LE TABOU DE LA CHIRURGIE ESTHÉTIQUE AU CINÉMA - Revue des ...

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le sens de la mode

   le tabou
   de la chirurgie
   esthétique
   au cinéma
   › Jean-François Pigoullié

L                a chirurgie esthétique, à la faveur de sa démocratisation,
                 est devenue un phénomène de société dont nombre de
                 médias se font abondamment l’écho : à lire la presse
                 ­féminine ou people, à regarder des émissions de télé­
                  réalité ou la série Nip Tuck, dont elle constitue la ma-
tière, il apparaît que la chirurgie esthétique, non contente de s’être
libérée de l’opprobre, héritée de la tradition chrétienne qui la frappait,
représente désormais une panacée pour ceux qui veulent parfaire leur
apparence. Autrement plus critique est l’ambition de l’art contem-
porain de mettre en lumière les problèmes
que soulèvent les progrès de la chirurgie Jean-François Pigoullié est critique
esthétique. Tel est le projet des artistes de cinéma. Il est notamment l’auteur
                                                     du Rêve américain à l’épreuve du film
­appartenant au courant post-humain dont noir, Michel Houdiard, 2011.
 les œuvres i­ncitent à prendre la mesure de
 la révolution éthique et culturelle que représente le fait que le rêve de
 modifier à sa guise son aspect extérieur est en passe de devenir réa-
 lité. Par les transformations spectaculaires de son visage qu’elle met en
 scène au cours d’opérations-performance, une artiste comme Orlan

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     entend ­dénoncer l’idée de perfection formelle qui pousse à recourir à
     la chirurgie esthétique. De cette représentation désacralisée du corps
     qu’offre l’art contemporain, il ressort l’idée que la peau, tendue par des
     liftings, infiltrée de collagène, gonflée de silicone, se présente comme
     un vêtement sans couture.
          Le cinéma est le seul média où la question de la chirurgie esthétique
     est taboue. Il est pourtant difficile, tant son usage est massif, de faire
     abstraction des effets de la chirurgie esthétique sur la plastique des
     actrices. Un petit nez retroussé, des lèvres pulpeuses, des pommettes
     hautes, une poitrine hypertrophiée, tels sont les canons de la beauté
     féminine, façonnée à coup de rhinoplastie et de plastie mammaire, qui
     triomphent au cinéma et dont une actrice comme Angelina Jolie est
     l’emblème. Pour impressionnantes que soient les métamorphoses que
     produisent les nouvelles techniques employées, la chirurgie esthétique
     reste un point aveugle du discours critique. C’est que, au nom du
     respect de la vie privée, la critique s’interdit de porter un jugement
     négatif sur le physique des comédiens. Quand bien même l’interpré-
     tation d’un acteur comme Mickey Rourke dans The Wrestler (2008),
     sans faire référence à ses transformations physiques constituerait-elle
     un véritable tour de force. Au regard des révélations qui circulent sur
     Internet sur les opérations de chirurgie plastique dont bénéficient les
     comédiennes, au regard de l’attitude des intéressées elles-mêmes, qui
     hésitent de moins en moins à se confier dans les médias, on en vient
     à se demander si le phénomène de banalisation de la chirurgie esthé-
     tique auquel on assiste ne soulève pas la question du maintien du prin-
     cipe de l’autocensure de la critique. Ne faudrait-il pas, conformément
     à la règle du journalisme selon laquelle la divulgation de la vie privée
     des hommes politiques n’est permise que si elle a une incidence sur la
     sphère p ­ ublique, envisager d’évoquer les effets de la chirurgie esthé-
     tique lorsque ceux-ci nuisent à la réception d’une œuvre ? Comment
     en effet ne pas faire état du trouble que suscite la vision d’actrices
     à l’orée de leur carrière, telles que Meg Ryan dans Riches et célèbres
     (1981) ou Arielle Dombasle dans Perceval le Gallois (1979), que l’on
     peine à reconnaître tant leur aspect a changé sous l’effet d’opérations
     de chirurgie plastique ? Comment ne pas évoquer l’effet de sidéra-

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tion que provoque l’apparition de stars américaines après une longue
absence sur les écrans français, telles que Faye Dunaway dans Arizona
Dream (1993) ou Mia Farrow dans Arthur et les Minimoys (2006),
dont les visages semblent étonnamment plus lisses qu’au temps de
leur jeunesse ? Il est cependant fort probable que ce genre de réflexions
reste sous le boisseau. C’est que, pour un critique, dont la cinéphilie a
partie liée avec le culte de la beauté physique auquel se livre l’industrie
du cinéma, porter atteinte à une des sources de son amour du cinéma,
tordre le cou à l’une des composantes essentielles de la magie de l’art
cinématographique, est une chose inconcevable.

