La Vie économique Plateforme de politique économique - Die Volkswirtschaft
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92e année N° 3 / 2019 Frs. 12.– La Vie économique Plateforme de politique économique ENTRETIEN FÉDÉRALISME RÉGLEMENTATION DOSSIER La numérisation de l’agricul- La péréquation financière Quels effets ont les freins Développer l’infrastructure ture vue par l’agroéconomiste en pleine transformation à la réglementation ? ferroviaire Robert Finger 39 43 49 32 L’ÉVÉNEMENT L’avenir de la olitique agricole p
ÉDITORIAL Prix élevés des denrées alimen- taires en Suisse : qui en profite ? Dormir dans la paille, faire des balades à poney, traire soi-même les vaches : l’idylle paysanne se révèle trompeuse, la réalité est autre. La numérisation conquiert aussi le monde agricole : robots de traite et drones d’épandage sont utilisés dans les exploitations. Robert Finger, professeur d’économie à l’École poly- technique fédérale de Zurich (EPFZ), explique dans un entretien que les technologies numériques apportent une valeur ajoutée supplémentaire à l’agriculture. Il cite comme exemples les améliorations que ces dernières permettent pour le bien-être animal et la préservation de l’environnement. Dans la consultation sur la Politique agricole à partir de 2022, la Confédération a fait un premier pas vers l’introduction d’innovations dans ce domaine. Par ailleurs, cela fait longtemps que le paysan n’a plus les mains entièrement libres. L’État subventionne depuis plus d’un siècle les exploitations agricoles et a mis en place un système complexe de protec- tion douanière et de paiements directs. En outre, le Conseil fédéral tend de plus en plus à lier ces aides financières au respect de prestations en matière d’environnement et de bien-être animal, comme les sorties en plein air. La Suisse est le pays d’Europe où les denrées alimentaires coûtent le plus cher. Sur mandat du Secrétariat d’État à l’économie, cinq études ont examiné les raisons qui conduisent à ce phénomène. Conclusion : l’agriculture n’est pas la seule bénéficiaire de ces prix élevés, les branches en aval comme l’industrie manufacturière et le commerce de détail en profitent également. Pour faire baisser les prix, les économistes de la Confédération préconisent une ouverture des marchés. Une solution qui ne fait toutefois pas l’unanimité dans les milieux politiques. Bonne lecture ! Susanne Blank et Nicole Tesar Rédactrices en chef de La Vie économique
INHALT 9 25 L’ÉVÉNEMENT L’avenir de la politique agricole 4 Politique agricole : le statu quo 9 Effets secondaires indésirables 13 Pourquoi les engrais et les n’est pas une option dans la politique agricole pesticides sont-ils plus chers Bernard Lehmann Yvan Decreux en Suisse que dans l’UE ? Office fédéral de l’agriculture Office fédéral de l’agriculture Mario Gentile, Alberico Loi, Enrica Gentile Larissa Müller, Timothey Nussbaumer Areté Secrétariat d’État à l’économie 16 P ourquoi le fourrage coûte-t-il 20 Pain, yogourt et jambon : si cher en Suisse ? le commerce de détail fait Mariana Cerca, Stefan Mann grimper les prix Agroscope Stefan Mann Agroscope Katja Logatcheva, Michiel van Galen, Marie-Louise Rau Wageningen University and Research 25 L a concurrence joue-t-elle 29 Les paiements directs dans le marché suisse de influencent les dépenses des 32 ENTRETIEN l’alimentation ? agriculteurs Raushan Bokusheva Alberico Loi, Mario Gentile, « Les vaches passent Haute école des sciences appliquées de Zurich Aaron Grau Annachiara Saguatti Areté à la traite quand elles Université Humboldt Roberto Esposti le veulent » Silvan Fischer, Michael Grass Université polytechnique des Marches BAK Economics Entretien avec Robert Finger, économiste agricole à l’École polytechnique fédérale de Zurich 63 CHIFFRES 65 DANS LE PROCHAIN NUMÉRO 65 IMPRESSUM
INHALT 43 45 12 RUBRIQUES Tourisme hivernal et freins à la réglementation 37 L’AIR DU TEMPS 39 FÉDÉRALISME 43 RÉGLEMENTATION La tragédie des biens La péréquation financière en Les freins à la réglementation communs pleine transformation ne sont pas la panacée Eric Scheidegger Marius Brülhart Annetta Holl Secrétariat d’État à l’économie Université de Lausanne Secrétariat d’État à l’économie Kurt Schmidheiny Université de Bâle 45 COOPÉRATION AU DÉVELOPPEMENT 64 INFOGRAPHIE L’efficacité de la coopération Les recettes hivernales des au développement remontées mécaniques Milena Mihajlovic, Julien Robert fondent Secrétariat d’État à l’économie DOSSIER Développer l’infrastructure ferroviaire 50 Équiper le réseau ferroviaire 54 Pas de planification des 59 PRISE DE POSITION suisse pour l’avenir transports sans aménagement Un office de la mobilité pour la Anna Barbara Remund, Christophe Mayor du territoire Suisse Office fédéral des transports Martin Tschopp, Andreas Justen, Matthias Finger Nicole A. Mathys École polytechnique fédérale de Lausanne Office fédéral du développement territorial 61 PRISE DE POSITION 62 PRISE DE POSITION Une étape essentielle pour les La Suisse passe à la cadence cantons supérieure Hans-Peter Wessels Jacques Boschung Conférence des directeurs cantonaux des CFF Infrastructure transports publics
