Le courtier bordelais ou la dynamique sensible des solidarités viticoles au XIXe siècle

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CHAPITRE IV. IMAGINAIRES DU VIN : DES PAYS

    Le courtier bordelais ou la dynamique sensible
        des solidarités viticoles au XIXe siècle
                                         Éric Pothier *
                       Université de Bordeaux III (« Michel-de-Montaigne »)

    L’ère de la publication des classements viticoles s’épanouit dès le premier tiers du XIXe siècle
    dans la région bordelaise. Cette classification sociale des crus est référencée à une théorie de
    la sensibilité œnanthique. Le courtier, expert en dégustation, en est le maître d’œuvre et le
    garant. L’appréciation est professionnelle et revêt des caractéristiques techniques précises
    dans la concurrence économique. Le courtier est chargé de signifier le juste. La totalité des
    pratiques œnologiques est déterminée par les normes sensorielles. L’expertise sensorielle des
    vins, en guidant les classifications, contribue aussi à la construction des territoires viticoles.
    Les espaces sont circonscrits et fragmentés. La prétention des Bordelais à l’expertise senso-
    rielle des vins se révèle être le levier du raffinement des clivages sociaux. C’est un dispositif
    d’attention sociale : le regard social différencie ceux qui ont un rapport immédiat à la vigne,
    à la terre, et ceux qui par leurs sens se consacrent à l’expertise des vins. La revendication
    de la différenciation sensorielle des vins se révèle être autant un défi à la concurrence qu’une
    vision du monde.

Quelles relations nouer entre le corps et le vin ? En fait, toutes les atten-
tions portées sur le vin convergent sur le corps. L’évocation du vin en
appelle spontanément aux sens, comme pratique et comme culture :
consommer, y porter attention, en parler. Mais, si le corps est
l’expression du vin pour les sens éveillés, l’ivresse louée ou l’alcoolisme
réprouvée, il en est aussi l’inspirateur en celui du praticien – viticulteur,
négociant ou courtier – qui participe à son élaboration. Je vais esquisser
une perspective, en amont de la consommation, des représentations
culturelles et sociales de la perception des vins à Bordeaux, une place
économique, une grande ville à forte concentration humaine, un port
international, un centre de production et surtout un centre de commer-
cialisation. La sensorialité qui participe à l’appréciation hédoniste du

*
     leabeatrice@aol.com

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consommateur fait accéder au savoir-faire et aux solidarités d’une société
spécialisée dans l’économie du vin. Le début du XIXe siècle est une
période particulière en ce domaine puisqu’elle voit le rapport du
consommateur au vin être normalisé par un style nouveau de littérature
œnologique : les classements viticoles dont André Jullien inaugure la
publication régulière dans la Topographie de tous les vins connus. Cette classi-
fication sociale des crus est référencée à une théorie de la sensibilité
œnanthique 1 avec le Manuel du sommelier. Dès le premier tiers du siècle la
région bordelaise a perfectionné ce système. Le courtier, expert en
dégustation en est le maître d’œuvre et le garant. La littérature viticole du
XIXe siècle accorde une telle confiance aux pratiques sensorielles qu’il est
finalement indispensable d’interroger leur fonction dans la construction
des catégories sociales de l’économie bordelaise du vin.
Comment les modalités de la sensorialité fondent-elles une culture viti-
cole, un système socio-économique, voire des structures anthropolo-
giques ? Il s’agit d’éclairer l’articulation du subjectif et du matériel dans
les métiers du vin, dans l’exercice de leur dextérité et l’expertise de leurs
résultats lorsque l’appréciation est soumise à l’exigence de jugements
fiables, confrontés aux enjeux de l’efficacité technique, de la concurrence
économique et de la distinction sociale. On peut considérer que toute
l’organisation intérieure de la place de Bordeaux fait confiance à la
mécanique sensorielle. Bordeaux est une économie de vin de qualité qui
repose sur la différenciation et la hiérarchisation des vins.
En effet, l’historiographie 2 explique la naissance des vins de qualité au
XVII e siècle par la mutation en Occident des goûts alimentaires. Le
contexte est celui du raffinement de la civilisation. Les mutations qui
font passer la production viticole bordelaise du Claret au New French
Claret après 1680 s’inscrivent dans la “révolution des boissons”. Les
goûts anglais et hollandais se transforment, et le Bordelais pour résister à
la concurrence des alcools et des vins du Portugal doit transformer ses
méthodes de production. C’est comme cela que l’on explique la moder-
nisation de la viticulture bordelaise et la recherche de nouveaux terroirs
plus efficaces à donner des vins de qualité. Les espaces de productions se
différencient et les vins sont savamment hiérarchisés. Gilbert Garrier
définit l’histoire de la réussite des vins bordelais par la conjonction d’une
adaptation aux goûts alimentaires, d’une justesse des pratiques et d’une
adresse commerciale.
    « La promotion des vins de Bordeaux est une remarquable réussite, ostensi-
    blement affichée dans la pierre des hôtels et monuments de la ville. On peut la

1
    Relatif à l’arôme du vin.
2
    En particulier : Enjalbert Henri, « Comment naissent les grands crus. Bor-
    deaux, Porto, Cognac », Annales E.S.C., 1953, pp. 315-328 et 457-474. Dion
    Roger, Histoire de la vigne et du vin en France, des origines au XIXe siècle, Paris, 1959,
    768 p.