L’hypocrisie hollywoodienne

    Plus que dans tout autre cinéma, la relation des studios hollywoo-
diens à la chirurgie esthétique est placée sous le signe de l’hypocrisie.
D’un côté, force est de constater que l’industrie hollywoodienne du
cinéma, en inventant le star system, a bâti son succès sur une repré-
sentation de la beauté idéalisée qui implique un recours massif aux
cosmétiques et, le cas échéant, à la chirurgie esthétique : à l’image des
visages fardés des actrices du muet dont la peau disparaissait sous une
épaisse couche de maquillage, la beauté dans le cinéma hollywoodien
apparaît comme un masque dont la fonction est à la fois de cacher
les imperfections physiques de la star et de révéler ses vertus morales.
Que le cinéma hollywoodien s’est toujours situé à la pointe du procès
d’idéalisation de la beauté, la plastique parfaite des comédiennes hol-
lywoodiennes forgée par les techniques de chirurgie esthétique les plus
récentes en apporte une nouvelle confirmation.
    D’un autre côté, les cinéastes hollywoodiens, se drapant dans leur
vertu, jettent l’anathème sur la chirurgie esthétique : au motif qu’elle
représente une tentative d’accomplissement du désir d’immortalité,
elle est regardée comme un péché de présomption qui mérite le plus
sévère des châtiments. L’étonnant est que celui qui s’est fait le porte-
parole de cette condamnation morale est un des princes de la comédie
américaine. Dans Boulevard du crépuscule (1950) et Fedora (1978),

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     Billy Wilder, à travers le destin crépusculaire d’anciennes gloires hol-
     lywoodiennes poursuivant le rêve d’une jeunesse éternelle, met en
     lumière la face sombre du star system : fascinées comme Narcisse par
     leur image, les héroïnes de Wilder paient au prix fort leur désir de
     recouvrer au moyen de la chirurgie esthétique leur beauté passée, l’une
     sombrant dans la folie, l’autre se trouvant atrocement défigurée. Le
     fait que le ­réalisateur de Certains l’aiment chaud (1959), qui a dirigé les
     plus belles actrices de l’époque, soutienne ici, dans la lignée du Portrait
     de Dorian Gray d’Oscar Wilde, que la beauté est un masque qui cor-
     rompt l’âme humaine a quelque chose de troublant. Charlie Chaplin
     est une des rares stars à avoir manifesté publiquement son opposition
     à la chirurgie esthétique. De sa propre expérience, il a visiblement tiré
     la matière d’une scène d’Un roi à New York (1957): ayant accepté une
     opération de « rajeunissement » sous la pression de publicitaires cu-
     pides, Charlot découvre avec stupeur dans un miroir ses traits tendus à
     l’extrême mais, en riant aux éclats, il fait éclater les coutures du lifting
     et redonne à son visage toute son expressivité. Parce qu’elle ne revient
     à rien d’autre qu’à apposer un masque mortuaire sur un visage encore
     vivant, la technique du lifting, suggère Chaplin, est de ces remèdes
     qui se révèlent encore plus néfastes que le mal qu’ils prétendent com-
     battre. Aujourd’hui que triomphe le culte de la jeunesse éternelle, rien
     ne paraît plus anachronique que l’idéal de sagesse dont se réclamaient
     Chaplin et Wilder.
         L’avancée la plus notable que les progrès de la chirurgie esthétique
     ont permis est l’accroissement de la longévité de la carrière des stars
     féminines : alors que, pour les sex symbols du cinéma classique, la cin-
     quantaine était le seuil fatidique à partir duquel sonnait l’heure de la
     retraite, il n’est pas rare aujourd’hui que des actrices célèbres puissent
     obtenir jusqu’à l’âge de 70 ans des rôles de premier plan. L’image
     des actrices appartenant à cette nouvelle génération des 50-70 ans
     ne ­répond en rien à la représentation traditionnelle de la vieillesse.
     À cela, une raison : elles marquent l’entrée dans le cinéma français
     de la figure publicitaire du senior, dont elles sont le pendant ciné-
     matographique. Il en est des films qui mettent en scène des vedettes
     seniors comme de la publicité : ils dépeignent le troisième âge sous

