À la recherche de Cendrillon dans Piège pour Cendrillon de Sébastien Japrisot
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À la recherche de Cendrillon dans Piège pour Cendrillon de Sébastien Japrisot Sylvie Vanbaelen Nouvelles Études Francophones, Volume 34, Numéro 2, 2019, pp. 165-178 (Article) Published by University of Nebraska Press DOI: https://doi.org/10.1353/nef.2019.0046 For additional information about this article https://muse.jhu.edu/article/751315 [ Access provided at 16 Apr 2020 03:22 GMT with no institutional affiliation ]
À la recherche de Cendrillon dans Piège pour Cendrillon de Sébastien Japrisot Sylvie Vanbaelen Si Piège pour Cendrillon de Sébastien Japrisot (1962) ne peut se ranger dans la catégorie des réécritures délibérées du conte ( Japrisot avouait ignorer pourquoi il avait intitulé son roman ainsi), il est clair cependant que le conte de Cendrillon informe le récit policier. Cet article pro- pose une lecture de Piège pour Cendrillon sous l’angle du conte, intertexte à la fois ouvertement explicite, puisque Japrisot le mentionne dans le titre, et étonnamment déroutant, puisque le nom de Cendrillon disparaît vite d’un texte qui remet en cause la simplicité, l’aspect prévisible et le happy end du conte. L’analyse tente de montrer que la référence à Cendrillon est motivée par l’aptitude du conte à cristalliser les questions d’identité et de reconnaissance et peut-être, surtout, celle du double, inscrites au cœur du roman de Japrisot. Mots-clés: Sébastien Japrisot; Cendrillon; contes de fées; romans policiers; identité; double. P iège pour Cendrillon (1962) retrace la quête d’identité d’une jeune fille ayant perdu la mémoire à la suite d’un incendie criminel qui l’a défigurée et dans lequel a péri son amie. Cette quête d’identité se confond avec une quête policière, puisque découvrir l’identité de la survivante, c’est aussi découvrir l’assassin. Interrogé sur le choix du titre de son roman, Sébastien Japrisot avouait ignorer pourquoi il l’avait intitulé ainsi, remarquant simplement que “Piège pour Cendrillon” était “le nom du parfum de la dernière phrase” (Bénévent 13). Cette confession peu éclairante ne fait que déplacer la question, poussant les lecteurs à se demander pourquoi Japrisot a nommé “Piège pour Cendrillon” l’eau de Cologne portée par le gendarme de l’épilogue. À en croire Japrisot, le choix du titre n’aurait pas été guidé par une intention particulière, et l’on en conclurait volontiers qu’il révèle par conséquent la présence subconsciente de Cendrillon dans l’imaginaire de l’auteur. Plusieurs critiques ont souligné la fascination de Japrisot pour les contes et sa tendance à y revenir dans ses romans.1 Pour Jacques Dubois, “an unexpected touch of the fantastic, giving the story [ . . . ] a fairy-tale charm”2 est l’une des principales caractéristiques des romans de Japrisot (“Préface” 10). Japrisot lui-même reconnaît que les livres qui l’ont le plus marqué sont Alice au pays des merveilles et De l’autre côté du miroir de Lewis Carroll (Bénévent 9). L’œuvre de Carroll et la figure d’Alice hantent l’univers fictionnel de Japrisot et elles
166 Nouvelles Études Francophones 34.2 provid[e] Japrisot with the archetype of the young female protagonist in search of knowledge and identity, a figure who is central to such novels as Piège pour Cendrillon, La Dame dans l’auto avec des lunettes et un fu- sil, Un long dimanche de fiançailles, and L’Été meurtrier. Like the heroines of these novels, Alice’s quest transposes her to a world of narrative disor- der and confusion that is both of her own creation (in Alice’s case, crafted from her dreams) but also ultimately indecipherable. (Gorrara 153)3 Telle Alice, les héroïnes de Japrisot doutent de leur identité, souffrent de troubles de la mémoire et sont entraînées dans des mondes où règne le non-sens et où s’efface la distinction entre imaginaire et réalité. De façon plus générale, Nadya Aisenberg a montré les nombreuses connexions entre mythes, contes de fées et romans policiers, soulignant le caractère allégorique de ces récits centrés sur une énigme et mettant en jeu des figures archétypiques. Les thèmes de la poursuite après un “crime,” de la quête ou de l’enquête, de la confu- sion identitaire, de la reconnaissance, de la lutte entre le bien et le mal et de la res- tauration de l’innocence perdue et de l’ordre caractérisent, entre autres, le conte de fées comme le roman policier (Aisenberg 16–51). De nombreux traits attribués au roman policier par Jacques Dubois, dans Le Roman policier ou la modernité, s’ap- pliquent aussi au conte. Dubois souligne la “vocation démocratique et polyvalente” du roman policier, qui “atteint, en gros, toutes les couches de la population lisante,” le “caractère ludique du genre et de son écriture” (70), le recours à “des schémas préétablis et [ . . . ] répétés (81) à l’envi” (82) et la présence de “quelques personnages de base [ . . . ] de rôles fixes” (87) avec leurs “adjuvants et opposants” (93). Toutes ces particularités se retrouvent dans le conte. Fred Vargas, reine du polar en France, met également le polar “sur la ligne littéraire des contes, en raison de sa structure, de ses règles, de ses obligations intrinsèques [ . . . ] [comme celle] d’une fin heureuse,” par exemple, tandis qu’Antonello Perli et François Marion expliquent la présence de stéréotypes dans les policiers comme dans les contes de fées par le fait que tous deux rejoignent l’archétype et réactivent les mythes. Mais qu’en est-il de Cendrillon plus précisément? Le conte de Cendrillon est sans aucun doute l’un des plus universels et des plus populaires.4 Il en existe 3 “donnent à Japrisot l’archétype d’une jeune protagoniste à la recherche de savoir et d’identité, une figure centrale dans les romans comme Piège pour Cendrillon, La Dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil, Un long dimanche de fiançailles et L’Été meurtrier. Comme pour les héroïnes de ces ro- mans, la quête d’Alice la transpose dans un monde de désordre narratif et de confusion qui est à la fois créé par elle (dans le cas d’Alice, un monde créé par ses propres rêves) mais en fin de compte aussi indéchiffrable.” Yolanda Viñas del Palacio, elle aussi, reconnaît l’influence de Carroll dans le questionnement identitaire caractéristique des romans de Japrisot. Comme Alice, les personnages de Japrisot “seem to have entered a dimension where certainties no longer exist and the mystery lies in knowing who you are” (“semblent être entrés dans une dimension où les certitudes n’existent plus et où le mystère consiste à savoir qui l’on est” (125)). 4 Alan Dundes déclare, au sujet de Cendrillon: “No other single tale is more beloved in the Western world” (xvii). (“Aucun autre conte n’est plus apprécié en Occident”).