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    faire commencer au XIIe siècle lorsque producteurs et négociants bordelais par-
    viennent à réguler à leur profit les approvisionnements du marché d’exporta-
    tion (‘‘privilège de Bordeaux’’). Puis ils savent saisir, au XVIIe siècle, l’oppor-
    tunité d’un changement de goût des consommateurs anglais, privilégiés de la
    naissance et de la fortune, en leur proposant un produit rare, donc cher et pré-
    cieux. L’amélioration résolue de la qualité du vin est venue ensuite et le
    savoir-faire du producteur médocain s’est accompagné d’un efficace faire-savoir
    (XVIIIe siècle). Il restera à prolonger, protéger et diversifier, par une subtile
    hiérarchie interne des crus, cette précieuse rente de situation (XIXe et
    XXe siècles) » 1.

Mission des courtiers
Dans la nouvelle économie qui s’édifie au XVIIIe siècle et s’épanouit au
XIXe siècle un vin n’est plus seulement sélectionné pour être « franc, loyal
et marchand », mais tous les vins sont identifiés et hiérarchisés. Le courtier
est chargé de cette évaluation, de ce discernement savant des vins qui
donnera à chacun une place dans une échelle de prix. Ses sens sont les
seuls outils de différenciation dont il dispose. Toute la littérature concer-
nant le vin de Bordeaux proclame explicitement cette fonction reconnue
aux courtiers. La confiance accordée aux sens l’est dans une dynamique
sociale et une concurrence économique. La dégustation du courtier
assure la préservation de l’équilibre économique de Bordeaux. L’appré-
ciation est professionnelle et revêt des caractéristiques techniques préci-
ses. Il y a un réseau serré de rivalités et le courtier est chargé de signifier
le juste. La sensorialité revêt les caractères de la légalité.
    « Ils goûtent les vins des propriétaires et, avec de la craie, marquent la qualité
    sur les futailles. Jugez si les propriétaires leur font la cour. Malheur au pro-
    priétaire qui effacerait la marque à la craie du courtier ! Aucun courtier ne se
    chargerait de faire vendre son vin. Un négociant (…) dit à un courtier : ‘‘Il
    me faut 200 pièces de vin, telle qualité, à tel prix’’. Le courtier répond : ‘‘Il y
    en a en tel lieu et tel autre’’. Il va chez les propriétaires et prélève 2 % sur le
    prix payé par le négociant, outre les cadeaux des propriétaires, pressés de ven-
    dre, comme ils le sont tous. Ces courtiers sont comme des ministres : ils voient
    toujours des gens qui ont besoin d’eux. (…) Ils ne peuvent jamais perdre » 2.
L’histoire du courtage du début du XIXe siècle est celle de l’organisation
d’avant la réforme de 1866 qui libéralise son exercice. Avant celle-ci, le
régime des courtiers relevait de la loi du 29 Ventôse An IX. Les courtiers
sont attachés au seul lieu où le gouvernement les a institués. Ils y sont
seuls légitimes, ce qui n’empêche pas les courtiers marrons. Le caution-

1
    Garrier, 1998 : 152.
2
    Stendhal, « Voyage dans le midi (Bordeaux, 15 mars 1838) ». Louis Des-
    graves, Voyageurs à Bordeaux du dix-septième siècle à 1914, Mollat, 180 p., p. 146.

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nement est différent à Bordeaux et dans les autres villes du département.
Lorsqu’une localité n’a pas de courtier, le courtage est laissé à la libre
concurrence. Ainsi, en 1802, 70 courtiers sont institués à Bordeaux et 32
pour 7 autres villes dont 10 à Libourne. Le droit est donné sur les vins
mais aussi pour tous les produits de l’agriculture et du commerce. Ainsi il
est estimé qu’à Bordeaux, seulement 15 ou 20 courtiers sont spécialisés
dans les vins, les autres ont des commis qui les représentent dans ce
domaine particulier. Dans les autres villes, les postes ne sont pas tous
pourvus en permanence selon les renouvellements.
Un mémoire de la Chambre du Commerce de 1804 permet de compren-
dre les conditions commerciales dans lesquelles s’exercent les compé-
tences du courtier et à quel équilibre précaire entre production et négoce
est soumise l’expression de son jugement libre. La description de la
Chambre de Commerce esquisse une vision des pratiques qui défie le
cadre administratif. En fait la réalité du commerce rend artificielles les
circonscriptions territoriales imposées.
    « Tous les courtiers possibles ne sont institués que pour représenter le négociant
    qui achète. Ils sont sa pensée, son organe. Pour représenter aussi complètement
    le négociant acheteur il est évident qu’il faut des communications faciles et fré-
    quentes avec le négociant acheteur. La question qu’il y a à se faire en cette
    matière est uniquement celle-ci. Faut-il borner l’exercice des Courtiers de vin à
    un territoire déterminé ou bien faut-il l’assujettir à n’exercer leur état que pour
    le négociant du territoire qu’ils habitent ? Ce second point de vue est le seul
    vrai. Remarquez bien que le négociant a la faculté d’acheter partout par lui-
    même. Le courtier de vin qui le représente alors que son domicile est le même
    que celui du négociant doit jouir de la même faculté. (…) Le négociant et le
    courtier doivent perpétuellement se communiquer. Le courtier ne peut remplir
    avec succès son état s’il n’est pas investi de toutes les connaissances du
    négociant » 1.
Le comportement concret des courtiers peut se lire avec le texte de
Paguière 2 qui explique les conditions de la qualité et les dispositions
nécessaires à l’évaluer. La qualité est le
    « résultat de tous les soins et de toutes les précautions que les propriétaires
    doivent prendre dans leur propre intérêt, afin de ne pas nuire à la réputation
    de leurs vins ; c’est ainsi que jugent un grand nombre de nos courtiers ; leurs
    opinions sont fondées sur l’étude qu’ils ont faite de la situation, de l’espèce du
    cépage et des précautions qu’on a prises pour la façon des vins après la cueil-