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des couleurs plaisantes. Avec le troisième âge s’ouvre pour le senior
une nouvelle période de liberté où, débarrassé de ses obligations pro-
fessionnelles, délesté du poids des conventions sociales, il peut enfin
explorer un nouveau champ des possibles, réaliser ce qu’il s’était tou-
jours interdit. La promesse que recèle l’univers des seniors peut se
formuler ainsi : il n’y a pas d’âge pour recommencer sa vie. C’est ainsi
qu’Isabelle Huppert dans Villa Amalia (2009), Catherine Deneuve
dans Potiche (2010) ou Jean-Pierre Marielle dans Faut que ça danse !
(2007) nouent sur le tard de nouvelles relations amoureuses à la faveur
desquelles ils portent sur la vie un regard neuf. En somme, le troisième
âge serait le temps d’une nouvelle jeunesse. Tout se passe comme si,
dans l’univers des seniors, les individus avaient la possibilité d’avancer
dans l’âge sans décliner, de vieillir sans déchoir et de disparaître sans
souffrir. De cette utopie hédoniste, la chirurgie esthétique est la plus
précieuse des alliées.

Une réprésentation idéaliste dictée par des codes

    Bien que manifeste, le coup sévère que porte l’usage de la chirur-
gie esthétique à la qualité de l’interprétation est rarement souligné. À
tous les cinéastes qui s’inscrivent dans la veine naturaliste du cinéma
français, la tendance croissante à recourir à la chirurgie esthétique pose
un problème de casting. C’est que le choix d’un acteur au visage mani-
festement retouché dans un genre cinématographique comme le film
social, qui obéit à des codes de représentation réaliste, a pour incon-
vénient de jeter la suspicion sur la crédibilité de sa prestation. Ainsi
d’Isabelle Adjani dans la Journée de la jupe (2009) dont la plastique
témoigne moins du vécu du professeur de collège d’une banlieue dif-
ficile qu’elle incarne que celui d’une star soucieuse, par des opérations
de chirurgie esthétique successives, d’effacer les outrages du temps. Il
n’est pas déraisonnable de penser que l’emploi de la chirurgie esthé-
tique, s’il se généralise, représente une menace sérieuse pour le cinéma
social, dont l’objet est de montrer, à l’exemple de l’œuvre des frères
Dardenne, comment des individus, dont le corps est marqué au fer

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     de la violence sociale, trouvent la force de s’extraire de la gangue de
     l’aliénation. Face au danger que représente la mode de la chirurgie
     esthétique, il s’ouvre au cinéma social deux voies possibles : soit, à la
     recherche de corps portant les stigmates de la souffrance sociale, les
     auteurs se tournent vers des acteurs non professionnels et se replient à
     terme sur le cinéma documentaire ; soit, du fait de la popularisation
     des techniques de chirurgie esthétique, le problème de vraisemblance
     que posent les traits redessinés des acteurs professionnels disparaît, à
     charge pour eux d’exprimer, avec un masque de beauté expurgé de
     toute scorie du passé, l’épaisseur des maux qui traversent la société.
         L’effet le plus dommageable de la chirurgie esthétique est la rigi-
     dification des traits qu’elle produit. Les injonctions de Botox, qui
     lissent les rides en paralysant provisoirement l’activité musculaire, et
     la technique du lifting qui, en tendant la peau, fige les expressions;
     ont pour effet de réduire la mobilité des traits du visage. De là vient
     que l’interprétation de nombre de comédiens perde de sa puissance
     expressive : le naturel, la sensibilité, la plasticité du jeu de l’acteur
     paient un lourd tribut aux techniques chirurgicales de rajeunisse-
     ment. Le prix d’un visage rafraîchi est pour un acteur la perte de
     spontanéité. Rien n’est plus néfaste à l’épiphanie que recherchent
     les tenants d’une représentation naturaliste du visage que la momi-
     fication des expressions que produit la chirurgie esthétique. Si, à
     rebours du procès d’idéalisation de la beauté en vogue au cinéma,
     les adeptes de l’esthétique naturaliste tels que Bruno Dumont ou
     les frères Dardenne s’opposent aux techniques d’embellissement du
     visage, c’est que l’objet de leur quête est d’en mettre à jour la vérité
     profonde. La qualité la plus précieuse du visage d’un comédien est
     à leurs yeux non pas sa beauté plastique – qui aveugle plus qu’elle
     éclaire – mais son authenticité, mais sa capacité à révéler le fond
     de son être. À mesure que la famille des cinéastes qui tiennent le
     visage pour un paysage intérieur dont il faut tenter de percer le secret
     se trouve marginalisée, à mesure que l’absence glaçante de profon-
     deur sous les visages façonnés par la chirurgie esthétique devient la
     norme, s’éloigne l’idée constitutive du cinéma moderne qu’un visage
     est le reflet d’une intériorité cachée.