Vanbaelen: À la recherche de Cendrillon 167 des centaines de versions dans le monde. En Occident, il est surtout connu par la version de Charles Perrault, “Cendrillon ou la petite pantoufle de verre” (1697), écrite pour la cour, et par le film de Walt Disney (1950) qui s’en inspire. La Cendrillon de Perrault illustre les caractéristiques d’une jeune fille de la bonne société au dix-septième siècle, notamment la grâce et le désintéressement (Yolen 296). Elle est douce et résignée et laisse les autres prendre en main son destin. Son élégance, sa fragilité et sa pureté sont représentées par la pantoufle de verre, invention de Perrault. La plupart des autres versions du conte présentent en revanche de jeunes héroïnes “who made their own way in the world, tricking the stepsisters with double-talk, artfully disguising themselves, or figuring out a way to win the king’s son”5 (Yolen 296–97). La version italienne de Giambattista Basile, “La Gatta Cenerentola” (“La Chatte des cendres”) (1634), et la version allemande des frères Grimm, “Aschenputtel” (1812), les deux autres grandes sources écrites du conte dans le monde occidental, en sont d’excellents exemples. Loin d’être édulcorées, voire mièvres comme peut l’être la version de Perrault, elles sont empreintes de violence: les belles-sœurs d’Aschenputtel se mutilent les pieds pour essayer d’enfiler la pantoufle de verre, et des oiseaux leur crèvent les yeux lors du mariage de Cendrillon; la Cenerentola de Basile tue sa belle-mère en faisant retomber sur sa nuque le couvercle d’un large coffre. Quelles que soient les sources privilégiées par les auteurs, il est clair en tout cas que le conte de Cendrillon, centré sur les thèmes de “sibling rivalry, [ . . . ] wishing coming true, [ . . . ] the humble being elevated, [ . . . ] true merit being recognized even when hidden under rags, [ . . . ] virtue rewarded and evil punished”6 (Bettelheim 239), ne cesse de faire l’objet de nombreuses réécritures, tant dans la littérature qu’au cinéma.7 Si l’on ne peut ranger Piège pour Cendrillon dans la catégorie des réécritures délibérées du conte, il n’en reste pas moins que des références directes à Cendrillon apparaissent, non seulement dans le titre et dans l’épilogue du roman, mais aussi dans ses toutes premières pages, dans l’avant-récit. Elles encadrent donc le roman, mais sont absentes du corps du récit lui-même, ce qui explique sans doute que la plupart des critiques, à l’exception de Susan Myers, les mentionnent sans toutefois les mettre au centre de leur analyse.8 Cet article propose, au contraire, une lecture 5 “qui ont tracé leur propre chemin dans le monde, trompant leurs belles-sœurs avec un double lan- gage, se déguisant astucieusement ou trouvant un moyen de gagner le cœur du fils du roi.” 6 “la rivalité entre frères et sœurs, [ . . . ] les souhaits exaucés, [ . . . ] l’humilité élevée, [ . . . ] la recon- naissance du vrai mérite même quand il est caché sous des haillons, [ . . . ] la vertu récompensée et le mal puni.” 7 On pense au succès des romans Ella Enchanted (1998) de Gail Carson Levine et Just Ella (1999) de Margaret Peterson Haddix et des films Ever After: A Cinderella Story (1998) de Andy Tennant et Cinderella (2015) de Kenneth Branagh, pour ne citer que quelques exemples. 8 Selon Myers, le titre du roman introduit deux mystères “thereby inviting the reader to ask two ques- tions and to search for their answers: Who is Cinderella? What trap has been laid for her?” (105) (“invitant ainsi le lecteur à se poser deux questions et à chercher à y répondre: qui est Cendrillon? Quel piège lui a été tendu?”). Pour Myers, le roman représente surtout un piège pour les lecteurs qui cherchent dans le récit la reconnaissance de leur identité de détectives, mais ne peuvent la trouver, vu l’absence de résolution de l’énigme (117).
