LE LIVRE NOIR DU CINÉMA AMÉRICAIN
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1 LE LIVRE NOIR DU CINÉMA AMÉRICAIN LIVRET PÉDAGOGIQUE FESTIVAL DES 3 CONTINENTS 2019 LE LIVRE NOIR DU CINÉMA AMÉRICAIN
Le livre NOIR du cinéma américain Le livret pédagogique a été réalisé avec le soutien de l’Ambassade 5 ÉDITO Jérôme Baron des États-Unis d’Amérique. 8 CHRONOLOGIE AFRO-AMÉRICAINE Repères historiques 14 I AM NOT YOU NEGRO de Raoul Peck par Jérôme Baron conseillé à partir de la 4e 20 KILLER OF SHEEP de Charles Burnett par Jérôme Baron conseillé à partir de la 2nde 28 DO THE RIGHT THING de Spike Lee par Joanne Bazin conseillé à partir de la 3e 38 SIDEWALK STORIES de Charles Lanes par Lucille Asloun conseillé à partir de la 6e Le livret pédagogique a pour fonction d'accompagner la programmation 46 BOYZ’N THE HOOD de John Singleton thématique « Le livre NOIR du cinéma par Hélène Loiseleux américain » et de proposer sur une sélection conseillé à partir de la 4e de films du 41e Festival des 3 Continents, pistes de travail, documents iconographiques, 56 MENACE II SOCIETY de Albert et Allen Hugues entretiens, rebonds vers d'autres champs par Louise Ferron artistiques... Il constitue un support conseillé à partir de la 3e accompagnant les enseignants dans leur travail avec les élèves. 65 GET OUT de Jordan Peele Le livret pédagogique est à destination par Jérôme Baron des enseignants et des partenaires conseillé à partir de la 4e pédagogiques, une version électronique est téléchargeable sur le site 72 THE HATE U GIVE de Georges Tillman Jr www.3continents.com (code d'accès par Hélène Loiseleux à demander à publics@3continents.com). conseillé à partir de la 6e Coordination et liaison : Hélène Loiseleux FESTIVAL DES 3 CONTINENTS 2019
4 ÉDITO 5 écrans qu’ils ne l’avaient toujours été dans Le livre NOIR la société. Le cinéma américain a forgé l’idée d’une Amérique dont les modèles du cinéma sont essentiellement ceux de la majorité blanche, n’offrant le plus souvent des américain Noirs qu’une représentation caricaturale, folklorique et paternaliste pour ne pas dire Évoquer les formes d’expressions cultu- raciste. Naissance d’une nation (1915) de relles proprement afro-américaines, nous D.W.Griffith dont le retentissement fut impose immédiatement une évidence : sans pareil marqua certes la naissance le rayonnement universel des musiciens du cinéma comme langage mais se posa noirs et leur contribution inestimable en jalon d’une idéologie anti-Noir dans à l’histoire et à l’industrie culturelle des un film où les personnages de couleur États-Unis. De Sydney Bechet et Duke sont pour la plupart joués par des Blancs Ellington à Sarah Vaughan et Ella Fitzge- grimés, dont les caractères oscillent entre rald, d’Aretha Franklin à Otis Redding, de une docilité infantilisante et une odieuse Marvin Gaye à James Brown jusqu’à Lee perfidie. Le destin de la nation, l’unifi- « L’histoire des Noirs en Amérique, Fields, de John Coltrane, Miles Davis à cation du Sud au Nord, ne sont rendus Albert Ayler, Monk, Parker et Archie possibles dans le film de Griffith que par c’est l’histoire de l’Amérique. Shepp jusqu’à Prince et Public Ennemy, l’intervention salvatrice du Ku Klux Klan nous pourrions étendre à loisir l’ampleur face à la menace d’un péril noir. L’Amé- Et ce n’est pas une belle histoire. » de cette liste pour dire le legs considé- rique y recouvrait cohésion, uniformité, et rable des génies américains de la musique par conséquent un avenir, sur le dos des James Baldwin au patrimoine du XXe siècle. La littérature Noirs. inventa, elle, bien des manières de dire que le Noir américain est une construction Jamais le cinéma hollywoodien n’a du Nouveau Monde et n’aura de cesse de concernant la situation des Noirs amé- tendre aux États-Unis un miroir brisé pour ricains vraiment remis en cause l’ordre contempler une histoire polarisée par la établi. Il vaut mieux pointer à ce sujet un question raciale. De Maya Angelou à Toni net et inconciliable embarras, observé Morrison, de Charles Chesnutt, Ralph Elli- des contournements, quelques fois une son, Chester Himes, Zora Neale Hurston, indignation de bon aloi plutôt que de James Baldwin, Alice Walker, Richard suspecter une obstruction volontaire, Wright et tant d’autres, la perduration délibérée. Mais en ignorant la réalité de discriminations raciales, sociales et des Noirs, leur défaut de représentation économiques visant la minorité noire n’a aboutit au règne sans partage des héros cessé de refluer sous le plume des grands blancs, refoulant tous les autres vers une écrivains américains. marginalisation drastique. En un siècle, un seul cinéaste noir, Spike Lee, semble Et le cinéma dans tout ça ? L’hégémonie avoir durablement imposer son nom. Il d’Hollywood entérina une mise à l’écart des émergea entre 1980 et 1990 à l’heure où Noirs, les rendant plus minoritaires sur les des acteurs devenaient eux mêmes les FESTIVAL DES 3 CONTINENTS 2019 LE LIVRE NOIR DU CINÉMA AMÉRICAIN