AGRICULTURE Politique agricole : le statu quo n’est pas une option L’ouverture du marché agricole suisse progresse lentement et les réformes en profondeur se heurtent à des difficultés. C’est pourquoi le Conseil fédéral mise sur des incitations économiques dans la Politique agricole à partir de 2022. Bernard Lehmann Abrégé La politique agricole fait l’objet de réformes continues et parfois marché. Si, dans certains domaines, le marché fondamentales depuis plus de 20 ans. Les impulsions externes ont toujours avec l’Union européenne (UE) a été libéralisé, joué un rôle important dans ces développements, avec une alternance de l’offre est néanmoins soutenue par des aides considérations économiques et écologiques. La Politique agricole 22+ financières directes de l’État. Ce soutien re- mise en consultation par le Conseil fédéral en novembre 2018 suit le prin- présente environ 30 % du prix de l’UE pour le cipe selon lequel le statu quo équivaut à un recul. Elle met l’accent sur l’en- fromage et près de 60 % de la valeur du produit vironnement, un domaine où les initiatives populaires – qui jouent un rôle d’aiguillon – exigent des réformes profondes de l’agriculture. La pression dans l’UE pour le sucre. En d’autres termes, une extérieure fait quant à elle défaut dans le domaine économique. Il semble matière première échangeable et stockable telle dès lors raisonnable de prendre des dispositions pour améliorer l’orien- que le sucre n’est guère compétitive sans soutien tation vers le marché par des mesures incitatives dans les domaines où il et sans protection douanière. Un produit haut existe des débouchés potentiels. de gamme comme le fromage peut, en revanche, être vendu à des prix élevés à l’étranger. L’ agriculture suisse fait l’objet de politiques publiques depuis plus d’un siècle. La sécu- rité de l’approvisionnement a toujours été au Paiements directs sous condition centre des préoccupations. Trois ans seulement À la faveur du cycle de l’Uruguay de l’Accord après l’entrée en vigueur de la Constitution fé- général sur les tarifs douaniers et le commerce dérale de 1848, la Confédération a versé pour la (Gatt), les années 1990 ont été caractérisées par le première fois des contributions aux principales développement progressif des paiements directs associations agricoles de l’époque. En 1881, aux exploitations agricoles. Cela s’est traduit par l’ancien Département des chemins de fer et du une baisse du niveau général des prix des produits commerce est transformé en Département du agricoles en Suisse (voir illustration). commerce et de l’agriculture. Trois ans plus L’objectif premier des paiements directs était tard, la promotion de l’agriculture est consacrée de soutenir les revenus agricoles. Au fil du temps, dans la législation par un arrêté fédéral. le Parlement a progressivement lié les paiements Dans la première moitié du siècle dernier, les directs à des critères environnementaux. Avec la grandes instabilités ont amené le Conseil fédé- Politique agricole 2014–2017, le Conseil fédéral ral et le Parlement à protéger progressivement a encore développé les paiements directs et les l’agriculture suisse par des droits de douane face a liés à des prestations en faveur de l’environne- aux concurrents étrangers. Après la Deuxième ment et du bien-être des animaux, telles que les Guerre mondiale, l’État a considérablement sorties en plein air. Il est plus facile d’atteindre élargi son intervention et l’a consolidée en 1951 les objectifs définis en matière d’environne- en se dotant de la première loi sur l’agriculture ment ou de bien-être animal par le biais d’une proprement dite. Dans les années 1990, la ré- augmentation des incitations financières (qui glementation des volumes et les prix fixes sont induisent une participation accrue des exploi- à nouveau levés. Comme les prix sont détermi- tations agricoles) ou par une hausse simultanée nés par l’offre et la demande, les fournisseurs des exigences et des incitations financières sentent depuis lors directement la pression du (efficacité accrue des participants au programme). 4 La Vie économique 3 / 2019
AGRICULTURE Les mesures prises dans ce domaine et les cision d’exiger la suppression des subventions à dispositions légales sont à l’image de l’agricul- l’exportation des produits agricoles transformés, ture : de plus en plus complexes. Aujourd’hui, ce prise à l’issue de la Conférence ministérielle de secteur utilise des ressources naturelles pour la l’OMC à Nairobi en décembre 2015, a relancé le production, cherche à vendre ses produits sur des processus : la loi dite « chocolatière » a été rempla- marchés présentant des caractéristiques particu- cée début 2019 par une nouvelle réglementation lières, et entretient, cultive et occupe 38 % de la prévoyant à titre temporaire des paiements di- superficie du pays. Le transfert de propriété des rects couplés à la production. terres cultivées à la génération suivante dans le En revanche, les préoccupations écologiques cadre familial est également spécifique au secteur. ont joué un rôle déterminant : les défenseurs des Compte tenu de la complexité du problème, intérêts agricoles se sont retrouvés en minorité la politique agricole actuelle est confrontée à de ou ont au minimum été contraints d’agir lors de nombreux défis, parmi lesquels les nombreuses l’introduction de la plupart des dispositions envi- revendications populaires visant à introduire ronnementales. de nouveaux règlements pour l’agriculture. Or, Le marché suisse des denrées alimentaires modifier une réglementation élaborée pendant demeure un îlot. Si le protectionnisme sur les des générations prend beaucoup du temps. matières premières n’est que l’une des causes de Les impulsions venues de l’extérieur jouent à ce caractère insulaire, il est invoqué pour expli- cet égard un rôle de premier plan. Par exemple, quer le niveau élevé des prix1, dont les principaux c’est uniquement grâce au cycle de l’Uruguay bénéficiaires sont les transformateurs de produits des négociations du Gatt qu’il a été possible de agricoles et la distribution, qui peuvent capter le découpler la politique des prix de celle des reve- pouvoir d’achat d’une majorité de consomma- nus. De même, le cycle de Doha de l’Organisation teurs. Le tourisme d’achat, phénomène d’ampleur mondiale du commerce (OMC), lancé en 2001, a nationale en raison de l’exiguïté du territoire, est été décisif dans la libéralisation du marché du considéré comme un dommage collatéral. D’un fromage avec l’UE, qui s’est poursuivie par celle autre côté, la prolifération des labels de durabilité, du sucre dans les produits transformés. tels que Bio Suisse et IP Suisse, est positive, car En 2012, toutefois, les négociations visant à ils permettent