Traduire, un " acte filoutique " dans Leben Fibels de Jean Paul - OpenEdition Journals

La page est créée Pierre Thomas
 
CONTINUER À LIRE
TRANS-
                           Revue de littérature générale et comparée
                           2017
                           Des copies originales (N° 22 | 2017)

Traduire, un « acte filoutique » dans Leben Fibels de
Jean Paul
Aurélie Moioli

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/trans/1632
DOI : 10.4000/trans.1632
ISSN : 1778-3887

Éditeur
Presses Sorbonne Nouvelle

Référence électronique
Aurélie Moioli, « Traduire, un « acte filoutique » dans Leben Fibels de Jean Paul », TRANS- [En ligne], |
 2017, mis en ligne le 27 septembre 2017, consulté le 01 avril 2020. URL : http://
journals.openedition.org/trans/1632 ; DOI : https://doi.org/10.4000/trans.1632

Ce document a été généré automatiquement le 1 avril 2020.

Tous droits réservés
Traduire, un « acte filoutique » dans Leben Fibels de Jean Paul   1

    Traduire, un « acte filoutique » dans
    Leben Fibels de Jean Paul
    Aurélie Moioli

1   Définir la traduction comme une « copie originale » invite à réfléchir au rapport entre
    traduction et autorité et au rôle de la traduction dans l’établissement de l’autorité. Le
    nom même de l’auteur qui nous intéresse est le fruit de telles transactions : Jean Paul
    est cet écrivain allemand qui a francisé son nom d’origine, Johann Friedrich Paul
    Richter, en guise de nom de plume. La fabrique de l’autorité est le sujet central de la
    biographie fictive qu’il a publiée en 1811 : Leben Fibels (Vie de Fibel). Cette biographie
    raconte la vie et le devenir-écrivain de Gotthelf Fibel, auteur fictif d’un abécédaire
    allemand qui est son grand-œuvre. À travers ce récit de vie humoristique qui tourne en
    dérision la figure de l’auteur romantique génial et inspiré, Jean Paul offre une réflexion
    sur l’autorité à laquelle prend part le geste du traducteur. Il se projette lui-même dans
    la fiction sous la forme du personnage du biographe nommé Jean Paul, qui raconte
    l’écriture de la biographie en parallèle de la vie de Fibel. Plusieurs auteurs peuplent
    cette fable auctoriale. Nous nous concentrerons sur les principaux : Fibel et Jean Paul
    qui ont en commun de traduire et de plagier. La traduction n’est pas le sujet central de
    l’œuvre mais elle est étroitement liée à l’autorité, qu’on la définisse au sens restreint
    comme la transformation d’un texte d’une langue en une autre ou plus largement
    comme l’action de traduire (quel que soit l’objet) ou comme un « rapport intensif et
    délibéré à l’étranger » (A. Berman). La réflexion sur la langue allemande et son rapport
    aux langues étrangères est centrale pour les romantiques allemands et pour Jean Paul
    qui a abordé la question sous un angle théorique dans son Cours préparatoire d’esthétique
    en 1804, quelques années avant la publication de Fibel où la réflexion passe par la
    fiction. Les travaux d’Antoine Berman sur la traduction en Allemagne à l’époque du
    romantisme ont mis en évidence l’existence d’une « tradition de la traduction » qui,
    depuis Luther, a fondé la langue et la culture allemandes dans une « épreuve de
    l’étranger ». La Vie de Fibel s’inscrit dans ce contexte intellectuel et l’on verra que les
    deux auteurs fictifs (Fibel et Jean Paul) sont des doubles ironiques de Luther qui est
    l’auteur-traducteur par excellence dans l’Allemagne romantique.

    TRANS- | 2017
Traduire, un « acte filoutique » dans Leben Fibels de Jean Paul   2

2   Quels rapports s’établissent entre traduction et autorité dans ce Bildungsroman de
    l’auteur ? Nous proposons de parcourir les différents passages où l’auteur fictif se
    présente comme un traducteur et de répondre à cette question sous l’angle de la
    signature, du nom propre, qui devient le lieu d’une autorité et d’une identité
    problématiques car la signature de l’auteur dans cette œuvre est en rapport étroit avec
    l’idée de « copie originale » et met en tension les concepts d’origine et d’originalité,
    d’autorité et de plagiat. La Vie de Fibel repose sur un paradoxe. La traduction est d’abord
    le moyen de construire et d’affirmer son autorité, de devenir auteur, de se faire un nom
    – littéralement et au sens large –, de trouver sa signature (d’auteur). La traduction (du
    nom propre) est aussi ce qui met en crise l’autorité et l’identité de l’auteur car elle est
    l’un des modes d’action du plagiaire. La traduction du nom propre fonde
    paradoxalement l’autorité (et notamment la visibilité de l’auteur) sur un brouillage
    entre la copie et l’original, sur une confusion entre l’auteur premier/originel et l’auteur
    second/le copiste, le plagiaire et le traducteur.

    Traduire pour se faire un nom
3   La Vie de Fibel s’ouvre sur la question du nom propre de l’auteur qui est d’emblée
    l’occasion d’une énigme et d’un jeu. Avant le premier chapitre, sont reproduits des
    alphabets, un catéchisme et un abécédaire composé de lettres, de dessins et de vers,
    que le biographe présente comme le grand-œuvre d’un illustre auteur dont il s’apprête
    à nous révéler le nom et à raconter la vie. Parodiant les biographies scientifiques
    pompeuses de l’époque, Jean Paul annonce que son livre « démontre historiquement
    que cet ouvrage est dû à Fibel » et non pas à un « certain conrector Bienrod de
    Wernigerode ». « Le nom de Bienrod contient une part de vérité. Mais la présente
    biographie fera parfaitement comprendre comment est née cette erreur qui a toujours
    cours1 ». À cette énigme succède un jeu sur le nom de Fibel qui est à la fois un nom
    propre et un nom commun en allemand signifiant « abécédaire ». Nous verrons bientôt
    que la traduction, entendue comme activité de traduire, prend part à cette énigme et à
    ce jeu.
4   La traduction intervient à plusieurs moments-clés du roman de formation de l’écrivain
    que l’on suit de la plus tendre enfance jusqu’à ses 125 ans. Fibel se forme, prend la
    plume et écrit son grand-œuvre au contact des langues étrangères. À ce stade, la
    traduction ne consiste pas à traduire un texte d’une langue à l’autre, elle concerne le
    nom propre et les lettres de l’alphabet et elle désigne un rapport étroit aux langues
    étrangères. Elle permet d’établir l’autorité de Fibel, son statut d’auteur et sa renommée,
    et d’en faire un nouveau Luther. Cette autorité gagnée par la traduction est paradoxale
    parce que sous la plume humoristique de Jean Paul, Fibel est à la fois un génie, un être
    divin égalant Dieu et le Saint-Esprit, et un idiot (dans ses jeunes années principalement)
    qui a bien peu d’esprit.
5   Tout un imaginaire de la traduction et des langues étrangères imprègne le devenir de
    l’écrivain. La première étape de ce Bildungsroman est l’apprentissage des langues
    étrangères par le jeune Fibel qui « rencontre de bonne heure le génie de l’inspiration ».
    Cet apprentissage est rapporté dans des pages qui parodient la Genèse et le roman de
    formation. Miraculeusement inspiré, Fibel s’adonne à une lecture compulsive en langue
    étrangère :

