The real world of technology
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-fâtfu/tù c/ i The real world of technology Ursula Franklin (CBC massey lectures series), Concord (Ontario), House of Anasi Press, 1994, 138 P, CAN $ 9.95. The skin of culture. Investigating the new electronic Reality Derrick de Kerckhove Textes rassemblés avec u n e introduction par Christopher Dewdney, Toronto, Somerville House Publishing, 1995, 226 p. CAN $ 19.95. Ursula Franklin. The Real World of moins de ce qu'il devait à la "Renaissance Technology. (CBC Massey lectures series). catholique" française du début du siècle, dont Concord (Ontario), House of Anansi Press, comme néophyte il avait assimilé l'influence 19943 (1ère édition : Toronto, Les Entreprises au St. Michael's College de l'Université de Radio-Canada, 1990), 138 p., CAN $ 9.95. Toronto, séjour fréquent de figures comme Gilson et Maritain dans les années 30 et 40. Il Derrick de Kerckhove. The Skin of Culture. est sans sans doute significatif que son héritier Investigating the New Electronic Reality. direct soit un Belge, dont la conception de Textes édités avec une introduction par l'intelligence collective d'une "civilisation Christopher Dewdney. Toronto, Somerville vidéo-chrétienne" à l'échelle planétaire n'est House Publishing, 1995, 226 p., CAN $ 19.95. pas sans rappeler la "noosphère" cosmique et "personnelle" du P. Teilhard de Chardin. Si je traite ici de livres qui ne sont pas parus en français, c'est afin de familiariser un Derrick de Kerckhove est professeur au public francophone avec la riche tradition de département de français de l'Université de réflexion sur la technique propre à la culture Toronto, où il anime dans la maison qu'y d'expression anglaise de mon pays, le habitait son maître le McLuhan Program in Canada. L'étude classique qui en discute les Culture and Technology. Consultant recher- figures marquantes dans leur contexte natio- ché auprès de firmes, de gouvernements et de nal est celle d'Arthur Kroker, parue à Montréal réseaux de télévision, sa vie quotidienne se chez New World Perspectives en 1985: déroule à la mesure du village global qu'il Technology and the Canadian Mind: Innis, sillonne physiquement en avion ou virtuelle- McLuhan, Grant. Pour ma part, j'entends dis- ment dans l'ubiquité tactile des media décrits cuter dans un prochain numéro de quelques dans The Skin of Culture. Ce livre est le pre- ouvrages récents concernant George Grant, mier à offrir au public lettré le survol d'une important philosophe mort il y a quelques pensée élaborée dans cet élément électro- années, et que seul un article déjà ancien de nique, sous la forme de brefs textes parus ici Daniel Cérézuelle a auparavant présenté au et là au fil des années depuis la mort de public français. Celui-ci est certes plus familier McLuhan en 1980 et rassemblés ici dans un de Marshall McLuhan, mais sans généralement ensemble inégal et hétéroclite, où abondent s'aviser de ce qu'il était Canadien, et encore les redites. 9 «é ^ ^ec/vuyuo - Bulletin n 0 10 - Hiver 1996-97 /JT
Aussi s'en dégage-t-il par moments l'im- Pour compenser la désorientation d'une pression de maladresse que donnent l'albatros conscience exorbitée, "le véritable objet de l'in- ou le pingouin contraints d'aller à pied sur la formatisation est d'étendre à l'environnement terre ferme. A d'autres moments se révèle l'ai- électronique le genre de relations de contrôle sance d'une pensée amphibie quand elle et de surveillance que les gens exercent à l'in- retrouve son élément véritable: l'éther élec- térieur d'eux-mêmes"(p. 208), et qu'ils s'étaient trique qui unit le système nerveux de l'être habitués à déléguer à la télévision -à la fois humain et ses prolongements techniciens sur imagination externe et moralité publique. le terrain commun d'une organicité planétaire. Derrick de Kerckhove nous livre les raisons cli- Loin d'être neutre, celui-ci est bel et bien le niques de l'absorption hypnotique de notre sens commun, c'est-à-dire la ratio psychosoma- regard par celui de l'écran cathodique, qui est tique d'une nouvelle économie des sens -à la le plus fort. S'adressant au corps en passant mesure de l'univers, pourrait-on dire pour outre à l'esprit, c'est lui qui nous scrute. Il nous paraphraser Bataille, et d'autant plus justement pénètre par ses stimulations sans nous donner que l'économie globale elle-même doit être le temps physiologique de réagir, exerçant une vue comme le bouillon de culture de cette prise directe sur les dispositions sub-muscu- seconde nature devenue l'environnement pre- laires de notre