement social, comme un stigmate social. En effet, ce sont surtout les noirs des favelas et des banlieues qui se mettent facilement torse nu dans la rue et cette semi-nudité reste encore strictement contrôlée et socialement discriminante: il est interdit d’entrer dans des aires dites sociales (restaurants, hall d’entrée d’immeubles...) sans chemise, ou même en maillot de bain. Finalement, comme en Europe, il existe ici des codes vestimentaires qui diffèrent pour les hommes et pour les femmes, mais aussi en fonction des lieux (plage, académie, chez-soi, restaurant, disco) et des horaires (nuit/jour). Ainsi, cette vivante carte de visite dont parle Le Breton, écrite à partir de tenues vestimentaires, qui sont autant de signes distinctifs, constituent une véritable production de soi, à travers celle de son apparence. Et les Brésiliens utilisent justement l’expression se “produire” (gente produzidos), expression qui coïncide avec la vision 2
goffmaniene des mises en scène de soi, pour évoquer les préparations de soi qui précèdent toute sortie sur la scène sociale. Cette production, qui suit les modes vestimentaires, concerne également celle d’un corps travaillé, sculpté et mis en valeur par de tenues vestimentaires: “Deixe seu corpo escolher seu jean” (Laissez votre corps choisir son jean) comme dit une publicité brésilienne pour les jeans Lee (1997). Au Brésil, les vêtements semblent véritablement incarnés, dans le sens où c’est souvent le corps lui-même, ses formes et sa couleur, qui préside au choix des vêtements: “Les vêtements moulants, tout le monde en met... moi, j’ai un miroir chez moi, alors je vois ce qui me va et ce qui ne me va pas... et je ne vais pas utiliser une jupe juste et un haut moulant alors que mon corps ne va pas bien pour ça... car je crois que ce n’est pas le vêtement qui nous fait, mais nous qui faisons le vêtement !” (Héloisa,Rio). Mais Heloisa semble être une exception, car c’est souvent en “moulant” leur corps que la plupart des femmes s’habillent, et, c’est bien le corps lui-même qui se produit et dicte son mode et ses modes dans les nombreux espaces balnéaires-urbains brésiliens. A travers cette idée d’une mode corporelle , j’ai montré comment les corps sont devenus capables de s’imiter les uns les autres, justement en suivant une mode, et ceci en utilisant des machines à modeler les muscles, capables de les cloner , il est donc possible de reproduire des corps à l’identique: l’instrumentalisation des rituels d’entretien du corps, moteur de cette mode, a ainsi rendu possible une complète mimésis corporelle. L’acquisition de muscles devient dès lors une sorte d’inscription corporelle qui, comme le tatouage par exemple, est un marquage social et culturel du corps. Ainsi, la corpolâtrie écrit directement ses modes et modèles sur la chair de ceux qui s’y consacrent: les corpolâtres sont invités à choisir leur corps en le sculptant dans différentes académies, qui apparaissent comme autant de boutiques de corps à la mode, et parfois même en faisant appel à un personal trainer, qui comme un couturier, va remodeler le corps de ses clients. Alors qu’en France, la production de l’apparence personnelle reste essentiellement centrée sur le vêtement lui-même, au Brésil, c’est le corps qui semble au centre des stratégies vestimentaires. Les Françaises cherchent à se produire à travers des vêtements, dont les tons, les motifs et les formes restructurent artificiellement leurs corps, en dissimulant de par leur coupe certaines formes (en particulier les fesses et le ventre), 3
les femmes brésiliennes, elles, exposent le corps et réduisent souvent le vêtement à un simple outil de sa mise en valeur, une sorte d’ornement en somme. Dans cet esprit, je pense que la tendance des adolescentes françaises à s’habiller très rapidement comme des femmes, comme leur mère, montre à quel point le vêtement entre en France dans un processus de vieillissement des apparences, alors qu’au Brésil, au contraire, la tendance est de s’habiller “jeune” très tard, même si ce phénomène de mode est moins frappant dans les classes supérieures que dans les classes populaires, montre l’importance accordée à la dimension corporelle de l’apparence. Dans les deux villes sans plage que j’ai observées, Sao Paulo et Belo Horizonte, la tendance vestimentaire est restée nettement plus à l’européenne et le corps n’est pas exposé comme dans les villes de Rio de Janeiro. Nous assistons donc ici à une mise en scène de la féminité dans l’espace public qui montre à quel point les normes esthétiques et les ritualisations de la féminité varient d’une culture à l’autre. A Rio, les vêtements sont surtout utilisés pour mettre les formes du corps féminin en valeur, en évidence: la taille et le buste sont marqués, soulignés et les formes, en particulier les fesses, sont exposées sans qu’aucune provocation ostentatoire ne soit faite, si ce n’est encore une fois aux regards. Ces corps de femmes, travaillés, ciselés dans les académies ne supportent que des tenues qui laissent le corps valorisé transparaître sous les vêtements: dans de nombreuses académies, une boutique itinérante vend des vêtements féminins (ceux qui mettent les corps en valeur par des tissus colorés et moulants à base de lycra et de coton) à l’intérieur même de l’académie. Les vêtements féminins ornent le corps, le moulent et le mettent en couleurs: cette mode brésilienne des tissus qui moulent le corps participe à une mise en valeur des formes corporelle qui au lieu de redessiner par une coupe artificielle la silhouette du corps, le laisse apparaître dans toute sa dimension charnelle: “une coupe près du corps qui accentue l’animalité de l’humaine nature” (Maffesoli,1990) mais surtout qui permet de donner son corps à voir, de l’exposer par transparence. Ces vêtements à fleur de peau réduisent, au Brésil, les entraves des corps et soulignent avec justesse la dimension corporelle des soucis féminins du paraître: ils montrent, bien plus que les vêtements amples ou bien taillés qui redéfinissent la silhouette du corps, toute l’ambiguïté du montré/caché, du 4
visible/invisible dans l’esthétique vestimentaire, et en portant, sans qu’intervienne l’autocontrôle de la pudeur, des vêtements courts, décolletés et extrêmement justes, ces femmes semblent vouloir tester leur capacité de séduction, en constituant leur corps comme une monnaie d’échange érotico-social. Dès lors, il est possible de parler ici d’une “nudité seconde” (Baudrillard,1976): le bronzage, la musculation, les vêtements près du corps, l’habillent en constituant comme une seconde peau faite nature, qui permet à chacun de s’identifier en incorporant des valeurs esthétiques collectives. » 5
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