Le mystère de l'anorexie - Dr Xavier Pommereau Jean-Philippe de Tonnac - Albin Michel

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                                           Dr Xavier Pommereau
                                          Jean-Philippe de Tonnac

                                              Le mystère
                                             de l’anorexie

                                                            Albin Michel
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                                                   Ouvrage publié sous la direction
                                                   de Mathilde-Mahaut Nobécourt

                                                          © Éditions Albin Michel, 2007
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                                                                         Le double

                                       Je suis moi et pas...
                                       Deux ombres qui se séparent
                                       Sans même un regard.
                                       L’une est colorée et égayée.
                                       L’autre est limpide et vide.
                                       C’est un tiraillement qui ne cesse,
                                       De jour en jour,
                                       Je me dis parfois : partira-t-il un jour ?
                                       Sera-t-il là pour toujours ?
                                       C’est comme un « oui mais... »
                                       Qui s’est entêté et ancré.
                                       Mon esprit dit : jamais plus !
                                       Mon corps dit : continue !
                                       C’est une dissociation,
                                       Une division,
                                       Entre moi et toi, qui est quoi ?
                                       Je ne sais pas !
                                       L’impression d’être possédée
                                       Va-t-elle cesser ?
                                                                           Anaïs
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                                                                 Avant-propos

                         « Ombre impressionnante, je me révèle en négatif et
                     refuse tout développement. Je n’absorbe rien et erre telle
                     une âme en peine. Qui suis-je ? »
                         Voilà comment pourrait se deviner l’anorexique mentale
                     s’il fallait restituer à mots couverts son irrésistible envie de
                     s’incarner fantôme, à l’image de ces clichés photographiques
                     qui prétendent saisir la réalité d’une apparition. Avec, en
                     l’occurrence, un double but : impressionner la pellicule de
                     la manière la plus ténue possible, afin d’incarner le comble
                     de la légèreté charnelle ; mais aussi faire impression sur les
                     autres pour s’afficher terriblement saisissante. Tel serait le
                     portrait de cette jeune fille pubère des pays riches qui a la
                     hantise de grossir et qui s’acharne littéralement à maigrir
                     par tous les moyens. Jusqu’à rendre exsangue sa féminité
                     et n’avoir quasiment plus que la peau sur les os. Icône de
                     la mode, sirène des sites pro-ana 1 ou plus souvent élève
                        1. Les jeunes filles qui se racontent et s’exhibent à travers les sites
                     pro-ana (ou pro-anorexie) évoquent l’anorexie comme un choix de
                     vie, voire une esthétique de la maigreur. Ces sites sont officiellement
                     interdits.

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                     brillante qu’aucune frasque ne vient ternir, elle mène un
                     combat tragique contre elle-même, au risque d’en mourir.
                     Une lutte obscure contre la faim, contre les aliments et les
                     calories. Une quête éperdue d’épure pour réduire le corps
                     à n’être que l’ombre de lui-même…
                        Ses armes ? Le filtrage plus ou moins sévère des entrées,
                     allant de la privation pure et dure au tri alimentaire et au
                     comptage calorique en perpétuelle chasse au gras et au
                     lourd. Et, bien sûr, le contrôle des sorties à l’aide de tous
                     les procédés d’élimination susceptibles de creuser les for-
                     mes pleines du corps et de faire saillir le dur là où s’incar-
                     nent naturellement le rond et le souple : vomissements
                     provoqués, usage immodéré de diurétiques ou de laxatifs,
                     hyperactivité physique, exposition au vent ou au froid, etc.
                     Des moyens confondants au service d’un engagement
                     intransigeant dans la maigreur et la raideur. Une retenue
                     et un maintien qui contrastent avec une avidité déconcer-
                     tante pour les nourritures intellectuelles et, souvent, avec
                     des moments de « lâchage » boulimique affectant la nour-
                     riture elle-même – lâchage source de culpabilité ou de
                     honte de soi entraînant en retour un autorenforcement des
                     mesures de restriction et de contrôle. Cercle vicieux et
                     épuisant qui aboutit à une logique de plomberie, alternant
                     engorgements, remplissages et vidanges du tube digestif.
                     Avec un déni des troubles tellement massif que l’on se
                     demande souvent si la raison n’a pas été définitivement
                     emportée par cette folie alimentaire et ce délire corporel.
                     Et une telle volonté de taire les diverses manipulations
                     auxquelles elle se livre que l’on est tenté de juger l’ano-
                     rexique comme une déviante ne trouvant du plaisir que