1
    Mémoire du 14 juin 1804, archive 8 M 62.
2
    Paguière est « courtier de vins » en Gironde au début du XIXe siècle. Il rédige
    son traité d’après ses notes personnelles prises durant sa carrière. Le livre a
    été imprimé en 1829 en Grande-Bretagne en même temps qu’en France.
    Classification et description des vins de Bordeaux et des cépages particuliers au départe-
    ment de la Gironde ; mode de culture, préparation des vins, selon les marchés auxquels ils
    sont destinés, Bordeaux, Société des Bibliophiles de Guyenne, 1977, 78 p.

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    lette des raisins. C’est en partie d’après ces données, et d’après l’impression
    que les vins font à la première dégustation, qu’ils jugent assez correctement
    quelles seront les qualités prédominantes du vin à l’époque où il sera bon à
    boire, c’est-à-dire après cinq ou six soutirages » 1.
Ce passage rend compte de la complexité des informations qui concou-
rent au jugement du courtier. La sensorialité en matière viticole relève
d’une culture, d’un apprentissage technique, social et économique de la
propriété dont le vin est évalué. La dégustation en elle-même est une
sanction instantanée qui s’inscrit dans un long processus de confiance et
de connaissances accumulées ; une pause qui ponctue l’écoulement du
temps et les transformations de la matière. La totalité de la vie du vin est
sensée être comprise dans l’immédiateté d’une dégustation. Paguière
poursuit sur le même thème en élargissant sur la fonction sociale du
dégustateur pour la prospérité de la ville. Ces précisions relativisent la
liberté laissée à la subjectivité, mais inversement, elles suggèrent invo-
lontairement la prégnance de la subjectivité dans une économie viticole
bordelaise que les représentations décrivent savamment structurée.
    « Il nous reste à avertir ceux qui s’occupent du commerce des vins de Bor-
    deaux, que leur principale attention doit être dirigée vers ces connaissances, que
    l’expérience peut seule faire acquérir ; et cette étude est d’autant plus de consé-
    quence, qu’elle doit avoir pour objet tout ce qui a rapport aux causes qui
    influent sur la qualité de nos vins, et sur leur abondance plus ou moins
    grande : ce n’est que lorsqu’ils seront riches de ces connaissances, qu’ils seront
    à même de juger de l’effet que doivent produire les causes variées et les circons-
    tances qui peuvent survenir, dans les marchés où nous exportons nos vins. Ces
    connaissances auront d’ailleurs un autre avantage, qui est peut-être le plus
    important sous le point de vue du commerce ; c’est qu’elles auront assez formé
    leur jugement, pour les mettre à même de faire un choix convenable des cour-
    tiers qui doivent être employés à leurs affaires, dont le résultat heureux dépend
    toujours de l’attention qu’on apporte aux achats. Chacun sait que ce sont les
    courtiers qui en général nous guident dans ces opérations ; il est donc indispen-
    sable de ne placer que convenablement notre confiance sous le double rapport de
    la probité et de l’habileté ».

Une administration sensorielle
Le jugement du courtier intervient à un moment charnière du processus
technique : à la fin de la vinification dans les chais du propriétaire et
avant l’assemblage dans ceux du négociant. Mais s’il a acquis une telle
influence, une reconnaissance aussi complète, c’est qu’il s’inscrit dans un
contexte économique qui relève entièrement de l’administration senso-
rielle. En effet, l’appréciation dans l’économie viticole bordelaise n’est
pas seulement ponctuelle et réduite à la dégustation. La totalité des prati-