    TRANS- | 2017
Traduire, un « acte filoutique » dans Leben Fibels de Jean Paul   3

        La première semaine, il apprit à lire des ouvrages grecs (pour ce faire, il emprunta
        une grammaire au pasteur) ; le deuxième mois, il apprit l’hébreu, et lut l’Ancien
        Testament dans la langue originale ; le troisième, il apprit le syriaque, les quatrième
        et cinquième, l’arabe. La collection des grammaires pouvait être empruntée chez le
        pasteur obligeant et amusé. À l’étonnement de toute la maison, Fibel était capable
        de lire, dans ces quatre langues, n’importe quel livre qu’on lui présentait [...].
        Naturellement, il ne comprenait pas un mot de tout ce qu’il lisait. Comme les vrais
        poètes, il s’inquiétait peu du fond et ne s’attachait qu’à la forme. D’autant plus pure
        était la jouissance que lui procuraient les langues orientales que la forme de leurs
        caractères et les signes diacritiques les élevaient bien au-dessus des autres 2.
6   Au départ, Fibel s’attelle aux langues anciennes, aux langues mythiques de l’origine. Il
    associe l’apprentissage des langues à la lecture du texte sacré. Apparaît en filigrane le
    spectre de Luther qui comme Fibel est connu pour avoir lu l’Ancien Testament en
    hébreu, « in der Ursprache », c’est-à-dire littéralement : dans la langue originelle, dans
    la langue de l’origine (Ur), celle qui passe pour être la « langue-mère », la langue
    primordiale divine d’avant la confusion de Babel3. Claude Pichois et Robert Kopp
    traduisent Ursprache par « langue originale », superposant l’original à l’idée d’origine
    première et primordiale, et c’est cette identification qui est mise en cause dans la Vie de
    Fibel. Luther a utilisé trois versions (hébraïque, latine et grecque) de l’Ancien Testament
    pour traduire la Bible en allemand. Bien que Fibel, par son apprentissage et ses
    lectures, ressemble à Luther, il est un piètre lecteur puisqu’il n’est soucieux que de la
    lettre des textes et non pas de l’esprit, poussant à son point d’absurdité la
    recommandation de Saint Jérôme consistant à traduire les textes sacrés littéralement,
    et non selon le seul sens. Sa passion pour les langues étrangères est une passion
    enfantine du signifiant, de la lettre dans sa matérialité. Après les langues mythiques de
    l’origine, Fibel élargit le spectre linguistique en reliant toujours son apprentissage à la
    lecture du texte sacré. L’imaginaire biblique du Livre est ainsi lié à un imaginaire
    linguistique :
        Il voulut s’instruire aussi dans la lexicologie. En sept semaines, il apprit par cœur
        […] le Pater noster en mexicain, en arabe, en islandais, en anglais, en danois, en
        groënlandais, en français ; puis chaque semaine un autre Pater étranger, bref,
        linguistique, si bien qu’il s’engageait avant Adelung, l’auteur du Mithridate, dans la
        même voie de recherches philologiques. Par là, il fut bientôt en état de dire son
        bénédicité en hottentot, en français ou en turc. Le ciel, qui entend et comprend
        toutes les langues, s’inquiétait assez peu de celle qu’il choisissait 4.
7   À l’exemple des apôtres qui parlent en langue sous l’action du Saint-Esprit le jour de la
    Pentecôte, Fibel parle et surtout lit en langue, bien qu’il soit dépourvu d’esprit. Cette
    incroyable polyglossie de Fibel fait écho au fantasme d’un rassemblement de « toutes
    les langues » dont le ciel « qui [les] entend et comprend toutes » est la figure religieuse
    et Adelung, célèbre linguiste allemand du XIXe siècle, la figure scientifique. Jean Paul
    fait allusion à l’ouvrage que le linguiste a commencé de rédiger à la fin de sa vie :
    Mithridates, oder allgemeine Sprachenkunde (Mithridate ou tableau de la langue universelle)
    dont le but est de rassembler les différentes versions du Pater Noster « en près de 500
    langues et dialectes5 ». Qu’il soit comparé à ces spécialistes de la langue que sont
    Luther, Adelung ou le Saint-Esprit, le jeune Fibel commence sa carrière au contact des
    langues étrangères et ces pages font le portrait d’un auteur polyglotte, sublime et
    grotesque qui va devenir traducteur au moment de prendre la plume dans une
    deuxième scène d’« inspiration ». Il s’agit de la scène primitive de l’écriture, relatée
    dans le chapitre intitulé : « Invention et création de l’abécédaire » (Erfindung und
    Erschaffung). Au commencement de l’abécédaire est un songe qui parodie la scène de

    TRANS- | 2017
Traduire, un « acte filoutique » dans Leben Fibels de Jean Paul   4

