Le mouvement des femmes en Pologne postcommuniste et les acteurs internationaux Women's Movement in Post-Communist Poland and International Actors

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Recherches féministes

Le mouvement des femmes en Pologne postcommuniste et les
acteurs internationaux
Women's Movement in Post-Communist Poland and
International Actors
Mariola Misiorowska

Féminisme, mondialisation et altermondialisation                               Article abstract
Volume 17, Number 2, 2004                                                      The Women's Movement, created in post-communist Poland, was the Polish
                                                                               activist's response to the problems that either arose as a result of recent
URI: https://id.erudit.org/iderudit/012400ar                                   systematic changes or had accumulated during the Socialist Period. Formed at
DOI: https://doi.org/10.7202/012400ar                                          a time of strong Polish internationalization, due to international cooperation
                                                                               programs, the progress of globalization in the region and the process of
                                                                               integration into the European Union, this movement maintains financial and
See table of contents
                                                                               ideological links with occidental actors. The absence of national support for the
                                                                               women's mobilization, a strong opposition form conservative forces to any
                                                                               change of gender contract as well as weak activism in the heart of civil society
Publisher(s)                                                                   reinforced this tendency.
Revue Recherches féministes

ISSN
0838-4479 (print)
1705-9240 (digital)

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Misiorowska, M. (2004). Le mouvement des femmes en Pologne
postcommuniste et les acteurs internationaux. Recherches féministes, 17(2),
43–84. https://doi.org/10.7202/012400ar

Tous droits réservés © Recherches féministes, Université Laval, 2004          This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit
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Article

Le mouvement des femmes en Pologne
postcommuniste et les acteurs
internationaux
MARIOLA MISIOROWSKA

A        près la chute du mur de Berlin, les changements politiques et
         économiques survenus en Pologne ont conduit à la
         détérioration de la condition sociale du peuple, plus
particulièrement de la condition féminine (Lazreg 2000 ; Heinen
1995). L’arrivée au pouvoir de la droite catholique issue de
Solidarnosc, en 1990, ainsi que la paupérisation de la population à la
suite des réformes libérales ont eu de lourdes conséquences sur la
situation des femmes. En outre, l’héritage laissé par le système
socialiste et les traditions patriarcales précommunistes ont contribué à
défavoriser les femmes dans le nouveau contexte politique,
économique et social (Titkow 2002). Malgré les effets indésirables de
la transition, l’internationalisation de la Pologne qui l’accompagne
exerce une grande influence sur la redéfinition du rôle des femmes
dans la société postcommuniste. Si le processus de démocratisation
de la Pologne pose les bases des libertés politiques, les échanges
internationaux brisent définitivement l’isolement de la société
polonaise à l’égard de la communauté internationale. Par conséquent,
les rapports hommes-femmes, figés par les traditions nationales
catholiques, sont entrés dans une phase de renégociation. Le projet
d’adhésion de la Pologne à l’Union européenne (UE) exige encore
plus cette redéfinition des rapports de sexes, dans la mesure où sa
politique d’égalité des chances des femmes et des hommes fait partie
de l’acquis social européen, commun à tous les pays membres.
                         Recherches féministes, vol. 17, no 2, 2004 : 43-84
MISIOROWSKA  44

      Le mouvement des femmes qui naît en Pologne durant la
transition constitue une réponse d’une partie de la société civile,
libéralisée après la chute du communisme, à la discrimination des
femmes héritée du passé, puis accentuée par les réformes libérales
(Fuszara 2000). De nombreuses organisations de femmes, qui ont été
créées en Pologne postcommuniste, illustrent cette mobilisation
féminine, quasi inexistante durant la période socialiste. Le
développement du militantisme politique des femmes est lié autant
au recouvrement des libertés civiques qu’aux programmes d’aide
internationaux adressés à la Pologne en transition par les pays
développés. En effet, l’aide dont le mouvement des femmes polonais
a bénéficié dans le contexte de la coopération entre les organisations
non gouvernementales (ONG) et les fondations occidentales, et les
organisations de femmes polonaises dès 1989 (et parfois de manière
officieuse durant les années 80), a eu un grand impact sur la
cristallisation du mouvement et sur les orientations prises par les
militantes féministes polonaises (McMahon 1998). Si la naissance du
mouvement des femmes en Pologne postcommuniste a été provoquée
par la situation intérieure, l’aide occidentale a encouragé son
développement à travers les diverses formes de la coopération, y
compris le transfert des connaissances vers les ONG des pays en
transition.
      Le nouveau mouvement des femmes se crée donc initialement
en réaction aux difficultés, héritées du passé ou survenues au
moment des transformations systémiques, pour évoluer vers un
véritable lobby des femmes à la fin des années 90 (Graff 2003).
Contrairement à la période socialiste durant laquelle une seule
organisation officielle représentait les intérêts des femmes1, le

1.   Il s’agit de Liga Kobiet Polskich (la Ligue des femmes polonaises), fondée en 1945
     par des militantes de gauche, ensuite devenues membres de son premier comité et
     qui a été l’unique organisation de femmes active durant toute la période socialiste.
     Bien qu’elle ait regroupé plus de deux millions de membres durant les années 50 et
     quatre millions pendant les années 60, elle n’était qu’une imitation du Conseil
     soviétique des femmes, subordonné au parti-État (Walczewska 1993). Une deuxième
     organisation massive de femmes, Kolo Gospodyn Wiejskich (Cercle des fermières),
     active durant cette période, avait un statut incertain. Associée tantôt à la Liga Kobiet
     Polskich tantôt aux cercles agricoles, elle faisait aussi partie de la politique officielle
ARTICLE  45
mouvement des femmes en Pologne en transition se démarque par sa
diversité. Son dynamisme s’exprime par le nombre et la variété des
organisations qui passent d’une dizaine avant 19902 à une centaine à
la fin de la première décennie des réformes. Le graphique ci-dessous
illustre les années de création des organisations de femmes en
Pologne.