1
    Paguière, 1977 : 5.

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ques œnologique et viticole est déterminée par les normes sensorielles. Si
l’odeur et le goût donnent au vin son identité, le regard, qui assure
l’interconnexion de toutes les sensations, impose la limpidité comme le
critère déterminant de la qualité. La vue commande donc les pratiques
difficiles de clarification et de manutention qui régule le cycle œnologi-
que entier. La vision est privilégiée dans le discours technique à un point
tel que l’on peut se demander si l’économie du vin ne relève pas du
regard plus encore que du goût.
Le tableau Le maître de chai (vers 1829) de Gustave de Galard 1 (1779-
1841) est un témoignage explicite de la fonction accordée aux sens dans
l’exercice du savoir-faire d’un des principaux métiers du vin (cf. Fig. 1).
Gustave de Galard restitue la pose du Maître de chai qui mire un verre
de vin afin d’en évaluer la limpidité au cours d’une de ces délicates opé-
rations de soutirage indispensables à l’obtention des grands vins.
Paguière a décrit ce « gouvernement » des vins de la façon suivante :
    « les vins qui ont bien tourné (spécialement ceux de grande valeur), doivent
    être tirés à clair trois fois pendant le cours de la première année ; savoir, au
    mois de mars, on les soutire de dessus les premières lies ; c’est là le premier
    soutirage ; le second a pour objet d’empêcher le travail que les grandes chaleurs
    de juillet et d’août pourraient occasionner ; et le troisième se fait dans le mois
    d’octobre, avant que le froid ne vienne. Pour le soutirage des vins, il faut choi-
    sir un moment favorable, c’est-à-dire quand le temps est beau et clair, et
    quand les vents sont au nord, nord-est ou à l’est, parce qu’alors le vin est plus
    net et plus clair que dans un temps pluvieux. Quand les vents sont violens et
    tempestueux, les lies remontent et viennent à flot, en sorte qu’alors il est im-
    possible de soutirer les vins sans qu’ils coulent troubles ; ou, dans tous les cas,
    retarder sa perfection ».
Du point de vue technique, la limpidité constitue effectivement la réfé-
rence de la qualité des vins et l’œil, le principal organe de son contrôle.
L’attention du maître de chai est d’autant plus forte que le soutirage est
associé, dans la scène représentée, à un collage comme l’explicite la pré-
sence des coquilles d’œuf éparpillées à terre. Le collage est généralement
pratiqué en fin d’élevage comme ultime opération de clarification, et
quelquefois dans le cas des vins les plus recherchés, destiné à préparer la
mise en bouteille.
    « Cette opération doit se faire par un beau temps, et, s’il est possible, en mars
    ou en octobre, parce qu’à ces deux époques, le vin étant clair, nous sommes
    plus certains qu’il ne laissera aucun sédiment dans la bouteille ; et cela spécia-
    lement pour les vins de choix qui doivent rester longtemps en bouteilles avant
    d’être bus. Avant de tirer une pièce en bouteilles, on doit coller le vin avec sept
    ou huit blancs d’œufs très frais, ou avec de la colle de poisson préparée à cet

1
    Le maître de chai de la maison Barton et Guestier. In Aubin Gérard, Lavaud
    Sandrine, Roudié Philippe, Béguerie Alain, Bordeaux vignoble millénaire,
    L’Horizon chimérique, Bordeaux 1996, 215 p., p. 104.

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    effet ; après quoi il faudra le laisser en repos dix ou quinze jours, suivant
    l’état de l’atmosphère, ayant soin de tenir pendant ce temps la barrique tou-
    jours close et bien bondée ; ou bien, pour éviter l’inconvénient d’avoir à la rem-
    plir, la bonde peut être mise sur le côté, immédiatement après l’opération. Le
    vin se clarifiera aussi bien, et dans cet état vous le mettrez en bouteilles » 1.

       Figure 1. Le maître de chai (vers 1829) de Gustave de Galard (1779-1841)

1
    Paguière, 1977 : 26.

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Si le centre du tableau de Gustave de Galard est effectivement occupé
par le maître de chai dans l’exercice de son attention visuelle, le côté infé-
rieur droit est dominé par les outils de la tonnellerie avec les représenta-
tions caractéristiques de l’asse de rognage, de la mailloche et du compas à
dessiner les fonds, et des merrains, douelles et feuillards. L’adresse ma-
nuelle est ainsi suggérée en réplique de la vision comme une complé-
mentarité indissociable. Les compétences du maître de chai exigent de
veiller à l’étanchéité de ses barriques en renouvelant les douelles défi-
cientes. Ainsi il évitera les fuites et les moisissures ; préservera l’état
sanitaire de son vin. La dextérité est invoquée dans ce chai autant pour la
confection des barriques que pour la bonne manipulation des vins
qu’elles rendent possible : la conduite du vin est un jeu expert du liquide
avec son contenant comme l’exprime la fin de la citation précédente de
Paguière. C’est la manipulation adroite de la barrique et des vaisseaux
vinaires qui permet l’élimination des résidus et la clarification progressive
par transvasement : le regard scrutateur sanctionne l’ouvrage. Finale-
ment, par la mise en scène de l’attention visuelle du maître de chai, de
son savoir-faire dans les techniques du soutirage et du collage, et de sa
vigilance dans l’entretien de ses barriques – donc d’une adresse manuelle
implicite – permettant une bonne conservation des vins, Gustave de
Gallard transmet l’excellence de la maison de négoce Barton et Guestier
dont le monogramme est distraitement représenté sur la barrique. Dans
sa logique et les significations induites, ce tableau est très proche de la
gravure de Jean Pallière 1 (fin du XVIIIe siècle) qui superpose également
dans l’espace clos et exiguë d’un chai la complexité des savoir-faire des
métiers du vin, centrée sur l’entretien de la barrique et la manipulation
des liquides (cf. Fig. 2). Par ses faciès de conjurés, sa crypte, son clair-
obscur, Jean Pallière dessine la cérémonie d’initiation à quelque pratique
occulte.