    l’inspiration puisque c’est le cri d’un coq qui féconde l’esprit du jeune auteur – un cri
    burlesque qui se transforme, à la fin du songe, en une voix divine exhortant Fibel à
    prendre la plume :
        Tous les oiseaux de son père – rêvait-il – voltigeaient et s’entrechoquaient, se
        greffaient les uns sur les autres et finissaient par former un coq. Ce coq passa sa
        tête entre les jambes de Fibel, et celui-ci dut chevaucher sur son cou, le visage
        tourné vers la queue de l’oiseau. Derrière Fibel, le coq chantait continuellement, en
        retournant la tête, comme s’il fût monté par quelque saint Pierre. Fibel eut bien de
        la peine à traduire en allemand humain cet allemand de coq, jusqu’à ce qu’il
        découvrît que la bête disait : Ha, ha6 !
8   Il comprend alors que ce « cri » n’exprime pas le mot Hahn (coq), qu’il n’est pas un éclat
    de rire ni un cri de surprise mais que c’est « la lettre h de l’alphabet ». Fibel se réveille
    et commence à écrire. Inspiration et traduction sont associées dans cette « cock and bull
    story » à la Sterne qu’est la Vie de Fibel (la vie du personnage et des lettres de
    l’alphabet)7. Toute burlesque qu’elle soit, la traduction « en allemand humain » de « cet
    allemand de coq » est bien à l’origine de l’écriture du grand-œuvre, de cet abécédaire
    qui est présenté comme une nouvelle Bible par le biographe, à la faveur de la
    paronomase en allemand entre Bibel et Fibel. Ainsi, à la fin du songe, une voix venue du
    ciel ordonne à Fibel : « Arrache une plume de la queue du coq, et avec cette plume
    compose le livre des livres, contenant tous les patres et matres lectionis, […] en un mot,
    l’ouvrage le plus parfait de tous8. » Les matres lectionis sont ces lettres intercalées de
    l’écriture hébraïque qui ne sont pas prononcées. L’œuvre de Fibel est ainsi comparée à
    une nouvelle Bible et Fibel dans cette scène parodique de l’inspiration devient un
    nouveau Luther – un Luther dégradé, parodique, humoristique car il traduit non pas la
    lettre divine mais le cri d’un coq qui ressemble fort à un rire. La parodie de l’inspiration
    s’accompagne d’une parodie de traduction.
9   Au réveil, Fibel décide d’œuvrer pour « l’A b c de son pays ». Il pense son geste comme
    une rénovation de l’alphabet et de la langue qui passe par la traduction. Fibel
    s’approprie ainsi le geste de Luther pour qui la traduction est le moyen d’une fondation
    de la langue et de la culture allemandes. Pour les romantiques allemands comme pour
    Herder et Klopstock qui ont eu une influence décisive sur Jean Paul, Luther est perçu
    comme un « créateur de langue » (A. Berman) : le traducteur est un véritable auteur.
    « Sa Bible est la première auto-affirmation de l’allemand littéraire ». Elle suggère que
    « la formation et le développement d’une culture propre et nationale peuvent et
    doivent passer par la traduction, c’est-à-dire par un rapport intensif et délibéré à
    l’étranger9 », par cette célèbre épreuve de l’étranger qui donne son titre à l’essai de
    Berman. Le rêve du coq inspire au jeune écrivain une mission pour sa propre langue :
    « [Fibel] s’étonnait […] de ce que, lui, qui avait tant travaillé les alphabets étrangers, il
    n’eût encore rien fait pour l’Abc de son pays10. » Or que fait-il à l’alphabet « de son
    pays », à son alphabet propre [eignem] ? Il le renouvelle en y introduisant l’étranger : en
    traduisant certaines « lettres étrangères » (Q, X, Y et Z) auxquelles il donne
    « l’hospitalité » [Gastfreundschaft]. « Ces lettres, peu allemandes, mirent au supplice cet
    honorable auteur allemand ; ces étrangères le contraignirent à se montrer gêné et
    contrarié : triste remerciement pour l’hospitalité qu’elles avaient reçue de lui 11 ! »
    Claude Pichois et Robert Kopp traduisent par « lettres peu allemandes » l’expression
    « undeutsche Buchstaben » qui signifie littéralement « lettres non-allemandes ». On
    voit que l’accueil de ces lettres étrangères dans la langue propre est une véritable
    « épreuve de l’étranger » pour le jeune Fibel, un « supplice » littéral, comme le suggère

    TRANS- | 2017
Traduire, un « acte filoutique » dans Leben Fibels de Jean Paul   5

     le monstrueux « Schreibdaumenschrauben » qui signifie « employer les grands moyens
     de l’écriture ».
10   Dans la fiction, Fibel est à plusieurs reprises loué pour « la manière dont il traite les
     formes étrangères et les présente à la jeunesse12 ». L’écriture de son abécédaire est ainsi
     étroitement liée à une opération de traduction et celle-ci est le moyen d’une
     communication, d’une compréhension et d’une vulgarisation. Les langues étrangères et
     la traduction ne se trouvent pas seulement à l’origine, en amont de l’écriture
     fibélienne ; elles sont au cœur même de l’écriture et de la réception du nouvel alphabet
     qui est destiné à « tous les enfants, même étrangers13. » Après s’être formé au contact
     des langues étrangères, l’auteur-traducteur qu’est Fibel construit un espace commun
     aux différents locuteurs en écrivant ce nouvel abécédaire. On entend ici l’écho du
     projet de Luther pour qui la traduction est le moyen de diffuser largement le message
     biblique, de « créer une œuvre accessible au peuple allemand 14 ». Dans la tradition
     ouverte par Luther, la traduction est « création, transmission et élargissement de la
     langue, fondation d’un Sprachraum, d’un espace linguistique propre 15 ». Ce bref
     parcours des moments-clés du roman de formation dessine en Fibel la figure sublime et
     grotesque d’un auteur-traducteur grand amateur de langues étrangères, qui offre au
     public une nouvelle Bible, un ouvrage de référence pour des « millions de lecteurs ». La
     traduction conduit ainsi Fibel à la célébrité, au renom.

     La traduction du nom propre, une étrange
     Verdeutschung
11   Revenons à l’énigme initiale du nom propre. Le début de la biographie souligne une
     hésitation quant au nom de l’auteur de l’abécédaire, qui oscille entre Fibel et un certain
     Bienrod. Cette énigme est résolue dans les derniers chapitres lorsque Jean Paul (le
     biographe fictif) raconte sa rencontre avec Fibel qu’il croyait mort. Âgé de 125 ans, le
     vieux génie explique le mystère qui entoure son existence :
         J’ai échangé volontairement mon joli nom latin de Fibel, qui rime si joliment avec
         Bibel, contre le nom allemand de tout un village. Je me suis appelé le Bienerodien,
         afin de briser cornes et jambes au démon de l’orgueil qui m’habitait, car le monde
         entier accourut pour voir Fibel, ce qui troublait mon humilité. Ce changement d’un
         nom latin en un nom allemand est le contraire, je l’espère, de cette traduction, si
         souvent faite par vanité, d’un nom allemand en un nom latin [sic], par exemple de
         Schwarzerde en Mélanchthon16.
12   La traduction du nom propre racontée ici prend deux sens : elle est une manière, pour
     l’auteur renommé, de refuser la célébrité, de se cacher, d’être un auteur non
     autoritaire, mais elle est aussi une manière de se comparer à un auteur de grand
     renom, à Luther, d’égaler cette figure d’autorité par excellence, cet auteur-traducteur
     qui fait autorité, qui transmet la Bible, la Loi et le Livre. La traduction du nom propre
     est donc le lieu d’un double jeu de l’auteur.
13   Ce paragraphe qui raconte la conversion du nom latin en nom allemand repose sur une
     comparaison entre Luther et Fibel. Tous deux pratiquent une traduction pensée comme
     une Verdeustchung – mot par lequel Luther désigne la traduction des langues anciennes
     (latin, grec, hébreu) en allemand, en un allemand qui n’est pas le haut allemand mais
     une langue courante, parlée par tous. Plus exactement, pour décrire sa traduction,
     Luther emploie le verbe dolmetschen qu’il explicite en verdeutschen dans le souci de

     TRANS- | 2017
Traduire, un « acte filoutique » dans Leben Fibels de Jean Paul   6