                                                                              10
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                     dans le masochisme et la provocation sadique de son entou-
                     rage… Force est de la reconnaître malade, mais qui ou
                     quoi l’a rendue ainsi ?
                        Si la jeune fille concernée peut facilement se retrouver
                     dans le portrait-devinette de l’« ombre en négatif », le mys-
                     tère de l’anorexie reste cependant pour elle entier, même
                     lorsqu’elle finit par s’avouer malade, en proie à la dépres-
                     sion, au doute et à l’épuisement. Que sait-elle exactement ?
                     Depuis le début de l’adolescence, elle s’insupporte de se
                     voir toujours trop grosse et veut réduire ses formes, sou-
                     mettant donc son alimentation au régime sec. Pourquoi
                     est-elle la seule à exécrer des rondeurs corporelles que les
                     autres qualifient de féminines et de naturelles ? Elle ne
                     saurait le dire. Et d’où vient ce dégoût que lui inspirent
                     certaines prises alimentaires, un dégoût majoré lorsqu’elles
                     ont lieu à la table familiale ? Mystère…
                        Du côté des parents, l’énigme se teinte de reflets de
                     culpabilité. Même si les spécialistes eux-mêmes affirment
                     que l’anorexie mentale est une maladie complexe aux cau-
                     ses multifactorielles, les parents peuvent-ils raisonnable-
                     ment s’exonérer de toute implication dans ce refus farouche
                     que leur fille manifeste non seulement pour se nourrir mais
                     aussi pour participer aux repas de famille ? Une telle oppo-
                     sition ne vient-elle pas dénoncer qu’ils ont été trop laxistes
                     ou, au contraire, trop soucieux de la voir se conformer à
                     leurs normes du « bien-manger » ? Mais comment expli-
                     quer une disproportion aussi flagrante entre leurs éventuels
                     flottements éducatifs et cette lutte à mort que l’adolescente
                     mène contre la faim, la nourriture et le partage des repas ?
                     Disproportion que souligne d’ailleurs cet autre constat : sa

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                     sœur ou son frère n’ont, eux, jamais eu de problème
                     alimentaire. Et pourquoi l’anorexie frappe-t-elle bien plus
                     les filles que les garçons ? Autant de questions qui restent
                     sans réponse et qui interpellent, sinon l’éducation paren-
                     tale, du moins la vie de famille… Sachant qu’à l’hôpital
                     le traitement de l’anorexie passe par l’éviction des parents,
                     faut-il en conclure qu’on les soupçonne d’exercer une
                     « mauvaise influence » sur la jeune fille ? Mais en ce cas,
                     de quelle nature serait cette influence qui échappe à l’en-
                     tendement ? Sont-ils, comme le disent certains, des parents
                     « toxiques » et, si oui, en quoi le sont-ils ? Eux ont la
                     conviction d’aimer leur fille, de ne lui imposer aucune
                     exigence alimentaire particulière et d’être même prêts à la
                     laisser composer ses propres menus. S’il doit être question
                     de contester leurs apports, peut-être faut-il chercher du
                     côté de la génétique. Ont-ils transmis sans le savoir un
                     gène défaillant ou nuisible impliqué dans la régulation de
                     l’appétit et de la satiété, gène que les remaniements hor-
                     monaux pubertaires auraient activé ? Mystère, encore…
                     Mais hypothèse ouverte qui n’explique toujours pas pour-
                     quoi leur fille s’acharne tant à faire fondre ses formes.
                     L’influence ou l’implication parentale supposée n’aurait-
                     elle pas à être relativisée, comparée à celle, évidente, du
                     contexte d’une société de consommation où se conjuguent
                     la surabondance de l’offre alimentaire et le triple culte de
                     l’image, de la minceur et de la performance ? Interrogations
                     qui se croisent, tels les chemins d’un labyrinthe, sans que
                     se laisse deviner la sortie de l’impasse…
                        Quant aux soignants, que savent-ils vraiment ? L’ano-
                     rexie mentale se joue des classifications diagnostiques des

                                                                              12
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                     troubles de la personnalité ou de l’humeur. Le trouble est
                     très stéréotypé dans sa forme mais il ne relève d’aucune
                     pathologie mentale caractérisée. D’ailleurs, aucun médica-
                     ment n’a d’action sur le trouble lui-même. Et s’il est vrai
                     que les familles les plus touchées ont un niveau socioéco-
                     nomique plutôt aisé, il n’y a pas de configuration familiale
                     typique. D’autre part, la maladie est difficile et très longue
                     à traiter, imposant l’hospitalisation dans les cas graves. Mais
                     comment expliquer que telle jeune fille semble en tirer
                     rapidement des bénéfices alors que telle autre se montre
                     imperméable aux soins ? De quoi dépend l’évolution favo-
                     rable, sachant qu’elle sera émaillée de rechutes probables
                     sans que ni l’âge d’apparition ni la gravité du premier
                     épisode ne permettent d’en anticiper la fréquence et
                     l’importance ? La plupart des programmes thérapeutiques
                     comportent une période d’isolement plus ou moins longue,
                     assortie d’un contrat de poids donnant progressivement
                     accès aux autorisations d’aller, de venir et de communiquer.
                     Faut-il voir ce protocole comme une politique de « la
                     carotte et du bâton » ; est-ce ce maniement de l’incitation
                     et de la menace qui finit par produire un déclic salvateur ?
                     Ou bien ces aménagements n’ont-ils d’effets positifs qu’à
                     la condition de matérialiser des paliers permettant de se
                     situer en regard de différentes figurations de l’absence, du
                     vide et du manque ? Mais comment rendre ce travail
                     tolérable et faire en sorte qu’au lieu d’être subi par les
                     patientes et leur entourage, il puisse être investi par eux
                     avec l’aide des soignants ? Quelle est alors la nature exacte
                     de ce travail et quelles doivent en être les principales
                     modalités ? Questions insistantes qui mobilisent les équipes