1
    Le Tonnelier, Jean Pallière (XVIIIe siècle). In Aubin Gérard, Lavaud Sandrine,
    Roudié Philippe, Béguerie Alain, Bordeaux vignoble millénaire, L’Horizon
    chimérique, Bordeaux 1996, 215 p., p. 104.

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              Figure 2. Le Tonnelier de Jean Pallière (fin du XVIIIe siècle)

En amont de la vinification, les conceptions concernant les conditions de
la différenciation qualitative des vignobles sont également déterminées
par une normalisation sensorielle très raffinée. Par exemple ces considé-
rations de l’agronome Petit Lafitte sur les raisons de la couleur des vins.
   La « couleur, on le sait, varie beaucoup dans le vin, de localité à localité,
   d’année à année, et bien que sa cause immédiate réside dans le raisin ; bien
   que le choix du cépage, la manière d’opérer, etc. y soient pour beaucoup aussi,
   il n’est pas douteux néanmoins que la nature du sol employé à la vigne ne
   concoure d’abord très énergiquement à la déterminer. La couleur, le degré de
   coloration des vins, répond assez directement à plusieurs des propriétés
   physiques et chimiques des terres. Parmi les propriétés physiques, à la colora-
   tion du sol lui-même ; parmi les propriétés chimiques, à la proportion d’humus
   contenu, à la proportion d’argile, et, de la manière la plus directe, à la propor-
   tion du fer. (…) Dans l’économie animale, le fer, substance astringente et for-
   tifiante, paraît également agir en concourant à la coloration extérieure des tis-
   sus. (…) Sur les animaux l’influence du fer, par rapport à la coloration, est
   des plus tranchée. (…) Les hommes eux-mêmes n’échappent pas à cette in-
   fluence et le Quercy, pays d’argiles ocracées, pays de fer et de forges, nous offre
   des populations dont les cheveux sont aussi extrêmement noirs et le teint très
   coloré. (…) Sur les végétaux, l’influence du fer est non moins manifeste et non

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    moins facile à saisir. Sa présence ajoute à la vivacité des couleurs de leurs
    fleurs, son absence diminue et efface même complètement cette vivacité. » 1
Ainsi, l’abondance de ces références et surtout la ramification des infor-
mations qui convergent à une description différenciée des vins permet de
discerner l’environnement sensoriel des métiers de la viticulture, de
cataloguer le savoir-faire disponible aux différentes étapes de son éco-
nomie. Les thèmes pourraient être les suivants :
ƒ la construction de la crédibilité des critères de l’appréciation permet-
   tant les hiérarchies qui constituent le fondement de l’économie bor-
   delaise (système des classements…) ;
ƒ la connaissance précise de l’agréable et du désagréable selon la combi-
   naison de tous les sens, en viticulture comme en œnologie ;
ƒ la relation de la perception aux conditions techniques de la produc-
   tion ; comment expliquait-on les raisons œnologiques d’une sensa-
   tion ?

Les résonances culturelles
L’importance du vocabulaire sensoriel dans la rhétorique technique
pousse à s’interroger sur les mécanismes d’un tel réflexe, les conditions
d’écriture de ce corpus et les implications de ce type d’arguments. Il
s’agit de sortir du cadre étroit des techniques du vin et de passer de la
sensorialité à la sensibilité. On aborde la vision du monde porté par les
observateurs du vin. Les modalités d’usage des sens, la hiérarchie de leur
emploi deviennent des révélateurs du rapport au monde de ceux qui
écrivent. C’est cette dimension de représentation sociale qui permet
l’étude de l’usage des sens des métiers du vin dans une place économique
comme Bordeaux.
On peut constater en effet que dans sa logique d’écriture l’ensemble de la
littérature concernant le vin, tant technique, économique que scientifique
émane d’observateurs et de théoriciens (ceux qui ont accès à l’écriture, au
récit de Bordeaux et peuvent donner une expression à leur vision de leur
société, de leur économie, de leur histoire) qui ont un regard déterminé
du produit jugé. Cette écriture édifie un système de normes et de restric-
tions sensorielles qui est formalisé pour être en usage dans les métiers du
vin, (leur domaine d’application précis, selon les objectifs exprimés des
auteurs), mais aussi extensible à la ville dans son ensemble puisque les
auteurs identifient étroitement le vin à l’espace de production. Ils aspi-
rent à ce que Bordeaux soit l’inspiratrice d’un particularisme œnologique.
La ville est associée à la nature spécifique d’un vin ; et inversement, le vin
est l’émanation de Bordeaux. Enfin, la normalisation sensorielle est pro-
jetée en représentation sur toutes les sociétés que les Bordelais jugent