aux producteurs d’obtenir un prix conclure un accord de libre-échange agroalimen- plus élevé sur le marché. taire (Alea) entre la Suisse et l’UE ont été bloquées D’un point de vue économique, les avantages à la suite de l’adoption, par le Parlement, d’une d’une suppression des barrières douanières l’em- motion de Christophe Darbellay, alors conseiller portent : la valeur créée sur le marché s’accroît, national PDC du Valais, qui demandait la suspen- la fabrication de produits du segment premium sion immédiate des négociations. L’échec du cycle trouvant des débouchés à l’exportation aug- de Doha a fait retomber la pression politique en mente, la productivité du capital et du travail faveur d’un accord de libre-échange. Faute d’im- s’améliore grâce à des adaptations au niveau 1 OCDE (2018), Politiques pulsion extérieure, il est devenu toujours plus organisationnel, et le revenu s’établit sur une agricoles : suivi et éva- luation 2018, éditions difficile de poursuivre la libéralisation du marché base plus durable. À cet égard, la situation de OCDE, Paris. en levant les barrières douanières. Seule la dé- l’Allemagne, qui appartient à un marché commun Les grandes étapes de la politique agricole Effets escomptés de Doha, accord agricole avec l’UE, attentes de la so- Déclencheurs Gatt / OMC, nouvel art. 104 Cst. Gatt / effets attendus de Doha ciété, multifonctionnalité et préser- (OMC), accord agricole avec l’UE vation de l’environnement 1998 2002 2007 Stratégies / effets Accès au marché (contingents tarifaires) / Libéralisation sectorielle / prix plus Diminution du soutien au marché, prix plus proches du marché ; aides directes proches du marché, renforcement des programme « Bien-être des animaux » au revenu et pour les prestations d’intérêt paiements directs, préservation de / prix plus proches du marché, meil- public (protection de l’environnement) l’environnement leure préservation de l’environnement et productivité du travail 6 La Vie économique 3 / 2019
L’ÉVÉNEMENT incluant le marché agricole, est exemplaire. Bien teur autant que le consommateur, a été aggravée que l’Allemagne mène dans une large mesure une en 2012 par le Parlement dans le cadre de la politique agricole commune avec d’autres pays de Politique agricole 2014–2017, qui a par exemple l’UE où le niveau de vie, les prix et les coûts sont décidé de coupler le contingentement des impor- inférieurs, son agriculture figure parmi celles tations de viande à la production indigène. qui tirent le meilleur prix de leur production et Dans ce contexte, il semble raisonnable de qui assurent le meilleur revenu aux exploitations favoriser prioritairement l’orientation marché paysannes. Dans ce sens, l’Allemagne est aussi par des politiques incitatives, en particulier là où une sorte d’îlot, mais un îlot axé sur le marché. il existe des débouchés potentiels, et non par des Malgré ces avantages, la levée des barrières pressions extérieures. La Politique agricole à par- douanières n’a guère de chances de recueillir tir de 2022 (PA22+) prévue par le Conseil fédéral, une majorité en Suisse. D’un côté, la pression en consultation jusqu’au 6 mars 2019, comporte de l’extérieur fait défaut, et de l’autre, toute la précisément de telles incitations. chaîne suisse de création de valeur appréhende les changements. En effet, outre les paysans, les La durabilité comme moteur producteurs de denrées alimentaires et le com- merce de détail se montrent sceptiques sur la Tandis que la majorité des acteurs politiques ne libéralisation du marché, comme en témoignent voient pas d’urgence à agir dans le domaine éco- les réactions à la « Vue d’ensemble du développe- nomique, la situation est radicalement différente ment à moyen terme de la politique agricole » du sur le plan écologique. De nombreuses initiatives Conseil fédéral de novembre 2017. populaires ont entraîné des adaptations de la po- On s’achemine plutôt en Suisse vers une stra- litique agricole, même si la plupart ont été rejetées tégie défensive peu propice à l’innovation. Le cas ou le seront ultérieurement. Ces initiatives ont en échéant, le marché ne sera vraisemblablement commun de thématiser l’agriculture intensive, libéralisé que ponctuellement, pour des produits qui introduit trop d’éléments fertilisants dans le spécifiques et prévus par les traités de libre- sol, menace la biodiversité, utilise des produits échange actuels ou en cours de négociation. Pour phytosanitaires en excès et porte atteinte à la di- éviter que les augmentations des importations gnité des animaux par des systèmes de stabulation ne s’accompagnent d’une pression sur les prix trop exigus, des sorties trop peu nombreuses et en Suisse, elles seront modestes ou conduiront à des effectifs pléthoriques. Les productions indi- adopter des mesures compensatoires sectorielles. gène et importée sont soumises à des exigences À cela s’ajoute le fait que la politique agri- plus élevées en matière de durabilité écologique. cole actuelle comprend encore et toujours des On peut prendre pour modèle le contre-projet à mesures de soutien au marché. Toutes les tenta- l’initiative populaire pour la sécurité alimentaire tives visant à les réduire ou à les supprimer ont accepté en 2017, qui a ancré l’utilisation efficiente à ce jour échoué. De plus, de graves inefficiences des ressources et le développement durable dans la subsistent dans le système des importations, Constitution. indépendamment de l’importance des droits de La nécessité d’agir est reconnue. La politique douane. Cette inefficacité, dont pâtit le produc- agricole doit se concentrer sur les axes suivants : Effets escomptés de Doha, attentes de la société Effets escomptés de Doha, crise en matière d’environnement, effets escomptés alimentaire mondiale, renchéris- des systèmes de paiements directs pour les Doha / Nairobi, exigence de stabi- sement à l’échelon international marchés libéralisés lité de la part de l’agriculture 2011 2014 2018 OFAG / LA VIE ÉCONOMIQUE Diminution des subventions à l’expor- Stratégie qualité ; paiements directs : une mesure par Suppression des subventions à tation / moins d’exportations (bétail), objectif / paiements étroitement couplés aux presta- l’exportation, poursuite PA 14–17, pression sur les prix de la production tions (il y a des interférences) ; effets environnemen- OEA seulement partiellement animale taux escomptés, objectifs environnementaux de l’agri- réalisés culture (OEA) partiellement réalisés La Vie économique 3 / 2019 7
