La notion d'agent dépendant au sens des conventions fiscales : le Conseil d'Etat apporte une nouvelle pierre à l'édifice

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La notion d'agent dépendant au sens des conventions fiscales : le Conseil d'Etat apporte une nouvelle pierre à l'édifice
La notion d’agent dépendant au sens des
conventions fiscales : le Conseil d’Etat
apporte une nouvelle pierre à l’édifice

     OPTION DROIT ET AFFAIRES – 19 MARS 2021 - PWC SOCIÉTÉ D’AVOCATS

     L’affaire Conversant, tout comme l’affaire Google, illustre la difficulté
     d’appréhender la matière fiscale issue du secteur de l’économie
     digitale dans le cadre d’une fiscalité internationale dont les repères
     historiques, fondés sur la présence physique, sont inéluctablement
     destinés à évoluer. L’arrêt du Conseil d’Etat du 11 décembre 2020
     rendu dans le cadre de l’affaire Conversant (CE, 11 déc. 2020, n°
     420174) témoigne d’une telle évolution en apportant un nouvel
     éclairage sur la notion d’établissement stable prise sous l’angle de
     l’agent dépendant. Cet important arrêt innove également en ce qui
     concerne l’interprétation des conventions fiscales internationales à la
     lumière de commentaires publiés par l’OCDE postérieurement à la
     signature de ces conventions.

     Par Guillaume Glon, avocat associé, PwC Société d’Avocats, Marie-Hélène Pinard-Fabro,
     avocate PwC Société d’Avocats.

     Les faits
     Le groupe américain Valueclick (devenu Conversant) exerçait une activité de marketing digital en
     Europe par l’intermédiaire d’une société irlandaise, la société Valueclick International. Cette
     dernière exploitait sur tous les marchés, hors Amérique du Nord, les droits de propriété
     intellectuelle afférents aux différents services proposés par le groupe « Marketing par Affiliation »,
     « Media » et « Technologies » dans le cadre d’un contrat de licence conclu avec sa société mère
     américaine. Ces prestations permettaient à des annonceurs de se rapprocher d’éditeurs en vue
     de la diffusion d’offres publicitaires sur Internet.

     S’agissant de la France, la société Valueclick International avait conclu avec sa société sœur, la
     société Valueclick France, un contrat de prestation de services rémunéré sur la base d’un cost +
     8 %. Ce contrat avait pour objet diverses prestations dont l’assistance marketing incluant
     notamment l’identification, la prospection et le signalement des clients potentiels à Valueclick
     International. S’y ajoutaient d’autres services de nature administrative.
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Le contrat précisait expressément qu’il ne pouvait avoir pour effet d’autoriser une partie à
contracter ou à s’engager au nom de l’autre partie, étant précisé que cette stipulation avait
probablement pour objet d’éviter que la société Valueclick France ne soit considérée comme un
établissement stable de sa société sœur.

En effet, en application de l’article 2 de la convention fiscale franco-irlandaise signée le 21 mars
1968, et conformément à l’article 5 paragraphe 5 du modèle de convention OCDE de l’époque, le
terme établissement stable pouvait désigner « une personne agissant dans un Etat contractant
pour le compte d’une entreprise de l’autre Etat contractant autre qu’un agent jouissant d’un statut
indépendant », à condition que cette personne « dispose dans cet Etat de pouvoirs qu’elle y
exerce habituellement lui permettant de conclure des contrats au nom de l’entreprise, à moins
que l’activité de cette personne ne soit limitée à l’achat de marchandises pour l’entreprise ».

Cependant, l’administration n’avait pas hésité à redresser la société Valueclick International au
motif qu’elle disposait d’un établissement stable en France du fait des activités de sa société
sœur française. L’administration s’était placée sur les deux terrains concurrents de l’installation
fixe d’affaires et de l’agent dépendant, mais seul le critère de l’agent dépendant retiendra notre
attention dans la présente étude, le Conseil d’Etat n’ayant analysé la situation qu’au regard de ce
seul critère dans son arrêt du 11 décembre 2020.

L’arrêt de la cour administrative d’appel
La cour administrative d’appel de Paris, dans son arrêt rendu le 1er mars 2018 dans cette affaire
(CAA Paris, 1er mars 2018, n° 17PA01538), avait expressément relevé dans sa décision que les
salariés de la société française négociaient les termes des contrats et la rédaction de certaines
clauses avec les clients, que la signature apposée sur les contrats par les dirigeants irlandais
présentait un caractère d’automatisme et s’apparentait à une simple validation des contrats
négociés et élaborés par les dirigeants et salariés de la société Valueclick France, que les
programmes publicitaires étaient mis au point et suivis par des salariés de la société Valueclick
France, que le personnel de la société française se comportait auprès des tiers comme agissant
en tant que salariés de la société irlandaise et qu’il existait dans l’esprit des clients et des éditeurs
une confusion entre la société Valueclick International Ltd et la société Valueclick France, les
noms de salariés de la société Valueclick France apparaissent également sur certains contrats.

Cependant, la société Valueclick International fixait les stipulations générales des contrats ainsi
que les grilles tarifaires et les modifications éventuelles aux contrats ou aux tarifs souhaitées par
les clients, devaient lui être soumises préalablement. Enfin, la mise en œuvre des programmes
publicitaires n’intervenait pas avant validation définitive par la société Valueclick International des
commandes enregistrées par les salariés de Valueclick France.