1
    Petit-Lafitte, 1868 : 48.

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dignes d’être consommatrices de leur vin, toute société auxquelles est
destinée la rhétorique bordelaise de façon crédible (celles qui commu-
nient à la culture du vin de Bordeaux). La volonté de définir le vin à
Bordeaux comme l’expression naturelle de la communauté est en effet
systématiquement très nettement affirmée.
    « Oui ; Bordeaux c’est la vigne ; la vigne utilisant des terres ailleurs de la plus
    mince valeur ; donnant un produit dont le précieux privilège est de plaire à
    tous, de faire du bien à tous : (…) À Bordeaux, c’est la vigne, (…) c’est son
    produit privilégié (…) qui en a fait une ville grande, populeuse, renommée,
    monumentale. Pas une construction, pas un édifice dans son enceinte, qui
    n’aient ressenti son influence, qui ne lui doivent leur élévation, la décoration
    dont ils sont revêtus, pas un navire dans son port, où il y en a tant, qui n’ait
    eu pour but le transport, sur tous les points du globe, de la précieuse denrée, de
    la denrée essentiellement civilisatrice». 1
Cette littérature technique de la vigne et du vin institue ainsi une solida-
rité de l’auteur au lecteur qui établit une relation particulière entre les
consommateurs, les praticiens et les théoriciens pour constituer une idée
cohérente du Bordeaux.
Les références sensorielles de cette littérature, avec leur abondance et
leur cohérence, pour être comprises nécessitent d’être replacées dans un
contexte culturel plus large, celui de la culture scientifique sensualiste,
néohippocratique et hygiéniste. Les arguments qui instituent l’excellence
sensorielle d’un dégustateur s’imposent comme ligne directrice. Ils sont
présents à volonté dans différents types de sources, par exemple pour
ceux que j’utilise ici, dans la Classification et description de Paguière, dans la
Topographie de tous les vignobles connus de Jullien, et dans un échange admi-
nistratif entre le Préfet de la Gironde et la Chambre de Commerce de
Bordeaux.
    « Ceux qui s’occupent habituellement d’aller marquer les premiers crus ne
    prennent que bien rarement sur eux d’aller visiter les celliers des seconds crus.
    Chez eux, les organes du goût sont tellement accoutumés à la saveur des vins
    fins, qu’ils deviennent impropres à juger de ceux dont les principes actifs sont
    différents. C’est ainsi que les courtiers, qui habituellement achètent les petits
    vins, sont en général considérés comme n’étant pas juges compétents des vins de
    premier cru » 2.
    « Un consommateur peut choisir, parmi plusieurs espèces de vins vieux, celle
    qui convient à son goût ; mais il ne saurait apprécier des vins nouveaux qu’il
    aurait intention de laisser vieillir dans sa cave. Les marchands eux-mêmes s’y
    trompent, et ce n’est que dans les vignobles que l’on rencontre des gourmets
    assez habiles pour distinguer et apprécier ceux des différents crus des territoires
    dont ils sont depuis longtemps habitués à comparer les produits. Ces mêmes

1
    Petit-Lafitte, 1968 : « Avant-propos ».
2
    Paguière, 1977 : 5.

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MEI, nº 23 (« Le corps, le vin et l’image »), 2005

    gourmets ne pourraient pas juger les vins d’un autre pays ; car, n’estimant que
    les qualités propres à ceux de leur canton, ils sont souvent disposés à prendre
    pour des défauts celles qui font le mérite des autres vins » 1.
    « Parmi les courtiers de Bordeaux, qui ont beaucoup plus l’habitude de goûter
    des vins que les courtiers de campagne, il en est parmi ces premiers (…) qui
    n’achètent jamais que les petits vins blancs, d’autres ceux des Côtes et Palus
    propres pour les colonies, d’autres ceux de Bourg et Blaye, qui sont des vins
    forts communs et d’autres enfin qui n’achètent que les vins fins des graves et du
    Médoc. (…) Il n’est pas de courtier de la campagne qui [connaissent les vins
    vieux] (…) parce qu’il faut avoir un goût et une aptitude qui sont le fruit de
    l’expérience la plus consommée et d’une habitude journalière. » 2
C’est donc systématiquement le recours à l’argument de l’habitude qui
permet d’expliquer la compétence sensorielle particulière des courtiers.
Ceci est totalement conforme aux certitudes scientifiques alors domi-
nantes. Dans les références médicales et scientifiques néo-hippocratiques
et hygiénistes, l’exercice des habitudes déterminent les dispositions
morales : évoquer les différences de chacun selon ses habitudes, c’est
adopter un regard de différenciation sociale.
En effet, selon les critères hygiénistes, l’habitude détermine une disposi-
tion morale d’ensemble. L’ensemble de la personnalité est orienté par ses
habitudes.
Ainsi l’idéologue Cabaniste écrit en 1805 :
    « Tout (…) se réunit pour faire prendre constamment à l’homme, un caractère
    et des formes analogues, ou correspondantes aux caractères et aux formes des
    objets qui l’entourent, des corps qui peuvent agir sur lui. C’est en cela que
    consiste, à son égard, la grande puissance de l’éducation physique, d’où résulte
    immédiatement celle de l’éducation morale : c’est par-là qu’il est indéfiniment
    perfectible, et qu’il devient en quelque sorte capable de tout. (…) Nos idées,
    nos jugements, nos désirs dépendent des impressions que nous recevons de la
    part des objets externes, ou de celles que nous éprouvons à l’intérieur » 3
Un demi-siècle plus tard, l’hygiéniste Lévy reste dans le même contexte :
    « Les impressions du monde extérieur et les sensations internes sont les deux
    sources de l’habitude ; les influences qui effleurent l’organisme ou qui ne lui
    impriment qu’une secousse passagère ne changent en rien l’ordre naturel des
    besoins, la régularité des fonctions ; mais si la modification que produit en
    nous l’agent externe ou l’irradiation viscérale se répète ou se prolonge, elle
    rompt l’équilibre physiologique, elle crée une aptitude nouvelle, elle sollicite une
    série particulière d’actes organiques ; une habitude s’est établie, et désormais