                                                                              13
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                                                         Le mystère de l’anorexie

                     de soins, les divisent parfois, et conduisent à diverses appli-
                     cations thérapeutiques dont aucune ne peut aujourd’hui
                     prétendre avoir levé le mystère de l’anorexie, laissant en
                     suspens l’idée même de guérison…

                        Ces divers aspects, les auteurs avaient de bonnes raisons
                     de vouloir les explorer en croisant leurs points de vue.
                     Psychiatre et responsable du Pôle aquitain de l’adolescent
                     au centre Abadie du CHU de Bordeaux, Xavier Pomme-
                     reau dirige deux équipes hospitalières – l’une engagée dans
                     la prise en charge des adolescents suicidaires, l’autre dans
                     celle des adolescents anorexiques. Dans l’une et l’autre
                     unités, il a développé avec ses collaborateurs une stratégie
                     thérapeutique originale autour de la notion de « corps
                     groupal ». Ce que les patients concernés ne parviennent
                     pas à élaborer avec des mots au sujet de leurs conduites
                     d’agir et de leurs manœuvres d’attaque corporelle est
                     incarné et mis en scène dans les mouvements du groupe
                     au cours d’ateliers et d’activités spécifiques. Peu à peu,
                     qu’ils soient suicidaires ou anorexiques, ce travail méta-
                     phorique leur permet de commencer à donner du sens à
                     ce qui les agite ou les persécute dans leur chair, et les
                     prépare à s’investir dans un suivi psychothérapique dès
                     qu’ils quitteront l’hôpital. L’objectif de Xavier Pommereau
                     est ici de rendre compte de ses hypothèses et de ses métho-
                     des de soins, mais aussi de ses questionnements en cours,
                     en les soumettant à l’expérience, au regard critique et à
                     l’analyse d’un fin connaisseur de la problématique.
                        Essayiste, journaliste, Jean-Philippe de Tonnac est en
                     l’occurrence un homme qui a connu l’anorexie mentale

                                                                              14
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                     à partir de l’adolescence. Il a mené voici trois ans une
                     enquête sur le « jeûne anorexique » qui a donné corps à
                     un livre dans lequel il a rassemblé différentes interpréta-
                     tions de cette « passion » de la faim volontaire ou involon-
                     taire. Dans son esprit, l’anorexie découverte par la psychia-
                     trie en 1874 ne pouvait être sans relation avec l’expérience
                     du jeûne en Occident dans sa composante mystique, artis-
                     tique et politique. Son enquête l’a amené à rencontrer
                     Xavier Pommereau à Paris puis à Bordeaux, rencontre
                     rapportée dans Anorexia, Enquête sur l’expérience de la faim
                     (Albin Michel, 2005).
                        Une relation de confiance et d’estime réciproque, l’envie
                     partagée d’explorer les arcanes de cette mystérieuse maladie
                     des apports et des échanges affectifs les ont conduits à
                     imaginer une série de rencontres plus structurées où ils
                     livreraient sans fard leur expérience et leur vécu. Explora-
                     tion inédite évitant d’un côté comme de l’autre la maîtrise
                     du discours, qu’il s’agisse des explications académiques
                     ou des justifications alibis. Leur objectif était d’ouvrir
                     de nouvelles voies de passage entre la leçon médicale auto-
                     suffisante et le témoignage soigneusement contrôlé. Voies
                     à haut risque pour l’un comme pour l’autre, mais voies
                     irrésistibles dans la mesure où chacun acceptait de sortir
                     de son rôle titre pour engager un dialogue gagé sur la
                     sincérité et l’authenticité. Retranscrits et mis en forme, ces
                     entretiens ont été travaillés à quatre mains dans le souci
                     d’en conserver la spontanéité. Les auteurs les livrent avec
                     la conviction qu’ils pourront aider tous ceux qui, impliqués
                     d’une manière ou d’une autre dans le drame anorexique,
                     ont à cœur d’en dévoiler un jour l’infernale logique.
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                                                                               1
                                                    La chasse aux coupables