organisme, qu'il ouvre à son mier de l'être humain. Il se confond avec elle massage (sic: cf le calembour de McLuhan sur comme avec son propre corps, de par la son célèbre adage) et empêche de faire retour résorption rapide (ainsi dans le cyberespace de sur lui-même, le laissant dans un état d'énerve- la réalité virtuelle) de tout hiatus entre l'électri- ment permanent. Le sondage fait partie inté- cité organique qui l'anime et l'électricité tech- grante du servo-mécanisme de formation d'une nologique d'un réseau sensoriel unitaire lui masse qui pense en bloc, sur un mode essen- donnant accès à un domaine d'expérience tiellement réceptif. s'étendant des plus intimes recès de la matière aux confins du cosmos connu. Pour de Mais cela est appelé à changer: la numé- Kerckhove, notre corps et notre esprit sont tout risation de la télé et son émigration des ondes uniment projetés par les télécommunications au câble doivent accomplir la transformation électroniques aux dimensions de la Terre, qui de notre rapport passif à l'écran en celui inter- n'est plus dès lors tant notre monde ou notre actif que permet l'ordinateur. A l'apogée de la foyer que notre corps même, de la même façon télévision, "l'homme de la masse était homo- que l'était l'univers pour les cultures dites pri- généisé et tout-à-fait dépersonnalisé. (...) mitives bien avant l'invention de l'écriture: une Mais les ordinateurs ont amené la "culture de extension immédiate de leur conscience. La la vitesse". L'ordinateur n'est pas un médium pensée retrouve en effet la plénitude viscérale de masse, mais un médium personnel, comme de la tactilité dans ce cyberespace où "les dans personal computer, "(p. 133) La multipli- échanges bio-techniques locaux entre le corps, cation de la vitesse par la masse dans la cyber- l'esprit et la machine sont maintenant reliés à culture promet de rétablir l'équilibre en faveur l'environnement global par le traitement de de l'individuation permise par l'imprimé. Qui données et les relais mondiaux."(p. 209) Ainsi, plus est, la convergence de l'ordinateur et de "le cerveau étendu technologiquement projette la télé "offre une nouvelle possibilité sans pré- son réseau de senseurs intelligents à l'extérieur, cédent, celle de brancher les individus et leurs pour avaler l'environnement, de la même façon besoins spécifiques en des esprits collec- que les concombres de mer projettent leurs tifs"^. 53), qu'il s'agisse de "nouvelles per- estomacs pour capturer le plancton."(p. 45) sonnes collectives, représentant des segments 16 (Paé ^ SecÂn^uc - Bulletin n 0 10 - Hiver 1996-97
de la population dignes de devenir des mar- par ailleurs fort éclairante sur la dynamique chés"(p. 134) ou du cerveau collectif - anthropologique des mutations technolo- } l'Internet- de "notre ordinateur global giques, mais qui se dérobe aux enjeux qu'elle unique"(p. 63), véritable sujet des divers pro- soulève en se réfugiant dans l'immanence du cessus quasi-biologiques -des réseaux neu- message au medium. Comme les media élec- raux à la réalité virtuelle permettant de penser troniques, elle projette systématiquement le en commun en temps réel- téléologiquement centre d'attention vers les extrémités du sen- orientés vers l'unité organique sans faille d'un sorium, entre lesquelles elle prétend rétablir corps planétaire. A l'interface de plus en plus un précaire équilibre sans passer par le centre ténue de nos psychés privées et du monde de gravité d'où se posent les vraies questions: extérieur, les nouveaux media électroniques la personne humaine en tant qu'elle cherche "fonctionnent largement comme un second son assiette dans un sens qui la déborde et esprit -bientôt doté de plus d'autonomie que l'étaie au milieu de la finitude de sa condition. nous pourrions le souhaiter."(p. 209) Comment s'assurer qu'elle le trouve dans ce "point d'être" intégrateur que Derrick de Dans ce grand retournement de notre Kerckhove oppose comme un fait accompli civilisation, les domaines du conscient et de au "point de vue" sélectif constitué dans la l'inconscient s'intervertissent. "Il n'y a pas si perspective de l'imprimé, comme nouveau longtemps, le monde était bête et nous étions centre de proprioception de l'être humain à malins. Mais le monde informatisé devient l'intérieur de sa peau et à l'intersection de ses plus malin et plus rapide que nous. Très bien- extensions sensorielles? N'est-il pas le pre- tôt notre intelligence technologique collective mier à prédire qu"'avec les réseaux neuraux à va dépasser en performance l'organique indi- l'horizon technologique, une grande partie de viduelle tant en vitesse qu'en intégration." Du nos facultés de jugement, jadis le domaine point de vue de Sirius où le place son omni- exclusif de la délibération personnelle ou de présence électronique. Derrick de Kerckhove groupe, sera déléguée de façon croissante à estime qu"'il sera intéressant de savoir com- nos extensions technologiques"?