1
    Jullien, 1999 : 16.
2
    Mémoire du 14 juin 1804, archive 8 M 62.
3
    Cabanis, 1956 : 395.

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Le courtier bordelais…                                                           É. Pothier

    elle entre comme élément nécessaire dans l’harmonie des fonctions, elle change
    la proportion d’activité générale de l’économie » 1.

L’éducation des sens
Cette habitude qui influence si fortement le courtier s’exerce dans un
domaine particulier, celui de l’olfaction et du goût.
Le goût et l’olfaction ont une triple caractéristique : d’une part, ils
donnent des impressions évanescentes, imprécises et qui ne durent pas ;
d’autre part, ce sont les sens les plus proches encore de la sauvagerie,
associés aux besoins primitifs de la faim.
    « Les impressions qui dépendent du manger et du boire sont souvent accompa-
    gnées d’un désir vif, qui les rend emportées et tumultueuses : on est plus enclin
    à les précipiter et à les renouveler, qu’à les goûter et à les étudier. (…) Elles
    sont courtes de leur nature ; du moins, chacune a peu de persistance. (…)
    Cependant on a vu des hommes qui mangeaient avec une attention particu-
    lière. (…) Ils semblaient s’être fait une mémoire vive, nette et sûre de tous les
    goûts des aliments, ou des boissons. J’en ai rencontré qui disaient se rappeler
    très bien d’un vin dont ils avaient bu trente ans auparavant » 2
Enfin les conditions du goût et de l’odorat différencient, discriminent
ceux qui savent domestiquer leurs sens, leur donner une mesure de celui
qui en abuse passivement.
    « L’exercice du goût exige l’intégrité et le libre jeu de toutes les parties qui
    concourent à l’impression gustative, tout ce qui peut altérer, irriter, épaissir
    leurs tissus. (…) L’habitude et la culture augmentent la délicatesse et
    l’étendue de la gustation ; les gourmets vont jusqu’à analyser plusieurs saveurs
    à la fois. La Bourgogne a des dégustateurs qui reconnaissent les vins de chacun
    de ses territoires, désignent la propriété particulière qui les a fournis, l’année de
    leur récolte, etc. Ils arrivent à cette subtilité de perception en évitant toutes les
    causes qui peuvent altérer mécaniquement ou pathologiquement la surface
    gustative, épaissir l’épiderme, empâter la bouche, etc. (…) Ensuite ils exercent
    souvent et avec mesure le sens, arrêtent leur attention sur les impressions qu’il
    reçoit, tandis qu’en général on consulte peu le goût sous l’aiguillon de la faim,
    et l’on précipite les aliments et les boissons dans l’estomac dont les sensations
    viennent compliquer et obscurcir celles des papilles linguales » 3.
    « Pour que l’organe sensitif se perfectionne, l’impression qu’il reçoit doit être
    d’une intensité moyenne, et, en se répétant, elle ne doit point excéder les limites
    physiologiques de force et de durée assignées à l’exercice de chaque sens.
    L’habitude détériore au contraire et va jusqu’à anéantir la sensation, quand

1
    Lévy, 1857 : 157.
2
    Cabanis, 1956 : 227.
3
    Lévy, 1857 : 257.

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MEI, nº 23 (« Le corps, le vin et l’image »), 2005

