Le cas du télé-marketing au Brésil - Isabel GEORGES

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TRAJECTOIRES SCOLAIRES ET PROFESSIONNELLES :

                    le cas du télé-marketing au Brésil
                                   Isabel GEORGES*

        La mondialisation de la production et des échanges et la place qu’oc-
cupent maintenant les savoirs caractérisent ce qui a été nommé la “société
globale de la connaissance” (Carton & Meyer, 2002 ; David & Foray, 2003).
Pour certains, il s’agit d’une société plus égalitaire où l’accès au savoir – ce
savoir, au singulier, considéré comme un avantage comparatif – se démocra-
tise et engendre de nouvelles formes de pouvoir (comme l’accès à des avan-
tages statutaires, par exemple), mais aussi des formes de mobilité sociale.
Pour d’autres, c’est une société polarisante, où la concentration des savoirs
– ce savoir pluriel où la technique joue un rôle prépondérant – entraîne de
nouvelles formes de discrimination. Concrètement, quelle est la nature de
ce, de ces savoirs ? S’agit-il de savoir(s) scolaires, professionnels et/ou de
savoir-faire ? Qui y a accès, qui en bénéficie, et sous quelle forme ?

       Dans la perspective de la constitution de nouveaux groupes socio-
professionnels, la dimension de la nature et de l’accès “au savoir” est fon-
damentale. Or, même si, dans des contextes aussi différents que ceux qui
distinguent pays riches et pays “du Sud”, comme la France et le Brésil, on
peut observer une hausse généralisée de la scolarité, rien n’est dit sur l’évo-
lution des niveaux de connaissances individuelles, c’est-à-dire des savoirs
(scolaires et professionnels) définis comme de l’information transmise et
appropriée par un sujet. Dès lors – et pour s’en tenir aux savoirs scolaires,
au-delà de ce qui est généralement seulement pris en compte, le diplôme
qui les sanctionne –, il ne s’agit plus de s’interroger seulement sur l’évolu-
tion de l’offre scolaire, mais également sur les manières dont les individus
appréhendent le, ou plutôt les savoirs scolaires, et les assimilent ou non 1.

*     Sociologue, boursière post-doctorale FAPESP (Fundação de Amparo à Pesquisa do
Estado de São Paulo), CEBRAP (Centro Brasileiro de Análise e Planejamento de São
Paulo), CSU-IRESCO (Paris). isabel.georges@wanadoo.fr.
1     Au-delà des différences de contextes qui séparent la France et le Brésil, et d’une
manière générale, le “savoir” est produit par un sujet confronté à d’autres sujets, il est
“communicable”. Dans ce cas, l’objet “savoir” n’existe pas en tant que tel, le savoir est un
rapport. Nous pouvons définir avec B. Charlot (1997) ce “rapport au(x) savoir(s)” comme
« l’ensemble (organisé) des relations qu’un sujet entretient avec tout ce qui relève de
“l’apprendre” et du savoir » ou encore comme « le rapport au monde, à l’autre et à soi-même

           Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, n°4, 2005 pp. 139-162.
Dossier                                                                       Isabel GEORGES

      Quelles sont leurs motivations, les “raisons” d’apprendre 2 ? À défaut de
      pouvoir observer les processus d’apprentissage des individus in situ, notre
      méthode consiste notamment à interroger les rapports aux savoirs scolaires
      des individus a posteriori, c’est-à-dire à partir d’une situation d’emploi
      particulière en termes de “rendement” sur le marché du travail 3.

             En sciences sociales, les recherches sur le développement de la
      société de la connaissance se sont surtout intéressées aux groupes socio-
      professionnels les plus qualifiés des pays du Nord et du Sud. Peu d’enquêtes
      ont été réalisées sur les pratiques professionnelles d’employés de catégories
      dites “inférieures”, a fortiori dans les pays du Sud. Pourtant, les dynamiques
      d’appropriation et d’apprentissage des savoirs gagneraient à y être obser-
      vées. Cela permettrait de mieux cerner le lien entre connaissances acquises
      et insertion sociale et professionnelle des salarié(e)s. Dans cette optique,
      je me propose d’analyser, dans le cas du Brésil, les trajectoires sociales et
      professionnelles d’employé(e)s d’exécution du secteur de télé-marketing,
      y compris l’encadrement immédiat 4. Je m’appuie sur une enquête de terrain
      menée entre 2001 et 2004 dans la région métropolitaine de São Paulo – la
      plus importante région industrielle et commerciale du pays 5.

             Selon mon hypothèse de travail, l’origine de ces différents savoirs
140   (savoirs scolaires, professionnels, et savoir-faire), leurs contenus et leurs
      formes de valorisation ou de dévalorisation, contribuent à façonner la tra-
      jectoire des groupes socioprofessionnels. Comment le “rendement” des
      savoirs scolaires sur le marché de l’emploi influence-t-il le rapport que les
      individus entretiennent avec l’école, et avec les savoirs transmis par elle ?
      Quel est le lien entre savoirs scolaires et savoirs professionnels ? Quelle
      est la place des savoirs scolaires par rapport aux autres types de savoirs ?