     « préciser la méthode et la finalité de la traduction : rendre compréhensible pour le
     peuple (pour « la mère dans sa maison, les enfants dans les rues, l’homme commun sur
     le marché ») et favoriser la médiation des cultures17 ». Le mot Verdeutschung signifie un
     mouvement vers l’allemand : il se traduit d’ordinaire par germanisation ; verdeutschen,
     c’est rendre allemand, mettre en allemand, traduire dans la langue allemande, en vue
     de la compréhension et de la transmission au plus grand nombre. Ce geste de
     vulgarisation se retrouve dans le choix fibélien de prendre « le nom allemand de tout
     un village », d’inscrire son nom dans le local et le vernaculaire par la traduction. Fibel
     est désigné par son appartenance géographique : il est « le Bienenrodien » et le titre
     complet de l’œuvre le présente comme « l’auteur de l’abécédaire bienerodien » (des
     Verfassers der Bienrodischen Fibel). La comparaison avec Luther apparaît aussi dans
     l’allusion à Mélanchton, nom grec (et non pas latin) de Philipp Schwarzerd qui était
     l’ami de Luther. En traduisant son nom, Fibel dissimule son identité et son autorité tout
     en les redoublant. La traduction produit une signature ambiguë qui révèle le caractère
     double de l’identité et de l’autorité.
14   Ce jeu sur la traduction du nom propre se poursuit dans le paragraphe qui suit la
     citation précédente. Le biographe Jean Paul a lui aussi traduit son nom mais dans le but
     d’acquérir de l’autorité :
         C’est par une vanité analogue, ajouté-je en puisant dans mes propres petites
         connaissances, que Neumann s’est transformé [traduit] en Neander, Schmidt en
         Faber, Horn en Ceratinus, Herbst en Oporinus, ainsi que l’ont fait une foule d’autres
         personnes que je connais fort bien, comme moi-même, par exemple, qui, futur
         auteur, et par humilité, ai francisé mon nom*.
         *L’auteur du présent ouvrage s’appelle, à l’origine, Johann Paul Friedrich Richter 18.
15   La note est de Jean Paul. Ce paragraphe inverse la traduction nominale décrite dans le
     paragraphe précédent. Jean Paul est comme le double inversé de Fibel : il est auteur,
     comme lui, mais il n’est qu’un apprenti, un « futur auteur » (angehender Autor). Comme
     lui, il traduit son nom propre mais selon une logique différente. La traduction effectuée
     par Jean Paul inverse le geste fibélien et luthérien puisqu’elle traduit le nom allemand
     en une langue issue du latin : le français. Or cette francisation s’exprime dans le mot
     même qui définit la traduction luthérienne – verdeutschen – tandis que les termes
     Übersetzung et übersetzen, moins historiquement et moins symboliquement chargés,
     sont employés dans le reste du paragraphe. Le mot de la traduction luthérienne sert à
     décrire l’inversion du geste de Luther par Jean Paul dans la note : Claude Pichois et
     Robert Kopp traduisent par « j’ai francisé » la curieuse expression allemande « [ich
     habe] ins Französische verdeutscht » qui se traduit littéralement par : « j’ai germanisé
     en français » ou « j’ai rendu allemand en français » ou encore « j’ai traduit en allemand
     en français ». Jean Paul court-circuite ici le sens de la traduction luthérienne. Au lieu
     d’être un mouvement vers l’allemand, une germanisation, la Verdeutschung du nom
     propre rend l’allemand français et le français allemand. Cette étrangeté est sensible
     dans le nom de Jean Paul qui est à cheval entre deux langues au sens où l’on attendrait,
     en français, un trait d’union entre Jean et Paul ; l’absence de trait d’union s’explique
     par la traduction des deux prénoms allemands Johann Paul ; le nom d’auteur est un
     nom en plus d’une langue. Cette Verdeutschung de Jean Paul est une Verfremdung avant
     l’heure, un étrangement de l’allemand par le français, un tour de passe-passe entre les
     langues pour se nommer, un geste de défamiliarisation pour soi et pour la langue.
16   Ainsi, la traduction du nom propre est l’occasion d’un jeu des langues et de l’identité
     (identité de l’auteur et identité des langues). Elle construit l’autorité en défaisant

     TRANS- | 2017
Traduire, un « acte filoutique » dans Leben Fibels de Jean Paul   7

     l’identité définie comme mêmeté et unicité : si elle fait bien gagner Fibel et Jean Paul en
     autorité, elle trouble leur identité, qui se trouve déplacée. Le nom traduit produit une
     signature en mouvement et joueuse. Avec l’exemple du nom traduit, on prend la
     mesure qu’entre l’original et la traduction, entre le propre et sa traduction, on est plus
     dans un chiasme ou un enchevêtrement que dans une simple opposition duelle et
     frontale.

     Le traducteur, « voleur de mots »
17   Un pas de plus est franchi dans ce trouble de la signature lorsque la traduction sert non
     plus à dissimuler ou à jouer avec son identité mais à usurper l’identité d’un autre. La
     signature, c’est ce qui permet d’identifier un auteur et d’assigner une œuvre à un
     auteur. Or la Vie de Fibel met en crise l’idée que la signature correspond à un seul auteur.
     Jean Paul écrit ce texte en 1811, à l’époque où la propriété littéraire moderne est
     définie, à l’époque où naît aussi son corollaire : le plagiat, qui est défini du point de vue
     juridique et moral, comme l’ont montré les travaux d’Hélène Maurel-Indart 19. Les
     écrivains s’emparent de ces questions de propriété littéraire dans la fiction et dans des
     essais, à l’instar des Questions de littérature légale. Du plagiat, de la supposition d’auteurs, des
     supercheries qui ont rapport aux livres de Nodier, publié un an après Fibel. Nodier (qui n’a
     pas signé son essai pour la première édition) compose une sorte de manuel pratique de
     falsification textuelle ; il dit qu’il est très aisé de plagier les auteurs étrangers et que la
     traduction fait bon ménage avec le plagiat20. Les résonances avec la Vie de Fibel sont
     fortes. Dans cette biographie fictive, traduction et plagiat, traduction et supercherie
     s’articulent et le geste du traducteur participe à la construction d’une autorité plurielle
     et problématique.
18   L’énigme du nom qui ouvre la biographie comporte un deuxième volet. Avant de
     raconter la vie de Fibel à proprement parler, le biographe raconte comment il a écrit sa
     biographie. Il a commencé par chercher tous les « états manuscrits et imprimés de
     Fibel » sur lesquels était inscrit le nom de Fibel. Il s’est mis en quête d’une signature,
     espérant trouver des indices sur son auteur. Fibel, au départ, c’est donc un nom sur une
     couverture. Or ce nom est écrit en plusieurs langues. Jean Paul voyage à travers
     l’Allemagne en quête de ce nom, visite les librairies et consulte les instituteurs des
     villages qui utilisent le célèbre abécédaire. « Alors je trouvai souvent sur le côté
     intérieur de la couverture les mots Fibel ou Heiligengut écrits tantôt en caractères
     grecs, tantôt en caractères hébreux ou syriaques. […] il y en avait même en caractères
     arabes21. » On entend l’écho de la passion enfantine de Fibel pour les lettres orientales.
     Le biographe retrouve cette signature en plusieurs langues lorsqu’il rencontre un « juif
     baptisé » (un converso rappelant Don Quichotte) qui tient « clandestinement une vente de
     livres aux enchères » parmi lesquels se trouve un grand nombre d’ouvrages « tous
     écrits (d’après le titre) par un même auteur nommé Fibel22 ». La liste des ouvrages, qui
     parodie les bibliographies savantes, est reproduite à la manière de Rabelais :
         1 Fibels Zufällige Gedanken von dem bishero so zweifelhaften wahren Ursprung der
         heutigen Reichs-Ritterschaft. 1753.
         2 Fibels Alphabetische Verzeichnus und Beschreibung der aus denen neuern
         Jauner-Actis und Listen gezognen Jauner, Mörder etc. Fol. Stuttgart 1746.
         3 Fibelii catalogus Bibliothecae Brühlianae. Fol. Dresdae 1750.
         4 Etat abrégé de la Cour de Saxe sous le Règne d'Auguste III, de Fibel. 1734.
         5 Fibels Erlangische gelehrte Anzeigen, Jahrgang 1749.