Les salariés de la société française jouissaient donc de pouvoirs extensifs et non contestés, qui
leur conféraient un rôle essentiel dans la conclusion de contrats avec les annonceurs français. En
dépit de ce rôle essentiel, relevé comme tel par le rapporteur public Fabien Platillero dans ses
conclusions, la cour administrative d’appel s’est arrêtée au seul dernier point, estimant que la
validation définitive des contrats par la société irlandaise, bien que purement formelle, interdisait
de regarder la société Valueclick France comme ayant le pouvoir de conclure des contrats au
nom de la société Valueclick International.
Peu de temps après, la cour administrative d’appel de Paris s’est à nouveau prononcée de
manière très similaire à l’occasion de l’affaire Google (CAA Paris, 25 avr. 2019, n° 17PA03067)
qui présentait des similitudes certaines avec l’affaire Conversant.

La position de la cour administrative d’appel de Paris ne surprend pas au regard d’une
précédente et notoire décision du Conseil d’Etat, l’arrêt Zimmer (CE, 31 mars 2010, n° 304715 et
308525) qui avait à l’époque rassuré les entreprises et les praticiens en entérinant une approche
étroite de la notion de pouvoir d’engager, fondée sur la réalisation de l’acte de signature du
contrat.

La jurisprudence Zimmer
Cette affaire concernait un commissionnaire, la société Zimmer SAS dont la situation de
dépendance vis-à-vis de son commettant, la société britannique Zimmer Ltd, n’était pas
contestée. Le Conseil d’Etat avait alors considéré qu’il ressortait des termes du contrat de
commission liant la société Zimmer Ltd à la société Zimmer SAS que cette dernière avait pour
activité unique la vente pour le compte et aux risques de la société Zimmer Ltd des produits de
celle-ci, laquelle prenait en charge les frais de cette commercialisation et contrôlait la plupart des
conditions générales de vente, et qu’il ne résultait pas de ces stipulations que les contrats
conclus par la société Zimmer SAS engageaient la société Zimmer Ltd à l’égard de ses
cocontractants.

Cette décision, fondée sur l’analyse littérale des stipulations contractuelles qui prévoyaient, à
l’instar de tout contrat de commissionnaire, que ce dernier concluait les contrats en son nom
propre, même s’il le faisait pour le compte de son commettant, a été largement saluée par les
praticiens.

La jurisprudence Interhome
L’arrêt Zimmer revenait lui-même sur une formulation adoptée par le Conseil d’Etat dans l’arrêt
Interhome AG (CE, 20 juin 2003, n° 224407) définissant l’agent dépendant ayant le pouvoir de
conclure des contrats comme celui « exerçant en fait, sinon en droit, des pouvoirs lui permettant
d’engager » son mandant. Comme le justifie Stéphane Austry dans ses conclusions sous cet
arrêt, la référence à l’exercice de pouvoir d’engager « en fait » souligne la nécessité de ne pas
s’en tenir à une lecture littérale des stipulations contractuelles, position inspirée des
commentaires OCDE de 1994, alors même qu’ils étaient postérieurs à la date de la signature de
la convention franco-suisse applicable dans cette affaire.

Stéphane Austry indique à cet égard que ces commentaires, même s’ils ne pouvaient pas
éclairer la portée de la convention, n’en constituaient pas moins « une indication importante de
l’interprétation la plus communément admise de ces stipulations ». Selon lui en effet, «
subordonner l’application de ces dispositions à la simple apparence formelle de la capacité
juridique dont disposerait une personne de conclure des contrats au nom d’une entreprise
étrangère, sans prendre en compte la capacité dont disposerait en fait cette personne d’engager
l’entreprise étrangère dans une relation commerciale reviendrait à priver ces stipulations d’une
grande partie de leur intérêt, puisqu’il suffirait par exemple à l’entreprise étrangère de ne pas
habiliter la personne qui engage l’entreprise à signer les contrats qu’elle négocie pour éluder
l’application de ces dispositions ».

Or, si l’arrêt Zimmer revenait sur la formulation retenue dans l’arrêt Interhome AG, la notion de
conclusion « en fait » de contrats étant considérée comme insuffisamment claire, l’arrêt Zimmer
ne revenait vraisemblablement pas, au fond, sur le principe énoncé par Stéphane Austry. Le
Conseil d’Etat dans l’arrêt Zimmer avait d’ailleurs pris le soin de préciser qu’en dépit du principe
énoncé selon lequel un commissionnaire ne lie en principe pas son commettant, il peut en être
autrement s’il ressort « soit des termes mêmes du contrat de commission, soit de tout autre
élément de l’instruction, qu’en dépit de la qualification de commission donnée par les parties au
contrat qui les lie, le commettant est personnellement engagé par les contrats conclus avec des
tiers par son commissionnaire qui doit alors, de ce fait, être regardé comme son représentant et
constituer un établissement stable ».

Au-delà du pouvoir d’engager « en fait » c’était donc déjà, dans le cadre de l’arrêt Interhome, le
pouvoir de l’agent d’engager son commettant dans la réalité, indépendamment des stipulations
contractuelles, qui devait primer sur les stipulations contractuelles.

L’apport du Conseil d’Etat dans l’arrêt Conversant
Au regard du pouvoir de conclure des contrats, et à l’occasion de l’arrêt Conversant, le Conseil
d’Etat a jugé que devait être considérée comme exerçant le pouvoir d’engager sa société mère
irlandaise une société française qui, de manière habituelle, même si elle ne conclut pas
formellement de contrats au nom de la société irlandaise, décide de transactions que la société
mère se borne à entériner et qui, ainsi entérinées, l’engagent. De plus, la haute juridiction s’est
expressément appuyée, pour tenir son raisonnement, sur les paragraphes 32.1 et 33 des
commentaires au modèle de convention OCDE publiés respectivement le 28 janvier 2003 et le 15
juillet 2005, c’est-à-dire postérieurement à la convention fiscale applicable, signée en 1968.
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