    les excitations dirigées sur l’organe qui en est l’instrument pèchent par excès de
    faiblesse, d’énergie ou de durée : il y a alors excès ou abus. (…) La différence
    des habitudes a produit celle des conditions organiques. C’est l’habitude qui
    rend savoureux au palais de l’ouvrier le pain noir qu’il arrose de sa sueur ;
    c’est elle qui, nivelant fortune et misère, affadit les mets les plus recherchés sous
    la dent de Lucullus, et fait qu’entre deux festins le convive blasé hume avec
    délices la vapeur de la soupe aux choux du portier. Les dégustateurs de profes-
    sion ont acquis une telle sagacité de palais, qu’ils reconnaissent le terroir de
    chaque vin de Bourgogne et lui assignent sa côte et sa date de récolte ; les
    ivrognes confondent tous les crus » 1.
Les dégustateurs sont donc des êtres particuliers qui ont su éduquer leurs
sens, développer leur attention, dans un contexte sensoriel remarqua-
blement instable et qui les ont destinés à des impressions raffinées. Défi-
nir la compétence des dégustateurs par leur intériorisation des effets de
l’habitude souligne spécifiquement leur nature délicate et distinguée. La
place de la rhétorique sensorielle dans le discours viticole bordelais est
une projection de cette logique individuelle du courtier à toute une
société qui se proclame fondée sur la hiérarchie de la délicatesse et du
raffinement. Ce sont donc explicitement des sensations évanescentes qui
constituent l’assise de l’économie bordelaise. C’est une sélection des cri-
tères élitistes (structure des classements, différence de prix) par la nor-
malisation de la délicatesse. Il s’agit d’une prétention à des préoccupa-
tions raffinées, détachées de l’alimentaire ; sortie du rapport immédiat à
la matière. C’est la désignation d’un type de vie raffinée qui se distingue
nettement du monde laborieux.
Cette rhétorique exclut les formes du vin qui relève d’un usage sensoriel
disqualifié, exclut les praticiens qui ont un usage sensoriel tout aussi dis-
qualifié, (ceux qui ne goûtent pas, ceux qui ont un rapport manuel à la
matière, ceux qui produisent : les vignerons, les ouvriers…) ou du moins
efface les aspects besogneux de ces vignerons. Il est ainsi difficile de
constater une solidarité par la communauté des pratiques de production
englobant les travaux de la vigne et du chai qui donnerait une réalité
synthétique aux représentations du Bordelais. Au contraire, il existe une
vision transversale du vin bordelais qui fédère les représentations d’un
monde raffiné dans un Bordeaux déspatialisé, nettement différencié
d’autres vignobles moins nettement impliqués dans la promotion quali-
tative. C’est une écriture qui englobe dans un mouvement de solidarité le
très petit nombre de lecteurs – dégustateurs – qui cherchent consciem-
ment à distinguer ce qu’ils boivent et les notables du vin qui approfon-
dissent le discernement des vins : les deux participent à la hiérarchisation
des crus et à la discrimination des viticulteurs. On peut imaginer que
l’observateur du vin se sent bien plus proche du consommateur distingué
qui communie aux mêmes normes sensorielles, que du vigneron et sur-
tout de l’ouvrier aux usages sensoriels ignorés.

1
    Lévy, 1857 : 164.

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Par l’étude des références sensorielles qui sont omniprésentes dans la
littérature technique viticole du XIXe siècle, il est possible d’accéder à la
sensibilité de ces hommes du vin, et connaître la société à laquelle ils
aspirent ; c’est-à-dire à leur rapport au monde et à leurs représentations
sociales. À travers les pratiques sensorielles ne se révèlent pas seulement
la répulsion de l’aigre et le goût du limpide, mais plus encore les désa-
gréments divers que suscite le spectacle social. À partir de cela, on peut
comprendre la nature du vin qu’ils ont façonné dans leur description, par
qui ils ont prétendu le voir créé et pour qui ils l’ont destiné.
On considère généralement que le vin est un marqueur social. Le choix
de consommation est un signe de distinction. Le niveau de prestige d’un
vin désigne celui du consommateur. Il y aurait une identification par
mimétisme. Je crois qu’un regard historique impose d’avoir une appro-
che beaucoup plus biologique du rapport des sens au produit apprécié.
La pensée hygiéniste du XIXe siècle met l’individu dans une situation de
conditionnement de son corps bien avant que la société ne conditionne
les modes de consommation. Le regard social emprunte la logique biolo-
gique et agit, non par mimétisme dans un choix de consommation, mais
par une mise au point d’une conformité bourgeoise du corps. Le critère
social, ce n’est pas ce que l’on déguste, mais les conditions sensorielles
d’appréciation auxquelles on est soumis rigoureusement. Ainsi se
constitue un corpus culturel qui prend pour objet le juste regard porté
sur les vins (autant que l’étude technique des vins) qui englobe solidaire-
ment l’auteur au lecteur comme une prise à témoin, une injonction à la
complicité sous peine de se disqualifier. C’est la logique hygiéniste de la
pensée sensorielle qui édifie les normes de perception du vin, et de là les
catégories de consommateur et de producteur, et enfin, les vins qui leur
sont attachés.

Bibliographie
Cabanis, Pierre-Jean Georges, Rapport du physique et du moral de l’homme, Paris,
      PUF, 1956 (1e édition : 1802).
Garrier, Gilbert, Histoire sociale et culturelle du vin, Larousse, 1998,
Jullien, André, Manuel du sommelier ou instruction pratique sur la manière de soigner les
      vins, Claude Tchou, 1999
Lévy, Michel, Traité d’hygiène publique et privée, Paris, Londres, New-York,
      J.-B. Baillière, 1857 (3e édition), 2 tomes, 888 p. et 936 p.
Paguière, M., Classification et description des vins de Bordeaux et des cépages particuliers au
      département de la Gironde ; mode de culture, préparation des vins, selon les marchés
      auxquels ils sont destinés, Bordeaux, Société des Bibliophiles de Guyenne,
      1977
Petit-Lafitte, Auguste, La vigne dans le Bordelais, Histoire, Histoire naturelle, commerce,
      culture, Paris, Rothschild éditeur, 1868.

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