6 ÉDITO 7 représentants d’une intégration incom- à l’échelle de plus d’un siècle d’histoire préhensiblement tardive au star system revisité à travers les expressions ciné- hollywoodien (si l’on excepte les cas matographiques les plus divers. Sydney Poitier et Harry Belafonte). Il en va ainsi d’Eddie Murphy, de Morgan En choisissant parmi les films de ce « Livre Freeman, de Denzel Washington, de Noir du cinéma américain » huit œuvres Whoopi Goldberg, de Forrest Whitaker, de réalisées entre la fin des années 70 et Will Smith ou de Halle Berry seule actrice notre présent le plus immédiat, nous noire à ce jour récompensée (en 2002) par avons souhaité rendre compte à la fois de l’Oscar de la meilleure actrice. récurrences et de différences. De quelles inventions le cinéma des Noirs améri- Une actualité récente, imprévisible, nous cains se rendait-il capable pour traiter de a lancé le défi de nous reconnecter à la complexité des questions sociales et une vocation ancienne du Festival des 3 raciales et de leur enlisement durable ? Il Continents et de repenser à travers une apparaîtra que ces films en passent tous anthologie de plus de quarante de films, par une négociation avec la référence soit le plus vaste ensemble présenté hollywoodienne, la convoquant dans le à ce jour en Europe sur ce sujet, soixante- sens d’une archéologie de la représen- dix ans de cinéma des Noirs américains. tation des Noirs à l’écran comme c’est le cas dans I Am Not Your Negro de Raoul Les deux mandats à la présidence Peck, sous la forme d’un genre, le film des États-Unis de Barack Obama d’horreur dans Get Out de Jordan Peele semblent avoir favorisés l’émergence ou coupant radicalement avec elle dans insoupçonnable d’une nouvelle généra- Killer of Sheep de Charles Burnett. Ces tion de réalisateurs noirs de talent. Cer- écarts sont autant de marges ouvertes tains films, dont Precious de Lee Daniels, au regard et à la pensée. Twelve Years a Slave de Steve McQueen, Moonlight de Barry Jenkins, les succès Jérôme Baron, planétaires de Get Out de Jordan Peele Directeur artistique du Festival des 3 Continents et Black Panther de Ryan Coogler ou le récent BlacKkKlansman de Spike Lee, ont été parmi d’autres les manifestations emblématiques de cette vitalité recon- quise du cinéma des Noirs. Cette confi- guration s’est vue renforcée par des films réalisés, eux, par des Blancs (Django Unchained de Quentin Tarantino, Detroit de Kathryn Bigelow, Loving de Jeff Nichols, Green Book de Peter Farrelly…) venaient par addition contribuer à la formation d’un horizon inédit. Le spectre d’une Amérique blanche raciste était visé FESTIVAL DES 3 CONTINENTS 2019 LE LIVRE NOIR DU CINÉMA AMÉRICAIN
8 REPÈRES HISTORIQUES 9 CHRONOLOGIE AFRO-AMÉRICAINE DES ORIGINES AMÉRICAINES DE L’ESCLAVAGE À LA PRÉSIDENCE D'ABRAHAM LINCOLN 1820 MOUVEMENT 1850 ANTI-ESCLAVAGISTE Le Compromis Un mouvement Fugitive Slave Act, minoritaire mais puis l’arrêt Scott v. 1775 - 1783 extrêmement actif, Sandford de la Cour 1861-1865 GUERRE s’organise dans le suprême et les évé- GUERRE DE D’INDÉPENDANCE Nord et, avec lui, nements du Bleeding SÉCESSION ET AMÉRICAINE un réseau d’aide Kansas sont autant PRÉSIDENCE pour les esclaves d’étapes de la D’ABRAHAM 24 décembre 1881 4 juillet 1776 : fugitifs, le chemin polarisation croissante LINCOLN 1865 Booker T. la guerre aboutit de fer clandestin. autour de cette Selon les estimations FONDATION DE Washington, leader au traité L’esclavage devient question, à l’origine les plus basses, il L’ORGANISATION noir et partisan d’indépendance l’un des enjeux prin- du déclenchement y a alors 4 millions SUPRÉMATISTE de la conciliation, des États-Unis cipaux dans le débat de la Guerre de d’esclaves noirs aux BLANCHE fonde le Tuskegee d’Amérique. politique du pays. Sécession en 1861. États-Unis. KU KLUX KLAN Institute en Alabama. 1619 1808 1827 1857 31 janvier 1865 1865 - 1877 1883 1896 Arrivée des premiers Abolition Parution à New-York Arrêt Scott v. Le XIIIe amendement LA RECONSTRUCTION La Cour Suprême Arrêt Plessy contre colons britanniques de la traite négrière du Freedom’s journal, Sandford de de la Constitution (appelée en anglais réduit à néant la loi Ferguson : La Cour en Virginie et début atlantique. premier journal noir la Cour suprême fédérale met fin à américain Recons- sur les droits Suprême institue de l’esclavage aux Elle se poursuit américain. Stipule que l’esclavage en étendant truction Era). civiques de 1875 des accès « séparés États-Unis peu après malgré tout sous « les Noirs ne sont à l’ensemble du Période de l’histoire en la déclarant anti- mais égaux » aux leur installation. la forme d’un pas des citoyens territoire américain des États-Unis ayant constitutionnelle. Noirs et aux Blancs Cette pratique commerce de américains et n’ont les effets de la procla- succédé à la guerre dans les chemins de l’asservissement contrebande. aucun droit que mation d’émancipa- de Sécession. de fer, légalisant des Noirs s’étend les Blancs soient tion du 1er janvier Elle vit la fin du ainsi la ségrégation. rapidement au treize tenus de respecter » 1863 sans toutefois régime esclavagiste Mary Church Terrel, colonies britanniques régler la question de la Confédération, militante noire, d’Amérique du Nord. de l’intégration le retour des États fonde la National Au total, le nombre des Afro-Américains du Sud dans l’Union Association of estimé des Noirs à la communauté et l’échec de l’inté- Colored Women africains déportés nationale, comme en gration des affranchis (NACW). dans ces états attestent l’existence afro-américains dans concernerait plus des Black Codes, la les anciens États de 600 000 individus. clause de grand-père. du Sud, que ce soit 1831 La reconstruction qui du point de vue Une rébellion dirigée succède à la guerre juridique, politique, par l’esclave et pré- voit ainsi se constituer économique dicateur Nat Turner un système légal ou social. secoue le comté de ségrégation raciale de Southampton dans le Sud du pays (Virginie). qui ne prendra fin que dans les années 1960. FESTIVAL DES 3 CONTINENTS 2019 LE LIVRE NOIR DU CINÉMA AMÉRICAIN