AGRICULTURE –– moins d’apports en éléments fertilisants par d’agriculteur est élevé, même de la part de per- hectare (là où ils sont aujourd’hui supérieurs sonnes n’étant pas issues du monde agricole. Les à la moyenne) ; sondages montrent que la population souhaite –– un emploi plus économe et plus prudent de des exploitations familiales au revenu équitable et produits phytosanitaires ; apprécie les produits qu’elles proposent. –– une prévention plus efficace des pertes de Le fait que les médias du monde agricole biodiversité et une offre plus efficace de pres- évoquent le stress croissant auquel sont exposées tations en faveur de la biodiversité sur les les familles d’agriculteurs suit la logique du « verre terres agricoles ; à moitié vide ». Ils considèrent qu’une exploitation –– des prestations de qualité en faveur du bien- familiale constituée d’une personne travaillant être des animaux qui incluent la dimension seule la majeure partie du temps représente un défi de la santé animale (prévention plutôt que de taille. Aujourd’hui, les familles ne portent plus médication) ; le même regard sur leurs coûts d’opportunité qu’il –– des variétés et des systèmes de production y a 50 ans. Elles sont moins disposées à travailler aux rendements plus stables dans les futures dans d’autres conditions que le reste des actifs en conditions à haut risque du changement cli- Suisse. C’est en soi positif, car plus cela sera le cas, matique ; plus les conditions de travail s’aligneront sur celles –– une agriculture géospécifiée sous corespon- de l’économie. L’insatisfaction n’est cependant pas sabilité cantonale. encore un motif suffisant pour changer de métier. La Politique agricole 22+ prend ces préoccupa- Un niveau de soutien global élevé et, dans le tions au sérieux et propose comme priorité éco- même temps, des revenus inférieurs à la moyenne logique le développement de modes de produc- semblent paradoxaux. Un soutien important ne tion durables. Il s’agit d’abandonner les systèmes garantit manifestement pas de bons revenus. de production intensive ayant un impact élevé Le degré élevé de mise sous tutelle par l’État sur l’environnement et recourant à des matières est pointé du doigt. C’est la raison pour laquelle la premières de moindre valeur, pour favoriser les Politique agricole 22+ souhaite confier aux agri- systèmes caractérisés par une moindre inten- culteurs une plus grande responsabilité entrepre- sité, une faible incidence sur l’environnement, neuriale et faciliter l’accès au métier d’agriculteur l’utilisation de matières premières de qualité aux néophytes. à un prix plus élevé ainsi que des paiements La Politique agricole 22+ se base sur des faits directs couplés à ces modes de production. Par issus d’évaluations scientifiques des politiques ce train de mesures, le Conseil fédéral apporte agricoles menées à ce jour. En résumé, ce projet une réponse aux exigences formulées dans les mise sur la responsabilité personnelle des pay- initiatives populaires soumises au peuple. sans, le développement durable et un meilleur positionnement sur le marché. Le verre est-il à moitié plein ? Les thèmes de la politique agricole ont évolué au cours des 25 dernières années en raison des Les revenus et les horaires de travail dans l’agri- nécessités extérieures. La priorité a été accor- culture sont un sujet délicat. Il s’impose d’aborder dée tantôt au marché, tantôt à l’environnement ces questions d’ordre social avec objectivité. La – alors que nombre de synergies existent. Le métaphore du verre d’eau peut être utile dans pendule oscille actuellement plutôt vers la pro- ce contexte. Le fait que les revenus par unité de tection de l’environnement. Une chose est sûre : main-d’œuvre augmentent plus rapidement que le statu quo nuirait à la viabilité de l’agriculture. les revenus comparables plaide en faveur de la Il incombe à l’administration de soumettre des thèse du « verre à moitié plein ». Après correction propositions à débat, même si elles semblent aller du pouvoir d’achat, le revenu est nettement plus au-delà de ce qui est actuellement faisable. élevé qu’à l’étranger pour une exploitation de taille comparable. Le nombre de cessations d’acti- Bernard Lehmann vité est, en comparaison internationale, inférieur Directeur de l’Office fédéral de l’agriculture (Ofag), Berne à la moyenne, et l’intérêt à épouser la profession 8 La Vie économique 3 / 2019
L’ÉVÉNEMENT Effets secondaires indésirables dans la politique agricole Des droits de douane élevés sur les denrées alimentaires protègent les agriculteurs et l’industrie agroalimentaire en Suisse. Les coûts qui en découlent ne bénéficient pas entièrement à l’agriculture. Yvan Decreux, Larissa Müller, Timothey Nussbaumer Abrégé Les différences de prix par rapport à l’étranger ont des causes di- du soja sans OGM pour le fourrage, alors que verses et constituent également, dans une certaine mesure, l’un des ob- d’autres solutions plus favorables au niveau jectifs de la politique agricole. Cela dit, les instruments mis en œuvre ne des prix seraient disponibles à l’étranger1. Par sont pas entièrement à l’avantage de l’agriculture. Plusieurs études réali- ailleurs, la protection douanière est un facteur sées sur mandat du Secrétariat d’État à l’économie montrent que la pro- important : les droits de douane permettent de tection douanière et le système complexe des paiements directs ont