     du parti-État. Sa fonction se limitait généralement à des conseils concernant la vie
     domestique, à quelques exceptions notables près (Walczewska 2000). La Liga Kobiet
     Polskich, quant à elle, a exercé un impact négatif important sur la conscience
     politique et civique des femmes polonaises. Étant donné que ces dernières ont été
     privées de la possibilité de véhiculer leurs intérêts au sein de cette organisation
     (l’existence d’une autre organisation de femmes était exclue), elles ont adopté une
     attitude passive envers les questions politiques et se sont retirées dans la sphère
     privée. En outre, les féministes, en raison de leur affiliation à la Liga Kobiet Polskich,
     se sont vues associées aux militantes des partis communistes, ce qui a discrédité le
     féminisme aux yeux de la population. Finalement, la Liga Kobiet Polskich a figé
     l’image des femmes dans celle d’une masse homogène, passive et incapable de
     s’organiser pour défendre ses intérêts (Walczewska 1993).
2.   Le nombre exact d’organisations actives de femmes est difficile à déterminer. Selon
     la base de données de la Fundacja Centrum Promocji Kobiet (Centre pour
     l’avancement des femmes) dont l’annuaire est cité en référence, on compte 59
     organismes et initiatives en 1993, 107 en 1997 et 116 en 2000. La base de données
     électronique du centre Osrodek Infermacji Srodowisk Kobiecych (OSKA) (Centre
     d’information des milieux des femmes) contient de l’information sur 313 organismes
     et initiatives (ici les filiales nationales comptent pour un organisme individuel, ce qui
     n’est pas le cas dans l’annuaire du Fundacja Centrum Promocji Kobiet. En outre,
     certaines organisations de femmes, bien qu’elles soient enregistrées, peuvent rester
     inactives. D’autre part, des ONG polonaises mènent des projets ou des programmes
     pour les femmes sans toutefois se définir comme « organisations de femmes ».
     Également, la catégorie « organisations de femmes » n’est pas clairement déterminée
     dans la terminologie polonaise. De manière générale, il s’agit d’organisations gérées
     par des femmes mais qui peuvent toutefois conduire des actions touchant à d’autres
     groupes ou catégories sociales et d’organisations qui se concentrent uniquement sur
     les questions de femmes mais qui peuvent aussi accepter des hommes dans leurs
     structures (Fundacja Im. Stefana Batorego 1999).
MISIOROWSKA  46

                                     Graphique 1

     Années de création des organisations de femmes en Pologne

                            Avant 1989    1989-1995   1996-2000

Graphique construit sur la base d’informations contenues dans Fundacja Centrum
Promocji Kobiet : Informator o Organizacjach i inicjatywach kobiecych w Polsce (Annuaire des
organisations et des initiatives de femmes en Pologne), Fundacja Centrum Promocji Kobiet,
Varsovie, 2000.

       Ces diverses organisations, initiatives et groupes formels ou
informels illustrent le changement survenu durant la transition, à
savoir que les femmes qui partagent des idées et des intérêts sont
maintenant capables de se réunir pour faire avancer leur cause. En
effet, selon la base de données de l’OSKA, des organisations de
femmes agissent aujourd’hui dans 33 domaines différents (OSKA 1).
Ces organisations peuvent également être catégorisées selon de
nombreux critères autres que leur domaine d’action, soit selon leur
affiliation et orientation politique, leur appartenance religieuse ou
laïque, leur structure formelle ou informelle, leur caractère féministe
ou non, ou encore leur portée géographique (régionale, nationale,
locale, internationale). Elles expriment parfois des intérêts et des
ARTICLE  47
opinions contradictoires, ce qui peut affaiblir leur force de pression et
même neutraliser certaines tentatives de construction de coalitions et
d’actions collectives. Au sein du mouvement, les leaders occupent
une place importante dans la mesure où la plupart des organisations
sont petites et doivent s’adapter à un environnement incertain et
changeant. Ces organisations se concentrent avant tout sur la
réalisation de projets concrets plutôt que sur la construction de
grandes structures organisationnelles. Du charisme des leaders
dépend souvent la survie des organisations féministes, exposées aux
critiques, au mépris ou à l’indifférence des institutions et des médias
(Aulette Root 1999 ; Graff 2001). Les représentantes du nouveau
mouvement des femmes fondent de plus en plus souvent leurs
actions sur les droits des femmes inscrits dans les conventions
internationales ou dans les documents de l’UE3.
      À noter que nous avons choisi de nous pencher dans le présent
texte précisément sur les forces progressistes4 au sein du mouvement
des femmes. Le choix de restreindre notre étude à ces groupes est
motivé par le fait que ce sont principalement ces forces progressistes
qui sont capables, selon nous, d’accélérer la modification du contrat
du genre par leur travail de reformulation du rôle des femmes dans la
société postcommuniste selon le modèle occidental. Nous évitons de
qualifier ces forces de « féministes », car les groupes de femmes en
Pologne ne se qualifient pas eux-mêmes comme tels. En effet, ce
terme a été pratiquement prohibé en Pologne au début des années 90,
car il était inévitablement associé avec le féminisme officiel de
l’époque socialiste. Aujourd’hui encore, il est employé avec beaucoup
de réticence, même par les personnes engagées dans des actions
féministes et qui peuvent être identifiées comme telles.