     TRANS- | 2017
Traduire, un « acte filoutique » dans Leben Fibels de Jean Paul   8

         6 Fibels Gründliche Ausführung derer dem Kurhause Bayern zustehenden Erbfolgs-
         und sonstigen Ansprüche auf Ungarn und Böhmen wie ingleichen auf das
         Erzherzogtum Österreich. Fol. München 1741.
         7 Fibels Ruhe des jetztlebenden Europa, dargestellt in Sammlung der neuesten
         Europäischen Friedensschlüsse von dem Utrechtischen bis auf 1726. Coburg 1726.
         8 Fibelii Nobilis territorio subjectus. Culmbach 1722.
         9 Fibelii Biblia. Tondern 1737.
         10 Lettres Turques de Fibel. A Amsterd. 1750.
19   Cette liste rassemble des ouvrages en allemand, en latin et en français. La polyglossie de
     Fibel qui semble être un grand savant apparaît comme une énigme au biographe.
     Toutefois, le titre humoristique des deux premiers ouvrages est l’indice d’un jeu quant
     à l’autorité précisément (autorité de l’auteur et du savant) et annonce le plagiat à venir.
     Le premier s’intitule : « Pensées fortuites de Fibel sur la véritable origine, restée douteuse
     jusqu’à ce jour, de la chevalerie actuelle de l’Empire » ; le second : « Liste par ordre
     alphabétique et signalement des filous, meurtriers, etc., tirée des Actes filoutiques récents 23
     [Jauner-Actis] ». Par la suite, la véritable « origine » de ces œuvres restera douteuse et
     Fibel sera l’un de ces filous car il s’avère que le grand auteur est un plagiaire, un
     « voleur de mots », selon la belle expression de Michel Schneider 24. L’énigme de la
     signature en plusieurs langues est élucidée au chapitre XXI qui nous plonge au cœur
     des « actes filoutiques » de prédilection de Fibel : la traduction et le plagiat. Ce chapitre
     nous fait entrer dans l’atelier du plagiaire. Fibel a commencé à plagier après le succès
     de son abécédaire. Conscient de la disproportion de la gloire dont il jouit en regard de
     la petitesse de son œuvre, « il estimait de son devoir de produire autre chose 25 ». Si
     Fibel devient plagiaire, c’est parce qu’il associe l’autorité à l’idée de quantité, de masse.
     Mais au lieu de « produire autre chose », il reproduit sa signature sur des livres qu’il n’a
     pas écrits :
         Il acheta donc, à des ventes aux enchères, des livres de toute espèce, de tout format,
         de toute langue, dont la feuille de titre ne comportait pas de nom d’auteur ; et il y
         imprima si habilement le sien que ces ouvrages pouvaient passer pour être de lui 26.
20   Plagier, pour Fibel, c’est donc signer, inscrire son nom propre – et l’inscrire en
     plusieurs langues. L’appropriation passe par la traduction du nom qui s’effectue sous le
     regard attentif du complice de Fibel, nommé Pelz. « Tale of a Tub from Fibel », « Villa
     Borghese di Fibel », « Histoires du diable par Fibel » et « Pensées libres sur la Religion de Fibel
      » : ces titres joueurs (en anglais, en italien, en français dans le texte original) sont des
     exemples de ces
         enfants trouvés, hautement impies ou lascifs, que Fibel adopta dans son ignorance.
         Il était à même de publier les ouvrages les plus ardus, dès qu’il avait appris de Pelz
         dans quelle langue ils étaient écrits, afin de pouvoir exprimer le « par Fibel » qu’il
         devait y imprimer dans l’idiome correspondant, en utilisant soit di, soit autore, ou
         de, ou from, etc27.
21   La signature traduite est une fausse signature qui cache l’identité de l’auteur. De plus,
     cette signature traduite est le (mé)fait de deux auteurs qui collaborent à cette
     usurpation d’identité. Le traducteur éclairé ici, c’est Pelz – personnage au nom
     programmatique puisque Pelz signifie « pelage », « fourrure » : Pelz est bien la
     couverture de Fibel (il cache ses actes filoutiques et il participe à l’inscription du nom
     sur les livres anonymes). Pelz fait aussi entendre le verbe pelzen qui signifie « greffer »
     dans un dialecte du Sud de l’Allemagne fréquemment employé par Jean Paul 28. La
     signature de Fibel est bien une greffe qui efface l’origine de l’œuvre, l’identité première
     de l’auteur. En traduisant ensemble, Fibel et Pelz produisent une signature

     TRANS- | 2017
Traduire, un « acte filoutique » dans Leben Fibels de Jean Paul   9