des effets indésirables. Une part du soutien est absorbée par les échelons en maintenir des prix élevés en Suisse et de proté- aval de la filière agricole (industrie de transformation et commerce de ger la production indigène face à la concurrence détail). Par ailleurs, les instruments de la politique agricole entravent étrangère. Les normes de production exigeantes certains mécanismes du marché et affaiblissent ainsi la compétitivité de et les prescriptions environnementales sévères l’agriculture. Ces aspects devraient davantage être pris en considération engendrent quant à elles des coûts supplémen- dans le développement de la politique agricole. taires. Pour sa série sur le changement structurel « Strukturberichterstattung », le Secrétariat L es denrées alimentaires coûtent plus cher en Suisse qu’à l’étranger : comparé aux pays de l’UE-15, leur prix est 60 % plus élevé – les d’État à l’économie (Seco) a commandé cinq études externes sur les causes du niveau élevé des prix et le rôle de la protection douanière. En marchandises générales sont, elles, un tiers raison de la spécificité des différents produits, plus chères. La différence de prix est encore l’analyse s’est concentrée sur des études de cas plus grande par rapport à la moyenne globale portant sur des biens de consommation cou- de l’Union européenne (UE), mais plus basse en rante comme la viande, le pain et le yaourt, mais comparaison avec les pays limitrophes. aussi sur des biens intermédiaires essentiels Les prix plus élevés touchent non seulement pour la production agricole comme les four- les consommateurs, mais s’appliquent égale- rages, les engrais et les pesticides. ment aux biens intermédiaires, renchérissant ainsi les coûts de production de l’agriculture Des milliards de francs de soutien et de l’industrie alimentaire, ce qui nuit à leur compétitivité. À titre d’exemple, le fourrage La politique agricole suisse repose essentielle- représente 40 % des charges de l’agriculture ment sur deux piliers : la protection douanière, suisse. d’une part, et les paiements directs, d’autre Différentes raisons expliquent les écarts part. L’Organisation de coopération et de de prix entre la Suisse et ses voisins. Ainsi, les développement économiques (OCDE) estime salaires et les loyers sont plus élevés dans notre que le soutien aux prix du marché (protection pays. Les exploitations agricoles suisses sont douanière et aide à l’exportation) s’est élevé en en outre relativement petites, ce qui tient aux Suisse à environ 3,3 milliards de francs par an conditions géographiques, aux faibles débou- pour les années 2015 à 2017 (données provi- chés en dehors des frontières nationales, au soires pour 2017). Alors que le soutien aux prix droit foncier et aux préférences de la popula- du marché était l’instrument principal de la 1 Cerca M. et al. (2019). tion. Par exemple, la Suisse importe uniquement politique agricole entre 1980 et 2000, le second La Vie économique 3 / 2019 9
AGRICULTURE pilier a visiblement gagné en importance : de Pour simplifier, on peut dire que la Suisse 2015 à 2017, les paiements directs ont atteint utilise la protection douanière pour augmenter 3,5 milliards de francs par an. Enfin, les services les bas prix à l’importation afin de les aligner sur que l’État fournit à l’agriculture constituent un les prix nationaux. Ce mécanisme vise à garantir troisième instrument de la politique agricole, que les produits indigènes restent compétitifs et La concurrence est notamment pour le transfert de savoir et l’inno- trouvent preneur sur le marché helvétique. Les restreinte dans le vation, bien qu’ils soient moins importants en droits de douane sont abaissés dans le système secteur de la transfor- Suisse du point de vue quantitatif. Globalement, des contingents pour répondre à la demande mation des produits le soutien étatique représente 20 % du revenu intérieure en dehors de la saison ou en cas de agricoles. Une machine de découpe des agriculteurs dans l’Union européenne (UE), production nationale trop faible. Une étude pour les salades prêtes alors qu’il atteint 80 % en Suisse. réalisée en 2016 sur mandat de l’Office fédéral à l’emploi. KEYSTONE 10 La Vie économique 3 / 2019
L’ÉVÉNEMENT de l’agriculture (Ofag) a montré que le système dant sur les exemples du pain et du yaourt, une suisse associant droits de douane et contingents étude a pu démontrer que les rares acteurs de remplissait l’objectif de soutien des prix du mar- l’industrie de transformation et du commerce ché2. de détail en Suisse percevaient des marges brutes plus importantes que ceux des pays Les pièges de la protection voisins6. S’il n’est pas possible de chiffrer précisément douanière le bénéfice net réalisé par les échelons de pro- La protection douanière a toutefois des effets duction situés en aval, il apparaît clairement que secondaires qui vont à l’encontre des intérêts de l’association de la protection douanière et de l’agriculture. Elle contribue ainsi dans une large la concentration du marché confère aux entre- mesure au cloisonnement du marché. En effet, prises un certain pouvoir dans les négociations les droits de douane protègent non seulement au sein de la chaîne de valeur. Ce phénomène les produits agricoles proprement dits (comme est accentué par le fait qu’une grande partie des le blé), mais aussi les produits transformés abattoirs et des laiteries sont détenus par un (farine, fourrage ou pain), ce qui restreint arti- nombre réduit de propriétaires ou par les prin- ficiellement le marché. La production nationale cipaux acquéreurs7. Il y a donc un grand nombre ne s’écoule que sur le marché intérieur en raison d’agriculteurs pour à peine quelques gros ache- des prix élevés des denrées alimentaires. Cela teurs. limite aussi le nombre de fournisseurs, d’autant Outre la faible concurrence, le soutien que la protection douanière suffit déjà à éliminer aux prix n’incite guère les producteurs à ex- la