3.   Cette question a été discutée dans nos entrevues avec les leaders des organisations
     de femmes en juin 2003 et de février à avril 2004.
4.   Par « forces progressistes », nous entendons les groupes formels ou informels et les
     individus qui constituent une sorte d’avant-garde féministe du mouvement des
     femmes actuel. Ces groupes sont proches de la pensée féministe occidentale,
     maintiennent souvent divers contacts avec les féministes occidentales et sont
     engagés dans la lutte pour l’avancement de la condition des femmes en Pologne à
     travers des actions sur le terrain, un travail intellectuel ou le lobbying politique. Ils
     légitiment fréquemment leur activité par les droits des femmes stipulés dans les
     conventions et les traités internationaux.
MISIOROWSKA  48
      Notre article a pour objet d’examiner l’impact de
l’internationalisation de la Pologne5, survenue après la chute du mur
de Berlin, sur l’émergence et le développement des forces
progressistes au sein du mouvement des femmes. Nous le ferons en
précisant les orientations majeures de la coopération internationale
pendant la période de la transition, surtout en ce qui concerne l’aide
destinée au troisième secteur ou, autrement dit, au développement de
la société civile. À travers notre argumentation, nous tenterons de
répondre aux questions suivantes : De quelle manière l’assistance
internationale à la transition influe-t-elle sur le développement du
nouveau mouvement des femmes ? Comment ce dernier a-t-il
bénéficié des échanges formels et informels avec l’Occident ? En quoi
le processus d’adhésion de la Pologne à l’UE a-t-il modifié la
perception de la place des femmes au sein de la société
contemporaine ?
      Les données quantitatives présentées s’appuient sur
l’information provenant de la quatrième édition de l’ Informator o
organizacjach i inicjatywach kobiecych w Polsce (Annuaire des organisations
et des initiatives des femmes en Pologne), édité par la Fundacja Centrum
Promocji Kobiet et qui englobe la période de 1997 à 2000. Les données
contenues dans cet annuaire ont été recueillies par l’entremise des
déclarations remplies volontairement par les organisations elles-
mêmes sans aucune intervention postérieure de l’éditeur. Elles
demeurent aujourd’hui la source la plus complète et la plus à jour
quant à l’information sur les organisations et les initiatives de femmes
en Pologne. En ce qui concerne les données qualitatives, elles ont été
recueillies auprès des organisations par l’intermédiaire d’Internet ou
de la documentation publiée consultable ainsi qu’à travers les
entrevues semi-dirigées que nous avons menées avec les leaders des

5.   L’internationalisation de la Pologne prend une dimension de phénomène social
     après l’ouverture des frontières nationales qui suit la chute du mur de Berlin. Elle
     s’effectue à travers les mouvements migratoires (nous nous intéresserons surtout à
     ceux entre la Pologne et l’Ouest), la diffusion de la culture de masse, les
     investissements étrangers directs qui impliquent l’arrivée en Pologne de personnes
     venant d’Occident et, enfin, les diverses formes de la coopération internationale.
ARTICLE  49
organisations de femmes et les militantes rencontrées à Varsovie, à
Katowice et à Gdansk en juin 2003 et de février à avril 20046.
      La division de notre article suivra l’ordre des questions posées
précédemment. Après avoir établi le nouveau contexte de la
transition polonaise, nous introduirons les différentes formes d’aide
attribuée à la Pologne postcommuniste, y compris la coopération
entre les acteurs internationaux7 et les organisations polonaises de
femmes dans le contexte de l’internationalisation du pays. Nous
étudierons ensuite la place du féminisme dans la société polonaise
postcommuniste et au sein de mouvements des femmes. Finalement,
nous nous intéresserons à l’impact du processus d’adhésion de la
Pologne à l’UE sur la question des femmes ainsi qu’au rôle du
mouvement des femmes dans ce processus.

6.   Ce sont dans l’ordre chronologique : Kinga Lohman, directrice de la coalition Karat,
     rencontrée le 5 juin 2003 à Varsovie ; Anna Wilkowska, juriste, coordonnatrice de
     programmes au Network of East West Women (NEWW Polska), rencontrée le 9 juin
     2003 à Gdansk ; Katarzyna Radecka, fondatrice du groupe Kobiety Tez (Femmes
     aussi), rencontrée le 3 février 2004 à Varsovie ; Ewa Lisowska, directrice et fondatrice
     de la Miedzynarodowe Forum Kobiet (MFK) (Fédération internationale des
     femmes), rencontrée le 4 février 2004 à Varsovie ; Ewa Dabrowska, directrice et
     fondatrice de Profemina, rencontrée le 4 février 2004 à Varsovie ; Jolanta Plakwicz,
     directrice et fondatrice du Centrum Kobiet (PSF) (Centre des femmes), rencontrée le
     6 février 2002 à Varsovie ; Stana Buchowska, directrice du réseau Lastrada Polska,
     rencontrée le 19 février 2004 à Varsovie ; Ada Dabrowska, juriste, membre de la
     direction de la Liga Kobiet Polskich (LKP) (Ligue des femmes polonaises),
     rencontrée le 20 février 2004 à Varsovie ; Urszula Nowakowska, directrice et
     fondatrice du Centrum Praw Kobiet (CPK) (Centre pour les droits des femmes),
     rencontrée le 26 février 2004 à Varsovie ; Joanna Piotrowska, coordinatrice des
     programmes de l’OSKA, interviewée le 26 février 2004 à Varsovie ; Anna Nawrot,
     membre de la direction du Centrum Promocji Kobiet, rencontrée le 24 mars 2004 à
     Varsovie ; Dorota Stasikowska-Wozniak, plénipotentiaire pour le statut égal des
     femmes et des hommes de la Voïvodie de Silésie, rencontrée le 30 mars 2004 à
     Katowice.
7.   « De façon générale, un acteur international peut être défini comme un individu, un
     groupe, une classe, une institution, un État ou une organisation, dont on peut
     affirmer qu’il exerce une action intentionnelle au sein du système international ou
     mondial » (Mc Leod, Dufault et Dufour 2002 : 13 ; le souligné est dans le texte). »
MISIOROWSKA  50
Le nouveau contexte de la transition polonaise