            Lorsque l’on veut interroger les rapports aux savoirs – scolaires et
      professionnels – d’un groupe socioprofessionnel particulier, on sait qu’il

      d’un sujet confronté à la nécessité d’apprendre ». Bien que cette définition soit issue du
      contexte français (et plus particulièrement des lycées professionnels), cette approche pré-
      sente justement l’avantage de pouvoir être transposée à des contextes aussi différents que
      celui du Brésil.
      2     Cf. Schlemmer & Gérard, 2004 ; Gérard, 2005.
      3     Situation qui peut être concomitante avec celle de l’apprentissage scolaire, c’est-à-
      dire que le travail dans le secteur du télé-marketing peut permettre de financer des études
      supérieures.
      4     L’écart en termes d’avantages sociaux et de salaire entre les employé(e)s d’exécution
      et la maîtrise est infiniment plus petit que celui entre la maîtrise et les cadres, ce qui justi-
      fie que nous les ayons classés dans la même catégorie.
      5     Pour plus de détails, voir en annexe de cet article : « méthode et conditions d’observation ».
Trajectoires scolaires et professionnelles :
                                        le cas du télé-marketing au Brésil

convient de différencier ce que certains ont nommé « compétences profes-
sionnelles » – c’est-à-dire les savoirs mis en œuvre lors de l’accomplisse-
ment du travail – et la « qualification » de base (Demailly, 1987 ;
Dubar, 1996), autrement dit les savoirs scolaires. Dans un pays comme le
Brésil, où les savoirs transmis par l’école sont de bas niveau (du moins
depuis l’époque de la dictature militaire) et où l’essentiel des savoirs pro-
fessionnels et des savoir-faire sont appris sur le tas, quelle est l’articula-
tion entre ces différents types de savoirs ? Bien que la reproduction
sociale par l’école soit un fait bien établi (Bourdieu & Passeron,
1964 ; 1970), mener l’analyse dans un contexte aussi inégalitaire que
celui du Brésil peut permettre d’affiner le questionnement sur les relations
entre l’offre et la demande scolaires (Briand & Chapoulie, 1993) et sur les
“rapports aux savoirs” (Charlot, op. cit.).

        Au Nord, en France notamment, des travaux sur l’éducation ont
permis de montrer le double mouvement de démocratisation et de dévalo-
risation de l’enseignement secondaire et supérieur (Prost, 1986 ; Beaud,
2002), mais aussi l’instauration de nouvelles hiérarchies internes de l’offre
scolaire et de formes de discrimination dans l’éducation, par exemple
dans l’accès aux filières professionnelles selon le sexe, l’origine sociale et
l’ethnie (Marry et al., 1998 ; Duru-Bellat et al., 2001 ; Duprez, 1997). En
revanche, il reste toujours vrai que la promotion de l’enseignement est un       141
des principaux moyens politiques préconisés pour réduire les inégalités.
Qu’en est-il au Brésil, ou l’école n’est pas autant instituée et où l’accès à
l’école se présente bien différemment, à la fois au niveau de l’offre, mais
aussi de la demande ? Dans ce contexte inégalitaire, on peut s’interroger
sur les répercussions sociales d’une certaine universalisation de l’offre
scolaire publique et d’un allongement de la scolarité (Marques & Torres,
2000). Autrement dit, dans quelle mesure ce changement structurel
affecte-t-il la relation formation-emploi, et plus particulièrement les for-
mes d’insertion professionnelle des salarié(e)s d’exécution dans le marché
du travail et les modalités de leurs parcours professionnels ? L’augmentation
du niveau de scolarité correspond-elle réellement à une amélioration des
connaissances et des savoirs scolaires et professionnels de la population
active ? Ou l’augmentation de l’offre scolaire et l’allongement de la sco-
larité se sont-ils accompagnés de l’émergence d’un rapport plus positif aux
savoirs scolaires des individus ?

       Bien entendu, cet article ne saurait répondre à toutes ces questions.
Je souhaite simplement apporter une contribution à une problématique
encore peu étudiée, et qui me paraît particulièrement pertinente aujourd’hui.
Il s’agira notamment de cerner dans quelle mesure le rapport “positif” au
savoir scolaire est encore présent, parmi le groupe des employé(e)s d’exé-
cution du secteur de télé-marketing, aussi bien au moment de l’apprentis-
sage scolaire qu’à celui de l’insertion et de la progression professionnelles.
Dossier                                                       Isabel GEORGES

      À partir de l’analyse des parcours scolaires et socioprofessionnels de la
      population étudiée, nous verrons que l’augmentation considérable de l’of-
      fre scolaire a entraîné une élévation du niveau d’éducation formelle requis
      pour accéder à ces emplois (des études secondaires complètes, voire un
      début d’études supérieures). Celui-ci s’est transformé en barrière supplé-
      mentaire, surtout pour les salarié(e)s issus des milieux modestes. La dimi-
      nution concomitante des avantages sociaux associés accordés à ces
      emplois de bas statut remet leur rapport à l’école, ou plus particulièrement
      aux savoirs scolaires, en question. Quel peut être l’effet des discrimina-
      tions sociale, sexuelle et raciale sur les rapports aux savoirs scolaires des
      individus ? Après quelques éléments de réponse, nous nous interrogerons
      sur le lien entre le type de formation reçue et la place qu’occupe l’activité
      de télé-marketing au sein de la trajectoire socioprofessionnelle des indivi-
      dus : pour ceux-ci, quel est le sens de cette activité, notamment par rapport
      à la place qu’ils accordent aux savoirs transmis par l’école et aux perspec-
      tives sociales et professionnelles qui s’ouvrent à eux en raison de l’acqui-
      sition de ces savoirs ? Qu’en est-il de la relation formation-emploi dans le
      cas du Brésil ?

      Le secteur du télé-marketing brésilien :
      l’insertion professionnelle comme mode de validation des connaissances
142          En partant d’une interrogation sur la relation formation-emploi, une
      analyse préalable des spécificités du secteur du télé-marketing – en tant
      que révélateur des particularités du marché du travail brésilien – s’impose
      pour mieux comprendre les transformations du système de formation. Les
      modes d’insertion des travailleurs dans ce secteur d’activité sanctionnent
      d’une certaine manière l’apprentissage préalable, soit lors d’activités accom-
      plies précédemment, soit lors des différentes étapes de la formation, y com-
      pris la formation sur le tas. Plus concrètement, l’obtention d’un contrat de
      travail à durée indéterminée (appelé CLT-Code de la législation travailliste)
      valide l’acquisition de savoirs professionnels nécessaires pour pouvoir
      résister à la routine quotidienne d’un centre d’appel – l’une des modalités
      d’organisation du travail du secteur de télé-marketing (cf. Buscato, 2002).