10 REPÈRES HISTORIQUES 11 CHRONOLOGIE AFRO-AMÉRICAINE DU DÉBUT XXe À MARTIN LUTHER KING 1er décembre 1955 Rosa Parks, militante de la NAACP, est arrêtée à Mont- 1925 gomery (Alabama) Asa Philip Randolph parce qu’elle refuse crée la Brotherhood de céder sa place of Sleeping Cars 1942 à un Blanc dans un 1909 1915/1920 Porters (BSCP), ÉMEUTES autobus. Quelques Création de la PREMIÈRE GRANDE premier syndicat 1941 ANTI-NOIRS 1945-1960 jours plus tard, National Association VAGUE DE noir à négocier avec ENTRÉE À DETROIT. DEUXIÈME VAGUE la grande majorité for the Advancement MIGRATION succès avec une EN GUERRE Création DE MIGRATION des citoyens noirs of Colored People Un million de Noirs entreprise apparte- DES ÉTATS-UNIS. du Congress of Plus de 3 millions américains de Mont- (NAACP) à New américains quittent nant à des Blancs. Un million de Noirs Racial Equality de Noirs américains gomery décide de 1957 York, l’une des toutes le Sud rural et L’ouvrage d’Alain américains, hommes (CORE) à Chicago, s’installent dans participer au boycott Martin Luther King premières organisa- émigrent dans Locke, The New et femmes, servent l’une des principales les grandes villes des autobus lancé devient le leader tions noires améri- les zones urbaines Negro, illustre la dans les forces organisations de du Nord-Est, par un jeune pasteur, de la Southern caines de lutte pour du Nord-Est et vitalité culturelle et armées – toujours lutte pour les droits du Midwest et Martin Luther King. Christian Leadership les droits civiques. du Midwest. artistique d’Harlem. ségréguées. civiques. de la côte Ouest. Il va durer 382 jours. Conference (SCLC). 1917 1919 1935 25 juin 1941 1943 1948 ENTRÉE EN « ÉTÉ ROUGE » Violents mouve- Le président Violents mouvements Le président Truman GUERRE DES Une vague de ments de masse Roosevelt ordonne de masse à Harlem signe l’ordre d’exé- ÉTATS-UNIS. violence raciste sans à Harlem après l’embauche de Noirs après le meurtre cution 9981 instituant 367 000 Noirs équivalent dans l’arrestation américains dans d’un soldat noir la « déségrégation » américains sont l’histoire américaine d’un adolescent l’industrie de guerre. en uniforme par dans l’armée engagés dans se traduit par noir américain un officier de police. américaine. l’armée américaine d’importantes pour vol à l’étalage. et organisés en émeutes anti-Noirs unités en unités dans plusieurs spéciales placées grandes villes. sous le comman- Les lynchages 13 novembre dement de l’armée et agressions contre 1956 française. la communauté noire La Cour Suprême américaine se condamne multiplient tout la ségrégation au long de l’été. dans les transports À Chicago, on publics. dénombre 38 morts, 537 blessés et plusieurs milliers de familles sans abri. FESTIVAL DES 3 CONTINENTS 2019 LE LIVRE NOIR DU CINÉMA AMÉRICAIN
12 REPÈRES HISTORIQUES 13 CHRONOLOGIE AFRO-AMÉRICAINE DE KENNEDY À OBAMA 2 juillet 1964 Le président Lyndon Johnson signe la loi sur les droits civiques promise par Kennedy. 8 décembre Celle-ci interdit la 4 avril 1968 1969 discrimination dans Martin Luther La police améri- les lieux publics King est assas- caine utilise pour la et garantit l’égalité siné à Memphis première fois l’unité Novembre 1989 1960 des chances en (Tennessee). SWAT Le candidat Élection du matière d’emploi. Sa disparition (Special Weapons démocrate David 4 novembre démocrate John Violents mouve- 15 octobre 1966 provoque de violents and Tactics Team) Dinkins devance Mars 2002 2008 Fitzgerald Kennedy ments de masse Huey Newton mouvements pour mener un raid le républicain Halle Berry est Élection du démo- à la Maison Blanche. à New York, dans et Bobby Seale de masse dans contre les locaux Rudolph Giuliani la première actrice crate Barack Obama Environ 78 % des le New Jersey, fondent le Black plus d’une centaine du Parti des Black et devient le afro-américaine à la Maison Blanche. électeurs noirs ont en Pennsylvanie, Panther Party à de villes à travers tout Panthers de premier maire noir à recevoir l’Oscar de Premier président voté pour lui. dans l’Illinois... Oakland (Californie). le territoire américain. Los Angeles. de New York. la meilleure actrice. noir des Etats-Unis. 12 juin 1963 10 décembre Juin 1966 5 juin 1968 15 juin 1999 28 juin 2007 9 octobre 2009 Medgar Evers, 1964 James Meredith Assassinat de Robert Rosa Park, La Cour Suprême Obama reçoit le Prix responsable local À 35 ans Martin est blessé par balle Kennedy considérée comme interdit la discrimi- Nobel de la Paix. de la NAACP, est Luther King devient pendant la « Marche à Los Angeles le soir la « mère du nation positive assassiné devant le plus jeune Prix contre la terreur » de sa victoire à la Mouvement à l’entrée des écoles sa maison à Jackson Nobel de la Paix. entre Memphis primaire démocrate des droits civiques », publiques améri- (Mississippi) par (Tennessee) et de Californie. reçoit la médaille caines. Cette un membre du Ku 21 février 1965 Jackson (Mississippi). d’or du Congrès – décision marque Assassinat Klux Klan. Les leaders du la plus haute une étape significa- de Malcolm X mouvement pour 8 septembre distinction décernée tive dans la remise 28 août 1963 à New York. 1968 les droits civiques par le gouverne- en cause de MARCHE SUR comme Martin Dans un entretien ment américain. l’affirmative action WASHINGTON Luther King ou accordé au New aux États-Unis. 250 000 personnes Stokely Carmichael, York Times, John répondent à l’appel nouveau président Edgar Hoover, des militants du du SNCC, pour- directeur du FBI, mouvement pour suivent la marche. déclare que le Parti les droits civiques. Stokely Carmichael des Black Panthers Martin Luther King utilise pour la « constitue la plus y prononce son première fois grande menace qui célèbre discours en public le slogan soit contre la sécuri- « I have a dream » « Black Power ! ». té interne du pays ». 22 novembre 1963 Le président Kennedy est assassiné à Dallas (Texas). FESTIVAL DES 3 CONTINENTS 2019 LE LIVRE NOIR DU CINÉMA AMÉRICAIN