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    Comme toute expérience qui génère un état de dépendance, c’est
avec la multiplication des interventions que l’effet pervers du recours
à la chirurgie esthétique devient manifeste : à force d’être remodelé
par des opérations chirurgicales, le visage perd une part croissante de
sa singularité. C’est toujours un spectacle troublant que la découverte
du visage d’une actrice reconfiguré à coup d’opérations de chirurgie
plastique : parce qu’elle ne correspond pas au souvenir qu’il en a gardé,
sa physionomie actuelle jette le trouble chez le spectateur qui, en dépit
d’un visage rajeuni, sent bien qu’elle a perdu ce qui faisait le charme
unique de sa beauté. Ainsi de l’apparition de Jessica Lange dans Bro-
ken Flowers (2005) de Jim Jarmusch que le spectateur français, comme
le héros du film, retrouve après une longue absence : à la joie de re-
nouer avec une actrice qui a marqué les années quatre-vingt se mêle
le regret de ne pas reconnaître celle dont le souvenir l’enchantait. Le
sentiment que le processus de rajeunissement que met en œuvre la
chirurgie esthétique ­s’accompagne d’une dépersonnalisation résulte
non seulement du travail de remodelage des traits du visage mais éga-
lement de la standardisation des techniques de chirurgie plastique.
L’entrée dans l’ère de la consommation de masse, l’ampleur des effets
de mode, la tyrannie des canons de beauté, l’emploi d’un nombre
réduit de techniques à l’échelle mondiale, tout, dans le d    ­ omaine de
la chirurgie esthétique, tend vers une plus grande uniformisation des
visages : quand bien même la thèse selon laquelle on assiste à un chan-
gement de paradigme de représentation du visage serait-elle infondée,
le seul fait que celui qui, dans la tradition du portrait, est regardé
comme le miroir de l’âme est frappé du sceau de la vérité, soit marqué
au fer de la mondialisation, soit devenu l’emblème du simulacre de la
jeunesse, n’est pas sans susciter un profond malaise.
    Sous la représentation idéalisée du troisième âge qui prévaut dans
l’univers des seniors se cache la hantise de la décrépitude. Ce n’est pas
l’effet du hasard si la figure du senior est aux antipodes de l’image
traditionnelle de la vieillesse : des personnes âgées au visage ridé, fripé,
ratatiné que l’on est surpris de découvrir dans des vieux films français
tant leur disparition des écrans est ancienne, on est passé à la face
lisse, et trop gonflée des seniors. L’inscription du passage du temps

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     sur le visage a changé radicalement : le vieillissement ne se manifeste
     plus chez les seniors par le creusement, la contraction des traits mais
     par l’épaississement, la bouffissure de la face. Si l’objet de la chirurgie
     plastique est de repousser sans cesse le spectre du déclin physique, elle
     ne peut cependant empêcher qu’advienne la défiguration qu’engendre
     la vieillesse. Celle-ci survient lorsqu’un individu, à la suite d’un re-
     cours excessif aux techniques de chirurgie plastique, devient difforme,
     méconnaissable. Triste spectacle qu’offrent des stars ayant atteint un
     grand âge qui, par abus de chirurgie esthétique, ­finissent par perdre fi-
     gure humaine. Dans le caractère monstrueux que revêt la défiguration
     qu’engendre l’addiction à la chirurgie esthétique entre pour beaucoup
     le fait que ce naufrage identitaire résulte d’un pacte faustien passé avec
     des chirurgiens afin d’accomplir le rêve d’une jeunesse éternelle.