             Ce secteur est l’objet de transformations qui se sont intensifiées dès
      le début des années quatre-vingt-dix, avec l’ouverture au marché interna-
      tional et les restructurations économiques internes du marché et des entre-
      prises. Les centres d’appels révèlent, d’une façon particulièrement claire,
      différentes formes de mobilité qui caractérisent actuellement le marché du
      travail brésilien :

             1) entre les différentes formes d’activité, d’inactivité, et le chômage ;
             2) entre l’emploi formel et informel (parfois avec le même contenu
      de travail) ;
Trajectoires scolaires et professionnelles :
                                                le cas du télé-marketing au Brésil

       3) entre des emplois de nature différente (y compris entre emplois
formels). Les modes d’organisation syndicale, le taux de turn-over des
salarié(e)s et les conditions de travail contribuent à façonner ces différentes
formes de mobilité.

       Ce secteur se caractérise tout d’abord par le fait que les arrêts et
reprises de travail y sont particulièrement fréquents, que ce soit du fait de
l’employeur ou de l’employé 6, et que le travail intermittent semble être
une norme intériorisée dans ce milieu.

       Seconde caractéristique, la plupart des emplois sont “formels”.
Néanmoins, on observe, à la fois, une mobilité entre des emplois à statuts
différents, mais aussi le cumul de plusieurs emplois plus ou moins for-
mels. Juridiquement, les salarié(e)s avec un emploi dit “formel” bénéfi-
cient d’un contrat de travail (CLT) – que certifie la “carte de travail”
(carteira de trabalho) signée par l’employeur (com registro em carteira).
Celle-ci donne accès au registre du Ministère du travail et permet aux
salarié(e)s de jouir des bénéfices de la législation du travail (Reinecke,
1994) 7. Sans cette carte, le travailleur ne peut donc prétendre à ses droits,
ni même à un minimum de protection sociale – ce qui concerne, selon les
différentes estimations, 40 à 50 % de la population active brésilienne
(Abreu, 1994 ; Bruschini, 2003). Or, pour accéder à un emploi formel                               143
(avec un contrat de travail), les télé-opérateurs passent généralement par
plusieurs statuts, qui constituent autant d’étapes dans le processus d’inser-
tion : au départ, ils commencent à travailler à titre temporaire ou intéri-
maire pour quelques mois, dans une entreprise de télé-marketing et/ou
dans une coopérative de travailleurs – la plupart du temps fondée sur l’ini-
tiative de l’employeur, pour éviter le paiement de charges sociales pen-
dant la période d’apprentissage du salarié ; ensuite, s’ils sont compétents
et si l’entreprise en a besoin, ils peuvent se faire recruter directement.
Enfin, l’aboutissement de cette “carrière” est le recrutement par une entre-
prise traditionnelle (qui offre plus d’avantages sociaux et de sécurité
d’emploi qu’une entreprise de sous-traitance). Ce processus d’insertion
présente donc un caractère instable, qui conduit à des stratégies de cumul

6      Pour des raisons professionnelles (licenciements économiques suite à réorganisations
et/ou fermeture d’entreprises, démissions à cause d’une surcharge de travail et/ou de condi-
tions de travail jugées trop dures, etc.) ou pour des raisons extra-professionnelles (raisons
familiales en particulier). La plupart du temps, les différents facteurs se conjuguent et il est
difficile de faire la part des choses.
7      Comme, par exemple, le congé maternité, le treizième mois, la limitation de la durée
du travail à 44 heures, l’indemnisation en cas de chômage pendant les cinq premiers mois
et l’accès à un “fond de garantie” en cas de licenciement ou pour l’accès à la propriété (une
forme d’épargne salariale).
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      d’emplois. Ainsi, les employé(e)s tentent d’occuper à la fois un emploi
      formel dans une entreprise (avec des horaires de travail réduits) 8 et un
      emploi informel, comme membre d’une coopérative par exemple ; ce qui
      leur permet par ailleurs d’obtenir un salaire plus correct.

             Enfin, l’analyse de ce milieu du travail permet de mettre au jour une
      mobilité entre des activités de nature différente : avant d’exercer leur travail,
      la plupart des télé-opérateurs ont en effet accompli d’autres activités, for-
      melles ou non, dans le secteur des services. Ceci s’explique, en premier lieu,
      par la nouveauté de ce secteur (son émergence ne remonte qu’à la fin des
      années quatre-vingt-dix), et, en second lieu, par le fait que ce travail est
      considéré comme non qualifié et qu’il mobilise aisément des savoir-faire
      acquis lors d’activités précédentes. La mobilité sociale et professionnelle
      peut alors être ascendante, dans le cas d’une reconversion réussie, ou descen-
      dante, dans celui d’un déclassement professionnel – encore que l’évaluation
      du statut social et professionnel repose essentiellement sur des critères
      subjectifs 9. Du point de vue des salarié(e)s, la recherche d’avantages sociaux
      se confond parfois avec des tactiques de préservation et/ou d’acquisition de
      qualifications (aussi bien via l’accès à la formation que par l’accomplisse-
      ment de l’activité de télé-marketing elle-même). L’accès à un emploi statu-
      taire peut devenir un objectif indépendant du contenu du travail et/ou d’une
144   “montée en compétence” par rapport à l’activité accomplie précédemment.

             Ainsi, l’obtention d’un contrat de travail à durée indéterminée cons-
      titue une validation, par l’employeur, des savoirs acquis lors des activités
      accomplies antérieurement, ou par la formation ou pendant les premiers
      mois d’accomplissement du travail de télé-marketing, la plupart du temps
      comme membre d’une coopérative ou comme salarié(e) d’une agence de
      travail temporaire. De fait, le travail dans un centre d’appel avec un statut
      “précaire” constitue l’un des critères de sélection des salarié(e)s, le niveau
      de formation restant le premier d’entre eux. Du point de vue des
      salarié(e)s, le taux important de mobilité “choisie” pour des raisons profes-
      sionnelles et extra-professionnelles témoigne en partie des contraintes
      imposées par les conditions de travail.