(p. 185) A ce ment cette organisation cognitive unifiée va propos, George Grant remarquait en 1969, s'occuper de l'environnement et de la pauvre- dans un texte dont j'entends parler une pro- té, et quels critères elle va dicter pour le génie chaine fois, que les nombreuses personnes génétique. Pour le moment, relaxez. Nous qui placent aujourd'hui une énorme confiance n'en sommes pas encore là."(pp. 63-64) dans les media électroniques pour surmonter Autrement dit : ne vous en faites pas, le délu- la vieille analité rationnelle de l'imprimé et de ge n'est pas pour demain, il n'est pas prévu la parole feraient bien de réfléchir sur les films avant après-demain -foi de trend-watcher ! Il de Leni Riefenstahl, où se déploie toute la est permis de ne pas se sentir particulièrement magie d'un medium précurseur pour réinté- rassuré par ces conseils aux téléspectateurs de grer la conscience dans le corps : ce qui pourrait bien être leur propre marche vers un abîme où les conditions et partant le Les regarder, c'est être confronté à la question sens de l'existence humaine seraient radicale- même de Nietzsche : Qui mérite d'être maître ment mis en cause. de l'électronique ? Les derniers hommes ou les nihilistes du journalisme télévisuel contempo- Cette façon de surfer sur les problèmes rain et de la politique ? L'on serait plus content * qu'il s'agirait de poser avec le plus grand du culte mcluhanite si ses membres s'occu- sérieux marque les limites d'une démarche paient de telles questions. ^ o é ^ SeJvityue - Bulletin n 0 10 - Hiver 1996-97 //
Vingt ans après Grant dans Time as américain qui pour Grant n'est autre que son History, Ursula Franklin eut aussi l'occasion de expression politique. développer sa réflexion sur la technique dans le cadre prestigieux des "Massey Lectures", série On retrouve l'écho de ce schéma de pensée annuelle de conférences radiodiffusées de pen- bien canadien chez Ursula Franklin, quand elle seurs canadiens-anglais reconnus, instituée en distingue dans le concept de 1'"environnement" 1961 en l'honneur de l'ancien Gouverneur- celui qui est construit par la technologie et celui Général Vincent Massey, sous l'égide duquel la qui ne l'est pas, la nature proprement dite. politique culturelle du gouvernement canadien Pour illustrer son plaidoyer pour le rejet de la avait été définie dans ses grandes lignes mentalité égocentrique et technocentrique quelques années auparavant par une commis- voyant dans celle-ci une infrastructure parmi sion désignée par son nom. Son rapport fit date d'autres à ajuster et à utiliser, elle exprime ce en définissant le mandat des institutions cultu- voeu : que "le gouvernement du Canada traite relles de l'Etat -notamment la télévision nais- la nature avec le même respect avec lequel tous sante- dans les termes de la problématique les gouvernements du Canada ont toujours trai- d'une identité canadienne qui ne pouvait s'af- té les Etats-Unis -comme une grande puissance firmer comme telle qu'à la condition que l'on et une force à craindre"; qu'au lieu de dire: s'assure d'abord d'un certain contrôle à la vaste "Que vont dire les Américains ?", il dise "Que échelle du pays sur les media ; en effet, plus dirait la Nature ?" quand vient le moment de qu'ailleurs au monde, ceux-ci sont soumis de planifier.(p. 118) Deux manières de le faire cor- par leur logique propre à l'attraction homogé- respondent à ces deux façons de penser: res- néisante du puissant voisin du Sud. Celle-ci est pectivement, planifier pour maximiser les gains d'autant plus menaçante pour le Canada anglais ou planifier pour minimiser les désastres. Ce que presque rien en apparence ne distingue sa n'est pas pour rien qu'Ursula Franklin rend culture de l'américaine. Cet insaisissable et pré- hommage en paraphrasant son titre à une autre cieux je-ne-sais-quoi l'oblige à un constant série de conférences Massey, diffusée en 1965, effort de réflexion sur les conditions de la com- par laquelle fut popularisée la notion d'indivi- munauté humaine particulière sur un continent dualisme possessif dans ce qui devint un petit défini avant tout par les moyens techniques de classique des sciences politiques : The Real communication à l'échelle des masses. A la World of Democracy de