concurrence étrangère. Deux études révèlent périmenter des offres alternatives de biens que les acteurs sont peu nombreux sur les mar- intermédiaires, notamment en provenance de chés analysés et qu’ils disposent donc d’une l’étranger. Les labels de durabilité dans le com- position plus forte, comme par exemple dans la merce de détail contribuent aussi à faire monter filière de la viande de porc et dans le commerce les prix. Beaucoup de consommateurs semblent de détail – ce dernier étant dominé par deux en effet disposés à payer un supplément en fa- acteurs3. veur de l’écologie et du bien-être animal. Dans Dans les faits, il est toutefois difficile de dé- ce cas, une partie du prix plus élevé revient au terminer si le nombre restreint de fournisseurs moins directement à l’agriculture. Combinées à fait effectivement monter les prix, comme le la concentration du marché dans le commerce suggère la théorie économique. Une étude pré- de détail, ces prescriptions limitent toutefois sente des éléments laissant penser que les trans- la liberté de décision des producteurs agri- formateurs de viande et les abattoirs en Suisse coles et renforcent leur dépendance envers les se servent de leur position dominante sur le acheteurs, d’autant qu’un changement de label marché pour imposer des prix bas aux éleveurs4. entraîne des coûts8. Une chose est claire : à long terme, il existe peu d’incitations à améliorer des structures de pro- Le système des paiements directs duction inefficaces quand la concurrence est est complexe faible. Dans l’ensemble, l’étroitesse du marché et la faible concurrence affermissent les structures L’abandon de la protection douanière au profit de marché actuelles. d’un renforcement des paiements directs en Les rentes supplémentaires perçues par faveur de l’agriculture est souvent demandé en les échelons de production situés en aval de raison des effets secondaires mentionnés. Un l’agriculture sont l’une des conséquences né- changement a déjà été fait dans cette direction. gatives de la protection douanière5. Autrement Au gré des développements, le système des 2 Loi et al. (2016). 3 Logatcheva et al. (2019), dit, cette dernière entraîne des coûts supplé- paiements directs a cependant gagné en Bokusheva et al. (2019). 4 Bokusheva et al. (2019). mentaires pour les consommateurs qui ne complexité, ce qui représente une charge 5 Voir Loi et al. (2016). bénéficient pas, ou qu’en partie, à l’agriculture administrative pour les agriculteurs et va à l’en- 6 Logatcheva et al. (2019). 7 Idem. – comme le prévoit la politique agricole. Se fon- contre de l’objectif visant à renforcer la l iberté 8 Idem. La Vie économique 3 / 2019 11
AGRICULTURE ’entreprendre et à axer davantage l’agriculture d En conclusion, les conséquences indésirables sur le marché9. La complexité des prescriptions de la protection douanière ainsi que la com- accentue pourtant les différences de prix des plexité du système des paiements directs ont biens intermédiaires agricoles, comme les en- divers effets secondaires, et les coûts de la po- 9 Voir Ofag (2019), Sim- grais et les pesticides. Ainsi, lors de l’achat de litique agricole ne bénéficient pas entièrement plification adminis- trative dans le secteur ces biens, de nombreux agriculteurs sont tri- à l’agriculture. À long terme, celle-ci ne pourra agroalimentaire. butaires des conseils des distributeurs suisses accroître sa compétitivité que si les mécanismes 10 Gentile, Gentile, Loi et al. (2019). pour s’assurer du respect des exigences de l’or- du marché entrent davantage en jeu. 11 Gentile, Loi et al. (2019). donnance sur les paiements directs10. Cela se reflète dans les prix des produits. La complexité de l’ordonnance protège les distributeurs de la concurrence étrangère et contribue à renché- rir les intrants dans l’agriculture. Outre un renforcement des paiements directs, il faudra également simplifier le système. Enfin, le recours accru aux paiements directs a des effets sur les dépenses en biens intermé- diaires. Une étude sur le sujet montre qu’une Yvan Decreux Larissa Müller Timothey Nussbaumer Collaborateur scientifique, Collaboratrice scienti- Collaborateur scientifique, plus grande part des paiements directs au re- secteur Relations com- fique, secteur Croissance secteur Croissance et po- venu est tend à aller de pair avec des dépenses merciales, Office fédéral et politique de la concur- litique de la concurrence, comparativement plus élevées pour les consom- de l’agriculture (Ofag), rence, Secrétariat d’État à Secrétariat d’État à l’éco- Berne l’économie (Seco), Berne nomie (Seco), Berne mations intermédiaires11. Bibliographie Bokusheva R., Fischer S. et Grass M. Cerca M., Mann S., Kohler A., Gentile E., Gentile M., Loi A. et al. (2019), Loi A., Esposti R., Gentile M. et al. (2016), (2019), Eine Analyse von Food-Wertschöp- Wunderlich A., Logatcheva K., van Galen Fertilizers and pesticides: Price differences Policy evaluation of tariff rate quotas, Are- fungsketten auf Basis internationaler Ver- M., Helming J., van Berkum S., Rau M.-L. between Switzerland and neighbouring té, étude sur mandat de l’Ofag. gleichsdaten und Fallstudien, BAK Eco- et Baltussen W. (2019), Concentrate ani- countries, Areté, étude sur mandat du nomics et ZHAW, étude sur mandat du mal feed as an input good in Swiss agricul- Seco. Seco. tural production, Wageningen Economic Logatcheva K., van Galen M., Janssens B., Research, étude sur mandat du Seco. Rau M.-L., Baltussen W., van Berkum S., Gentile E., Loi A., Esposti R. et al. (2019), Mann S., Ferjani A. et Cerca M. (2019), Impact of agricultural subsidies on farmers’ Factors driving up prices along the food va- willingness to pay for input goods and ser- lue chain in Switzerland – Case studies on vices, Areté, étude sur mandat du Seco. bread, yoghurt, and cured ham, Wagenin- gen Economic Research, étude sur man- dat du Seco. 12 La Vie économique 3 / 2019