      L’effondrement du communisme a donné le coup d’envoi aux
programmes de coopération internationale destinés initialement à la
Pologne et à la Hongrie. Les programmes d’aide bilatéraux, les
programmes multinationaux gérés par les institutions internationales
ainsi que le programme Pologne et Hongrie : assistance pour la
restructuration économique (PHARE) de la Communauté européenne
forment la colonne vertébrale de cette aide. Notons que les
programmes bilatéraux varient en fonction des moyens et des
résultats recherchés par chaque État8. Bien que les États impliqués
aient tenté de mettre en place les mécanismes de coordination de leur
programmes respectifs pour accorder un maximum de bénéfices aux
pays en transition9, le fait d’utiliser ces programmes dans le but de
promouvoir les plans stratégiques et culturels des donateurs
individuels annulait partiellement ces efforts (Wedel 2001). Il arrivait
que certains programmes imposent des exigences contradictoires aux
pays bénéficiaires ou qu’ils se chevauchent dans leurs actions.
      L’euphorie résultant de la chute du communisme dans les pays
de l’Europe centrale et orientale et dans le milieu de la coopération
internationale et des diverses agences ou institutions des pays
donateurs s’estompe toutefois lors de la mise en place progressive des
programmes d’assistance (Wedel 2001). Ces programmes de
développement dans les pays d’Europe centrale ne diffèrent pas
vraiment de ceux qui ont été implantés dans les pays sous-
développés, ce qui mène inévitablement à des frustrations mutuelles :
de la part des pays bénéficiaires d’aide, blessés dans leur fierté
nationale, et de la part des donateurs, déçus par les difficultés à
collaborer efficacement avec leurs « cousins » de l’Est.
L’enthousiasme des premiers mois de coopération cède donc la place
à la déception avant que s’amorce une phase d’adaptation entre les

8.   Par exemple, en 1996, les sommes destinées à l’aide publique aux pays en transition
     varient de 0 à 1 694 millions de dollars par pays donateur. Banque mondiale :
     www.worldbank.org/depweb/french/beyond/global/chapter13.html.
9.   À la fin de 1992, au total, 48,5 millions de dollars d’aide ont été accordés aux pays
     d’Europe centrale par le G-24, dont 18,1 millions sous forme de financement aux
     projets (Wedel 2001 : 18).
ARTICLE  51
donateurs et certains pays                    bénéficiaires       d’aide,     dont      la
Pologne10 (Wedel 2001 : 33-34):

         […] although donors perceived the Second World as unique,
         they had little real understanding of its historical, economic,
         political,  and      sociological experiences,     and     little
         organizational capacity to deliver new programs. Following
         40 years of Cold War foreign aid, during which capitalist and
         communist countries aided the Third World in an attempt to
         buy loyalties, the aid programs most available were those
         that had been implemented in the Third World. Almost by
         default, donors set many of them into motion. Many were ill
         matched to recipient needs and stifled innovation.

      Pour la Pologne, le programme initial prévoit une « thérapie de
choc11 » d’une durée de cinq ans qui aurait dû amener le pays à un
niveau de croissance continue. Le langage employé par les experts
américains, par exemple Jeffrey Sachs, porte à croire que les 40 années
de socialisme sont une maladie dont il faut se débarrasser de manière
définitive pour retourner sur la voie du développement capitaliste
(Wedel 2001). De manière générale, les programmes d’aide
s’intéressent d’abord aux transformations économiques parallèles à la
mise en place des institutions démocratiques et ensuite au
développement de la société civile (appelée couramment en Pologne :
« le troisième secteur »), parfois incluse dans les projets de
démocratisation, parfois visée explicitement, comme cela a été le cas
du programme canadien. La question des femmes est sans exception
absente des considérations des programmes de réforme bien que les
effets négatifs du processus sur cette partie de la population soient
rapidement manifestes : « Changes in the early 1990s exacerbated
existing disparities between men and women […] women throughout
the region suffered disproportionately from political uncertainty and

10. Selon Wedel, certains pays d’Europe centrale et orientale, notamment la Russie,
    n’ont jamais dépassé la phase de la déception, ce qui a conduit à l’abandon des
    programmes visés.
11. Tel est le nom donné au programme radical des réformes polonaises, entreprises dès
    le 1er janvier 1990 sous la direction du technocrate polonais et ministre des Finances,
    Leszek Balcerowicz, et de ses homologues occidentaux.
MISIOROWSKA  52
economic restructuring » (McMahon 1998 : 6). Pourtant, les
recherches scientifiques sur les effets des réformes sur la condition
des femmes sont absentes au cours des premières années de la
transition. L’aide internationale qui leur est destinée précisément
transitera surtout à travers les programmes internationaux à
l’intention des ONG.
      En dehors des échanges accrus avec l’Occident conformément
aux programmes d’aide internationale, l’internationalisation de
l’Europe centrale s’intensifie dans la société civile après l’ouverture
des frontières nationales. Des flux de biens, de services et d’argent
s’accompagnent de flux de personnes et d’idées, ce qui produit un
changement radical du panorama en Europe centrale. De nouveaux
conflits et de nouvelles ouvertures se dessinent autour desquels
s’établiront progressivement de nouveaux systèmes de valeurs dans
la société civile postcommuniste. Les femmes polonaises sont
touchées par des phénomènes tels que l’esclavage moderne12, les
migrations sauvages et le déracinement qu’accompagnent de
nouvelles possibilités liées à l’ouverture des frontières. La circulation
transnationale des idées et des personnes importe de nouveaux
modes de vie, de pensée et de perception de la place des femmes dans
la société. Évidemment, ces idées (comme nous le verrons dans la
partie traitant du féminisme en Pologne) peuvent se situer dans la
mouvance progressiste ou, au contraire, faire référence aux idées
conservatrices, pro-vie par exemple. Ainsi, l’émergence des idées
conservatrices au sein du mouvement Solidarnosc en phase avec le
recul (backlash) des années Reagan, parallèle à la diffusion de l’image
traditionnelle des femmes au foyer dans les médias polonais au cours
des années 80 (Graff 2003), annonce des obstacles sur le chemin de la
redéfinition du contrat du genre, c’est-à-dire de rapports entre les
femmes et les hommes déterminant leur place respective au sein de la
société.