168 Nouvelles Études Francophones 34.2 de Piège pour Cendrillon à travers le conte de Cendrillon, intertexte à la fois ouvertement explicite, puisque Japrisot le mentionne dans le titre et étonnamment déroutant, puisque le nom de Cendrillon disparaît vite d’un texte qui remet en cause la simplicité et l’aspect prévisible du conte. L’effet cathartique que le conte est censé produire par la résolution de l’énigme qui s’y pose, l’identification et la punition des coupables ainsi que le retour à l’ordre sont ambigus, voire impossibles dans le roman de Japrisot. L’analyse qui suit tente de montrer que la référence à Cendrillon est motivée moins par “the universal appeal of a ‘rags to riches’ story with emphasis on sensitive family issues,”9 qui explique généralement la popularité du conte (Goldberg), que par l’aptitude du conte à cristalliser les questions d’identité, de reconnaissance et peut-être, surtout, celle du double inscrites au cœur du roman. Cendrillon dans l’avant-récit du roman Piège pour Cendrillon s’ouvre sur trois pages qui évoquent le conte de fées: “Il était une fois, il y a bien longtemps, trois petites filles, la première Mi, la seconde Do, la troisième La. Elles avaient une marraine qui sentait bon, qui ne les grondait jamais lorsqu’elles n’étaient pas sages, et qu’on nommait Marraine Midola” (9). La formule d’ouverture (“Il était une fois”), les noms des protagonistes (Mi, Do, La, Marraine Midola), la chronologie vague (“Un jour,” “Plus tard”), les nombreuses répétitions, le langage simple et enfantin de ces pages sont typiques du conte de fées. Le traite- ment différent des trois petites filles “cousines” dont l’une (Mi) est choyée, tandis que la deuxième (Do) est négligée et la troisième (La) meurt, ainsi que l’annonce de la mort de la marraine qui s’éteint dans son palais “comme meurent les fées” (11) renforcent, dans ces pages, l’impression que nous sommes en présence d’un conte. La fin de ce passage change cependant la teneur naïve de cet incipit et introduit le doute, nous faisant reconsidérer notre interprétation initiale, la contredisant même: “c’est Do qui invente ce conte, dont elle sait bien, parce qu’elle n’est plus une petite fille, qu’il est faux [ . . . ] Marraine Midola n’est pas une fée, c’est une vieille dame riche qui n’est pas plus sa marraine que Mi n’est sa cousine” (12). Les lecteurs ap- prennent que Do est en réalité la fille d’une femme de ménage des parents de Mi et qu’elle “reçoit chaque année, pour Noël, des escarpins [de Marraine Midola, riche femme d’affaires à la tête d’une grande usine de chaussures]. C’est pour cela, peut- être, qu’elle se prend pour Cendrillon” (12). Ces pages font directement allusion à Cendrillon, introduisant le roman comme une nouvelle version du conte. Elles détruisent cependant l’illusion du conte en niant les éléments féeriques, pure invention de Do. La Cendrillon de ces pages semble être Do: c’est elle qui est négligée par Marraine Midola en faveur de 9 “l’attrait universel d’une histoire relatant le passage de la pauvreté à la richesse mettant l’accent sur des questions familiales délicates.”
Vanbaelen: À la recherche de Cendrillon 169 Mi, la préférée (comme Cendrillon l’est par sa belle-mère en faveur de ses belles- sœurs); c’est elle la fille de la femme de ménage (comme Cendrillon est la soubrette de sa belle-mère et de ses belles-sœurs), c’est elle qui envie les belles robes de Mi qu’elle ne peut pas s’offrir. Mais le texte nous met en garde en finissant sur ces mots: Do “se prend pour Cendrillon” (12). L’expression “se prendre pour” indique un fantasme: si elle se prend pour Cendrillon, c’est donc qu’elle ne l’est pas. Mi aussi pourrait être la Cendrillon du titre. En effet, c’est elle la plus jolie, c’est elle qui perd sa mère et est envoyée vivre avec sa marraine Midola (substitut de sa mère). C’est elle toujours qui “entre en robe de bal dans une immense salle tout en marbre et en dorures” (11) et qui est qualifiée de “petite princesse” (12), un terme que l’on re- trouve encore quatre fois au cours du roman pour la désigner.10 Ainsi, l’incipit s’annonce comme un conte de fées, mais s’achève sur un dé- menti. Do invente ce conte et sait qu’il est faux, donc nous, lecteurs, sommes aver- tis: il nous faut être sur nos gardes! La référence à Cendrillon semble d’ailleurs abandonnée dès que commence réellement le récit policier. L’avant-récit nous fait en outre miroiter deux possibilités d’identification: qui est la Cendrillon du titre? Elle pourrait être Do, mais elle pourrait aussi être Mi, ou plutôt elle est à la fois Do et Mi ou n’est ni tout à fait Do ni tout à fait Mi. Les premières pages du roman, écrites dans un style tout différent du reste du texte, apparaissent comme un coup de génie de la part de l’auteur qui y introduit, sans en avoir l’air, les questions essen- tielles que le roman va aborder: le doute, la confusion de l’identité et la dualité ou le double. Cendrillon dans le récit policier Le récit policier proprement dit ne fait pas mention de Cendrillon, cependant les lecteurs attentifs peuvent y retrouver des allusions plus ou moins implicites. Ain- si, par exemple, la nuit de l’incendie, l’amnésique est retrouvée gravement brûlée, “noire des pieds à la tête” (47). Ses brûlures affectent surtout son visage et ses mains, dissimulant son identité. La jeune fille morte est, quant à elle, réduite en cendres. Dans les deux cas, les cendres transforment les femmes au point de les rendre im- possibles à identifier. Ce sont les cendres qui dissimulent, de même, l’identité et la légitimité de la Cendrillon du conte: d’une fille légitime, au statut égal à celui de ses belles-sœurs, elles font une domestique. Cependant, si, dans le conte, débarras- ser Cendrillon de ses cendres contribue à rétablir son identité et sa légitimité, dans le roman, l’identité et la légitimité sont impossibles à restaurer: sous les cendres, il n’y a plus vraiment ni Mi ni Do, mais, d’une part, une morte méconnaissable et, de l’autre, une jeune femme défigurée (à qui la chirurgie donne bientôt un nouveau visage) et privée d’empreintes digitales. Ici aussi, on assiste donc au dédoublement 10 On retrouve ces appellations pour désigner Mi dans le roman: “la princesse aux cheveux noirs” (108), “une petite princesse” (110), “une princesse aux longs cheveux” (133), “la princesse morte” (139).