                        Xavier Pommereau – Peut-être devons-nous dire pour
                     commencer que nous n’avons pas, ni vous ni moi, le fin
                     mot sur l’anorexie mentale.
                        Jean-Philippe de Tonnac – Le thérapeute que vous êtes
                     peut-il commencer cet échange par un tel aveu ?
                        – Parfaitement. Depuis que la médecine cherche à la
                     cerner, l’anorexie ne cesse de se dérober. Croit-on la saisir
                     dans le rapport qu’elle instruit avec le fait de manger et
                     nous saute à la figure que le grec anorektos, « sans appétit,
                     sans désir », semble étonnamment inapproprié pour la
                     désigner, même assortie du qualificatif de « mentale » qui
                     la distingue de la banale perte d’appétit. Doit-on entendre
                     sans accès au plaisir charnel ou bien en lutte contre l’appel
                     de la chair ? Quant à cet acharnement à vouloir maigrir
                     avec l’insatiable conviction d’être encore trop gros lors-
                     qu’on est déjà très maigre, de quelle folie est-il l’expression
                     – les personnes concernées paraissant douées de la plus
                     parfaite des raisons pour tout ce qui touche à autre chose
                     qu’à la nourriture et au corps ? Reste que l’anorexie men-
                     tale est une terrible maladie qui peut tuer et qui concerne

                                                                              17
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                                                         Le mystère de l’anorexie

                     un nombre préoccupant de jeunes gens, principalement de
                     jeunes filles, générant des réponses thérapeutiques diverses
                     et tâtonnantes. Et plutôt que d’en taire les mystères et de
                     camper sur des positions convenues, je suis convaincu que
                     la confrontation de nos deux expériences peut ouvrir des
                     pistes de réflexion prometteuses.
                        – Il faut rappeler que nous commençons ces entretiens
                     au moment où les milieux de la mode sont endeuillés par
                     le décès de deux top models coup sur coup, victimes l’une
                     et l’autre d’une anorexie grave. Les médias ont largement
                     rapporté la stupeur que ces événements ont provoquée et
                     rendu compte des débats passionnés qu’ils avaient suscités.
                        – C’est l’occasion de vérifier une nouvelle fois que lors-
                     que les médias traitent de l’anorexie, ils ne s’appesantissent
                     généralement pas sur les troubles alimentaires eux-mêmes.
                     Ceux-ci sont ramenés à un refus de manger normalement,
                     dans le but de maigrir. Tout le monde part du principe
                     que l’on sait pourquoi certains jeunes gens s’acharnent à
                     toujours plus de maigreur alors qu’ils sont éventuellement
                     déjà très maigres. Ils se laissent entraîner par la fameuse
                     « dictature de la maigreur » donnée comme un fait de
                     société. Les top models ne font pas exception à la règle.
                     Et ce qui intéresse les médias, c’est de chercher qui en sont
                     les prosélytes. C’est le fameux « À qui la faute ? ». On pense
                     en effet que des jeunes filles déclarant comme Justine Ce
                     matin j’ai décidé d’arrêter de manger (Oh ! Éditions, 2007),
                     qui sont donc décidées, volontaires et apparemment saines
                     d’esprit, sont forcément sous influence pour en arriver à de
                     telles extrémités. L’anorexie est, à tort, présentée comme
                     un choix, et ce choix ne peut que déboucher sur des excès

                                                                              18
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                                                         La chasse aux coupables

                     du fait de la vulnérabilité des ados et de la force de
                     persuasion de ceux qui prônent la maigreur.
                         – Et qui se tient sur le banc des accusés ? Une société
                     qui joue avec les canons de la beauté, qui adore un jour
                     les rondeurs et les exècre le lendemain.
                         – Ainsi rattachée au culte de la minceur, l’anorexie est
                     en effet interprétée comme une « maladie culturelle ». Le
                     raisonnement est le suivant : dans les pays pauvres, les
                     rondeurs féminines sont un signe de richesse, d’aisance.
                     C’était d’ailleurs le cas, jadis, dans notre société, jusqu’à
                     ce que la modernité redéfinisse ces canons de la beauté.
                     Pourquoi ce culte de la minceur ? Sans doute d’abord en
                     réaction à une société de consommation où les richesses
                     sont synonymes d’opulence, de fièvre consumériste. Des
                     collègues venus de pays africains démunis, de passage à
                     Bordeaux dans le cadre d’un programme de coopération,
                     pointaient ce contraste de nous voir soigner des jeunes
                     filles ayant « choisi » d’être cachectiques, tandis que nos
                     centres commerciaux regorgent de nourritures. D’un côté,
                     des anorexiques qui se privent et, de l’autre, « deux cents
                     mètres de poulets dans leurs emballages » ! L’évolution du
                     morphotype, qui va de pair avec celle des sciences et des
                     techniques, joue également en faveur de silhouettes élan-
                     cées plutôt que massives. Mais notre société est aussi celle
                     de la performance et du contrôle de soi. Il s’agit d’être
                     alerte, vif, svelte pour surfer sur les difficultés de l’existence.
                     Il s’agit aussi de maîtriser ce que l’on donne à voir de soi,
                     donc ses formes. Remarquons au passage que la transfor-
                     mation pubertaire des filles et des garçons modifie radica-
                     lement ces fameuses formes corporelles avec une différence