12. Le trafic des femmes est mis en place par les réseaux de prostitution qui sont formés
    dans le milieu du crime organisé. La Pologne, en raison de son emplacement à la
    jonction de l’Est et de l’Ouest, devient une plaque tournante du transit des
    prostituées (à l’origine, ce phénomène touche uniquement la prostitution féminine ;
    ensuite, il inclut les réseaux du trafic d’enfants) (Géry 1999 ; Buchowska, entrevue du
    19 février 2004).
ARTICLE  53
      Les contacts avec les pays étrangers offrent donc plus de liberté
dans le choix des façons de vivre, mais ils s’accompagnent de conflits
internes tels que l’enfermement dans la tradition ou son rejet,
l’incertitude quant à l’avenir, l’isolement ou la précarité en cas
d’émigration, souvent illégale. La femme devient un acteur
économique et politique au même titre que l’homme, libérée qu’elle
est des contraintes du système autoritaire, mais elle reste dépourvue
de la majorité des droits sociaux garantis par l’ancien système.
Néanmoins, l’internationalisation et son corollaire, la pénétration des
valeurs occidentales, accélèrent la formation du mouvement des
femmes en Pologne, tout d’abord au sein des groupes de discussion
apparus dans des milieux universitaires, ensuite à l’intérieur des
ONG progressistes. Puisque les normes universelles, mais aussi la
position des femmes dans les démocraties occidentales, devancent la
réalité polonaise, des organisations de femmes polonaises viseront à
mettre en place des projets qui s’inspirent des progrès occidentaux
accomplis en matière de droits des femmes. Le gouvernement
polonais a certes ratifié la plupart des conventions internationales,
mais leur reconnaissance concrète et l’adoption de mesures pour les
mettre en application ne sont pas imminentes13. Le respect des droits
internationaux, en l’absence des forces politiques transnationales
capables d’exiger leur application, mobilise et légitime l’intervention
des acteurs non étatiques, y compris les organisations de femmes.

La coopération internationale et les organisations
de femmes

   L’aide internationale à l’égard des forces progressistes du
mouvement des femmes émergeant en Pologne commence à affluer
dès les années 80, quand les premiers groupes informels de femmes
font leur apparition, fondés, pour la plupart, par les militantes de

13. Soulignons que les instances permettant la revendication et la protection des droits
    de la personne sont créées en Pologne seulement dans les années 80, soit plus de 30
    ans après l’inscription de ces droits dans la Constitution de la Pologne. Ce sont la
    Cour suprême (établie en 1980), le Tribunal d’État (établi en 1982), le Tribunal
    constitutionnel (établi en 1985) et l’institution de l’Ombudsman (établie deux ans
    avant la chute du communisme).
MISIOROWSKA  54
Solidarnosc. Le plus connu, le Forum Kobiet (Forum des femmes), est
enregistré     sous     l’appellation    « Polskie     Stowarzyszenie
Feministyczne » (Association féministe polonaise) en 1990. Il poursuit
une activité éducatrice, culturelle et d’information sous le nom de
« PSF Centrum Kobiet » (PSF Centre de femmes). L’aide occidentale à
destination de ce groupe afflue abondamment durant les années 80 et
permet la réalisation de premiers projets, tels l’organisation d’un
festival du cinéma féminin et d’une exposition d’art féminin, la tenue
de séminaires et de conférences ainsi que le financement du
fonctionnement du bureau, des publications et de la constitution
d’une bibliothèque féministe, une des plus riches en Pologne. À
l’Université Jagielonski de Cracovie, un autre groupe d’intellectuelles
féministes se forme au cours des années 80. Plus tard, il donnera
naissance à une des organisations féministes les plus actives
aujourd’hui en Pologne, la Fundacja Kobieca (eFKa) (Fondation des
femmes)14.
      Le progrès du mouvement au fil des années 90 est visible,
notamment dans l’augmentation du nombre d’initiatives et
d’organisations de femmes. Le tableau 1 expose de manière
synthétique la nature de l’ensemble du mouvement des femmes en
Pologne pour ce qui est de ses formes organisationnelles à la fin des
années 90. En résumé, la majorité des organisations sont situées dans
la capitale et dans les grandes villes. Elles mènent souvent des
activités variées à travers des projets touchant un ensemble de
domaines, à l’exception de quelques organisations qui se spécialisent
dans un domaine particulier. Elles ont un nombre d’adhérentes le
plus souvent inférieur à 100. En ce qui concerne les organisations
progressistes, qui représentent environ 15 % des 70 organisations et
14 fondations (voir les colonnes encadrées du tableau 1), elles sont
également plutôt jeunes et petites (créées pour la plupart pendant les
années 90, elles ne comptent pas un nombre élevé d’adhérentes). On
les trouve surtout dans les grandes villes. Elles fonctionnent d’une
manière polyvalente, fournissent services et conseils tout en menant
des actions de lobbying, par exemple en faveur de l’adoption des

14. L’eFKa a fêté ses dix ans en février 2001. Cette organisation édite aujourd’hui le seul
    magazine féministe polonais, Zadra (Écharde), successeur de Pelnym Glosem (À haute
    voix), vendu dans des réseaux de distribution accessibles à un large public.
ARTICLE  55
droits des femmes, selon les règles définies dans l’UE ou pour la
libéralisation de la loi polonaise de 1993 interdisant l’avortement.