170 Nouvelles Études Francophones 34.2 de Cendrillon: la morte et la vivante, toutes deux cachées sous les cendres, sans pos- sibilité de les identifier de manière certaine. Aucun des personnages du roman, même les plus proches, n’est tout à fait sûr de reconnaître la survivante, ni Jeanne la gouvernante, qui a servi de mère à Mi depuis ses treize ans, ni son ancien amant, François Roussin. Cette question de la reconnaissance est au cœur du conte également puisque, lorsque Cendrillon apparaît au bal habillée d’une somptueuse robe, personne ne la reconnaît, ni sa belle-mère ni ses belles-sœurs. Dans les deux cas, les lecteurs sont censés passer outre leur incrédulité et accepter cette invraisemblance. Car il s’agit bien d’une invraisemblance. Comment sa belle-mère et ses belles-sœurs peuvent-elles ne pas reconnaître Cendrillon qui vit sous leur toit? De même, comment Jeanne peut-elle ne pas reconnaître la jeune fille? Si son visage et ses mains ont changé, sa voix et son corps devraient permettre de l’identifier: Jeanne, qui la baigne et l’habille, la voit nue. À celle qu’elle croit être “Do,” Jeanne confesse: “je ne savais plus si c’était elle ou toi. Le pire, c’est que je ne savais plus comment elle était, comment tu étais, je n’arrivais plus à me raisonner” (136). Dans le conte, le prince restaure l’identité de Cendrillon: au bal d’abord, lorsqu’il voit en elle une jeune fille digne de son amour et donc digne d’être princesse, ensuite en lui faisant passer le test de la pantoufle de verre, qui ne sied qu’au pied de Cendrillon et prouve qu’elle est bien la jeune fille du bal. Pas de pantoufle de verre dans le roman, aucun test de reconnaissance infaillible, juste, peut-être, un clin d’œil au conte de la part de l’auteur qui fait retrouver la mémoire à la protagoniste devant un verre d’eau. Mais, alors que la pantoufle de verre prouve sans appel l’identité de Cendrillon pour les personnages du conte et les lecteurs, le verre d’eau est un piège pour les lecteurs et ne sert absolument à rien. Il tombe sans se briser, suggérant une dimension magique, mais n’apportant pour autant aucune preuve d’identité.11 Belle-mère, marraine, prince et belles-sœurs Les personnages principaux du conte de Cendrillon trouvent eux aussi leurs équi- valents dans le roman, mais y sont, comme la jeune héroïne, dédoublés. Cendrillon 11 Il est possible de faire du nom de l’eau de toilette pour hommes, “Piège pour Cendrillon,” portée par le gendarme qui emmène l’héroïne après le verdict de sa condamnation, la fameuse pantoufle de verre, indice essentiel permettant de prouver l’identité de la survivante. En effet, la seule jeune fille capable de reconnaître ce parfum comme étant celui d’un garçon qu’“elle avait connu [ . . . ] autrefois, qui s’en inondait la tête” (220) — il s’agit de Serge Reppo — est Mi, puisque Do ne connaissait pas Serge avant l’incendie et qu’il n’a pas divulgué le nom de ce parfum à la survivante après l’incendie (voir 183 et 200). Cependant, dans son article fondateur sur le roman de Japrisot, Shoshana Felman argue qu’il est impossible de savoir qui est la survivante, avançant que le nom “Piège pour Cendril- lon” “sent trop le roman” et pourrait être “un nom fictif, inventé de toutes pièces, inventé, après coup, par Do pour titrer ironiquement son histoire” (31). Elle montre ainsi que “Piège pour Cendrillon est avant tout un piège tendu au lecteur” (31), incapable de décider si la survivante et donc la coupable est Mi ou Do. Cette interprétation, reprise par la majorité des critiques après Felman (voir Gibelli 189– 90), est remise en cause par Dario Gibelli, convaincu de l’exagération de “l’indécidabilité” du roman (190). Quoi qu’il en soit, cette question de l’indécidabilité est secondaire pour la thèse développée dans cet article.
Vanbaelen: À la recherche de Cendrillon 171 a perdu sa mère. Le conte, note David Pace, remplace la mère morte par deux fi- gures de substitution aux qualités diamétralement opposées: la belle-mère égoïste et abusive représente une force négative, et la marraine aimante et généreuse, une force positive (255). Dans le roman, tout se complique, puisque les deux figures de substitut de la mère, la positive et la négative, s’incarnent à la fois dans le personnage de la marraine Midola (Sandra Raffermi) et dans celui de Jeanne Murneau, la gou- vernante de Mi. Chaque femme joue le rôle de belle-mère cruelle et pour Mi (dont la mère est morte et le père quasi absent) et pour Do (dont la famille semble inexis- tante). Marraine Midola, la tante de Mi, sœur de sa mère morte, chez qui Mi va vivre à ses treize ans, est censée remplacer sa mère. C’est une femme tyrannique, “laide, terrible” (42), exaspérée par le comportement de sa nièce avec qui elle entretient des relations tendues. Elle la déshérite avant de mourir, la privant donc de ce qui lui est dû (comme la marâtre de Cendrillon prive la jeune fille de son dû). Quant à Do, elle la négligeait dans son enfance et lui préférait Mi qu’elle a toujours privilégiée (9), comme la belle-mère préfère ses propres filles et les privilégie au détriment de Cendrillon. Pour ce qui est de Jeanne, son comportement “combines elements of the phallic mother and the prison guard, her domineering will indistinguishable from a compelling and profound expression of love. [ . . . ] Jeanne exhibits the per- fect paradoxical combination of damaging and protective maternal attributes” (Best 100).12 Jeanne est “la dame de confiance” de Midola, “une sorte de secrétaire ou de gouvernante” qui sert de “mère adoptive” à Mi (86). C’est elle qui s’est surtout occu- pée de Mi sur les ordres de Midola. Elle est décrite comme “un dragon d’élite,” une femme dominante qui administrait encore des fessées à Mi lorsqu’elle avait quatorze ans (120). C’est une force maléfique qui veut se débarrasser de Mi (“Quand on m’a collé Micky dans les bras, je l’aurais noyée volontiers” (129)) et planifie son assassi- nat. Jeanne est tout aussi nuisible à Do, qu’elle manipule, lui dictant de tuer Mi et de se brûler vive pour se faire passer pour elle. Midola et Jeanne sont toutes les deux responsables de la perte de Mi et de Do: l’une meurt assassinée, l’autre est défigurée, déshéritée et incarcérée. Toutefois, ces deux femmes sont également des forces bénéfiques comme la marraine de Cendrillon, la bonne fée, l’est pour sa filleule. La marraine du conte aide la jeune fille en usant de sa magie, la revêtant d’une robe magnifique et faisant apparaître une calèche ainsi que tous les accessoires qui lui permettent d’assister au bal et de rencontrer le prince qui la sauvera. Marraine Midola aide Mi en l’accueil- lant chez elle après la mort de sa mère et en lui donnant beaucoup d’argent pour faire ce qui lui plaît. C’est à Mi que sa grosse fortune doit revenir. On ne la voit jamais intervenir directement dans le roman, mais elle tire les fils à distance comme par magie. Elle aide Do aussi puisqu’elle décide finalement de faire d’elle l’héritière de tous ses biens. La fée change le destin de Cendrillon d’un coup de baguette ma- 12 Le comportement de Jeanne “combine des éléments de la mère phallique et du gardien de prison, sa volonté de dominer ne pouvant être séparée de la manifestation convaincante et profonde de son amour. [ . . . ] Jeanne présente la combinaison paradoxale parfaite d’attributs maternels destructeurs et protecteurs.”