                                                                              19
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                                                         Le mystère de l’anorexie

                     notable selon le sexe : entre 13 et 16 ans, les filles prennent
                     six kilos de graisse (rondeurs féminines) tandis qu’entre
                     14 et 17 ans les garçons prennent, eux, huit kilos de muscle
                     en moyenne ! Cette différence explique sans doute pour-
                     quoi toutes les jeunes filles se mesurent le diamètre des
                     cuisses et qu’elles craignent beaucoup plus que les garçons
                     de prendre du poids.
                        – Le corps a ses raisons que la raison sociale ne connaît
                     pas ou feint d’ignorer.
                        – Quelles tournures prendront alors ces excès ? L’épure
                     anorexique… ou son contraire, l’abandon obèse. Avec pour
                     point commun l’addiction que l’on pourrait définir
                     comme la prise de pouvoir du corps sur l’esprit. Dans notre
                     société de consommation, toutes sortes de nourritures
                     matérielles prétendent combler nos besoins et répondre à
                     nos attentes. Et, comme par hasard, on voit augmenter les
                     troubles des consommations – addictions à diverses subs-
                     tances et pratiques comprises – dans le sens du lâchage ou
                     dans celui de la retenue, certaines personnes passant de
                     l’un à l’autre comme dans l’anorexie-boulimie. Les des-
                     criptions et les témoignages abondent pour livrer la des-
                     cente aux enfers de jeunes filles qui avaient jusque-là tout
                     pour être heureuses. On interroge leurs parents qui décla-
                     rent n’avoir tout d’abord rien vu, puis avoir tout fait pour
                     les aider, mais qui n’ont pu les sortir de la spirale infernale.
                     Impuissance mêlée de culpabilité, puisqu’ils sont les
                     parents et que les troubles alimentaires attaquent la vie
                     familiale. Mais impuissance et culpabilité largement aggra-
                     vées, disent-ils, par les discours médicaux préconisant l’iso-
                     lement pur et dur de leur fille en milieu hospitalier. Au pas-

                                                                              20
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                                                         La chasse aux coupables

                     sage, je dois reconnaître qu’ils ont été longtemps considérés
                     par la médecine (psychiatrie comprise) un peu comme des
                     pestiférés. Sur l’air de la mère « toxique » et du père « insi-
                     gnifiant », il a fallu du temps pour que les choses com-
                     mencent à bouger… Eux en ont gardé un très mauvais
                     souvenir. Exclus des soins, privés de tout contact avec leur
                     fille pendant des mois, ils se sont sentis accusés d’être de
                     « mauvais parents », accusation que contestent d’ailleurs les
                     principales intéressées avec la plus grande énergie. Celles-ci
                     n’ont rien à reprocher à leurs parents. Elles se trouvaient
                     seulement trop grosses. C’est cela qui les a incitées à faire
                     un régime, régime qui a dérapé pour des raisons qu’elles
                     ne s’expliquent pas. Qui a bien pu leur monter ainsi la
                     tête ? On regarde du côté des fabricants d’images… La
                     mode n’est-elle pas vouée dans nos sociétés au culte de la
                     minceur ? Et les sites pro-ana sur Internet ne sont-ils pas
                     de véritables sergents recruteurs ?
                         – Avec, dans un cas comme dans l’autre, un débat qui
                     s’exacerbe, des accusations qui se précisent…
                         – Rappelons que ce débat a pris toute son ampleur à
                     partir de septembre 2006, date de la décision des organi-
                     sateurs de la Pasarela Cibeles, le grand rassemblement de
                     mode madrilène, d’interdire de défilé cinq mannequins
                     jugées trop maigres, suivant en cela les critères de la Société
                     espagnole d’endocrinologie et de nutrition. Des jeunes
                     filles dont l’IMC, l’indice de masse corporelle (le poids en
                     kilos divisé par le carré de la taille en mètre), est égal ou
                     inférieur à 18. Précisons qu’un mois auparavant, une man-
                     nequin uruguayenne était morte d’épuisement à la fin d’un
                     défilé. La rumeur disait qu’elle ne se nourrissait plus que

                                                                              21
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                                                         Le mystère de l’anorexie