14 15 I AM NOT SYNOPSIS JAMES BALDWIN YOUR NEGRO Dans ses Notes Toward Remember This House, manuscrit inachevé de James beaucoup rassemblées en 1955 sous le Baldwin rédigé en 1979 à l’intention de titre Chronique d’un pays natal. À partir RAOUL PECK son éditeur, l’écrivain précise ses inten- de 1944, il partage un appartement avec tions autour d’un livre en forme de tryp- Marlon Brando mais décide en 1948, à FICHE TECHNIQUE tique sur de grandes figures américaines l’âge de 24 ans, de quitter les Etats-Unis de l’opposition à la ségrégation et au pour la France et Paris où il s’installe en RÉALISATION ET SCÉNARIO : RaoulPeck racisme. Raoul Peck y puise non seule- espérant y trouver en tant que Noir, écri- SCÉNARIO : Raoul Peck d’après le ment la matière d’une réflexion sur l’his- vain et homosexuel, une échappatoire manuscrit Remember This House de toire du racisme américain mais ouvre aux discriminations et un terrain plus James Baldwin un dialogue entre l’œuvre, l’homme et propice à des ambitions littéraires que la réalité de la société américaine. Né en 1924 à Harlem, l’écrivain améri- son beau-père avait à leur point de départ IMAGE : Henry Adebonojo, Bill Ross, cain est décédé en 1987 à Saint-Paul- réprimées. À Paris, mais aussi en Suisse Turner Ross de-Vence où il résidait depuis 1970. et à Istanbul, Baldwin fuit le désespoir, vit MONTAGE : Alexandra Strauss Élevé par sa mère et son père adoptif, un son identité en exil, écrit La Conversion, MUSIQUE : Alexeï Aïgui pasteur, James Baldwin grandit dans une un roman semi-autobiographique, des PRODUCTEUR(S) : Rémy Grellety, Raoul famille très pauvre. Enfant, il est abusé pièces de théâtre, des essais. En 1957, Peck, Hébert Peck par deux officiers de police de New York, l’image de Dorothy Counts, étudiante PRODUCTION : Velvet Film, Artemis Pro- calamité dont il témoignera dans ses noire entrant dans le lycée ségrégué de ductions, Close Up Films écrits. Sous la férule autoritaire de son Charlotte poursuivie par une foule venue INTERPRÉTATION : beau-père, l’adolescent surmonte ses l’outrager, décide l’écrivain à rejoindre les Samuel L. Jackson (narrateur V.O.) crises personnelles et pense se préserver États-Unis et à prendre sa part dans les JoeyStarr (narrateur V.F.) d’autres abus dont il fut la victime en luttes pour la reconnaissance des droits devenant un prêcheur accompli, cette civiques des Afro-américains. C’est en DISTRIBUTEUR : Sophie Dulac Distribution position lui donnant une première occa- homme libre qu’il retrouve son pays, son DATE DE SORTIE : 10 mai 2017 sion de faire la preuve de son éloquence. indépendance des courants politiques lui DURÉE : 1h34 Bientôt, Baldwin rompt avec la religion, permettant de s’engager dans le combat fréquente à Greenwich Village musiciens, avec une formidable intransigeance et la artistes et penseurs, écrits des nouvelles, pleine lucidité d’un intellectuel affranchi des essais et des critiques qui seront pour des tiraillements partisans. FESTIVAL DES 3 CONTINENTS 2019 LE LIVRE NOIR DU CINÉMA AMÉRICAIN
16 I AM NOT YOUR NEGRO 17 LE QUATRIÈME voix à un homme qui somme le pays de se HOMME poser des questions : « La plupart des Blancs que je croise ne sont pas racistes. Mais En retraçant dans Notes Toward Re- ils doivent se demander pourquoi ils ont member This House sa relation avec trois besoin d’avoir un nègre. L’avenir de l’Amé- grandes figures du combat des Noirs amé- rique dépend de la réponse qu’ils don- ricains pour la reconnaissance de leurs neront à cette question. Avant d’ajouter : droits civiques, le dessein de Baldwin est Je ne suis pas votre nègre ». aussi de raconter à travers leur engage- Raoul Peck : « On a occulté l’œuvre de ment l’histoire d’une oppression (Medgar Baldwin. Or pour moi cette parole était Evers, Malcolm X et Martin Luther King nécessaire, urgente et fondamentale pour furent assassinés avant l’âge de 40 ans comprendre le monde actuel. Je ne sup- respectivement en 1963, 1965 et 1968), portais pas l’idée qu’il tombe dans l’oubli d’évoquer sans détour une généalo- et qu’on puisse le piller sans le citer. » gie de la haine à l’encontre des Noirs Ce quatrième homme, qui témoigne des en Amérique. Quelles sont les racines manières de mener la lutte de Martin profondes de la place assignée aux Noirs Luther King, Malcom X et Medgar Evers, par les Blancs en signe de leur supériorité a lui choisi de résister par l’écriture à prétendue ? Et surtout quelles en sont la domination blanche. Non pas dans les conséquences sur la durée ? Si cette l’optique d’inverser le rapport de cette suprématie du Blanc a eu pour résultat le domination mais d’en défaire la logique. plus concret le vol de la liberté des Noirs Le Noir est une invention du Blanc. C’est et pour corollaire que ceux-là n’ont eu, cette invention qui rend le Noir différent pour se penser, que le point de vue de leur et problématique au point qu’on puisse oppresseur, sous la plume de James Bald- vouloir en ignorer les conditions d’exis- win les mots œuvrent à décortiquer l’idéo- tence. Ce n’est pas tant les Blancs que logie sur laquelle repose cet ordre social vise Baldwin en détaillant cette idéologie et les représentations qui fondent cette qui identifie le Noir. Blancs et Noirs sont domination. Examinant avec une lucidité à ces yeux des fonctions qui ont abouti implacable un processus de déposses- par se définir l’une par rapport à l’autre sion de soi, l’écriture de Baldwin invente mais sous la forme d’une asymétrie du depuis la servitude où en entend le main- regard. Si l’une de ces fonctions venait à tenir, depuis sa situation de discriminé, une tomber, l’autre serait aussitôt vidée de sa manière de dire les sentiments des Noirs, substance. de faire surtout savoir aux Blancs ce qu’ils pensent d’eux. C’est précisément dans ce UNE LONGUE renversement de perspective que Baldwin précise dans Remember this house sa HISTOIRE… position à un point d’intersection qui rap- DES IMAGES AUSSI proche le témoin et l’acteur. C’est à cet endroit précis que le film de Raoul Peck Si la pensée de Baldwin sert de coordon- vient à la rencontre de l’écrivain redonner nées et de guide à un film qui en restitue FESTIVAL DES 3 CONTINENTS 2019 LE LIVRE NOIR DU CINÉMA AMÉRICAIN