C. B. Macpherson. "paranoïa catholique" dont se réclamait haute- C'est en partant d'engagements sociaux et spiri- ment Marshall McLuhan, et qui pouvait se satis- tuels bien précis qu'elle entend à son tour faire chez lui du dépassement dialectique du mettre à jour dans la technologie un ensemble problème de la technique dans un "village glo- "d'idées et de rêves, de pratiques et de procé- bal", l'on pourrait ainsi opposer la spécifité dures, d'espoirs et de mythes, "(p. 36) d'une "paranoïa canadienne" qui s'y refuse, arc- Quakeresse active dans les luttes pacifistes et boutée sur la conscience d'une Nature irréduc- féministes, elle connaît aussi de l'intérieur le tible aux desseins de l'homme (constat dont monde scientifique où elle a fait, depuis son l'évidence s'impose à quiconque a vécu un émigration d'Allemagne au Canada en 1948, hiver canadien) comme base nécessaire de sa une brillante carrière en physique des métaux, liberté dans des communautés concrètes, à la sans jamais perdre de vue ses idéaux ; c'est bien différence de la Nature américaine comme là ce qui lui valut le Prix Wiegand -honorant les simple "frontière" indéfiniment repoussable Canadiens ayant contribué à la compréhension d'une liberté individuelle sans frein, postulat des dimensions humaines de la science et de la abstrait tant de la Technique que de l'Empire technique- en 1989, l'année où elle livra à la /cf 9 aé ^ 3ecA*uyue - Bulletin n 0 10 - Hiver 1 9 9 6 - 9 7
radio d'Etat anglaise les conférences réunies ici visions d'avenir. "Aujourd'hui les constructions sous le titre The Real World of Technology. scientifiques sont devenus le modèle pour décrire la réalité au lieu d'être un des modèles Pour de Kerckhove, on l'aura deviné, c'est pour décrire la vie autour de nous. Il en a la technique qui définit "la nouvelle réalité élec- résulté un déclin marqué dans la confiance des tronique" du sous-titre de The Skin of Culture, gens dans leur propre expérience et leurs dans un rapport non pas d'influence, mais bien propres sens", y compris le bien nommé "sens d'identité. Franklin conviendrait sans doute commun", qu'Ursula Franklin tient pour indis- avec lui que la réalité "change chaque fois que sociable de la proximité physique. Elle y insis- de nouvelles technologies l'envahissent" (The te, car "la dégradation de l'expérience et la glo- Skin of Culture, p. 170), mais elle entend résis- rification de l'expertise sont un trait bien signi- ter à ces technologies prescriptives qui "se sont ficatif du monde réel de la technologie, "(pp. 36- installées comme une force d'occupation géan- 40) En outre, "l'absence de réciprocité transfor- te"(p. 117) dans nos vies. Elle ne saurait me bien des technologies de communication en admettre la culture de conformisme (culture of technologies de non-communication", qui en compliance) qu'elles présupposent, parce qu'el- moins d'un siècle ont "affecté nos perceptions le ne doute pas que la réalité déborde les de l'espace et du temps et ont mené à de nou- termes et les formes du consensus de fait qu'en- velles pseudoréalités et pseudocommunautés"( cadre entièrement pour de Kerckhove (dans la p. 117) -celles-là même qui pour Derrick de ligne des travaux historiques de Harold Innis Kerckhove sont tout bonnement la "nouvelle auxquels McLuhan devait tant) "le principal réalité électronique". medium de communications" employé par une culture; ainsi celle-ci ne dépend-elle pas seule- Le hiatus épistémologique qui se fait jour ici ment pour lui de la bonne volonté et du langa- entre ces deux auteurs contient tout le dilem- ge des communautés qui la constitutent.(The me de notre époque, celui de savoir où passe Skin of Culture, p. 170) Or c'est à eux que la ligne de partage entre l'homme et ses Franklin en appelle pour "transcender les bar- extensions techniques, et sur quelle base rières érigées par la technologie contre la réci- accentuer leur continuité ou leur discontinui- procité et le contact humain", afin de "substituer té. Je ne saurais ici me hasarder plus avant aux images l'expérience authentique. Ce n'est dans ce débat, sinon pour indiquer les ques- pas parce que la technologie de l'image a tions que pourraient s'adresser par-dessus accentué le lointain aux dépens du proche que l'abîme entrevu les tenants de l'une ou l'autre le proche disparaît pour autant."