                     de salade. Mises en garde, débats, accusations se sont fait
                     entendre, largement relayés par les médias. À cela est venu
                     s’ajouter un nouveau drame : à São Paulo, la presse a
                     rapporté le décès d’Ana Carolina Reston, une jeune top
                     brésilienne de 18 ans, quarante kilos pour 1,74 mètre,
                     morte des suites de son extrême faiblesse…
                         – La tentation fut alors d’interdire de podium des jeunes
                     filles jugées trop maigres, de préserver ainsi nos adolescen-
                     tes de l’influence délétère de la mode dès lors que celle-ci
                     fait de la maigreur son fer de lance. Que pensez-vous de
                     ce genre de solution ?
                         – Prendre des mesures énergiques pour obliger les
                     milieux de la mode à entendre que le culte de la minceur
                     doit avoir des limites me semble normal. Il s’agit d’abord
                     d’éviter que des mannequins puissent se mettre en danger
                     en se laissant glisser sur la pente de l’épure. Gardons-nous
                     pourtant d’imaginer naïvement que ces mesures pourraient
                     prévenir l’anorexie.
                         – Même tentation d’interdire, s’agissant des sites pro-
                     ana : fermer les sites ou les blogs à travers lesquels des
                     jeunes filles anorexiques font l’apologie de leur maigreur
                     présentée comme une recette ou une philosophie de vie.
                     La traque des coupables est donc pour vous une sorte de
                     leurre ?
                         – Malgré ce qu’elles disent et souvent ce qu’elles croient
                     elles-mêmes, les jeunes filles qui deviennent anorexiques
                     ne sont pas emportées par cette pseudo-fièvre de la min-
                     ceur. De la même manière qu’il est illusoire de vouloir
                     comprendre les toxicomanies en se contentant d’affirmer
                     que c’est la drogue qui crée le drogué et en escamotant

                                                                              22
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                                                         La chasse aux coupables

                     l’histoire de cette sinistre « rencontre », il ne faut pas croire
                     que c’est l’influence des sites pro-ana ou de la mode qui
                     mène à l’anorexie.
                        – C’est évidemment aux médecins de faire la part des
                     choses. Une jeune fille qui fait un régime n’est pas une
                     jeune fille anorexique. Une grande jeune fille très mince
                     n’est pas une grande jeune fille forcément malade.
                        – Nous devons naturellement, nous professionnels de
                     santé, aider ces milieux de la mode à y voir plus clair. C’est
                     donc à dessein que les médias, prenant le relais des soi-
                     gnants, s’évertuent aujourd’hui à faire mieux connaître le
                     fameux IMC, lequel permet de déterminer entre la min-
                     ceur et la maigreur une ligne de partage des eaux. Entre
                     20 et 25, l’IMC sera considéré comme normal. Au-dessus,
                     on sera en surpoids. En dessous, de 18 à 20 on sera mince,
                     de 16 à 18 on sera maigre, en dessous de 16 on entrera
                     dans la zone rouge.
                        – Pouvez-vous donner des exemples concrets ?
                        – Prenons une jeune fille de 1,70 mètre. Si son poids
                     est de quarante kilos, son IMC sera égal à 14. Inutile de
                     préciser qu’un suivi médical est recommandé. Pour attein-
                     dre un IMC de 16, son poids devra franchir la barre des
                     quarante-cinq kilos. Elle est encore sur le fil rouge. Cinq
                     kilos de plus, soit cinquante kilos, lui donneront un IMC
                     de 18. Avec encore cinq kilos de plus, elle sera considérée
                     comme ayant un poids normal pour sa taille. Attention
                     toutefois de ne pas tomber dans l’arithmomanie ! L’IMC
                     dépend de l’âge et ne prend pas en compte les différences
                     de constitution. À l’adolescence, il reste un repère facile à
                     apprécier. D’accord donc pour que l’IMC participe doré-

                                                                              23
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                     navant d’une réglementation beaucoup plus stricte pour
                     encadrer le monde de la mode. Mais empressons-nous
                     d’ajouter que ce n’est évidemment pas cela qui réglera le
                     problème de l’anorexie.
                        – Je vous propose de répondre d’entrée de jeu à la
                     question qui hante à la fois les adolescentes et leur famille.
                        – Laquelle ?
                        – Si une jeune fille commence un régime au moment
                     de la puberté, va-t-elle nécessairement devenir anorexique ?
                        – Pas du tout. Mais il faut s’entendre sur ce que « régime »
                     veut dire. S’il s’agit pour elle de « garder la ligne » en faisant
                     attention à ce qu’elle mange, en évitant le grignotage et les
                     excès de sucre, de sel et de gras, pas de problème, on ne
                     parlera d’ailleurs pas de régime mais de simple équilibre
                     alimentaire. Passons aussi sur les fantaisies qui amènent
                     nombre de jeunes filles à se restreindre pendant quelques
                     jours ou à supprimer tel ou tel féculent de leur alimenta-
                     tion, convaincues qu’elles sont d’avoir les cuisses un peu
                     trop grosses et « deux kilos à perdre ». Tant que ces fantai-
                     sies ne durent pas et qu’elles restent modérées, il n’y a pas
                     de souci à se faire. Le vrai régime est celui de la jeune fille
                     en surpoids qui doit perdre plusieurs kilos. Celui-là
                     demande à être encadré par une diététicienne ou un nutri-
                     tionniste. Tout cela n’a rien à voir avec les privations de
                     l’anorexie mentale. Dans ce dernier cas, le soi-disant
                     « régime » est en réalité un ensemble de conduites qui
                     procède de l’élimination : sélection draconienne des ali-
                     ments, assortie de toute une batterie de moyens pour par-
                     venir à réprimer ce corps en trop. Et le caractère déterminé