           Les conditions de travail et le mode d’organisation syndicale – une
      forme de reconnaissance du pouvoir des salarié(e)s – contribuent à la

      8     Comme dans les centres d’appel, où la durée légale de travail est de six heures.
      9     La nomenclature brésilienne des professions, la CBO, ne tient pas compte du statut
      social, comme les catégories socioprofessionnelles (PCS) en France. Par ailleurs, l’impor-
      tante proportion d’activités plus ou moins formelles, et les conditions salariales très variables
      compliquent encore la tâche. Notre classement est basé surtout sur l’appréciation subjective
      que les individus ont de leur situation.
Trajectoires scolaires et professionnelles :
                                               le cas du télé-marketing au Brésil

mobilité importante des travailleurs. Les conditions de travail sont souvent
pénibles, les salaires, généralement bas 10, les trajets au travail souvent
longs, et le rythme de travail accéléré. Les conditions de travail fréquem-
ment peu favorables aux employé(e)s des centres d’appel brésiliens,
notamment en raison du respect partiel de la législation du travail, sont en
partie liées aux types d’organisation, très disparates dans ce secteur émer-
gent (Georges, 2003). Ils sont en effet très hétérogènes (entreprise, entre-
prise de sous-traitance, agence de travail temporaire, coopérative, ONG,
association para-municipale, etc.), et les caractéristiques des différentes
entreprises et agences d’emploi très diverses (ne serait-ce que par leur
taille, extrêmement variable), indépendamment du contenu de l’activité
de travail 11. De plus, le type d’organisation du travail joue sur l’apparte-
nance catégorielle des salariés, c’est-à-dire sur la convention collective en
vigueur (plus ou moins favorable pour les salarié(e)s). Par exemple, les
employé(e)s d’une entreprise de sous-traitance du secteur des télécommu-
nications peuvent aussi bien appartenir au syndicat de ce secteur (moins
combatif) qu’à celui du télé-marketing. Par ailleurs, le mode territorial de
représentation syndicale en vigueur au Brésil n’autorise qu’un seul syndi-
cat à représenter les salarié(e)s d’une entreprise donnée, selon le choix de
la majorité. Cette situation offre une marge de manœuvre appréciable aux
employeurs désireux d’œuvrer avec la représentation syndicale de leur
choix, ou, pour mieux dire, avec la convention collective la plus avanta-                        145
geuse à leurs yeux 12. Le taux de turn-over élevé (jusqu’à 3 % par mois
dans certaines entreprises) 13 est un autre facteur explicatif du faible taux
de syndicalisation des salarié(e)s : en 2002, seuls 16 000, sur les 100 000
salarié(e)s du secteur qui se concentraient dans l’État de São Paulo 14,

10 Le salaire de base, fixé par la convention collective de la catégorie, s’élève à envi-
ron 120 Euros par mois (environ 500 Reais – le salaire d’une employée domestique –, le
salaire moyen dans la région métropolitaine de São Paulo étant d’environ 900 Reais), mais
peut varier notablement selon le secteur d’activité et la proportion de primes (pouvant aller
jusqu’à doubler le salaire).
11 Le caractère très contrasté des modes d’organisation du travail a nécessité un proto-
cole d’enquête incluant six entreprises et intermédiaires d’emplois différents.
12 Ainsi, une des entreprises enquêtées a conclu un accord avec un des syndicats du sec-
teur des télécommunications, le Sintetel (Sindicato de Trabalhadores em Empresas de
Telecomunicações). La conclusion de l’accord repose sur le changement de la dénomina-
tion des salarié(e)s d’exécution de l’entreprise : le terme “trabalhador de telemarketing”
(travailleur de télémarketing) a été remplacé par celui de “tele-operador” (téléopérateur).
13 L’ancienneté moyenne des salarié(e)s est d’une année et demie au sein de la même
entreprise et de quatre ans au sein du même secteur d’activité, d’après le syndicat Sintratel.
14 Au total, le secteur représente environ 400 000 salariés, d’après des informations
fournies par le syndicat de la catégorie des travailleurs du télémarketing (Sintratel).
D’après la même source, le taux annuel de croissance du secteur est de 30 %.
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      étaient syndiqués. Le caractère émergent de ce secteur et l’application peu
      rigoureuse de la législation du travail contribuent donc fortement à la
      mobilité des travailleurs.

      La hiérarchie interne de l’offre scolaire
      et la discrimination sexuelle et raciale

              Globalement, on observe une augmentation des niveaux de scolari-
      sation au Brésil (au sens où, en moyenne, la fin du cursus s’établit à un
      niveau de scolarisation plus élevé) 15, en particulier dans la ville de São
      Paulo (Marques & Torres, 2000) 16. Jusqu’à la fin des études secondaires,
      le niveau d’études – la classe atteinte en fin de parcours scolaire – se
      mesure la plupart du temps, au Brésil, en termes de “nombre d’années de
      scolarité” et en termes de “retard scolaire” (c’est-à-dire d’écart par rapport
      au nombre moyen d’années d’études, indiquant le nombre d’années dou-
      blées) 17. Il n’existe pas de diplôme qui sanctionne la fin des douze années
      d’études secondaires, comme le baccalauréat en France. C’est l’examen
      d’entrée à l’Université qui ratifie la réussite des études secondaires 18.
      L’allongement de la scolarité, ces dernières années, concerne surtout l’accès
      à l’enseignement supérieur, principalement privé et payant. Cette mercan-
      tilisation contribue à dévaluer le diplôme accordé.
146         Pour l’accès à ces emplois du secteur de télé-marketing, un niveau
      de scolarité relativement élevé (des études secondaires complètes) constitue