172 Nouvelles Études Francophones 34.2 gique: la jeune fille quitte le statut de soubrette imposé par sa belle-mère et retrouve celui de princesse qui lui est dû par sa naissance. Marraine Midola change le destin des deux jeunes filles en changeant secrètement son testament, déshéritant la riche (Mi) et dotant la pauvre (Do) d’une immense fortune. Jeanne remplit également le rôle de la bonne marraine du conte13: non contente de couvrir la survivante de cadeaux (fleurs, fards et champagne à l’hôpital, voiture, vêtements), c’est sa propre peau qu’elle lui donne pour que le chirurgien puisse lui reconstruire un visage et la sauver: “La greffe, un carré de peau de vingt-cinq centimètres sur vingt-cinq, c’était elle” (32). Elle est pleine d’amour et de sollicitude maternelle pour elle, l’ap- pelant “Ma Mi, M’amour, Mon petit poussin” (35).14 D’autre part, Jeanne aide Do à planifier la mort de Mi pour faire passer Do, la petite employée, pour Mi, la riche mondaine, comme la marraine du conte aide Cendrillon, la servante, à regagner son statut de princesse.15 À la fin du roman, Jeanne s’accuse du meurtre pour alléger la peine de la survivante, quelle que soit sa véritable identité, manifestant encore une fois sa dévotion et son amour pour elle. La Cendrillon du conte est sauvée par le prince, qui tombe amoureux d’elle. Il la délivre de sa prison domestique, lui donnant légitimité, identité et un statut au sommet de l’échelle sociale. Piège pour Cendrillon brouille à nouveau les cartes en introduisant plusieurs personnages qui semblent en même temps assumer le rôle du prince et le contredire. François Roussin était l’amant de Mi. Cependant, au pre- mier abord, il ne reconnaît pas Mi dans la jeune fille qui a survécu à l’incendie. En outre, les lecteurs comprennent vite qu’il “aimait” Mi principalement pour son hé- ritage. C’est “un vautour” (83) qui espérait accéder à un statut supérieur en l’épou- sant, contrairement à ce qui se passe dans le conte. Loin de sauver la jeune amné- sique, François contribue à sa perte en lui faisant comprendre que l’incendie n’était pas un accident et qu’elle est donc coupable de meurtre. Autre double du prince: Serge Reppo, le jeune employé de poste “beau comme un astre” (168) qui s’intéresse à la survivante. Malheureusement, c’est pour la faire chanter et chercher à lui souti- rer de l’argent. Si, comme le prince, il prend la jeune fille dans ses bras “[la] serrant plus fort chaque fois qu[’elle]essayai[t] de [s]e dégager” (195), ce n’est pas par amour mais pour la menacer. En poussant l’amnésique, Reppo lui fait perdre “[s]es mules” (197). Qu’il s’agisse là d’un détail insignifiant ou d’un autre clin d’œil délibéré au conte et à la pantoufle que perd Cendrillon, il n’en reste pas moins que les mules du roman ne jouent pas le rôle décisif de la pantoufle de verre du conte.16 Serge 13 Dans certaines versions du conte, Cendrillon reçoit de l’aide non de sa marraine, mais de sa gouver- nante (comme Jeanne). 14 L’amour de Jeanne pour Mi a un côté homoérotique indéniable ( Jeanne évoque notamment “un bai- ser” que Mi n’a pas compris (211)). Il en va de même pour la relation entre Mi et Do (voir 11, 109–11, 115 et 121, par exemple). 15 Il faut noter qu’à la différence du conte, où la fée rétablit la position sociale légitime de Cendrillon en la revêtant d’atours princiers, dans le roman, Jeanne tente de changer la position sociale de Do en voulant la faire passer pour Mi. 16 Dario Gibelli voit une autre ironie dans le nom de Reppo, “permutation phonémique et syllabique de Perrault” (195).