                                                                              24
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                     de la jeune fille, l’inflexibilité et l’exagération de sa diète
                     feront toute la différence.
                        – Une volonté de fer comme cuirasse contre la faim…
                        – Oui, et la chasse aux coupables va s’expliquer précisé-
                     ment par la dimension a priori « volontaire » de l’entre-
                     prise. Dans la mesure où ces jeunes filles affirment vouloir
                     perdre du poids parce qu’elles se trouvent trop grosses, dans
                     la mesure aussi où elles ne paraissent pas folles, on les croit
                     animées d’une intention parfaitement consciente. Et com-
                     ment auraient-elles pu s’infliger de semblables privations
                     si ce n’était sous l’influence de tout ce qui, dans nos socié-
                     tés, participe de cette idolâtrie de la minceur ? Jeunes filles
                     sous influence implique recherche de coupables. L’équation
                     est imparable. On perd ici totalement de vue que dans
                     l’intentionnalité, il y a toujours une part consciente qu’il
                     est possible d’argumenter et une part inconsciente. Or c’est
                     bien d’une intentionnalité inconsciente que relève le
                     « régime sec » qui est à l’origine de l’anorexie, tandis que
                     les motivations de l’adolescente qui veut simplement perdre
                     un peu de poids restent à la fois mesurées et tout à fait
                     identifiables. La thérapie visera donc à mettre en lumière
                     cette intentionnalité inconsciente de manière à permettre
                     à la jeune fille, par paliers, de s’en dégager, de moins
                     la subir. Dans certains cas, malheureusement, ce travail
                     n’aboutira pas et le pourquoi de cette entreprise effroyable
                     d’amaigrissement demeurera sans réponse. Jamais pourtant
                     nous ne réussirons à effacer cette intentionnalité incons-
                     ciente. Nous en atténuerons l’intensité, bien entendu, et
                     même au point que la jeune fille pourra vivre quasi

                                                                              25
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                     normalement. Mais un « vent » risquera de toujours souf-
                     fler dans sa tête.
                        – L’urgence paraît bien être ici de déculpabiliser. D’abord
                     les malheureux parents qu’on a implicitement montrés du
                     doigt. Ensuite les jeunes filles qui rendent compte de leur
                     expérience dans des ouvrages ou qui créent des sites pro-
                     ana, mais qui le font parce qu’elles sont sous le coup de
                     cette « passion » de maigrir et qui ne le savent pas. Les
                     milieux de la mode, enfin, qui ne sont pas animés d’inten-
                     tions cyniques mais qui sont eux aussi leurrés par la mala-
                     die. C’est parce que notre conversation se tient au moment
                     où notre société est persuadée de tenir enfin les vrais cou-
                     pables que nous devons réaffirmer ce postulat initial : pas
                     de chasse aux sorcières qui tienne, parce qu’il n’y a pas de
                     sorcières.
                        – Nous voyons par là comment s’articulent la fascination
                     qu’exerce l’anorexie, dont on devine malgré tout qu’elle ren-
                     voie à des problématiques complexes, et la force du leurre :
                     leurre de ne pas avoir vu que le problème existait déjà ;
                     leurre dans les explications qu’on essaie d’avancer ; leurre
                     enfin dans cette croyance que des mesures visant à mettre
                     hors de vue les « mauvais exemples » vont permettre d’éra-
                     diquer le problème. Ce que ces mesures vont permettre de
                     dégonfler, c’est la visibilité du phénomène. Et rien d’autre.
                        – C’est à peu près le sort qu’on a réservé aux fumeurs :
                     les cacher, les inviter à aller fumer dehors, loin des regards.
                     Maintenant, pouvez-vous me parler de ce risque d’imita-
                     tion propre aux adolescents, que l’on craint tant ?
                        – Vouloir « faire pareil » que les autres est bien une
                     revendication adolescente. Les jeunes veulent se retrouver

                                                                              26
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                                                         La chasse aux coupables