     indémêlable, brouillée, recouvrant plusieurs noms d’auteurs. La traduction du nom est
     un « acte filoutique » (parmi d’autres formes de plagiats) qui ébranle la distinction
     entre copie et original et met en crise l’unicité de la main de l’écrivain, la singularité de
     l’auteur. L’instance de l’original est toujours usurpée par la traduction ou le plagiat.
22   Dans cet épisode où la supercherie fibélienne est révélée, il ne faut pas seulement voir
     un jeu ou un portrait-charge humoristique de l’auteur car l’épisode se conclut sur une
     réflexion plus générale sur le plagiat et l’autorité dans laquelle le biographe se place
     sur le « banc des coupables » (comme il le dit ailleurs), aux côtés des plagiaires-
     traducteurs que sont Pelz et Fibel. Inversant le discours moral, le discours de
     l’honnêteté, Jean Paul disculpe les personnages en proposant une définition de l’auteur
     comme plagiaire :
         Du reste, un observateur impartial reconnaîtra que nous ne procédons pas comme
         Fibel, mais, presque tous, de façon bien pire, car non contents d’inscrire notre nom
         sur des pensées anonymes d’un seul auteur, nous nous approprions celles de
         milliers d’individus, d’époques et de bibliothèques entières, en prétextant « notre
         savante culture », et nous volons ainsi jusqu’aux plagiaires 29.
23   Un auteur n’est jamais « seul » mais se construit dans la prise et la reprise des autres
     tous azimuts – prise volontaire ou involontaire. L’éloge paradoxal du plagiat se déploie
     dans l’œuvre entière et concerne autant Fibel que Jean Paul qui avoue dès le premier
     chapitre la tentation qu’il a eue de faire passer sa biographie pour son « propre
     ouvrage » alors qu’elle est le fruit d’une collaboration active de plusieurs auteurs. En ce
     sens, Jean Paul nous livre la vérité du fonctionnement de la littérature comme
     entreprise collective, récritures et palimpsestes de textes qui font que tout texte
     « original » n’est jamais le premier mais le dernier d’une série. Et ce n’est pas un hasard
     si la première lettre de l’abécédaire de Fibel est associée au Singe (der Affe). Le symbole
     est fort : le Singe, der Affe, remplace Adam, le premier homme, l’origine de tous les
     autres. La fiction commente ce remplacement : le singe devient cet « homme-postiche »
     (en français dans le texte), ce double, ce simulacre de l’homme. Au commencement
     était le Singe, le copiste, le traducteur : la copie originale.
24   Revenons au premier chapitre qui met en crise également l’idée d’origine. Jean Paul ne
     se présente pas directement comme un traducteur mais il s’inscrit dans le sillage de
     Cervantès et de Macpherson qui sont maîtres en supercherie littéraire et qui font de la
     traduction le lieu d’un jeu sur l’identité et l’autorité. Don Quichotte est donné par son
     narrateur comme la traduction d’un manuscrit arabe dont les feuillets ont été
     éparpillés et James Macpherson a publié en 1760 sous le nom fictif d’Ossian des poèmes
     qu’il faisait passer pour des traductions du gaélique. Le souvenir de ces pseudo-
     traductions hante les premières pages de la Vie de Fibel dans lesquelles Jean Paul
     raconte comment il a conçu sa biographie. Cette œuvre originale est donnée comme la
     continuation d’une biographie existante trouvée chez le marchand judéo-chrétien : il
     s’agit du premier volume de la vie de Fibel écrite par Pelz, que Jean Paul a complété en
     rassemblant les feuillets de la biographie éparpillés dans le village de Heiligengut (dont
     Fibel est originaire). La biographie de Jean Paul se présente comme un livre en
     morceaux qui résulte d’un travail collectif de compilation car le biographe reçoit l’aide
     de tous les villageois pour collecter les feuillets de son œuvre :
         Ainsi, est né de la coopération de plusieurs personnes ce que l’on appelle un livre,
         une biographie, œuvre de jeunes gens, de deux écrivains et du héros lui-même.
         Peut-être me trouvai-je représenter en petit une grande Académie des inscriptions […]

     TRANS- | 2017
Traduire, un « acte filoutique » dans Leben Fibels de Jean Paul   10

         ou bien encore, à mon choix, cette société d’Édimbourg qui recueille et examine les
         reliques d’Ossian30.
25   Allusion est faite à la Highland Society qui publie en 1807 les « sources »
     gaéliques fictives des poèmes écossais du non moins fictif Ossian. La supercherie de
     Macpherson était connue ; la comparaison de Jean Paul et ses acolytes avec cette
     société participe à la mise en crise de l’autorité et de l’origine de l’œuvre en train de
     s’écrire. En reprenant Cervantès et Macpherson, ce premier chapitre place la Vie de Fibel
     sous le signe de l’impossible et de l’inauthentique origine. L’auteur et le texte originel
     (premier, unique, primordial et essentiel) sont réduits à néant au profit d’une œuvre et
     d’un auteur pluriel. À la fausse signature de Fibel, à sa signature traduite, répond dans
     la fiction la signature collective de la biographie jean-paulienne. Ces deux signatures
     ont en commun de remettre en cause la différence entre premier et second et entre
     même et propre – deux dichotomies impliquées par le couple copie/original. Qu’il
     s’agisse de Fibel ou de Jean Paul, l’identité de l’auteur se trouve ébranlée dans cet éloge
     de la collecte, de la reprise et du plagiat dont la traduction est une forme.
26   Dans cette fable auctoriale, la traduction s’inscrit dans des pratiques plus larges de
     reprise (licite ou illicite) qui établissent l’autorité problématique de Fibel et de Jean
     Paul. Sous ses diverses formes (qu’elle soit traduction du nom propre ou de lettres, ou
     pseudo-traduction de textes), la traduction est le moyen de conquérir et d’asseoir son
     autorité mais elle mine aussi de l’intérieur la figure de l’auteur puisqu’elle en fait un
     « voleur de mots ». La signature qui singularise, qui assigne une identité, qui a une
     valeur idiosyncrasique, qui confère à l’auteur son aura et sa réputation, devient ainsi
     par la traduction une signature ironique, inassignable ou assignable à plusieurs
     auteurs, qui met en crise la catégorie de l’identité tout autant que la figure de l’auteur
     romantique consacrée par l’histoire littéraire (le génie inspiré et le créateur solitaire).
     L’ironie signale un décalage, un écart, un jeu. La Vie de Fibel fait entendre l’ironie de
     l’expression « copie originale » en reliant la traduction à la question épineuse de
     l’autorité. Il y a bien entendu du jeu et de l’humour dans cette biographie fictive qui
     désacralise la figure de l’auteur, mais l’ironie chez Jean Paul est un jeu sérieux et l’on
     peut tirer quelques conclusions de cette fable auctoriale. Il ressort que la traduction du
     nom propre inquiète l’identité des langues (la Verdeutschung de Jean Paul consiste à
     traduire en allemand en français ; elle n’est pas une stabilisation des langues ou un
     passage de l’une à l’autre mais un jeu entre les langues et une défamiliarisation des
     langues). La traduction du nom propre inquiète aussi l’identité de l’auteur qui ne crée
     pas tout seul ex nihilo son œuvre mais qui l’élabore à partir d’autres œuvres et avec
     plusieurs collaborateurs. La traduction renverse l’image d’Épinal de l’auteur
     romantique et fait surgir une autre scénographie de l'auteur : un auteur-traducteur, un
     auteur-plagiaire, qui relie au lieu de les opposer le geste de la création première
     originale et le geste second de la reprise. Ce qui est attaqué de front dans cette œuvre
     par le biais (entre autres) de la traduction, c’est la confusion fréquente entre origine et
     original. Anne-Marie Lang et Jean-Luc Nancy, traducteurs du Cours préparatoire
     d'esthétique de Jean Paul, disent qu’est romantique « celui qui se délecte au deuil de
     l’origine31 ». Cette délectation conduit dans la Vie de Fibel à un éloge paradoxal de la
     reprise et de la seconde main (plagiat, traduction) dans la construction de l’autorité –
     paradoxal parce qu’elles produisent de l’originalité en défaisant les mythes de
     l’original.