     La vieillesse taboue

         Au nombre des sujets que le cinéma a laissés en jachère, qu’il a rare-
     ment osé traiter avec réalisme, figure le thème du vieillissement. Cela
     tient en partie à l’influence qu’a exercée sur le cinéma commercial le
     mode de représentation idéalisé de la vieillesse propagé par le cinéma
     hollywoodien. Dans le star system, la vieillesse n’a droit de cité que si
     elle fait figure de simulacre. La raison pour laquelle les flétrissures et
     les rides qui enlaidissent le visage des stars qui prêtent leurs traits à des
     personnages au crépuscule de leur vie ont un caractère factice est qu’il
     importe de suggérer que, sous ce maquillage outrancier, leur beauté est
     préservée des outrages du temps. Plus encore que par le passé, les pos-
     sibilités offertes aux cinéastes américains de jeter une lumière crue sur
     les effets du vieillissement se réduisent comme une peau de chagrin.
     Aux réticences des producteurs s’ajoute la difficulté de trouver une star
     qui n’ait pas eu recours à la chirurgie esthétique, qui ait trouvé la force
     de résister à la tyrannie des apparences. À la vision de James Caan dans
     The Yards (2000) dont le visage vieilli, flétri compte pour beaucoup
     dans l’épaisseur dramatique qu’il confère à la figure du patriarche qu’il
     incarne, lequel, par les malversations qu’il a commises, provoque la

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destruction de sa famille, on mesure le tour de force réalisé par James
Gray. Il va sans dire que, sans son visage buriné portant les stigmates
de la corruption dont il s’est rendu coupable, l’interprétation de James
Caan ne rendrait pas le même son tragique.
     Dans le cinéma français, où le spectacle de la décrépitude phy-
sique est en passe de devenir une obscénité, il est vain de chercher une
vedette entrée dans la force de l’âge dont le visage n’ait pas été retou-
ché. Il faut se tourner vers des acteurs dont la notoriété est moindre,
comme Niels Arestrup ou Daniel Duval, pour espérer trouver un
­visage qui garde trace du passage du temps. À Jacques Audiard revient
 le mérite d’avoir compris, en confiant à Niels Arestrup dans Un pro-
 phète (2009) le rôle d’un caïd corse sur le déclin, que le réalisme de
 ce film carcéral tenait autant aux décors qu’au mélange de violence
 intérieure et de déchéance physique que l’on peut lire sur le visage de
 l’acteur. À l’exemple de Jules Dassin qui, contre l’avis des producteurs,
 a imposé dans le rôle principal de Du rififi chez les hommes (1955)
 Jean Servais dont les poches énormes sous les yeux expriment mieux
 que n’importe quel mot d’auteur la lassitude existentielle qui habite
 son personnage, Audiard est de ces réalisateurs qui ont intégré l’idée
 que, dans les films d’action, le choix des comédiens en fonction de
 leur physique est la pierre angulaire de la direction d’acteur. À en juger
 par la carrière de Niels Arestrup et de Daniel Duval, le film noir et le
 polar sont les genres cinématographiques dans lesquels sont cantonnés
 les comédiens qui refusent de recourir à la chirurgie esthétique. Il est
 à craindre que, à l’heure où triomphent dans l’univers cinématogra-
 phique les canons de beauté forgés par la chirurgie esthétique, que le
 dernier bastion du cinéma où il soit encore toléré que les acteurs aient
 non pas des allures de gravures de mode mais des gueules qui ont subi
 les outrages du temps, soit celui formé par les genres cinématogra-
 phiques qui ont pour mission de montrer la face sombre de la réa-
 lité sociale. Si un recours excessif à la chirurgie esthétique pose à bon
 nombre de cinéastes un problème de mise en scène, il en est un qui
 a su admirablement en tirer parti. Le succès de The Wrestler tient au
casting réalisé par Darren Aronofsky, au fait qu’il a saisi que nul mieux
que Mickey Rourke dont le visage déformé par un abus de chirurgie