(p. 45) H position. Ursula Franklin pourrait par exemple demeure à la base de la réalité telle que se référer à l'histoire de l'acculturation métho- Franklin la définit -comme l'expérience des dique dans la vie quotidienne de diverses gens ordinaires dans la vie quotidienne. Cette technologies que nous prenons facilement dernière constitue le granit d'une "réalité verna- pour acquises, telle qu'établie notamment par culaire" au ras du sol, où le personnel est le la recherche féministe, pour avertir de politique, selon la formule féministe reprise par Kerckhove (en citant le premier livre impor- l'auteur, qui lui superpose en strates successives tant de Marshall McLuhan) que "l'actuel la "réalité étendue" que nous devons à des engouement populaire et émotionnel pour le sources indirectes d'expérience, des "réalités PC est très semblable à la phase "épouse construites ou reconstruites" -fiction ou propa- mécanique" de l'automobile. Une fois de plus gande- "qui font partie du tissu tenant ensemble il y a la promesse de libération"(p. 98) pour une culture", et la "réalité projetée" de nos l'individu, typique des premiers stades de l'in- ^ ûé ^ SecAtuyue - Bulletin n 0 10 - Hiver 1996-97 13
traduction d'une nouvelle technologie, qu'il psychologique au-delà des limites de la peau et s'agisse du téléphone, de la machine à coudre du corps"(p. 177), aux dimensions de la "mai- ou de l'alimentation industrialisée, mais qui son que la technologie a construite, et dans est inévitablement trahie une fois qu'a fait son laquelle nous vivons tous", pour reprendre oeuvre un astucieux mécanisme de création l'analogie préférée d'Ursula Franklin. Même si de dépendance (pp. 117-118), permettant à la nous ne sommes pas cette maison, nous y pas- centralisation prescriptive de reprendre ses sons désormais le plus clair de notre temps, et droits sur la réciprocité et l'autonomie. Celles- il convient d'en prendre la vraie mesure si nous ci caractérisent pour Ursula Franklin les tech- voulons y apporter les "altérations construc- nologies holistes, sensibles aux contextes par- tives"(p. 116) qui nous permissent d'y habiter ticuliers, antérieures ou extérieures à la divi- dans l'avenir, plutôt que de seulement faire sion du travail telle qu'elle apparaît dès les partie des meubles. Une chose est certaine, plus anciennes civilisations -ainsi qu'elle le c'est que nous sommes déjà en plein chantier, note à propos du cas de la métallurgie en comme l'a constaté il y a longtemps Ernst Chine qu'elle a étudié de près- et dont les Jùnger, dont on peut discuter des aléas de la conditions d'émergence sont les mêmes que carrière, mais à qui l'on ne saurait dénier une celles d'une lourde bureaucratie centralisée hauteur de vues où trouvent leur juste place à dans une "culture de conformisme". Partant la fois la perspective géologique d'un Derrick de ses propres recherches sur les origines de de Kerckhove et le souci humaniste d'une l'alphabet et les implications neurologiques de Ursula Franklin, ainsi qu'en témoigne dans sa forme et de son orientation -la part qui leurs termes mêmes ce passage de son petit m'en semble appeler les plus féconds déve- livre à maints égards prophétique sur L'Etat loppements pour une anthropologie philoso- mondial (I960), que l'on me permettra de citer phique. Derrick de Kerckhove pourrait faire pour conclure : valoir que la décontextualisation permise par les alphabets grec et latin, et dont la numéri- "Que nous voulions ou non entrer dans la sation universelle n'est qu'une extension à nouvelle maison -nous n'avons pas à en déci- l'infini, est indissociable d'une culture d'inno- der, car cette entrée ressemble moins à celle vation plutôt que de tradition, et la condition d'un homme qu'à celle d'un éon ; (...)." autant de la liberté de l'individu si chère à Ursula Franklin que de la division du travail Une autre question est celle de savoir ce qui la lui aliène selon elle. qui peut y être emmené. Il y a bien aussi de l'héritage, pas seulement du changement. Si -Eternel paradoxe de l'Occident, et nou- des caractères essentiels de l'espèce humaine, veau paroxysme pour l'humanité, alors que par-dessus tout le libre-arbitre, seront emme- "l'environnement cesse de se rapporter à nés dans la nouvelle maison, s'ils y seront l'échelle du corps humain." Que l'on convien- apportés comme héritage ou s'ils y devien- ne ou non avec Derrick de Kerckhove que dront rudimentaires -cela pourrait à dire vrai "nous sommes arrachés pour de bon à la tradi- se prêter à une libre estimation. tion humaniste" (The Skin of Culture, p. 178), l'on ne peut nier que "cette réalisation amène CHRISTIAN ROY, Hoover Fellow in avec elle la responsabilité d'étendre notre soi Applied Ethics, Katholieke Universiteit Leuven 20 9 «é ^ J & ^ - Bulletin n0 10 - Hiver 1996-97
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