18 I AM NOT YOUR NEGRO 19 l’acuité et l’actualité, Raoul Peck construit extraits de films prélevés d’un bonheur son tour des multiples images du passé à partir d’un matériel abondant et com- blanc dans le spectacle hollywoodien ne de celles du présent et rappeler que les posite un dialogue avec elle. D’abord sont qu’une immense machine à rassu- justifications de cette lutte engagée les images de Baldwin lui-même, mis en rer, à détourner le regard de l’oppresseur pour l’émancipation perdurent de nos scène par la télévision dans son rôle d’in- dont les Noirs continuent d’être les jours. Le film se soustrait partant de là tellectuel ou d’autres archives comme victimes. Quand ils ne sont pas réduits à à la tentation d’une stricte reconstitu- un discours prononcé à la tribune d’une des rôles de domestiques ou de commis tion historique comme à celle du biopic, université américaine. La parole publique dans l’imagerie publicitaire, leur absence opte comme le témoin pour une indé- se donne à voir comme un prolongement même des images de la prospérité vient pendance de mouvement afin d’écrire des mots écrits agissant désormais sous valider l’hypothèse d’une incompréhen- l’Histoire, donne à la pensée de Baldwin la forme d’une profération. Elle révèle sible indifférence morale dont la soumis- la valeur d’un legs irréductible. Et A.O l’habileté rhétorique de Baldwin mais sion résignée de l’Oncle Tom est l’éten- Scott d’ajouter dans le New York Times : laisse surtout paraître combien sa force dard. Il n’y a plus que dans la violence des « Quoi que vous pensiez des relations de conviction et son intelligence servent faits, esclavages, lynchages, manifes- entre Blancs et Noirs ou plus exactement bien des fois de rempart à la colère et tations réprimées, violences policières, entre la toute-puissance blanche et ses à l’exaspération qui le consomment assassinats politiques, que le face à face opposants aux États-Unis, ce film vous comme lorsqu’on s’étonne de son pessi- avec le réel semble possible. Et c’est obligera à les repenser et peut-être aussi misme ou de l’importance exagérée qu’il autour de la tâche ardue et douloureuse à changer d’avis (…) Il vous sera même prête à la question Noire. James Baldwin : d’une archéologie de la violence et du difficile de trouver un film plus en phase « Aux États-Unis, il n’y avait que la pos- racisme que le film tente de répondre à avec l’instant présent, avec autant de sibilité du combat, jamais du repos, et l’appel des écrits de Baldwin. force et de lucidité, qui met le doigt sur un combattant qui ne peut pas se repo- des vérités qui dérangent en tirant les ser ne dure pas longtemps ». Les scènes « L’HISTOIRE, CE N’EST sévères leçons des ombres du passé. » dont il fut le spectateur direct évoquées Photos d’Afro-américains brutalisés ou par d’autres extraits d’archives et des PAS LE PASSÉ, tués par la police au cours des récentes photographies font apparaître le témoin C’EST LE PRÉSENT » années, allusions au niveau de criminalité à travers les mots prélevés avec une JAMES BALDWIN dans les grandes villes américaines, aux précision admirable dans ses écrits. La tueries qui frappèrent aveuglement la voix instaure une relation intime avec Lorsque l’écrivain évoque au début du population, l’actualité vient en quelque le spectateur en ce sens qu’elle nous film les circonstances de son retour sorte légitimer la pertinence d’un ques- rapproche de l’écrivain, des événements et les impressions qui le traversent, il tionnement sur une violence qui semble et des personnages historiques. Ce sont procède, entre souvenirs et retrouvailles, ancrée dans la société américaine. bien des phrases, un style, une persévé- d’une mise à jour de ses perceptions, re- Depuis les signes d’une persistance des rance qui se donne à entendre auquel le trouvant aux Etats-Unis le Noir qu’il avait structures d’un imaginaire raciste, c’est à montage dense de Raoul Peck confère tenté en Europe de mettre à distance. toute l’histoire contemporaine de l’Amé- une dimension organique. Sous le poids Retour sur le terrain d’un combat pour la rique que le film adresse la brûlante juste des mots, dans le réseau serré de dignité au cours duquel Baldwin met son actualité de son constat : celui de leur relation avec les images, le rêve amé- regard et les mots en mouvement pour tragiques continuités. ricain se fissure sous nos yeux et dans l’in- les mieux synchroniser. Cette injonction différence de ceux qui croient naïvement le film l’épouse au point d’inventer ciné- le vivre. Les affiches plébiscitant la socié- matographiquement la possibilité d’une té de consommation aussi bien que les démarche apparentée, rapprochant à FESTIVAL DES 3 CONTINENTS 2019 LE LIVRE NOIR DU CINÉMA AMÉRICAIN