L’ÉVÉNEMENT Pourquoi les engrais et les pesticides sont- ils plus chers en Suisse que dans l’UE ? Les prix des engrais et des pesticides sont nettement plus élevés en Suisse que dans les pays voisins. Cette situation s’explique notamment par des conseils spécialisés nécessaires pour les agriculteurs en raison de la complexité du système des paiements directs. Mario Gentile, Alberico Loi, Enrica Gentile Abrégé Les dépenses en matière d’engrais et de pesticides représentent gé- par rapport aux pays voisins. Les écarts de prix néralement 5 à 10 % des coûts d’exploitation des exploitations agricoles hel- vont de +16 % à +45 % (voir illustration). vétiques. Une étude commandée par le Secrétariat d’État à l’économie fournit une quantification des écarts de prix des engrais et des pesticides en Suisse par rapport à certains pays voisins (France, Allemagne et Italie) et analyse les Forte concentration du marché raisons de ces écarts. Il en ressort que les prix suisses sont plus élevés tant des engrais pour les engrais (+27 % en moyenne) que pour les pesticides (+64 %). Ces dif- férences s’expliquent notamment par la taille réduite du marché helvétique, Différents facteurs expliquent, du moins en par- par une réglementation complexe des paiements directs – qui nécessite des tie, les écarts de prix observés au niveau des en- conseils coûteux – et par une concurrence relativement limitée au stade de la grais. Ils se rapportent notamment à des règles vente au détail d’engrais et de pesticides. suisses strictes. Par exemple, le respect des exi- gences fédérales en matière de déclaration sur l’utilisation d’engrais incite la plupart des agri- S elon les données d’Agroscope1, les dépenses en matière d’engrais et de pesticides repré- sentent généralement 5 à 10 % des coûts d’ex- culteurs du pays à recourir à des services d’assis- tance et de conseil spécialisés proposés par les distributeurs helvétiques. La fourniture de ces ploitation des exploitations agricoles helvétiques. services est coûteuse, ce qui contribue à gonfler Des études antérieures ont montré que les prix le prix des engrais en Suisse. des intrants agricoles tendent à être plus élevés D’autres facteurs entrent également en jeu. en Suisse que dans d’autres pays européens et que Tout d’abord, la teneur maximale en cadmium la transparence du marché suisse des engrais et autorisée dans les engrais phosphatés minéraux des pesticides est relativement limitée. est inférieure en Suisse, ce qui renchérit l’impor- Le Secrétariat d’État à l’économie (Seco) a tation des engrais qui en contiennent. Ensuite, mandaté le bureau de recherches et de conseils l’obligation de détenir des réserves obligatoires Areté dans le but de quantifier l’ampleur de ces de certains engrais peut contraindre certains écarts entre la Suisse et certains pays voisins opérateurs à en acheter même en cas de prix (France, Allemagne, Italie), d’étudier les raisons élevés. de ces écarts et d’évaluer l’influence du marché En outre, le marché helvétique est réduit en helvétique et des structures de distribution sur comparaison européenne. Les exploitations le prix des engrais et des pesticides dans le pays. agricoles sont en moyenne nettement plus pe- L’étude2 repose principalement sur des données tites et ont tendance à être beaucoup moins quantitatives de marché, sur des données qua- spécialisées. Le volume des achats individuels litatives recueillies par le biais de recherches d’engrais par les agriculteurs suisses tend ainsi 1 Agroscope (2015), Rapport de base 2014. documentaires, ainsi que sur des informations à être limité, ce qui se traduit par des coûts de 2 Gentile Enrica, Gentile et des renseignements tirés d’entretiens menés distribution plus élevés. Mario, Loi Alberico et al. (2019), Fertilisers and avec des experts et des parties prenantes. D’autres explications économiques sont Pesticides : price diffe- rences between Switzer- L’analyse comparative des prix de cinq typo- liées à l’importance négligeable des livrai- land and neighbouring logies d’engrais largement utilisés a révélé que sons en vrac dans les exploitations suisses au countries. Étude sur mandat du Seco. leur prix est supérieur d’environ 27 % en Suisse profit des livraisons en sacs. Ces spécificités La Vie économique 3 / 2019 13
AGRICULTURE a ugmentent les coûts d’emballage, d’étiquetage Importants écarts de prix avec et de commercialisation des engrais. l’Allemagne pour les pesticides L’ensemble de ces facteurs constituent des obstacles d’entrée significatifs pour les four- L’analyse comparative des prix des pesticides a nisseurs étrangers. En conséquence, le marché porté sur une sélection de 50 produits de marque de détail des engrais en Suisse est fortement largement utilisés et provenant de trois catégo- concentré. La combinaison entre cette concen- ries principales : les herbicides, les fongicides et tration et ces obstacles réduit la pression les insecticides. Comme pour les engrais, des concurrentielle exercée sur les détaillants éta- écarts de prix significatifs ont été constatés pour blis pour réduire les inefficacités potentielles les pesticides sur le marché suisse (voir tableau). dans le processus de distribution, ce qui gonfle Selon la méthode de calcul la plus prudente – qui encore davantage les coûts de distribution. Si a comparé le prix le plus bas trouvé en Suisse au l’on ajoute en outre le pouvoir de marché élevé prix maximum trouvé dans chaque pays voisin –, des détaillants suisses, cela se traduit en défi- les différences de prix sur le marché suisse oscil- nitive par des prix plus élevés. laient entre +63 % pour les herbicides et +68 % Écarts de prix de certains engrais entre la Suisse et ses voisins TERRE-NET (FRANCE) / AMI (ALLEMAGNE) / BORSA MERCI MODENA (ITALIE) FENACO (SUISSE) / AGRIDEA REFLEX REPORT 2017 (POUR LE NPK 15-15-15) / 50 % 40 30 32% 29% 27% 20 19% 10 0 France* Allemagne Italie Différence de prix moyenne avec la Suisse Ammonitrate 27 Urée Phosphate de