      15 Le taux de scolarisation de la population entre 7 et 14 ans est passé de 67 % en 1970
      à 95 % en 1998 (Silva, 2000). Le nombre d’années d’études de la population âgée de cinq ans
      et plus est passé de 2,4 en 1970 à 3,3 en 1980, à 5 en 1990 et à 5,9 ans en 1996 (Source :
      Censos demográficos 1960, 1970 et 1980, PNAD 1990, 1996, in Rosemberg, 2001). Par
      ailleurs, le taux d’analphabétisme de la population âgée de 15 ans ou plus est passé de
      33,6 % en 1970, à 25,4 % en 1980, 20,1 % en 1991 et 14,7 % en 1996. Le nombre d’inscrits
      dans l’enseignement primaire est, lui, passé de 16 millions en 1970 à plus de 35 millions
      en 1998 (Silva, 2000).
      16 Cependant, rien n’est dit sur le contenu de cet enseignement.
      17 Les retards scolaires très importants – au point qu’ils ont généré la réalisation d’un
      indicateur statistique – s’expliquent en partie par l’intrication entre scolarité et vie active.
      La plupart des élèves d’origine populaire commencent à travailler très tôt (à 14 ou 16 ans,
      souvent dans des activités informelles et/ou d’entraide familiale) et fréquentent l’école en
      même temps, souvent le soir.
      18 Dans le secondaire, l’enseignement public et gratuit (globalement d’un niveau très
      faible) domine ; l’élite fréquente les établissements privés et payants. Au niveau supérieur,
      la relation s’inverse : l’enseignement de masse est dispensé dans des établissements privés
      et payants, d’un niveau souvent faible, et l’Université publique, gratuite, propose un ensei-
      gnement de qualité et sélectionne les meilleurs élèves par un examen d’entrée.
Trajectoires scolaires et professionnelles :
                                            le cas du télé-marketing au Brésil

l’un des principaux critères de sélection lors du recrutement (avec, dans le
meilleur des cas, l’exigence de posséder de vagues connaissances en
informatique). C’est un des éléments qui favorisent l’accès des femmes à
cette activité : d’une manière générale, elles sont en effet plus longtemps
scolarisées que les hommes. Les femmes employées dans le secteur du
télé-marketing ont atteint un niveau de scolarisation relativement élevé
par rapport à l’ensemble de la population 19, et, en particulier, par rapport
aux segments moins qualifiés de la population active féminine, comme,
par exemple, les employé(e)s domestiques 20. Au niveau de l’enseignement
supérieur – le niveau généralement exigé pour accéder à ces emplois –,
les femmes représentent plus de la moitié des étudiants 21. Néanmoins,
même si elles dominent au sein des emplois formels nécessitant un niveau
de scolarité élevé, comme ceux du télé-marketing (en 1998, les femmes
détenaient 53 % des emplois formels réquisitionnant un niveau de forma-
tion élevé), c’est cependant dans le secteur informel qu’elles sont, d’une
manière générale, le plus fortement recrutées.

       Le “rendement” de leur scolarité, apprécié en regard de leurs condi-
tions de travail, est donc assez faible : la grande hétérogénéité des types
d’organisation du travail et le contenu restrictif des formes de travail pro-
posées laissant peu de marge de manœuvre aux employé(e)s, ces derniers
se trouvent dans une situation de sur-qualification par rapport à leur                    147
emploi. Cette situation peut favoriser l’émergence d’une relation para-
doxale à l’école, qui facilite l’accès à l’emploi, mais à des emplois qui,
comme en ce cas, dévalorisent le savoir acquis. Il s’ensuit une remise en
question de la valeur de l’école : la constitution d’un capital de savoirs se
révèle non “avantageuse” sur le marché de l’emploi. De plus, la discrimi-
nation de genre, finalement, se retrouve : les femmes découvrent que l’on
exige des hommes un niveau de scolarité moins élevé pour accéder à un
emploi formel : en 1998, près de 60 % de femmes détenant un tel emploi
avaient un niveau de formation élevé (38 % avaient un niveau d’études
secondaires et 21 % d’études supérieures) contre 40 % des hommes 22.

19 En 1996, pour la population âgée de 5 ans et plus, le nombre moyen d’années d’études
était de 6 années pour les femmes et de 5,7 pour les hommes (Source : PNAD – Pesquisa
Nacional por Amostra de Domicílio, 1996).
20 La catégorie professionnelle féminine qui enregistre la croissance la plus forte ces
dernières années.
21 Par ailleurs, le nombre réduit d’heures de travail dans ce secteur (six heures jour-
nalières formellement) favorise le cumul d’un travail rémunéré et la poursuite d’études
supérieures.
22 Source : Ministério de trabalho, RAIS (Relação Anual de Informações Sociais), 1998,
in Bruschini et al., 2003.
Dossier                                                                   Isabel GEORGES

             Il en va de même de la discrimination raciale : une étude reliant le
      salaire horaire, le sexe, l’origine ethnique et le niveau d’instruction 23 montre
      qu’avec un niveau de scolarité équivalent au baccalauréat, voire avec un
      début d’enseignement supérieur, les hommes “de couleur” gagnent plus
      que les femmes “blanches” (mais moins que les hommes “blancs”) 24.

      La population des centres d’appel au Brésil :
      pratiques scolaires et “rapports aux savoirs”

             Quel est le poids de critères formels, comme le niveau de scolarisa-
      tion et/ou le type de formation, sur l’insertion socioprofessionnelle et, plus
      globalement, sur les perspectives de mobilité sociale et/ou professionnelle
      des employé(e)s travaillant dans le télé-marketing ? 25.