20 21 KILLER INTERPRÈTES Henry Gayle Sanders / Stan FILMER LE GHETTO variable de toutes les turbulences jusqu’aux plus ténues (travail, jeux des OF SHEEP Kacey Moore / la femme de Stan Charles Bracy / Bracy On peut arguer que l’économie d’un film le détermine en partie. Disons-le sans enfants, vie domestique, silence déses- péré en place d’une colère ravalée) qui CHARLES Angela Burnett / la fille de Stan chicaner, Killer of Sheep avec son 16mm font au jour le jour la maille du réel de noir et blanc poussiéreux, suant, parfois toute une communauté. BURNETT Eugene Cherry / Eugene Jack Drummond / le fils de Stan surexposé, est un film fauché. Film de fin d’études, Burnett le réalisa avec un bud- FICHE TECHNIQUE RÉALISATEUR get de 10 000 dollars en le tournant les LE CINÉMA SANS week-ends sur un peu plus d’une année. RÉALISATION, SCÉNARIO, PRODUCTION, Né dans le Mississipi, Charles Burnett Ce n’est ni une excuse ni un mérite, cette ARTIFICE MONTAGE, CAMÉRA : Charles Burnett grandit à Los Angeles où après des pauvreté, c’est sa peau, sa respiration, son SON : Charles Bracy études pour devenir électricien qui le dé- vêtement tout à la fois, le corps auquel À plusieurs reprises, le terme d’American ASSISTANTS AU SON : Willie Bell, Larry çoivent, sa passion pour la photographie il nous frotte. Car la question essentielle neo-realism, en référence au cinéma ita- Clark, Christine Penick, Andy Burnett le conduit à intégrer la UCLA Film School. est bien celle-là : qu’est-ce que le ghetto, lien d’après-guerre (Rossellini, De Sica, FORMAT : 16mm Sous l’influence du documentariste ici celui de Watts ? De quoi est fait ce Visconti, De Santis), fut convoqué non COULEUR : Noir et blanc anglais Basil Wright qui y professe, il élargit ses horizons cinématographiques territoire sans issue cerné par les connota- sans pertinence pour tenter de rattacher DURÉE : 80 min et évolue à UCLA dans un environne- tions comme une malédiction, annonçant la proposition de Killer of Sheep à une DROITS INTERNATIONAUX : Milestone Films ment qu’il qualifie d’« anti-hollywoodien » un crime avant qu’il ne survienne. L’as- généalogie. Avec son casting amateur et DISTRIBUTION FRANCE : Carlotta film où un groupe d’étudiants noirs déni- pect brut de la matière assemblée dans une équipe réduite à quelques amis dont SORTIE : 1977 grant la vogue des films Blaxpoitation se Killer of Sheep, ce qu’il conviendrait Charles Bracy, le film de Burnett s’affran- rapprochent et tissent un vigoureux d’appeler la précision de son constat do- chissait surtout du studio et d’Hollywood SYNOPSIS réseau de complicité au tournant des an- cumentaire, est alors le plus robuste allié pourtant proche de Watts pour raviver nées70.Parmieux,HailéGerima,BillyWoo- de sa fiction, ou plutôt une remarquable une veine du cinéma américain, plus Dans le ghetto de Watts, le mélancolique dberry, Larry Clark, Walter Gordon (plus manière d’écarter le film que Burnett directe, brute et crue, qui s’était depuis Stan, employé des abattoirs, défend connu sous le nom de Jamaa Fanaka), et sa dignité. Chronique des jours d’une ne se laisse pas aller à faire. Car Killer On the Bowery (1957) de Lionel Rogosin, Julie Dash. Avec des moyens en partie mis famille hantée par le souvenir du Sud of Sheep n’enjolive rien, ni n’opte pour Shadows de John Cassavetes (1959) et à disposition par l’école, ils réalisent leurs natal, et balade délicatement élégiaque aucune explication ou dramatisation, il les films de Shirley Clark, The Connection premiers films collaborant durablement et tendrement ironique d’une com- explore une géographie : de modestes (1961) et The Cool World (1964), frayée aux travaux les uns des autres. Burnett munauté, du monde des enfants, des maisons blanches délabrées, entre elles une voie. La musique, noire, jouait déjà réalisa au cours de ces années d’études combines des voyous petits ou grands, plusieurs courts-métrages marquants des porches et des palissades, plus loin dans ses films bruissants, bruyants, de la force et de la malice des femmes. dont The Horse (1973), évocation faulk- des terrains vagues, et au milieu du film, semi-documentaires, un rôle prépon- Les musiques du film, « histoire sonore nérienne du Sud américain dont il est Stan, l’équarisseur, son ghetto intime, dérant. À la fin des années 70, Killer of de la musique populaire afro-améri- originaire, et Several Friends (1969). Ce intérieur, la déprime d’un homme qui Sheep s’affirme aussi comme une des caine » accompagnent et commentent dernier, tourné à Watts avec la participa- s’épuise à gagner sa vie, la promiscuité ripostes les plus accomplies à la vague la recherche de la vérité des vies, et de tion de proches amis du quartier, constitue d’un peuple de Noirs moroses, une déjà déclinantes des films Blaxploitation. la vérité intérieure des personnes. Tourné objectivement un préliminaire à Killer of en quelques week-ends et pour quelques femme qu’il ne désire plus, des enfants Mais il y a assurément ailleurs, un voisi- Sheep. milliers de dollars, le film (présenté par qui bougent, jouent, pleurent, se rendent nage, une parenté plus distante dans le Burnett comme film de fin d’études les coups, débarrassent la table et se temps, et pourtant fondamentale dans le à UCLA) n’a pu être distribué aux États- blottissent dans ses bras. L’incursion est geste, entre le film de Charles Burnett et Unis qu’à partir de 2007. alors une affaire de détails, d’attention l’expérience du duo James Agee / Walker portée à ce qui (se) passe, à l’intensité Evans pour leur ouvrage Louons, main- FESTIVAL DES 3 CONTINENTS 2019 LE LIVRE NOIR DU CINÉMA AMÉRICAIN