Vanbaelen: À la recherche de Cendrillon 173 non plus ne sauve pas la jeune femme, au contraire, il veut profiter d’elle, l’accuse de meurtre et l’affole, si bien qu’elle le tue. Troisième figure masculine du roman qui s’apparente au prince du conte, Gabriel, l’ex-amant de Do, participe comme les deux autres à la perte de la survivante. Agent d’assurances, il mène une enquête qui va conclure que l’incendie responsable de la mort de l’autre jeune fille était crimi- nel et que la survivante est coupable d’assassinat. En bref, les trois jeunes “préten- dants” du roman font triste figure face au prince du conte qui épouse Cendrillon et garantit son bonheur. Le roman, comme le conte, illustre le thème du passage de la pauvreté à la richesse, mais avec des conséquences opposées. De servante maltraitée, Cendrillon devient princesse: tout est bien qui finit bien. Do, petite employée de banque modeste, devient héritière de l’immense fortune de Marraine Midola, sans toutefois pouvoir profiter de ce changement de statut puisqu’elle meurt ou est en- voyée en prison pour complicité de meurtre. Derniers personnages essentiels du conte, les belles-sœurs de Cendrillon se sentent supérieures à la jeune fille et la traitent comme une domestique à leur service, n’hésitant pas à l’humilier. C’est aussi l’attitude de Mi envers Do, qui doit toujours s’occuper d’elle: lui faire couler son bain, lui brosser les cheveux, lui laver le dos . . . (114). Do était “une esclave” pour Mi (53), qui pouvait même la battre (75, 117). Do, qui se croit plus intelligente, éprouve aussi secrètement du mépris et un sentiment de supériorité à l’égard de Mi, qu’elle croit pouvoir manipuler. Dans le conte, les belles-sœurs s’approprient la place de Cendrillon dans la sphère domestique avant de tenter de se faire passer pour elle quand le prince, dans l’espoir de retrouver sa belle, exige que toutes les jeunes filles du royaume essaient la pantoufle de verre. Ambitionnant d’accéder au statut de princesse, elles n’hésitent pas à se mutiler (dans la version des frères Grimm), l’une se coupant le gros orteil, l’autre le talon, pour faire entrer leur pied dans la petite pantoufle. Dans le roman, Mi, Do et La sont qualifiées de “cousines” (10–12) ou même de “sœurs” (217), bien qu’elles n’aient aucun lien de parenté, Do et La étant en réalité les filles de femmes de ménage au service de la mère de Mi. Si La meurt très jeune, Do développe de son côté une terrible jalousie envers Mi, la jeune fille riche à la vie facile. Elle veut prendre sa place et se faire passer pour elle afin de jouir de la fortune de Marraine Midola. Plus tard, ce sera Mi qui, ayant découvert que sa marraine allait la déshériter au profit de Do, voudra prendre la place de celle-ci. Do et Mi agissent comme les belles-sœurs de Cendrillon qui, non contentes de la supplanter au sein de la famille, cherchent à se substituer à elle pour acquérir la fortune et le statut social représentés par le mariage avec le prince. Si, dans la version de Perrault, les belles-sœurs s’en sortent bien et finissent par faire des mariages enviables, grâce à la générosité de Cendrillon qui leur a pardonné, dans celle de Grimm, après s’être volontairement mutilées, elles sont punies pour leur méchanceté, ayant les yeux crevés par des oiseaux, amis de Cendrillon. Pas de happy end dans Piège pour Cendrillon, mais une fin cruelle puisque chacune des jeunes filles, ayant voulu se
174 Nouvelles Études Francophones 34.2 substituer à l’autre, est punie: l’une trouve la mort, l’autre se brûle volontairement le visage et les mains pour parvenir à ses fins, mais devenue amnésique, échoue et finit en prison. Pourquoi Cendrillon? Identité, dualité, reconnaissance Il est temps à présent de revenir à la question qui a ouvert ces réflexions: qu’est-ce qui motive la référence à Cendrillon dans le titre du roman? L’analyse qui précède a révélé que le roman reproduit le conte dans plusieurs de ses aspects les plus significa- tifs: la jeune fille négligée, la famille de substitution, le rôle du feu ou des cendres, la quête d’identité, la métamorphose de l’héroïne, le changement de fortune, la recon- naissance . . . Le roman de Japrisot fonctionne ainsi comme un double du conte de Cendrillon, mais un double où chaque personnage du conte est lui-même dédoublé: Cendrillon est Mi et Do; la belle-mère est Jeanne et Midola; la fée, marraine de Cen- drillon, est Midola et Jeanne; le prince est François, Serge et Gabriel; les belles-sœurs sont Do et La et Mi et La. Le roman nous plonge ainsi dans le tourbillon vertigineux de la dualité, d’un jeu de miroirs dans lequel on ne sait jamais quand ou bien si l’on a réussi à appréhender la vraie image, la vraie identité des personnages.17 “Mi était insaisissable” (107) remarque le narrateur, lorsque Do, peu après avoir retrouvé Mi, essaie de nouer une relation durable avec elle. Ce constat, on peut le faire au sujet de tous les personnages du roman. Piège pour Cendrillon subvertit le conte et prive les lecteurs non seulement d’une fin heureuse typique des contes de fées (l’ordre n’est pas rétabli et la Cendrillon du roman, loin d’épouser le prince et de vivre dans le bonheur, meurt ou finit en prison), mais aussi d’une résolution sans équivoque de l’énigme de l’identité de la jeune femme, qui semble rester hors de portée (d’où le “piège” du titre). Ce n’est pas par hasard que le conte de Cendrillon figure en filigrane dans le roman de Japrisot, mais parce que ce conte est lui-même une histoire de double: Cendrillon est soubrette et princesse, laideronne et beauté, souffre-douleur et élue et, dans certaines versions, dont la version italienne de Giambattista Basile, elle est victime innocente et coupable de crime (elle tue sa belle-mère dans “La Gatta Cene- rentola”). Les deux belles-sœurs endossent également le rôle de doubles en essayant de se substituer à Cendrillon dans l’espoir d’épouser le prince. Le conte de Cen- drillon est en outre un récit de transformation et de reconnaissance: alors que ses proches ne la reconnaissent pas lorsqu’elle apparaît au bal, transformée par sa tenue magnifique, à la fin du conte, le prince lui, la reconnaît sous ses haillons, grâce à la pantoufle de verre. Ces thématiques du double, de la transformation et de la reconnaissance sont au cœur du roman de Japrisot. Elles renvoient en outre directement à l’auteur, Sébastien Japrisot, nom de plume de Jean-Baptiste Rossi. Né le 4 juillet 1931 dans une famille 17 “Jeanne, François Roussin, Serge Reppo, le docteur Doulin, Mme Yvette: des miroirs qui renvoyaient à d’autres miroirs,” dit la survivante (199).