             Selon l’une des idées reçues sur le travail au sein des centres d’appel,
      la population employée est jeune : il s’agirait typiquement d’étudiant(e)s,
      qui y passeraient une période de transition, bénéficiant d’horaires réduits
      leur permettant de financer leurs études et/ou de gagner leur argent de
      poche – argument qui sert à justifier, du point de vue gestionnaire, la fai-
      blesse des salaires. Dans le cas du Brésil, et plus particulièrement dans la
      région métropolitaine de São Paulo, mes résultats font cependant apparaître
148   une plus grande variété d’âges, et non pas une majorité de personnes qui
      se trouvent au début de la vie active 26. Ce résultat, même si la taille de
      l’échantillon ne permet pas de validation statistique, semble bien remettre
      en question l’hypothèse d’un travail d’appoint, notamment en ce qui
      concerne les hommes. Le groupe des employé(e)s d’exécution et d’enca-
      drement immédiat (vingt-quatre personnes au total) peut se diviser en trois
      catégories : un groupe de “jeunes”, ayant entre 19 et 24 ans, qui ne com-
      prend que sept personnes (cinq hommes et deux femmes) ; un groupe de
      “moins jeunes”, allant de 25 à 30 ans, qui regroupe neuf personnes (trois

      23 Réalisée par le SEADE, dans l’État de São Paulo, en 2000.
      24 Situation que j’ai pu vérifier à travers l’accès de quelques hommes “de couleur” à des
      postes de maîtrise.
      25 Compte tenu de la difficulté d’insertion dans le secteur de télé-marketing, c’est-à-dire
      du passage par plusieurs étapes avant le recrutement en contrat à durée indéterminée (CLT ),
      les personnes interviewées qui se trouvent actuellement dans cette situation d’emploi perma-
      nent ne représentent qu’une partie des employés de télé-marketing : ce problème de l’échan-
      tillon des personnes interviewées avec un emploi permanent constitue donc une des limites
      de l’étude.
      26 Il faut par ailleurs signaler l’âge très jeune d’entrée dans la vie active au Brésil, raison
      pour laquelle la PED (Pesquisa Emprego e Desemprego, l’équivalent de l’enquête emploi
      en France), considère la population en âge de travailler entre 10 et 65 ans (alors que l’âge
      légal est de 16 ans).
Trajectoires scolaires et professionnelles :
                                        le cas du télé-marketing au Brésil

hommes et six femmes) ; et un groupe de personnes “plus âgées”, allant de
31 ans à 50 ans, qui comprend huit personnes (aucun homme ; cf. tableau 1
en annexe).

       Concernant le niveau scolaire atteint pour le niveau d’encadrement
supérieur (chef de centre ou “coordinateur” dans un centre d’appel), les
études supérieures complètes semblent être la règle : cela concerne sept
employé(e)s sur les huit – le huitième ayant du moins commencé des études
supérieures (tableau 2 en annexe). À ce niveau, les femmes sont rares (une
sur huit), le plus haut niveau occupé par une femme étant celui de “coor-
dinatrice” d’une activité au sein d’un centre d’appel employant environ
3 000 téléopérateurs et opératrices. Ainsi se confirme le fait que les femmes
ont un niveau d’éducation supérieur à celui des hommes pour accéder à
un niveau hiérarchique égal ou inférieur. Cette discrimination se constate
également au niveau des salarié(e)s d’exécution (télé-opérateurs/opératri-
ces et encadrement de base) : la majorité des femmes ont suivi des études
supérieures (complètes ou non) ou secondaires techniques, alors que la
majorité des hommes se sont limités au secondaire (cf. tableau 2 en
annexe).

       En ce qui concerne les hommes, on rencontre des “jeunes” (cinq ont
moins de 25 ans) ou des “moins jeunes” (deux ont dépassé cet âge, sans            149
être trentenaires). Les plus jeunes sont encore en cours d’études (tandis
que les autres sont mariés) et résident chez leurs parents ; ils sont originai-
res des couches inférieures des classes moyennes “blanches” (le père étant
vendeur, par exemple, et la mère femme au foyer). Les “moins jeunes” sont,
eux, d’origine plus populaire (comme ce fils d’une employée domesti-
que), et issus de familles “de couleur”. En revanche, le groupe des fem-
mes recouvre tous les âges, des “jeunes” (deux), des “moins jeunes” (six)
ou des “plus âgées” (huit). Néanmoins, ce sont les femmes “jeunes” et
avec une origine sociale plus élevée (le père étant entrepreneur et la mère
prothésiste, par exemple), qui ont le niveau scolaire le plus élevé (études
supérieures en cours). C’est aussi parmi les femmes “moins jeunes” ou
“plus âgées” que se trouvent des “personnes de couleur”. En règle géné-
rale, ces personnes d’origine plus modeste ont terminé leurs études en
ayant achevé le secondaire (cf. tableau 2 en annexe).

       Ainsi, pour les tranches d’âge élevé, on constate une raréfaction des
hommes et, donc, une proportion accrue de femmes. On devine une stra-
tégie d’évitement de ce travail de la part des hommes, qui contraste avec
la fonction de recours que présentent ces mêmes emplois pour les fem-
mes, notamment pour celles d’origine sociale plus modeste et/ou “de cou-
leur”. Par ailleurs, au sein du groupe des femmes, une ségrégation selon
l’âge et l’origine sociale se fait jour : alors que, pour les femmes de tous
âges, ce travail peut permettre de retrouver une activité salariée, son sens
Dossier                                                      Isabel GEORGES

      change complètement pour les plus jeunes. D’une origine sociale plus éle-
      vée, ce travail leur permet de réaliser des études supérieures et de préparer
      une mobilité sociale, hiérarchique et professionnelle, au sein du secteur
      et/ou dans une autre branche.