22 KILLER OF SHEEP 23 tenant les grands hommes qui témoigne Le premier, a priori le plus évident, de la vie de métayers pauvres du sud des consiste à laisser / faire interagir l’image Etats-Unis (Alabama) lors de la grande et la musique en fonction des enjeux de la dépression des années 1930. Il y a dans séquence. Il en va ainsi lorsque survient le la démarche de Burnett, une volonté célèbre The House I Live In (immortalisé commune, un art de l’écoute et de l’ob- par Frank Sinatra, ici interprété par Paul servation, la nécessité de montrer cette Robeson) pendant que les enfants chas- oscillation constante entre vulnérabilité sant l’ennui dans un terrain vague, lancent et courage, l’éclat de ces instants où la cailloux et toupies, ou tapent avec un vie même mutilée s’anime sans se laisser pied à coulisse sur une brique (00:21:44 enfermer dans sa sociologie. Art poé- – 00:23:32). La voix gospel, masculine tique et politique à la fois, on ne sait et puissante, un peu surréelle, surgit jamais bien comment Killer of Sheep et se mêle aux sons ambiants. L’effet s’y prend pour nous soulever à chaque est d’abord ironique puisque la réalité scène d’émotion. On sait seulement que d’une vie américaine simple et multira- la présence de ceux qui n’avaient jamais ciale dont la chanson fait l’éloge semble été vus s’y impose à travers une stupé- ici pendre la forme d’une prière illusoire : fiante accumulation de détails, ni plus ni « What is america to me… ». Cependant, moins importants les uns que les autres, dialoguant avec le désœuvrement des mais suffisants pour donner à l’écran le gamins, cette voix adulte, divinement juste poids de leurs vies. tendre et virile, semble aussi agir comme une protection, un baume. Entre ces deux polarités, Burnett ne tranche pas. LE BLUES DE WATTS Ici, le chant de Robeson est à la fois l’un et l’autre. La matière musicale de Killer of Sheep Un peu plus tôt, alors que Stan s’échine est un élément déterminant, une com- à l’abattoir accompagné par un extrait posante essentielle de son esthétique. de l’Afro-american symphony (00:15:50 N’ayant pas les moyens d’une musique – 00:17:30) avant de retrouver son domi- originale, n’en ayant sans doute même cile, sa femme, restée au foyer, prépare le pas eu l’idée, Burnett n’en pense pas dîner, se bouchonne le visage captant son moins avec une attention soutenue la reflet dans le couvercle d’une casserole. partition sonore et musicale de son Geste anecdotique, image forte. À l’écart, film. La quinzaine de chansons et les dans ce qui s’apparente à un réduit, leur trois partitions (Gershwin, Rachma- fille joue avec sa poupée s’adressant à ninov et la formidable Afro-american elle en reprenant les paroles de Reasons symphony de William Grant Still) que de Earth, Wind and Fire qu’elle écoute nous entendons, partiellement le plus sur un pick-up. La rumeur du morceau se souvent, au cours de quatre-vingt propage dans la maison, jusqu’à l’épouse minutes de Killer of Sheep, participent ayant trouvé plus approprié de rejoindre de deux niveaux d’intentions appariés la salle de bain pour se refaire une beauté. l’un à l’autre. Rejoignant aussitôt prête sa fille, elles FESTIVAL DES 3 CONTINENTS 2019 LE LIVRE NOIR DU CINÉMA AMÉRICAIN
24 KILLER OF SHEEP 25 échangent un sourire, joueur pour l’en- invitant à ce rapprochement. En mettant crit entre eux et son film une relation de fant, attendri pour la mère, en forme de fin à une étreinte amorcée par le slow, lignage, les place sous l’horizon commun complicité. Reasons interroge ces raisons Stan écarte aussi toute possibilité d’être d’un même état d’âme, celui que la sym- qui font que l’amour si fort entre un à nouveau père. Le fondu enchaîné qui phonie orchestrale de William Grant Still homme et une femme s’érode en empor- nous fait glisser de la jeune femme en- amplifie majestueusement. Ici donc, la tant le désir qu’ils éprouvent l’un pour ceinte au lieu de travail de Stan fait non musique n’illustre rien, elle est une incan- l’autre. Stan et sa femme en sont presque seulement coexister les deux moments tation, l’autre voix de la vie à l’écran, une là, déjà là peut-être. Dans la séquence (pendant que…) mais procède de leur esthétique, une forme qui porte en elle la suivante, le silence et l’absence de association. Comment celui qui a ravalé condition des Noirs américains. Comme réaction de Stan aux marques d’attention ses rêves en s’épuisant à gagner sa vie si le film nous disait depuis sa gangue de son épouse sont comme les signes comme équarrisseur pourrait-il encore documentaire, ce que vous voyez, ne d’une incompréhension consumant leur désirer être père ? l’avez-vous pas déjà bien des fois enten- intimité. L’enfant, installée de l’autre côté du ? Il y a alors entre le noir et blanc du de la table de la cuisine, les observe en film et les scratchs du son vinyle, la syn- silence, puis d’un regard dirigé vers sa chronie de deux battements de cœur. mère, tape fermement le verre qu’elle tient sur la table comme pour signifier sa réprobation. À quoi ? À la douleur qu’elle ENFANCE DE L’ART éprouve de voir ses parents en détresse ? À l’attitude de sa mère ? Là, encore, la « Ils faisaient du bruit et des sons psychologie selon Burnett relève moins pendant le tournage et ils donnaient d’une justification que d’une manière de la voix de Dinah Washington, imagent les en même temps un coup de main donner à voir les êtres en actes. Et si la mots que sa femme ne parvient pas à dire pour l’éclairage, ce qui fait qu’ils faisaient réponse peut nous sembler venir dans à Stan pour lui signifier qu’elle comprend À un second niveau, la partition musicale partie de l’équipe de tournage en plus une autre séquence (1:01:00), celle d’un ses tourments, sa déprime. Pendant que du film imprègne à Killer of Sheep tout d’être acteurs. À peu près 90 % du film autre repas dans la cuisine, que Burnett la chanson les berce, ils se rapprochent entier de subtiles nuances de blues. a été fait avec des gosses de huit, pose en miroir de celle décrite dans un jusqu’à s’enlacer sans interrompre le Convoquant parmi d’autres le Ragtime neuf ans (...). » quotidien exposant sa propre répétition, mouvement lent de leur danse. Mais la de Scott Joplin (début du XXe sièce), Charles Burnett, Cahiers du Cinéma, n°319, elle pourra sembler cruelle. chanson s’achève, et si leur ondulation le blues d’Elmore James, trois negro janvier 1981, entretien, Le