Vanbaelen: À la recherche de Cendrillon 175 d’origine italienne, l’enfant, rappelle Bénévent, “est [ . . . ] déclaré à la fois par son père et par sa grand-mère, dans deux mairies différentes de Marseille, à des jours, des heures et sous des prénoms différents ( Jean-Baptiste et Baptistin). De quoi devenir, dès son premier souffle, un homme double, un raconteur d’histoires . . .” (6).18 Abandonné par son père à six ans (11), Jean-Baptiste Rossi se met à écrire à l’adolescence, publiant notamment un roman Les Mal partis en 1950, avant de s’interrompre pour reprendre l’écriture dix ans plus tard sous le nom de Sébastien Japrisot. Japrisot déclare avoir pris un autre nom parce qu’il avait beaucoup changé entre le moment où il avait écrit en tant que Jean-Baptiste Rossi et le moment où il avait repris la plume dix ans plus tard (Kundu 135): “J’avais beaucoup de peine à me reconnaître,” confesse-t-il ( Japrisot, Écrit, 9), suggérant par ces mots les thématiques du double et de la reconnaissance sur lesquelles sont fondés le conte de Cendrillon et le roman Piège pour Cendrillon. Son nouveau nom, Sébastien Japrisot, est “une anagramme exacte de Jean-Baptiste Rossi.” “Quand j’ai pris un pseudonyme,” explique l’auteur, “je ne voulais pas me quitter tout à fait. C’est pour ça que j’ai fabriqué ce nom, une anagramme” (Bénévent 8). L’anagramme fonctionne comme un miroir, une image du nom déformée, un double, qui a subi une transformation empêchant une reconnaissance immédiate. Difficile d’imaginer un dédoublement plus frappant que le recueil d’œuvres de jeunesse de Sébastien Japrisot (prose et poèmes écrits entre ses seize et dix-neuf ans): ayant paru sous le titre Écrit par Jean-Baptiste Rossi, il est signé Sébastien Japrisot (Kundu 134). Cet étonnant jeu de miroir se retrouve dans le roman. Reconnaissant ouvertement que, “dans tous [s]es livres, il y a un problème d’identité [un problème que] tout le monde a [ . . . ] le problème le plus absolu, le plus net” (Bénévent 11), Japrisot admet en outre se “cache[r] derrière une héroïne féminine” (12). Il serait lui-même la Mi et la Do de Piège pour Cendrillon: sa “grand-mère s’appelait Isola” comme Mi, et il est né un 4 juillet comme Do. “[C]’est une sorte de signature,” avoue-t-il (12). Dans les romans de Japrisot, “storytelling is not the telling of the self, but the repetition of the process by which Jean-Baptiste Rossi became Sebastien Japrisot. [ . . . ] This original transformation is repeatedly played out from Compartiment Tueurs [ Japrisot’s first crime novel] onwards against the backdrop of a crime and its investigation”19 (Viñas del Palacio 128–29). Il s’agit donc toujours du récit d’une transformation, d’un dédoublement. Si Japrisot a choisi le roman policier et s’est imposé comme l’un des grands maîtres du genre, c’est que le roman policier est précisément “un récit emblématique de la crise du sujet,” puisque la question “qui est coupable?” devient vite “qui est qui?” (Dubois, Le Roman policier 64–65). C’est un “texte double” (77) par ce que Dubois appelle ses “deux natures” (76), c’est-à-dire 18 Le vrai prénom de Japrisot, Jean-Baptiste, ainsi que son origine italienne renvoient les lecteurs du ro- man à Giambattista Basile, auteur de “La Gatta Cenerentola,” l’une des rares versions de Cendrillon dans lesquelles la jeune fille n’est pas innocente: elle tue sa belle-mère (voir Bettelheim 246). 19 “Raconter des histoires ne revient pas à se raconter soi-même, mais à répéter le processus par lequel Jean-Baptiste Rossi est devenu Sébastien Japrisot. [ . . . ] Cette transformation initiale est constam- ment remise en scène à partir de Compartiment tueurs [le premier roman policier de Japrisot] sur fond de crime et d’enquête.”
176 Nouvelles Études Francophones 34.2 qu’il tient à la fois “des jeux à principe herméneutique: puzzle, rébus, devinette ou mots croisés” et du roman (76); par les “deux histoires [qu’il raconte]: celle du crime et celle de l’enquête” (77)20 et aussi par sa “duplicité.” Dans le policier, “[c]hacun va cachant son jeu ou le jouant double. [ . . . ] En somme et jusqu’à un certain point, le texte policier est un texte piégé” (79) (c’est moi qui souligne). Piège pour Cendrillon serait donc l’un des romans policiers les plus réussis et les plus limpides, étant donné qu’il annonce par son titre ce qu’il fait: il piège comme le fait tout roman policier.21 Puisque “[l]e roman policier est, par excellence, texte du double jeu” (Dubois, Le Roman policier 80), un texte qui montre, mieux que tout autre peut-être, “que le sujet est un sujet divisé, fracturé, dont l’unité est définitivement ébranlée” (214), aucun ne l’est peut-être plus que Piège pour Cendrillon. Et s’il réussit si bien dans sa tâche, c’est sans aucun doute grâce à son intertexte, le conte d’une jeune fille cachée sous son masque de cendres et de haillons, qui met en jeu la dualité, l’être divisé, in- nocent et coupable, à la recherche de son identité et de la reconnaissance.22 Butler University Ouvrages cités Aisenberg, Nadya. A Common Spring: Crime Novel and Classic. Bowling Green, Bowling Green U Popular P, 1979. Basile, Giambattista. “La Gatta cennerentola [sic] (La chatte cendreuse).” touslescontes.com /biblio/conte.php ?iDconte=603. Bénévent, Christine. “Ouvertures.” Sébastien Japrisot. Piège pour Cendrillon. Lecture accompagnée par Christine Bénévent. Paris, Gallimard, 1999, pp. 5–15. Best, Victoria. “Patterns of Submission and Domination: From Jean-Baptiste Rossi to Sébastien Japrisot.” Sébastien Japrisot. The Art of Crime. Edited by Martin Hurcombe and Simon Kemp. Amsterdam, New York, Rodopi, 2009, pp. 87–101. Bettelheim, Bruno. The Uses of Enchantment: The Meaning and Importance of Fairy Tales. New York, Alfred A. Knopf, 1976. 