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     esthétique trahit le rapport masochiste qu’il entretient avec sa propre
     image, était à même d’exprimer le caractère autodestructeur du per-
     sonnage principal du film. Rien n’illustre mieux la douleur qui préside
     à l’usage pathologique de la chirurgie ­esthétique que le spectacle poi-
     gnant qu’offre le visage dévasté de M ­ ickey Rourke. À Aronofsky on
     sait gré d’avoir redonné à un acteur défiguré par la chirurgie esthétique
     un visage humain.
         Les stars féminines subissent une pression plus forte que leurs
     homologues masculins : que l’éclat de la beauté féminine puisse être
     entaché par les atteintes de la vieillesse paraît au cinéma d’autant
     plus intolérable qu’il a bâti son succès sur la promotion d’une beauté
     idéalisée. Plus que pour quiconque, la vieillesse est pour un sex symbol
     une malédiction. Le poids du tabou qui pèse sur la représentation de
     la déchéance physique des stars hollywoodiennes, dont Greta Garbo
     est l’emblème, est proportionnel à la sacralisation de leur beauté pas-
     sée. De cette règle non écrite qui commande aux stars de se retirer
     lorsque leur délabrement physique devient par trop manifeste, Bette
     Davis est une des rares à avoir osée s’affranchir. À défaut de pouvoir
     incarner des héroïnes à la beauté rayonnante, elle a construit sa car-
     rière en interprétant des femmes à la beauté fanée. Troublant est le
     plaisir qu’elle a pris non pas à cacher mais à arborer les outrages du
     temps. Jusqu’où est allé son désir de montrer combien la décrépi-
     tude de la vieillesse est hideuse, on le mesure à la vision de Qu’est-il
     arrivé à Baby Jane ? (1962) et de l’Argent de la vieille (1972) où,
     par un usage grotesque du maquillage, notamment un fond de teint
     plâtreux, elle confère à son visage l’allure d’un masque effrayant.
     En refusant de jeter un voile pudique sur la corruption de la chair,
     Bette Davis s’est faite la porte-parole de la morale protestante qui
     enseigne que la beauté est un masque de vanité. La seule autre star
     hollywoodienne qui ait accepté au couchant de sa vie qu’il soit jeté
     une lumière crue sur son déclin physique, c’est Ingrid Bergman dans
     Sonate d’automne (1978). Difficile de ne pas être choqué par le por-
     trait réalisé par Ingmar Bergman : sa volonté de mettre à nu l’âme de
     son actrice en filmant au plus près son visage marqué par le temps,
     en montrant ses rides, ses cernes, les chairs molles de son cou, paraît

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un exercice d’autant plus cruel que tous ces signes de vieillesse ont
disparu des écrans à la faveur des progrès techniques de la chirurgie
plastique.
    À la vision des traits flétris d’Ingrid Bergman, on s’aperçoit que,
depuis le retour au premier plan sous l’effet des nouvelles techniques
de chirurgie plastique de la représentation artificialiste du visage dont
la tradition du portrait d’Harcourt est un exemple, le visage au cinéma
a changé de texture : à la chair s’est substituée la peau parcheminée.
La chair, parce qu’elle est sujette à la décomposition, est désormais
suspecte. Que le mode de conception du visage dans le domaine de
la chirurgie esthétique soit inféodé aux codes de l’esthétique kits-
chest lourd de conséquences : rien n’est plus déstabilisant que d’être
confronté à un visage qui, à force d’avoir été remodelé, donne le sen-
timent d’être devenu le simulacre de l’original. Comment un visage
éternellement jeune, alors que le temps humain est un temps qui mène
à la mort, peut-il être encore regardé comme un concentré expressif
d’humanité ? Tout porte à croire, comme l’observe Jacques Aumont,
que l’essor fulgurant de la conception kitsch du visage sonne le glas
du cinéma humaniste. Le plus inquiétant dans le déni que le cinéma
oppose au fait que la chirurgie esthétique est un facteur de déshuma-
nisation est qu’il est au diapason de l’époque actuelle.

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