        TABLEAU 1                  LES ORGANISATIONS ET LES INITIATIVES DES FEMMES
                                           EN POLOGNE POSTCOMMUNISTE.
            Forme            Voir 1   Fondations   Organisations    Groupes        Centres      TOTAUX
       organisationnelle                            religieuses    syndicaux    scientifiques
                                                                       et
                                                                   politiques
      Nombre total            70         14             5               5            8           102
      À Varsovie              32          9             4               3            6           52
      Villes + 100 000        23          5             1               2            2           33
      Villes - 100 000         6                                                                  6
      Chômage et emploi       15          2             1              2                         20
      Santé                   8           3                                                      11

      Reproduction             6          3                                                       9

      Recherches et           11          4             1             1              8            25
      publications
      Formation et            21          5             4              2             6            38
      éducation
      Informations             8          2                                          2            12
      Participation            6          1                            1                           8
      politique
      Droits des femmes       10          2                            3                          15
      Trafic de femmes,                   1             1                                          2
      prostitution
      Violence                 6          2                                                       8
      Crédits, aide            2          2                                                       4
      financière
      Conseil                  8          5             2                                         15
      Art, culture (dont      12          1                            1                          14
      féministe)
      Actions caritatives     13          3             3                                         19
                     +1000    8                                        2                          10
      Membres        1000-    14                        3              2                          19
                     100
  1   Associations, fédérations, clubs, groupes informels

Tableau construit sur la base d’informations contenues dans Fundacja Centrum Promocji
Kobiet : Informator o Organizacjach i inicjatywach kobiecych w Polsce (Annuaire des
organisations et des initiatives de femmes en Pologne), Fundacja Centrum Promocji Kobiet,
Varsovie, 2000.

      L’aide internationale soutient initialement la mise en place de
certaines structures et le fonctionnement des premiers groupes de
femmes ainsi que la réalisation de projets spécifiques grâce au
transfert de moyens financiers. Cette aide s’adresse d’abord aux
organisations du centre, celles que l’on retrouve à Varsovie,
MISIOROWSKA  56
regroupant les militantes renommées, parfois en relation avec les
forces politiques en place15, puis elle s’étend progressivement vers la
périphérie, souvent par l’intermédiaire des fondations créées en
Pologne. Les partenaires occidentaux cités par les organisations
polonaises sont très divers. Il s’agit d’institutions internationales,
d’agences nationales de développement, de ministères et de
départements, de partis politiques, d’institutions universitaires et
scientifiques, d’ambassades et de consulats, de délégations culturelles
ainsi que d’un grand nombre de fondations privées, d’ONG, de
groupes informels et d’individus. Ces différents acteurs
internationaux aident à combler le vide apparu après le retrait de
l’État socialiste en attendant l’émergence d’une société civile active et
d’un système national de collaboration entre le gouvernement
national et les ONG. En l’absence d’un tel système, le transfert des
moyens financiers et matériels dans le but de mobiliser les milieux de
femmes est décisif pour la défense de la cause des femmes dans la
jeune démocratie. Les organisations de femmes remplissent des
fonctions multiples dans les pays en transition où elles permettent à
ces dernières de sortir de la sphère privée afin d’acquérir l’expérience
de la pratique politique (Conseil de l’Europe 1998). Elles constituent
donc un forum démocratique à travers lequel les demandes des
femmes peuvent être définies et leurs intérêts représentés. Bien
évidemment, elles doivent exercer une pression sur des
gouvernements frileux qui hésitent à établir des conditions
convenables pour la mise en place des mécanismes de l’égalité entre
les sexes. Il est également nécessaire que les ONG diffusent de
l’information sur la question de l’égalité des femmes et des hommes
et qu’elles dénoncent les pratiques discriminatoires compte tenu de la
faible conscience sociale de la discrimination des femmes. La
formation d’alliances au niveau national ou international semble

15. Wedel explique le caractère plutôt clandestin des liens informels existant en Pologne
    avant la chute de communisme qui, dans leur phase finale, ont abouti à
    l’établissement de cercles sociaux ou « salons » constitués de groupes d’amis et
    d’amies, de connaissances et de membres de la famille. Certains de ces cercles
    s’investissaient également dans la politique : « Members of these publicly informal
    but internally rigorous elite circles worked together for years and developed
    intricate, efficient, and undeclared networks to get things done in the face of dangers
    and difficulties that intensify bonds » (Wedel 2001 : 105-106).
ARTICLE  57
indispensable à la réussite de leurs actions, bien que cette démarche
ne soit pas sans risque. Par exemple, le gouvernement peut tenter
d’agir sur la définition des priorités des organisations ou de les
instrumentaliser au service de sa propre politique faussement
féministe. L’efficacité et parfois la survie des organisations dépendent
toutefois de la qualité des alliances locales qu’elles nouent avec les
organes administratifs capables d’appuyer matériellement l’activité
des ONG sur leur territoire.
      Le graphique 2 illustre les sources de financement accessibles
aux organisations et aux initiatives des femmes. Il permet de se faire
une idée générale de ces sources dans l’attente de documents
exhaustifs qui recenseraient des données plus précises au sujet des
organisations de femmes en Pologne16.

                                     Graphique 2

       Sources de financement des ONG de femmes en Pologne
          (70 organisations et 14 fondations de 1997 à 2000)

               60
               50
               40
               30
               20
               10
                0
                       Cotisations

                                                                   Revenus
                                          internationales)

                                                                   propres
                                            (nationales et
                                              Donations
                                               privées

Graphique construit sur la base d’informations contenues dans Fundacja Centrum
Promocji Kobiet : Informator o Organizacjach i inicjatywach kobiecych w Polsce (Annuaire des
organisations et des initiatives de femmes en Pologne), Fundacja Centrum Promocji Kobiet,
Varsovie, 2000.

16. Les organisations de femmes ne constituent pas de catégorie spécifique dans les
    recherches sur les ONG effectuées notamment par l’Association Klon-Jawor,
    référence polonaise en matière de formes organisationnelles de la société civile
    (Dabrowska et Gumkowska 2002).
MISIOROWSKA  58

      En dehors de tels financements et d’autres types d’aide
matérielle, la coopération internationale s’effectue le plus souvent à
travers des formations, des stages, des visites d’études, des
conférences ou des séminaires que l’on peut désigner par l’expression
« transfert de connaissances » (Conseil de l’Europe 1998 : 126) :

       […] la mise en réseaux internationale devait viser à obtenir
       non seulement les fonds, mais également l’expertise. Le
       besoin des pays d’Europe centrale et orientale concernait, en
       particulier, l’expertise en matière d’amélioration de
       techniques de « lobbying », de « legal literacy », de
       mobilisation des femmes et d’utilisation des médias ainsi que
       l’établissement des contacts pour l’amélioration des liens de
       communication entre ONG.