     TRANS- | 2017
Traduire, un « acte filoutique » dans Leben Fibels de Jean Paul   11

BIBLIOGRAPHIE
Adelung, Johann Christoph, Mithridates, oder allgemeine Sprachenkunde, Berlin, Vossische
Buchandlung, 1806.

Berman, Antoine, L’épreuve de l’étranger, Paris, Gallimard, 1984.

Cassin, Barbara (éd.), Vocabulaire européen des philosophies : dictionnaire des intraduisibles, Paris, Le
Robert/ Seuil, 2004.

Eco, Umberto, La recherche de la langue parfaite dans la culture européenne, trad. Jean-Paul
Manganaro, Paris, Seuil, 1994.

Jean Paul, Cours préparatoire d’esthétique, trad. Anne-Marie Lang et Jean-Luc Nancy, Lausanne,
L’Âge d’homme, 1979.

Jean Paul, Vie de Fibel, trad. Claude Pichois et Robert Kopp, Paris, Union générale d’éditions, 1967.

Jean Paul, Leben Fibels [1811] in Sämtliche Werke, Band I/6, hrsg. von Norbert Miller, München, Carl
Hanser, 1987 [1963], p.365-562.

Maurel-Indart, Hélène, Du plagiat, Paris, PUF, 1999.

Montandon, Alain, Jean Paul romancier : l’étoile shandéenne, Clermont-Ferrand, Adosa, 1987.

Nodier, Charles, Questions de littérature légale. Du plagiat, de la supposition d’auteurs, des supercheries
qui ont rapport aux livres, Paris, Barba, 1812.

Schneider, Michel, Voleurs de mots. Essai sur le plagiat, la psychanalyse et la pensée, Paris, Gallimard,
1985.

NOTES
1. Jean Paul, Vie de Fibel, trad. Claude Pichois et Robert Kopp, Paris, Union générale
d’éditions, 1967, p. 48 (« Am Namen Bienrod ist wirklich etwas Wahres, aber dieses
Lebensbeschreibung selber wird am besten zeigen, inwiefern der ganze Irrtum, der
noch fortdauert, entstanden. », Jean Paul, Leben Fibels [1811] in Sämtliche Werke, Band I/
6, hrsg. von Norbert Miller, München, Carl Hanser, 1987 [1963], p. 372).
2. Op. cit., p. 88-89 (« In der ersten Woche lernte er griechische Werke lesen […] – – im zweiten
Monate lernte er das Hebräische und las das Alte Testament in der Ursprache; – im dritten das
Syrische; – im vierten und fünften das Arabische. […]. In diesen vier Sprachen konnte er zum
Erstaunen des ganzen Hauses jedes Buch lesen, das man ihm vorlegte […]. Natürlicherweise
verstand er nicht ein Wort von dem, was er vorlas; aber der Stoff ging ihn, wie einen Dichter,
nichts an, sondern nur die Form. Desto reicher fiel sein reiner Genuß an den orientalischen
Sprachen aus, weil deren Lettern-Formen und Selbstlauter-Untersätze sie weit über alle neueren
Sprachen hoben », op. cit., p. 398).
3. Umberto Eco, La recherche de la langue parfaite dans la culture européenne, trad. Jean-Paul
Manganaro, Paris, Seuil, 1994, p. 94.
4. Op. cit., p. 89 (« Indes wollte er sogar in Wörter-Gelehrsamkeit nicht zurückbleiben, sondern
lernte aus einem alten guten Werke, das ich selber in meiner Jugend ohne Nutzen gelesen, in
sieben Wochen das mexikanische, arabische, isländische, englische, dänische, grönländische,
französische Vaterunser auswendig; dann in jeder spätern Woche wieder ein fremdes, kurz ein

TRANS- | 2017
Traduire, un « acte filoutique » dans Leben Fibels de Jean Paul   12

linguistisches Paternoster; so daß er schon vor Adelung im Mithridates ganz den nämlichen
Sprachforschungs-Weg betrat. Dadurch setzte er sich instand, vor dem Essen bald als Hottentott,
bald als Türke, bald als Franzose seine Andacht zu verrichten; dem Himmel selber, der alle
Sprachen versteht und vernimmt, konntʼ es gleichgültig sein, welche er nehme. Fibel war jetzt
überhaupt ein ganz anderer Mensch. », op. cit., p. 398)
5. Johann Christoph Adelung, Mithridates, oder allgemeine Sprachenkunde, Berlin, Vosische
buchandlung, 1806.
6. Op. cit., p. 132 (« Alle Vögel seines Vaters – träumte er – flatterten und stießen gegeneinander,
pfropften sich ineinander und wuchsen endlich zu einem Hahne ein. Der Hahn fuhr mit dem
Kopfe zwischen Fibels Schenkel, und dieser mußte auf dessen Halse davonreiten, mit dem
Gesichte gegen den Schwanz gekehrt. Hinter ihm krähete das Tier unaufhörlich zurück, als würd'
es von einem Petrus geritten – und er hatte lange Mühe, das Hahnen-Deutsch in Menschen-
Deutsch zu übersetzen, bis er endlich herausbrachte, es klinge ha, ha. », op. cit., p. 426).
7. Sur l’héritage de Laurence Sterne dans l’œuvre de Jean Paul, voir Alain Montandon, Jean Paul
romancier : l’étoile shandéenne, Clermont-Ferrand, Adosa, 1987.
8. Op. cit., p. 133 (« ziehe aus eine Schwanzfeder dem Hahn und setze damit auf das Buch der
Bücher, voll aller matres et patres lectionis, […] kurz das tüchtigste Werk. », op. cit., p. 426).
9. Antoine Berman, L’épreuve de l’étranger, Paris, Gallimard, 1984, p. 56-57.
10. Op. cit., p. 133 (« Er müsse gar erstaunen […], daß er, der bisher so viel in
ausländischen Alphabeten gearbeitet, noch nicht das geringste in seinem eignen
Alphabet für Abcʼs getan. », op. cit., p. 427).
11. Op. cit., p. 142 (« solche undeutsche Buchstaben legten einem ehrlichen
echtdeutschen Schreiber Schreibdaumenschrauben an; es sollte sein und es war von
solchen Ausländern schlechter Dank für seine Gastfreundschaft, daß sie ihn nötigten,
sich halb verdreht zu zeigen. », op. cit., p. 434).
12. Op. cit., p. 245 et p. 248 (« Aber eine ganz besondere Aufmerksamkeit zieht der Herr
Verfasser durch die Art auf sich, wie er ausländische Formen behandelt und der Jugend
darstellt; und diese sind q, x, y, z. », op. cit., p. 506 et p. 508).
13. Op. cit., p. 145 (« Im ganzen Dorfe lief das Gerücht um, daß der Student ein neues Abc-Buch
für alle Kinder, auch die ausländischen, verfertigt », op. cit., p. 436).
14. Antoine Berman, op.cit., p. 44.
15. Antoine Berman, op.cit., p.49.
16. Op. cit., p. 284 (« Aber meinen guten lateinischen Namen Fibel, so schön er sich auch mit
Bibel reimt, tauschtʼ ich willig gegen den deutschen eines ganzen Dorfs weg und hieß mich nur
den Bienenroder, um dem Hoffartsteufel in mir ein und das andere Horn und Bein zu brechen,
weil leider alle Welt, den vorigen Fibel zu sehen, gefahren kam und mich mitten in jeder Demut
störte. Diese Übersetzung eines lateinischen Namen in einen deutschen ist, hoffʼ ich ja, die
entgegengesetzte Übersetzung eines deutschen in einen lateinischen, z. B. Schwarzerde in
Melanchthon, welche so oft von der Eitelkeit gemacht wurde. », op. cit., p. 534). « Schwarzerde »
est la traduction allemande humoristique et littérale du nom propre « Mélanchthon » qui est un
nom grec et non pas latin. Erreur ou lapsus de Fibel ? Quoi qu’il en soit, le passage entre les
langues est multiple et s’orchestre selon la logique du Witz. Il y a de l’allemand, du latin et du
grec dans ces transactions nominales. Il est peut-être significatif que l’erreur de Fibel porte sur le
nom qui fait résonner le Ton, la prononciation, le timbre, l’inflexion.
17. Voir l’article « Traduire » in Cassin, Barbara (éd.), Vocabulaire européen des
philosophies : dictionnaire des intraduisibles, Paris, Le Robert/ Seuil, 2004, p. 1316 :
« Expliquer dolmetschen par verdeutschen précise la méthode et la finalité de la
traduction : rendre compréhensible pour le peuple, pour « la mère dans son foyer et