      Dynamiques des trajectoires socioprofessionnelles

             Quelle peut être l’influence d’éléments comme le type d’enseigne-
      ment (public/privé), l’âge auquel se forme l’individu, et les conditions
      dans lesquelles il accède à la formation (interruption des études) ? De
      quelle façon ces éléments jouent-ils sur le rapport à l’école – et aux savoirs
      scolaires – et, plus globalement, sur leurs aspirations à la mobilité sociale
      et professionnelle, y compris au sein du centre d’appel ? Là encore, nos
      éléments d’appréciation apportent des données qualitatives qui mérite-
      raient une confirmation statistique. À partir de l’analyse de la population
      étudiée et des critères comme le type d’enseignement et les conditions
      d’accès à l’éducation, il a cependant été possible de classer les différentes
      trajectoires socioprofessionnelles des personnes interviewées selon le type
      de dynamique concernée : ascendante, descendante ou plus ou moins stable.
      Même si les personnes accomplissent une activité similaire, c’est le sens
      de leur travail actuel qui diffère complètement.
150   Dynamique ascendante

             La dynamique ascendante se caractérise par une ascension sociale et
      professionnelle, qui apparaît par comparaison entre la situation sociopro-
      fessionnelle actuelle et l’origine sociale – autrement dit dans une perspec-
      tive de mobilité intergénérationnelle, réalisée, en particulier, grâce aux
      études. Ce cas de figure est plutôt rare, et concerne surtout des femmes
      “blanches” en cours d’études supérieures dans des établissements privés
      d’un bon niveau. L’accès à une Université publique fait partie de leur uni-
      vers, même si elles ont échoué à l’examen d’entrée ou si cette option a été
      écartée pour des raisons particulières. Elles n’ont pas de retard scolaire et
      ont donné une priorité claire aux études (par rapport à une activité rému-
      nérée, notamment). Leurs parents sont d’un niveau social suffisamment
      aisé (au moins des ouvriers qualifiés) pour ne pas être, dans un contexte
      où l’État-providence joue un rôle très limité, une charge pour leurs
      enfants. Les autres membres de la fratrie se trouvent dans une situation
      similaire à celle de leurs parents, c’est-à-dire en voie d’ascension sociale
      et professionnelle. Ils disposent d’un réseau intra générationnel. Dans cer-
      tains cas, c’est une activité militante et/ou syndicale qui les a poussés à
      faire des études. Quelques-uns – ou plutôt : quelques unes – ont réalisé
      une certaine mobilité hiérarchique (au niveau de surveillante), envisagent
      le recrutement par une entreprise “traditionnelle” (et non pas de sous-
      traitance), avec en outre des conditions salariales plus avantageuses, et/ou
Trajectoires scolaires et professionnelles :
                                          le cas du télé-marketing au Brésil

réalisent d’autres tâches, comme la création d’indicateurs de qualité de
service. Étant parmi les mieux qualifié(e)s, elles considèrent le travail au
centre d’appel comme l’accès à un univers professionnel où il y a de réelles
possibilités de promotion, et/ou comme une activité rémunérée qui permet
de financer les études. C’est le cas de Larissa, par exemple.

             Larissa est née en 1981, puînée d’une fratrie de trois filles. Son père
     est ferronnier, sa mère femme au foyer. Sa scolarité dans le public s’est
     déroulée sans embûches : en 1999, à 18 ans, elle termine ses études secon-
     daires techniques (spécialité : traitement de données) dans une école tech-
     nique de l’État, près de son domicile, suivies du stage obligatoire dans une
     école d’informatique. Au moment de l’étude, en 2002, elle habitait encore
     avec ses parents dans la maison familiale ; elle avait 21 ans et travaillait
     depuis un an comme téléopératrice dans une entreprise de sous-traitance du
     secteur bancaire. Elle gagnait environ 150 Euros. Elle travaillait dans la
     matinée et faisait ses études de biomédecine le soir, à l’Université privée
     méthodiste d’une ville ouvrière de la banlieue de São Paulo, située près de
     son domicile (São Bernardo do Campo). Avant d’être recrutée en CDI, elle
     avait travaillé dans différentes coopératives pour le compte de son employeur
     actuel. Elle était adhérente au syndicat du secteur de télé-marketing
     (Sintratel).
                                                                                       151
             Larissa : « Ici (…), c’est une entreprise reconnaissante, à condition
     de faire un bon boulot, d’être professionnel. Donc, c’est logique, mes études
     n’ont rien à voir avec ce secteur, c’est bien différent même. Mais, jusqu’à
     ce que se présente une vraie opportunité, vraiment intéressante dans mon
     domaine, je vais continuer ici. C’est une entreprise qui propose des extras,
     il y a des gens qui sont promus, qui deviennent superviseur. Et, pour la Fac,
     c’est bon, parce que je ne travaille que six heures. Ça me laisse le temps
     d’étudier ».

Dynamique descendante

       La dynamique descendante est assez fréquente, et correspond à une
scolarité tardive. Il est possible de la constater aussi bien chez des hommes
que des femmes, mais le plus souvent chez des personnes “de couleur”,
âgées le plus souvent de la trentaine. En règle générale, ces personnes ont
fréquenté l’école publique jusqu’à la fin des études secondaires. Le retard
scolaire et les interruptions dans les études sont la règle, ainsi que l’entrée
précoce dans la vie active (avec une activité formelle ou non). Même si
l’accès aux études supérieures dans des établissements privés de faible
niveau peut avoir eu lieu, les personnes n’ont pas réussi une insertion pro-
fessionnelle dans leur branche. L’Université publique ne fait pas partie de
leur univers. Dans certains cas, le télé-marketing constitue un déclassement
professionnel par rapport aux études (dans de rares cas professionnalisantes,
Dossier                                                          Isabel GEORGES

      c’est-à-dire techniques, mais publiques) ; le cas le plus fréquent est cepen-
      dant celui du déclassement par rapport à une activité antérieure (par exemple
      secrétaire, ou employé(e) de banque). Les parents n’ont pas les moyens de
      financer les études. Au contraire, une activité rémunérée précoce est néces-
      saire pour contribuer, y compris à un âge déjà élevé, au revenu de familles
      parfois nombreuses, originaires d’autres États du Brésil (surtout du Nord
      et de Bahia). Dans certains cas, c’est la génération des enfants qui entre-
      tient les parents (invalides et/ou sans retraite). La famille constitue davan-
      tage une charge qu’une ressource. Parfois, c’est la nécessité d’obtenir un
      gain immédiat – aussi faible soit-il –, qui les oblige à accepter un travail en
      deçà de leur qualification. Le travail au centre d’appel correspond alors à
      ce qu’ils ont trouvé de mieux par rapport à leur situation. Yvette en fournit
      un exemple.