      Environ 70 % des organisations de femmes en Pologne
maintiennent des relations formelles ou informelles avec des
organisations, des fondations, des agences gouvernementales et des
institutions extérieures aux frontières nationales, en provenance
essentiellement des États-Unis et de l’Europe occidentale. La majeure
partie de ces relations se situe en dehors des rapports donateurs-
bénéficiaires, mais elle a pour objet l’apprentissage à travers les
échanges d’expériences et de savoir-faire. Après la chute du mur de
Berlin, cette tendance illustre le sens de circulation des idées
féministes dans le monde, attribuable à l’avancement de la pensée
féministe en Occident comparativement à la situation dans les pays
de l’ex-Bloc soviétique. Par exemple, la catégorie « réseaux
internationaux », présentée dans le graphique 3, constitue un exemple
formalisé du transfert de savoir-faire. Elle regroupe les filiales
polonaises de réseaux internationaux de femmes, actifs dans le
monde bien avant la chute du mur de Berlin, tels que le Soroptimist
International, ou de réseaux créés précisément par ou pour les
femmes de l’Europe de l’Est, comme le Network of East West Women
(NEWW). Cette dernière organisation, fondée en 1991, répond à un
besoin d’engager un dialogue entre des féministes américaines (Ann
Snitow est une des fondatrices du réseau) et leurs consœurs dans les
ARTICLE  59
pays d’Europe centrale et orientale. À partir de son siège social à
Washington, de son bureau à Gdansk (Pologne) ainsi que grâce à de
nombreux liens avec des organisations de femmes dans des pays
d’Europe centrale et orientale et d’ex-URSS, ce réseau poursuit son
objectif de mettre en place un dialogue entre les femmes de l’Est et de
l’Ouest. Il mène également des projets très concrets dans le but de
renforcer la position des femmes dans les sociétés en transition,
notamment par la formation de juristes féministes aux États-Unis ou
le renforcement économique des femmes. La coalition Karat, quant à
elle, est issue de la coopération établie par des participantes à la
Conférence de Beijing en 1995 qui ont décidé d’unir leurs efforts pour
vaincre l’invisibilité de la cause des femmes dans les pays
postcommunistes. Depuis 1997, la coalition Karat est officiellement
enregistrée à Varsovie en tant qu’organisation internationale.
Comptant des membres dans vingt pays d’Europe centrale et
orientale, elle constitue la première tentative de regroupement de
femmes partageant un passé socialiste. Le réseau Lastrada Polska est
l’exemple d’une collaboration instaurée par des acteurs occidentaux
avec des femmes en Europe centrale dans le but précis de combattre
le trafic humain (en particulier le trafic des femmes d’Europe centrale
et orientale vers l’Europe occidentale contrôlé par des réseaux de
prostitution organisés). Créée en 1995 à l’occasion d’un projet pilote
de l’organisation hollandaise Dutch Foundation against Traffic in
Women, le réseau s’est rapidement imposé comme une référence
nationale en la matière. Sans porter de jugements moraux, ce réseau
se démarque de la position moralisatrice et largement abolitionniste
dominante en Pologne envers le phénomène du marché du sexe. Les
moyens financiers et le savoir dont disposent les partenaires étrangers
du réseau Lastrada Polska devancent significativement les capacités
des organisations polonaises en la matière. Ce réseau est en activité
aujourd’hui dans huit pays d’Europe centrale et orientale sous
patronat hollandais avec l’intention de s’étendre vers d’autres pays
de la région (graphique 3).
MISIOROWSKA  60
                                          Graphique 3

           Relations des organisations de femmes en Pologne
                             avec l’étranger

                        Ex-URSS
                        États-Unis

                                     0%   10%   20%       30%        40%

Graphique construit sur la base d’informations contenues dans Fundacja Centrum
Promocji Kobiet : Informator o Organizacjach i inicjatywach kobiecych w Polsce (Annuaire des
organisations et des initiatives de femmes en Pologne), Fundacja Centrum Promocji Kobiet,
Varsovie, 2000.

      L’OSKA constitue un autre exemple de collaboration réussie
entre des militantes polonaises et des donateurs internationaux. La
création de ce centre a été possible en 1995, grâce à un don de 250 000
dollars de la part de la Fondation Ford qui s’est associée aux efforts
des militantes polonaises pour lancer ce type d’initiative en Pologne.
Centre indépendant depuis 1997, l’OSKA s’est imposé rapidement
comme un noyau national d’échanges d’information et de savoir dans
le milieu féministe de Varsovie et en dehors de la capitale. Ses liens
avec le NEWW et l’eFKa ainsi qu’avec des organisations occidentales
et des intellectuelles féministes polonaises lui assurent une position
d’avant-garde dans le milieu féministe polonais. C’est également un
lieu de passage incontournable pour les chercheuses polonaises et
étrangères en quête de données sur les organisations et les initiatives
des femmes en Pologne, de documentation concernant la situation
des femmes en Pologne et en Europe centrale, de revues et de
littérature féministe mondiale et polonaise. Ce centre est aussi engagé
ARTICLE  61
dans l’organisation de nombreux événements culturels ou éducatifs
ou encore de manifestations, dont la plus médiatisée à ce jour est la
Manifestation du 8 mars17. À partir de 2003, c’est également l’OSKA
qui dirige le programme Fundusz dla Kobiet (Fonds pour les
femmes). Ce concours remplace son programme de financement pour
des microprojets en activité de 2000 à 2003.
      Le Fundusz dla Kobiet fait suite, sous une forme réduite, au
Program Kobiecy (Programme des femmes) de la Fondation Stefan
Batory. Ce dernier programme fermé en 2002 après dix ans d’activité,
a représenté une initiative unique en Pologne. Sous forme de
concours, il distribuait des fonds pour des projets destinés à améliorer
la situation des femmes, fonds accessibles aussi aux petites structures
locales. Actif sans interruption pendant dix ans, de 1993 à 2002, ce
programme finançait également les séminaires, les dépenses liées au
fonctionnement de certaines organisations et les frais de participation
des leaders féministes à des événements internationaux. Le Program
Kobiecy était perçu comme un facteur de mobilisation du milieu des
organisations de femmes sans lequel une partie d’entre elles n’aurait
pu maintenir son activité. Puisque aucun bilan n’a été dressé au
moment de la fermeture de ce programme, il est difficile de mesurer
aujourd’hui son impact sur l’amélioration de la situation des femmes
et sur la mobilisation des milieux de femmes. Néanmoins, il est
possible d’affirmer qu’il a été le moyen de financement des projets le
plus connu et le plus accessible aux organisations de femmes comme
à celles qui réalisent des projets destinés à une clientèle féminine.
      Une des conséquences des échanges entre les éléments
progressistes du mouvement des femmes polonais et les acteurs
internationaux est la pénétration du féminisme en Pologne
postcommuniste. Ce féminisme, détaché de l’idéologie féministe
officielle de l’État socialiste, prendra diverses formes à l’instar du
féminisme occidental.