TRANS- | 2017
Traduire, un « acte filoutique » dans Leben Fibels de Jean Paul   13

l’homme ordinaire » (Sendbrief vom Dolmetschen, Lettre ouverte sur la traduction, 1530) et
favoriser la médiation des cultures. » Selon le dictionnaire Adelung, verdeutschen signifie
« in das Deutsche, in die Deutsche Sprache übersetzen », traduire en langue allemande.
Le dictionnaire des Grimm, à la fin du XIXe siècle, indiquera : « deutsch machen
besonders ins deutsche übersetzen », soit rendre allemand, en particulier en traduisant
en allemand ; et en un second sens, s’approcher de la conception allemande :
« deutscher anschauung annähern, angleichen ».
18. Op. cit., p. 284-285 (« »So ganz aus ähnlicher Eitelkeit« – brachtʼ ich selber aus meiner kleinen
Kenntnis bei – »übersetzte sich ja Neumann in Neander – Schmidt in Faber – Horn in Ceratinus –
Herbst in Oporinus – und eine Menge, die ich recht gut kenne, wie ich mich denn selber *, aber
freilich als angehender Autor und also aus Demut, ins Französische verdeutscht habe. *Verfasser
dieses heisst ursprünglich Johann Paul Friedrich Richter. », op. cit., p. 535).
19. Hélène Maurel-Indart, Du plagiat, Paris, PUF, 1999.
20. Charles Nodier, Questions de littérature légale. Du plagiat, de la supposition d’auteurs, des
supercheries qui ont rapport aux livres, Paris, Barba, 1812.
21. Op. cit., p. 51 (« Hier fand ich nun häufig auf der innern Seite des goldnen Abcbuchs-
Deckel bald das Wort Fibel, bald Heiligengut geschrieben, bald mit griechischen
Buchstaben, bald mit hebräischen, syrischen; – ja in einem stand mit arabischen. », op.
cit., p. 374).
22. Op. cit., p. 52 (« daß ich in der Hauptstadt gleichen Namens einem getauften Juden – der sich
funfzehnmal, wiewohl ohne Erfolg, hatte taufen lassen, um durch die Menge des Taufwassers
und die wiederholten Exorzismen sich reinzuwaschen – in die Hände geriet, als er eben eine
verbotne Bücher-Versteigerung hielt. », op. cit., p. 373).
23. Op. cit., p. 52.
24. Voir Michel Schneider, Voleurs de mots. Essai sur le plagiat, la psychanalyse et la pensée, Paris,
Gallimard, 1985.
25. Op. cit., p. 204 (« noch etwas Übriges zu leisten », op. cit., p. 477).
26. Op. cit., p. 204-205 (« Er erstand nämlich in Versteigerungen Bücher jedes Bands und Fachs
und Idioms, welche auf den Titelblättern ohne Namen der Verfasser waren; in diese Blätter
druckte er nun seinen Namen so geschickt hinein, daß das Werk gut für eines von ihm selber zu
nehmen war. », op. cit., p. 477-478).
27. Op. cit., p. 205-206 (« Histoire du Diable par Fibel, Amst. 1729 – Und so weiter; denn ich habe
noch viele nicht angeführt, z. B. Villa Borghese di Fibel, 8. in Roma 1700, oder das seltne Werk Tale of
a Tub from Fibel, Lond. 1700, oder Pensées libres sur la Religion de Fibel, à la Haye 1723 – und noch
andere Fündlinge von höchst gottlosem und unzüchtigem Inhalt, die er unwissend an Kindes
Statt annahm. Die schwersten Werke war er imstande herauszugeben, sobald er sich bei Pelzen
erkundigt hatte, in welcher Sprache sie geschrieben waren, damit er das Einzudruckende »von
Fibel« der Sprache angemessen ausdrückte, entweder durch di oder durch autore oder durch de
oder from etc. », op. cit., p. 478-479)
28. Voir l’encyclopédie Krünitz : « Pelzen : im Oberdeutschen, für pfropfen, impfen. Einen Zweig
von einem Apfelbaum auf einen Quittenstamm pelzen, d. i. pfropfen. Gepelztes Obst, d. i.
gepfropftes. »
29. Op. cit., p. 206 (« Übrigens sagen alle Unparteiischen, daß fast wir alle es nicht so machen wie
Fibel, sondern viel schlimmer, weil wir nicht, wie er, nur auf anonyme Gedanken eines Einzelnen,
sondern auf die unzähligen vieler Tausende, ganzer Zeitalter und Bibliotheken unsern Namen
unter dem Titel “unsere gelehrte Bildung” setzen und sogar bald dem, bald den Plagiarius selber
stehlen. », op. cit., p. 479)
30. Op. cit., p. 56 (« So wäre denn nun wieder durch Gesamt-Wirkung vieler das entstanden, was
man ein Werk nennt, eine Lebensbeschreibung durch Jungen, zwei Beschreiber und den Helden

TRANS- | 2017
Vous pouvez aussi lire