                    Yvette, la sixième de treize enfants, est née en 1966 à São Paulo. Son
           père, actuellement à la retraite, était agent de nettoyage, et sa mère était
           employée comme domestique, entre autres activités informelles. Ils sont “de
           couleur”, originaires de Bahia. Yvette commence à travailler à 14 ans, après
           sa sixième à l’école publique. Après un premier emploi assez rémunérateur
           comme couturière industrielle, qu’elle occupe pendant sept ans (de 1980
           jusqu’en 1987, à ses 21 ans), elle enchaîne plusieurs emplois avec des horaires
           plus décalés (ouvrière dans une entreprise alimentaire, couturière), pour pou-
152        voir recommencer l’école en cours du soir (secondaire général). Puis elle
           arrête à nouveau sa scolarité, en raison de la lourdeur des horaires, et ne
           recommence qu’en 1991, à 25 ans, dans un lycée technique de l’État, dans
           la filière de secrétariat. Elle termine ses études en 1994, à 28 ans, avec un
           stage obligatoire de deux ans qu’elle effectue dans une banque, et pour
           lequel elle a démissionné de son travail de couturière. Elle travaille comme
           secrétaire pendant environ trois ans, dans une entreprise de lingerie, pour un
           salaire de 160 Euros environ. Elle est licenciée pour raisons économiques.
           Après huit mois de chômage, elle entre, en 1998, à 32 ans, dans le secteur
           du télé-marketing. Elle travaille toujours au service des réclamations télé-
           phoniques, mais avec des statuts variables, avant d’obtenir son contrat actuel.
           Elle est contrainte d’accepter une mutation géographique (du centre vers la
           périphérie), ce qui la contraint à un trajet de deux heures et demie. Malgré
           ces inconvénients et le salaire peu important, elle ne démissionne pas. Ainsi,
           au moment de l’étude, en 2002, elle avait 36 ans et travaillait toujours au
           service des dérangements téléphoniques, avec un contrat à durée indéterminée
           (CLT) dans une entreprise de sous-traitance du secteur des télécommunications.
           Elle contribuait au revenu familial avec un salaire mensuel de 115 Euros
           environ pour six heures de travail journalier.

                   Yvette : « Quand j’ai commencé à répondre au téléphone, je vais
           vous dire la vérité, ça ne m’a pas beaucoup plu, mais après, je me suis adap-
           tée petit à petit. (…) Je n’ai pas cherché, mais j’y ai déjà pensé, il faudrait
Trajectoires scolaires et professionnelles :
                                          le cas du télé-marketing au Brésil

     que je me spécialise davantage, parce que je ne fais que travailler, je n’étu-
     die pas, je ne fais rien d’autre. J’ai besoin de me spécialiser davantage, avant
     de penser à chercher autre chose ».

       La trajectoire de cette opératrice montre l’échec d’une reconversion
professionnelle de couturière industrielle à secrétaire, puisqu’elle se
retrouve au centre d’appel. Ainsi, elle a réussi tardivement à obtenir une
qualification relativement élevée (une spécialisation en secrétariat à la fin
des études secondaires), mais elle n’a pas pu en bénéficier longtemps.
Dans une conjoncture de plus en plus difficile, sa condition sociale l’a
contrainte à travailler au centre d’appel pour échapper au chômage. Cet
exemple illustre les cas où c’est non seulement le type de formation, mais
aussi le type de scolarité, très tardive et erratique, qui contribue à discri-
miner les personnes. Néanmoins, bien qu’elle n’ait pas réussi à retrouver un
emploi correspondant à sa qualification, elle continue à croire en l’éduca-
tion scolaire, aux savoirs transmis exclusivement par l’école. En revanche,
elle ne reconnaît pas les savoir-faire nouveaux qu’elle a pourtant acquis
grâce à une certaine spécialisation professionnelle supplémentaire obtenue
sur le tas.

Trajectoires stables
                                                                                        153
       La dernière trajectoire que nous distinguerons est moins clairement
définie : elle correspond à une relative (y compris en raison de la difficulté
du classement des différentes catégories socioprofessionnelles) stabilité
sociale et professionnelle et/ou à un essor encore incertain (notamment
dans le cas de jeunes en période de préparation d’études supérieures). On y
rangera aussi des cas de reprise d’activité professionnelle (de mères de
famille), ou de déclassement professionnel voulu, afin de pouvoir travailler
six heures par jour et d’avoir une activité domestique. Il peut s’agir éga-
lement de cumul d’emplois (de pères de famille), afin de doubler les
ressources. Dans ce cas de figure, ce n’est pas la scolarité qui influence
fondamentalement la situation d’emploi, mais d’autres critères, comme la
situation familiale. Les personnes peuvent avoir une scolarité variable et
des expériences professionnelles antérieures très diverses. Le travail au
centre d’appel correspond à une solution temporaire, davantage “choisie”
que dans le cas d’une dynamique descendante. En revanche, même si la
personne interviewée présente cet emploi comme un choix relatif, on peut
se demander dans nombre de cas s’il ne s’agit pas effectivement d’une
“voie de garage”, liée à des échecs scolaires et/ou professionnels.

             José, né en 1981, est l’aîné de trois enfants, de parents appartenant
     aux couches inférieures des classes moyennes (père vendeur de machines
     agricoles, mère institutrice, devenue femme au foyer). La famille est pro-
     priétaire de sa maison. José a terminé ses études secondaires générales dans
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