                     entre semblables, partager des codes et des pratiques, s’ins-
                     crire dans une communauté d’appartenance. Les modèles
                     qu’ils se choisissent brillent de mille feux comme autant
                     de « mêmes » qui auraient réussi… et qui généralement
                     déplaisent aux adultes ou, à tout le moins, ne correspon-
                     dent pas à leurs vues. Évidemment, lorsque nos sociétés
                     font l’apologie d’une déviance pour susciter l’adhésion des
                     adolescents (à des fins commerciales ou idéologiques), il y
                     a danger. Ne soyons pourtant pas dupes lorsque nous par-
                     lons d’identification. Les adolescents qui vont plutôt bien
                     peuvent s’inspirer de modèles sans pour autant les copier.
                     Et ceux qui vont mal cherchent davantage à y trouver de
                     l’identique qu’à les suivre aveuglément : le modèle est alors
                     un miroir d’eux-mêmes davantage qu’un exemple à repro-
                     duire. Eux aussi ont d’ailleurs tendance à se regrouper entre
                     semblables. Qui se ressemble s’assemble, finalement, dans
                     la plupart des cas. Avoir des affinités, qu’est-ce sinon trou-
                     ver du « même que soi » dans l’autre, et réciproquement ?
                     Les sites pro-ana sur Internet en sont une autre illustration.
                     Les jeunes filles décharnées qui s’y exhibent, trafiquent leur
                     image pour se montrer encore plus squelettiques, sont des
                     anorexiques qui font corps ensemble, à défaut de pouvoir
                     habiter le leur et de supporter leur solitude. Et celles qui
                     sont tentées de les rejoindre ont nécessairement des préoc-
                     cupations personnelles semblables.
                         – Donc nous relâchons les suspects… Pas de regrets ?
                         – En se focalisant sur le refus de manger, sur l’amaigris-
                     sement, on finit par oublier qu’il est porteur d’une signi-
                     fication pour le groupe familial tout entier. C’est un peu
                     comme si on se demandait pourquoi il y a des problèmes

                                                                              27
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                                                         Le mystère de l’anorexie

                     sur la bande de Gaza entre Palestiniens et Israéliens et qu’on
                     se refusait à élargir le champ de vision pour replacer ces
                     différends à l’intérieur d’un développement historique très
                     complexe et surtout très long. Si on n’a pas cette levée de
                     zoom, alors on va rester nécessairement collé au factuel.
                     De ce point de vue, on n’est pas aidé non plus par les
                     patientes qui, ne sachant pas pourquoi elles souffrent, ont
                     tendance à rapporter leurs problèmes à ces facteurs que
                     livrent les médias. Dans le cas le plus typique, la jeune fille
                     explique son anorexie par un régime commencé à la
                     puberté. Un régime qui a mal tourné. Le processus est
                     donné comme irrémédiable. Parce que nous sommes dans
                     une société de la minceur et de la sveltesse, parce que la
                     mode et les médias sont de ces idéaux les porte-parole
                     implacables, parce que les jeunes filles, et c’est bien com-
                     préhensible, cherchent à être séduisantes, il est normal alors
                     que celles-ci fassent le choix de se restreindre et de maigrir
                     pour coller au plus près à ce qu’on attend d’elles. Constater
                     que certaines d’entre elles, pour des raisons qu’on ne com-
                     prend pas très bien, voient la machine s’emballer et sont
                     emportées par leur régime, cela apparaît alors comme une
                     conséquence affreuse mais prévisible. C’est un raisonne-
                     ment commode mais qui ne tient pas.
                        – D’autant plus lorsqu’on est un garçon soudain indis-
                     posé par son enveloppe charnelle à l’adolescence et qu’on
                     n’a pas pour habitude de fréquenter ni les podiums ni les
                     magazines de mode.
                        – Vous avez tout à fait raison de le rappeler. Il y a un
                     leurre à n’explorer l’anorexie que d’un point de vue socio-
                     culturel. Ce que l’opinion constate, c’est une augmentation

                                                                              28
Dossier : 205841 Fichier : Mystere_205841 Date : 27/6/2007 Heure : 13 : 57 Page : 29

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                     très forte des troubles du comportement alimentaire. Et
                     d’ailleurs pas forcément sous la forme la plus grave et la
                     plus constituée qu’est l’anorexie, mais sous ses formes
                     modérées ou transitoires. Le nombre de jeunes filles qui,
                     sans être pour autant malades, ont de véritables troubles
                     est considérable et a de quoi frapper de stupeur, en effet.
                        – C’est un constat fait par l’ensemble des professionnels
                     de santé ?
                        – Oui, et un constat qui doit être pris en compte. Les
                     formes graves d’anorexie-boulimie concernent 1 % des
                     adolescentes, soit au moins trente mille jeunes Françaises.
                     Et les TCA (sigle tombé dans le domaine public pour
                     « troubles des conduites alimentaires ») qui s’expriment par
                     des crises de boulimie suivies de vomissements provoqués
                     ont fortement augmenté depuis deux décennies, atteignant
                     une à deux jeunes filles sur dix. Le contexte social y est
                     donc forcément pour quelque chose. On peut penser qu’il
                     favorise l’expression de certains troubles, tandis que
                     d’autres ont, au contraire, tendance à régresser. Chez les
                     adolescentes, les crises de spasmophilie sont ainsi beaucoup
                     moins fréquentes que dans les années 70-80. Si les men-
                     talités et les modes de vie évoluent avec le progrès des
                     sciences et des techniques, pourquoi n’en serait-il pas de
                     même des troubles et des symptômes ? Dans une société
                     qui vit en direct la révolution des échanges et des commu-
                     nications tous azimuts, les TCA font symptôme dans le
                     système familial d’aujourd’hui. Nous voyons par là que la
                     sociologie et la psychologie n’ont pas à être opposées et
                     qu’elles apportent chacune leur part de vérité.
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