Journal (p.VI). Enfin, un troisième exemple parmi d’autres se prolonge encore quelques instants, le spirituals, dont le superbe Going home possibles, celui de This bitter Earth, inter- retour du silence emporte avec lui ce qui accompagne la dernière partie du On en finirait pas de faire la liste des prétée par Dinah Washington, chanson morceau de tendresse. générique, interprété par Paul Robeson premiers films faisant figurer dans leur reprise deux fois dans son intégralité au La seconde fois, à la fin du film, la chanson (acteur, athlète, chanteur, avocat et devanture des enfants, renouant avec cours du film (00:52:20 et 1:16:51). démarre sur le plan serré du ventre d’une militant afro-américain engagé pour la l’adolescence, et nous de nous réjouir La première fois, Stan (torse nu) et sa femme annonçant d’un geste de la main cause des Noirs et contre l’apartheid en des prodiges accomplis sous nos yeux femme (le caressant) dansent ensemble, sa grossesse à ses amies juste avant un Afrique du Sud), le Rythm and blues de par ces acteurs débutants. Mais Killer avec retenu d’abord, un very slow comme fondu enchaîné nous ramenant vers Stan Cecil Grant, la voix de Dinah Washington of Sheep nous fait signe autrement. pour mieux rendre visible la tendresse et son labeur à l’abattoir. Il est pertinent surnommée Queen of the Blues, et le Plus exactement, il nous enseigne sur la qu’ils éprouvent l’un pour l’autre en de lier les deux séquences (celle du slow) soul-funk, ici mélancolique, de Earth, question de leur présence à l’écran. On même temps que ce qui les sépare désor- pourtant distantes d’une vingtaine de Wind and Fire, Burnett fait dialoguer sait qu’on ne travaille pas de la même mais d’un corps à corps plus intense. Les minutes l’une de l’autre dans le film. La dans son film différents registres de la manière avec des acteurs adultes, à qui paroles de This Bitter Earth, portées par reprise du chant de Dinah Washington musique populaire noire américaine, ins- on peut demander depuis leur expérience FESTIVAL DES 3 CONTINENTS 2019 LE LIVRE NOIR DU CINÉMA AMÉRICAIN
26 KILLER OF SHEEP 27 d’incarner une multitude de personnages AUJOURD’HUI POUR ALLER PLUS LOIN souvent éloignés d’eux-mêmes, et avec PAROLES DE CHANSON DOSSIER DE PRESSE (Téléchargeable des enfants, eux sans autre repère que Ce fut à Nantes, en 1979, lors du premier sur le site internet du Festival dans l’espace Going Home leur jeune existence, les films qu’ils ont vu Festival des 3 Continents que ce film de pédagogique) de Paul Robeson et ce qu’ils s’imaginent du cinéma. Mais 1977 sorti une première fois du ghetto. un enfant est d’abord un enfant et les Killer of Sheep connu dans son pays, inex- Going home, going home — Louons maintenant les grands enfants, c’est même leur métier, aiment plicablement, une distribution en salle très hommes, James Agee / Walker Evans, I’m just going home jouer. Pas la peine de le leur demander tardive en 2007. Il fait aujourd’hui partie Quiet light, some still day Plon, Collection Terre humaine (de jouer), ils ne savent souvent faire que des cinquante longs-métrages choisis I’m just going home (et Terre humaine poche), ça. Une passerelle naturelle en quelque par la Library of Congress National Film dernière édition augmentée 1993. sorte entre leur monde et le cinéma, et Registry au compte de sa contribution It’s not far, just close by — Charles Burnett interviewé à propos Through an open door la révélation que faire un film est un jeu essentielle au patrimoine cinématogra- de Killer of Sheep sur Youtube Work all done, care laid by qui consiste à se tenir au bord de la vie, phique et à l’histoire américaine. Il figure Going to fear no more ici celles des adultes. Alors pendant qu’ils également sur la liste des 100 films amé- jouent à faire du cinéma avec Charles ricains incontournables établie par la Mother’s there expecting me Burnett, la misère et l’ennui leur passent Société Nationale des Critiques américains Father’s waiting, too encore un peu à côté, comme la haine, la de cinéma. Lots of folk gathered there All the friends I knew révolte, et comme la sentimentalité à la tonne avec laquelle on les regarde trop All the friends I knew souvent. Non, eux, les nombreux enfants I’m going home du film, sont vivants, jettent des pierres, dérapent à vélo, grimpent sur les toits, Nothing’s lost, all’s gain sautent dans le vide. Bref, ils résistent No more fret nor pain sans y penser au bourdon du ghetto, à No more stumbling on the way No more longing for the day la lenteur des adultes, luttent déjà pour Going to roam no more leur survie. Les enfants de Killer of Sheep sont un peu dans le film les ancêtres de Morning star lights the way leurs parents, jouant pendant qu’il est Restless dream all done encore tant, ils retardent le désespoir et Shadows gone, break of day l’inertie avec lesquels les adultes négo- Real life begun cient chaque jour qui passe un peu moins There’s no break, there’s no end bien. D’ailleurs, ce sont les fillettes (la fille Just a living on du cinéaste) qui débarrassent la table Wide awake with a smile et étendent le linge, exemplaire riposte Going on and on à l’abattement d’une mère, mais signe Going home, going home déjà d’une enfance passagère. Le ciné- I’m just going home ma n’empêche rien. Mais il est capable au It’s not far, just close by moins de donner à l’urgence involontaire Through an open door le temps d’exister dans ce qui est éphé- I am going home mère et beau. Et il y a chez ces gosses I’m just going home de Watts faisant leur cinéma une beauté Going home, going home sidérante. FESTIVAL DES 3 CONTINENTS 2019 LE LIVRE NOIR DU CINÉMA AMÉRICAIN
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