d’ammonium DAP 18-46 Sulfate d’ammonium NPK 15-15-15 * Dans le cas de la France, les écarts peuvent être amplifiés en raison du type de données de prix disponibles (applicables aux achats en vrac par les importateurs et les grossistes). Les prix des engrais en Suisse sont en moyenne plus élevés de 19% par rapport à l’Italie, de 29% par rapport à la France et de 32% par rapport à l’Allemagne. Les données relatives à certains produits étaient indisponibles pour pouvoir comparer les prix avec la France (DAP 18-46 et sulfate d’ammonium) et l’Italie (NPK). Écarts de prix de certains pesticides entre la Suisse et les pays voisins, en pourcents (selon « l’approche la plus prudente ») RAPPORT AGRIDEA « REFLEX 2017 » / STÄHLER SUISSE / AGRILEADER / AGRILISA / Catégorie de produit France Allemagne Italie Écart moyen MYAGRAR / AGRIPIÙ / CONFAGRICOLTURA / FITOGARDEN / ENTRETIENS Herbicides +10 % (5 produits) +105 % (13 produits) +12 % (5 produits) +63 % (23 produits) Fongicides +69 % (2 produits) +63 % (16 produits) +65 % (9 produits) +64 % (27 produits) Insecticides +77 % (1 produit) +107 % (6 produits) +26 % (6 produits) +68 % (13 produits) Total +33 % (8 produits) +86 % (35 produits) +40 % (20 produits) +64 % (63 produits) Le prix le plus bas trouvé en Suisse a été comparé au prix maximum trouvé respectivement en Allemagne, en Italie et en France. 14 La Vie économique 3 / 2019
L’ÉVÉNEMENT pour les insecticides (+64 % pour les fongicides). Les paiements directs relativement généreux Les écarts calculés à partir des prix moyens se et les exigences strictes liées à leur obtention sont révélés plus élevés, de +68 % pour les fon- peuvent alors se traduire par l’achat de pesti- gicides à +81 % pour les insecticides (+ 75 % pour cides de marque plus onéreux et de produits in- les herbicides). Les plus grands écarts ont été novants – perçus comme offrant une traçabilité observés par rapport aux prix allemands, même totale et une fiabilité éprouvée – ainsi que par si des différences importantes ont également été une préférence pour les distributeurs suisses enregistrées avec les prix français et italiens. de pesticides qui fournissent les conseils néces- Un certain nombre de facteurs clés expliquant saires sur le site même de l’exploitation. De plus, les écarts de prix observés dans le domaine des les exigences imposées aux agriculteurs pour pesticides ont également été identifiés. Les exi- bénéficier de paiements directs limitent la pos- gences spécifiques de la procédure d’autorisation sibilité d’importer des pesticides « génériques », suisse entraînent notamment des coûts d’auto- ce qui réduit la pression concurrentielle sur les risation supplémentaires par rapport à l’Union distributeurs nationaux. européenne (UE). Ces coûts découlent princi- Le réseau de distribution éclaté (du fait de la palement d’études et d’essais supplémentaires structure fragmentée du secteur agricole suisse concernant les impacts des nouveaux produits et du nombre important d’exploitations situées sur les conditions environnementales propres à dans des régions montagneuses éloignées), la Suisse. Ces essais demandés par l’Office fédéral déjà mentionné, et la nécessité de fournir des de l’agriculture (Ofag) sont surtout dus à l’absence services de conseil coûteux à la ferme n’ont d’accord entre la Suisse et l’UE sur la reconnais- pas seulement un impact direct sur le coût des sance mutuelle des autorisations respectives. pesticides : ils constituent également des obs- Étant donné la taille réduite du marché suisse tacles importants au négoce. Tout comme pour des pesticides, les producteurs ne peuvent pas les engrais, cette combinaison de facteurs offre compter sur d’importants volumes de vente et ré- un pouvoir élevé aux détaillants établis et dimi- cupèrent un retour sur leurs investissements liés nue la pression sur les acteurs du marché pour à la commercialisation des pesticides en Suisse réduire les inefficacités. Cette situation gonfle via des prix de vente plus élevés. encore davantage les prix de distribution déjà élevés et se traduit en définitive par une hausse Les exigences strictes constituent des prix au détail des pesticides en Suisse. En conclusion, il apparaît que les prix payés des barrières commerciales par les agriculteurs pour les engrais et les pesti- Les exigences strictes imposées aux agriculteurs cides sont nettement plus élevés en Suisse qu’en suisses pour l’obtention d’un soutien sous forme France, qu’en Allemagne et qu’en Italie. Ces de paiements directs – l’une des formes les plus écarts s’expliquent par les spécificités du cadre importantes d’aide à l’agriculture en Suisse – réglementaire helvétique, par les caractéris- contribuent en outre à augmenter les prix de dé- tiques économiques de la chaîne d’approvision- tail des pesticides. Ces exigences encouragent nement pour ces produits, par la structure de les agriculteurs à choisir de préférence des pro- l’agriculture suisse et du réseau de distribution duits de marque à forte valeur ajoutée plutôt que des engrais et des pesticides, ainsi que par la des produits « génériques » comparables, et à re- présence d’obstacles à l’entrée sur le marché. courir largement aux services de conseil profes- sionnels sur l’utilisation correcte des pesticides Mario Gentile proposés à la fois par les producteurs et par les Économiste et analyste principal, Areté, Bologne (Italie) détaillants. Le coût de ces services est couvert Alberico Loi par les opérateurs au-travers de prix au détail Agroéconomiste et analyste principal, Areté, plus élevés. L’aide apportée par les paiements di- Bologne (Italie) rects permet toutefois aux agriculteurs suisses Enrica Gentile d’acheter des intrants agricoles à des prix plus Agroéconomiste, directrice générale du bureau de recherches et de conseils Areté, Bologne (Italie) hauts que dans les pays voisins. La Vie économique 3 / 2019 15
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