17. Cet événement a lieu depuis le 8 mars 2000. La première année, environ 200
    personnes ont participé à l’événement à Varsovie ; l’année suivante, il y en avait
    approximativement 400. La manifestation de 2004 a attiré 2000 personnes (600 selon
    la police) à Varsovie seulement. D’autres manifestations ont eu lieu dans de grandes
    villes de Pologne.
MISIOROWSKA  62
Le féminisme polonais

      Le féminisme en Pologne est un phénomène nouveau si l’on
considère que le féminisme d’État de la période socialiste
correspondait plus à une manipulation de la main-d’œuvre féminine
selon les besoins de la politique officielle qu’à un réel avancement de
la condition des femmes (Heinen 1995). Il apparaît donc que la
deuxième vague du féminisme ne s’est pas produite en Pologne,
contrairement à ce qui a été le cas dans les pays occidentaux au cours
des années 60 et 70 (Limanowska 1996 : 13 traduction libre de
l’auteure) :

         Nous en Pologne, nous avons en commun, avec l’Europe de
         l’Est, les droits des femmes hérités du système communiste
         ainsi qu’un nouveau mouvement de femmes dont la
         dynamique de développement et les problèmes sont
         similaires ; avec l’Asie et l’Amérique latine, la nécessité de
         chercher du financement à l’étranger et le petit nombre de
         personnes qui s’intéressent aux droits des femmes, le manque
         d’institutions et de mécanismes de contrôle et souvent le
         fondamentalisme religieux et le conservatisme social.

      Curieusement, en Pologne le recul18 précède le progrès
féministe, ce qui facilite ensuite la stigmatisation du féminisme selon
les arguments des néo-conservateurs (Graff 2003). Effectivement, le
recul se produit déjà durant les années 90 parallèlement à
l’internationalisation progressive du pays19, et le mouvement des
femmes devra attendre presque une autre décennie avant de trouver
l’espace voulu pour son développement. La question de l’existence
du féminisme en Pologne occupe de nombreuses pages dans la revue

18. Ce phénomène est compris comme l’opposition aux revendications de modification
    des rapports sociaux de sexe.
19. À ce moment, le mouvement pro-vie polonais adopte des méthodes importées des
    États-Unis (sans leurs aspects les plus violents). De l’autre côté, les médias polonais
    diffusent des images issues de la mouvance néo-conservatrice américaine, et ils
    produisent aussi le film culte polonais Seksmisja (la mission sexe), ouvertement
    antiféministe (Graff 2001).
ARTICLE  63
féministe Pelnym glosem au cours des années 90 pour se transformer
en un débat sur le caractère du féminisme polonais au début des
années 2000 : « We exist – there is not doubt about it. And yet,
ironically enough, for many Polish women feminist identity begins
with an essay or taking part in a conversation of which the basic
assumption is that polish feminism is an oxymoron » (Graff 2003 : 4).
      Au milieu des années 90, les premières études de genre ouvrent
leurs portes dans les universités polonaises, avec l’apparition de
nombreux groupes de discussion féministes (Graff 2003). En même
temps, la littérature féministe polonaise, les forums de discussion sur
les réseaux Internet, les revues féministes, les bulletins et d’autres
formes d’échange démontrent l’accroissement de l’intérêt pour la
pensée féministe. En outre, l’augmentation du nombre et du type de
happenings, de manifestations, de rencontres et d’événements
féministes serait la preuve de la naissance d’une solidarité féminine. Il
n’en va pas de même pour la société polonaise dans son ensemble, où
domine une hostilité envers le féminisme de par la méconnaissance
de cette pensée, définie par les clichés en circulation et par l’opinion
négative de l’Église catholique (Fuszara 2002). D’autre part, les
traditions nationales et le féminisme officiel de l’époque communiste
ajoutent à la perception négative du féminisme par la majorité des
Polonais et des Polonaises20. Le féminisme polonais serait donc à
l’origine un mouvement élitiste, marginal, dont se réclament de
jeunes femmes éduquées et urbaines en quête d’un nouveau modèle
de vie (Graff 2003). Aux antipodes, il y a des femmes qui remettent en
question la subordination féminine dans le système patriarcal en
insistant sur la primauté de la famille au sein de laquelle les femmes
et les hommes se complètent naturellement. Elles rejettent le
féminisme d’emblée, bien que le féminisme polonais soit loin d’un
courant radical. Nos entrevues nous ont permis de constater qu’il est
plutôt pro-choix, ni anti-famille, ni anti-mariage, mais engagé dans la
lutte pour la défense de la dignité des femmes bafouées par le
socialisme puis par le virage à droite de la jeune démocratie. Très peu
de groupes adoptent une position radicale et ceux qui le font

20. Cette question a été discutée dans nos entrevues avec les leaders des organisations
    de femmes.
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