20 Todorov, dans sa “Typologie du roman policier,” avait mis en exergue la “dualité” du roman à énigme qui “contient [ . . . ] deux histoires: l’histoire du crime,” où le passé qui est absent est à reconstruire, “et l’histoire de l’enquête,” qui se déroule au présent (57). 21 Piège pour Cendrillon piège non seulement son héroïne, Mi ou Do, qui, lorsqu’elle retrouve son iden- tité, est non pas libérée, comme la Cendrillon du conte est libérée de sa prison domestique, mais au contraire condamnée à dix ans de prison. Le roman piège aussi ses lecteurs. Par son titre, Japrisot les invite en effet à partir à la recherche de Cendrillon dans son texte, comme la protagoniste amnésique part à la recherche de son identité. Mais les lecteurs, qui croient retrouver le conte dans les premières pages du roman, se voient vite entraînés dans les complexités d’une intrigue qui semble s’éloigner du conte et frustrés par un épilogue qui, en dépit de la résurgence de Cendrillon (sous la forme du nom de l’eau de Cologne “Piège pour Cendrillon”), entretient la confusion. Maintenus dans l’incertitude quant à la résolution de l’énigme posée par le roman, les lecteurs sont renvoyés à leur propre ques- tionnement identitaire et à leur propre dualité. 22 Selon Bettelheim, “one of the main overt messages of the various Cinderella stories is that [ . . . ] [o]nly being true to oneself, as Cinderella is, succeeds in the end” (Bettelheim 258–59). (“L’un des principaux messages manifestes des diverses histoires de Cendrillon est que [ . . . ] c’est seulement en étant fidèle à soi-même, comme Cendrillon, que l’on réussit en fin de compte.”) Mais que veut dire “être fidèle à soi-même” dans le roman de Japrisot où l’identité est sans cesse remise en question?
Vanbaelen: À la recherche de Cendrillon 177 Branagh, Kenneth, et al., directors. Cinderella. Walt Disney Studios Home Entertainment, 2015. Carroll, Lewis. Alice’s Adventures in Wonderland & Through the Looking Glass. New York, Bantam, 2006. Dubois, Jacques. “Préface.” Sébastien Japrisot. The Art of Crime. Edited by Martin Hurcombe and Simon Kemp. Amsterdam, New York, Rodopi, 2009, pp. 9–12. —. Le Roman policier ou la modernité. Paris, Nathan, 1992. Dundes, Alan. Cinderella A Folklore Casebook. New York and London, Garland Publishing, 1982. Felman, Shoshana. “De Sophocle à Japrisot (via Freud), ou pourquoi le policier?” Littérature, vol. 49, no. 1, 1983, pp. 23–42, doi:10.3406/litt.1983.2183. Ferniot, Christine. “Anthologie. Romans policiers. Sébastien Japrisot.” Télérama.fr, no. 3206, 20 juin 2011, www.telerama.fr/livres/romans-policiers,70233.php, mis à jour le 16 août 2017. Geronimi, Clyde, Hamilton Luske, and Wilfred Jackson, directors. Cinderella. Walt Disney Productions, 1950. Gibelli, Dario. “Déconstruction et promotion critique du ‘mauvais genre’: Lectures de Piège pour Cendrillon.” Poétique, vol. 162, no. 2, 2010, pp. 187–203, doi:10.3917/poeti.162 .0187. Goldberg, Harriet. “Cinderella.” The Oxford Companion to Fairy Tales. Edited by Jack Zipes. Oxford, Oxford UP., 2000, pp. 95–97. Gorrara, Claire. “Through the Looking Glass: Defeats of Detection in Sebastien Japrisot’s L’Été meurtrier.” Sébastien Japrisot. The Art of Crime. Edited by Martin Hurcombe and Simon Kemp. Amsterdam, New York, Rodopi, 2009, pp. 151–63. Grimm, Jakob et Wilhelm. “Cendrillon.” Contes merveilleux, tome 1, 1er janvier 2004, www .ebooksgratuits.com/ebooks.php ?auteur=Grimm_Jakob%20et%20Wilhelm. Haddix, Margaret Peterson. Just Ella. Saint Louis, Turtleback Books, 2007. Hurcombe, Martin, and Simon Kemp. Sébastien Japrisot: The Art of Crime. Amsterdam, New York, Rodopi, 2009. Japrisot, Sébastien. Écrit par Jean-Baptiste Rossi. La Passion des femmes. Un Long Dimanche de fiançailles. Paris, Denoël, 2003. —. Piège pour Cendrillon. Paris, Denoël, 1965. Kundu, Marina. “Sébastien Japrisot.” Yale French Studies, Special Issue: “After the Age of Suspicion: The French Novel Today,” no. 75, 1988, pp. 133–36. Levine, Gail Carson. Ella Enchanted. New York, Harper Collins Publishers, 1997. Myers, Susan. “An Allegory of Reading: Ambiguity, Discovery, and the Reader’s Role in Piège pour Cendrillon.” Sébastien Japrisot. The Art of Crime. Edited by Martin Hurcombe and Simon Kemp. Amsterdam, New York, Rodopi, 2009, pp. 104–19. Pace, David. “Beyond Morphology: Lévi-Strauss and the Analysis of Folktales.” Cinderella A Folklore Casebook. Edited by Alan Dundes. New York and London, Garland Publishing, 1982, pp. 245–58. Perli, Antonello, et François Marion. “Le Stéréotype dans le roman policier.” Cahiers de narratologie, vol. 17, no. 17, 2009, 2 février 2018, doi:10.4000/narratologie.1095. Perrault, Charles. “Cendrillon ou la petite pantoufle de verre.” Un livre pour l’été. Neuf contes. Charles Perrault, www.francparler-oif.org/neuf-contes-de-perrault-en-ligne.
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