Les entreprises de prostitution commerciale : les commerces éphémères des marchés illicites - Érudit
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Document generated on 02/20/2022 3:30 a.m. Criminologie Les entreprises de prostitution commerciale : les commerces éphémères des marchés illicites Yves Leguerrier Le milieu criminel Article abstract Volume 22, Number 2, 1989 This article concerns the commercial prostitution that was operating in the Montreal region from 1981 to 1985. An analysis of the police archives and the URI: https://id.erudit.org/iderudit/017281ar classified advertisements made it possible to reconstitute the decisions a DOI: https://doi.org/10.7202/017281ar criminal who wants to get into this market has to make with regard to the opportunities available and the specific requirements of his milieu (social and police-related). One of the major conclusions of this article is the transient See table of contents structural nature of ventures in commercial prostitution. The results could be evidence of the temporary nature and instability of the criminal opportunities themselves. Publisher(s) Les Presses de l'Université de Montréal ISSN 0316-0041 (print) 1492-1367 (digital) Explore this journal Cite this article Leguerrier, Y. (1989). Les entreprises de prostitution commerciale : les commerces éphémères des marchés illicites. Criminologie, 22(2), 35–63. https://doi.org/10.7202/017281ar Tous droits réservés © Les Presses de l'Université de Montréal, 1989 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/
LES ENTREPRISES DE PROSTITUTION COMMERCIALE : LES COMMERCES ÉPHÉMÈRES DES MARCHÉS ILLICITES' Yves Leguerrier2 This article concerns the commercial prostitution that was operating in the Montreal region from 1981 to 1985. An anal- ysis of the police archives and the classified advertisements made it possible to reconstitute the decisions a criminal who wants to get into this market has to make with regard to the opportunities available and the specific requirements of his milieu (social and police-related). One of the major conclu- sions of this article is the transient structural nature of ven- tures in commercial prostitution. The results could be eviden- ce of the temporary nature and instability of the criminal opportunities themselves. INTRODUCTION La plupart des travaux sociologiques sur la prostitution se sont penchés sur le fonctionnement d'un marché très spécifique, celui de la prostitution de rue (pour un bilan récent, cf. Cohen, 1980). Les études portant sur la prostitution commerciale (studio de massage, agence d'escorte, studio de visionnement et agence de danseuses nues) — pourtant en pleine expansion — sont peu nombreuses (Rasmussen et Kuhn, 1976; Verlade et Warlick, 1973). Quel que soit le marché analy- sé, cependant, la grande majorité de ces études se sont intéressées exclusivement aux trajectoires individuelles des prostituées et à leur style de vie et ont procédé essentiellement par entrevues et observa- tions. Cette étude se limite à la prostitution commerciale (hétérosexuel- le adulte) et propose une autre perspective beaucoup plus proche de celle que les économistes emploient lorsqu'ils analysent un secteur d'activités commerciales donné: ce n'est plus la prostituée qui est considérée comme l'acteur principal de ce marché, mais bien l'entre- preneur lui-même (et la firme qu'il exploite). Par ailleurs l'analyse documentaire des archives policières et des annonces classées se substi- tue aux méthodes qualitatives d'enquêtes sur le terrain comme tech- nique privilégiée de collecte de données. 1. Cette recherche a été subventionnée à la fois par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH) et par le Fonds pour la formation de chercheurs et l'aide à la recherche (FCAR). L'auteur désire remercier monsieur Jean-Yves St-Laurent du Service de police de la CUM et monsieur Gilles Sicotte de la Sûreté du Québec pour leur précieuse collaboration. 2. Assistant de recherche, Centre international de criminologie comparée, Université de Montréal et étudiant au programme de doctorat en criminologie, Université de Montréal, case postale 6128, succursale A, Montréal, Québec H3C 3J7. Criminologie. XXII. 2. I9H9
36 CRIMINOLOGIE Nous proposons ici de reconstituer l'ensemble des décisions que doit prendre un entrepreneur qui désire s'impliquer dans le marché de la prostitution commerciale, compte tenu à la fois des opportunités immédiates et des exigences spécifiques de son environnement (social et policier). L'analyse s'inspire des recherches qui ont été faites sur la prévention «situationnelle» du crime, sur les choix des cibles ou sur les facteurs associés à la victimisation (pour un bilan récent, cf. Cusson, 1986). Ces travaux s'intéressent moins à ce que «sont» les délinquants qu'à ce qu'ils «font»; le délit n'est plus considéré comme le symptôme d'une prédisposition, mais comme une décision influencée par les résultats anticipés; et l'analyse a pour fonction de dégager les dyna- miques complexes sous-jacentes aux circonstances dans lesquelles les délits se produisent. L'analyse des structures d'opportunités criminelles a amené les chercheurs à s'intéresser de manière plus spécifique aux processus de prise de décisions des délinquants eux-mêmes (Clarke et Cornish, 1986; Cornish et Clarke, 1988). Les modèles décisionnels proposés jusqu'ici concernent surtout des activités criminelles que l'on pourrait qualifier de prédatrices, qui s'exercent sur une base discontinue, où les délinquants peuvent opérer de manière relativement indépendante les uns des autres et qui finalement dépendent des opportunités immédiates de l'environnement urbain en général (cambriolage, vandalisme, vol qualifié, etc.). Toutefois, le marché de la prostitution commerciale, tout comme les marchés criminels en général, exige de ceux qui y partici- pent une implication temporelle continue (plutôt que ponctuelle); ce marché est régi par une demande et résulte en une criminalité consen- suelle dans laquelle les consommateurs remplacent les proies ; et finale- ment ces entrepreneurs dépendent non seulement les uns des autres, mais doivent avoir accès à un ensemble d'opportunités médiatisées dans une large mesure par le «milieu». L'article est divisé en trois sections. La première traite des déci- sions que les entrepreneurs de ce marché doivent prendre concernant les firmes qu'ils exploitent: l'utilisation intensive de la publicité, les stratégies de localisation et les manières dont ils enregistrent légale- ment leurs entreprises. La seconde section examine deux sortes de stra- tégies d'adaptation des entreprises à l'environnement dans lequel elles opèrent: leur façon de transiger avec les clients et les modalités de rémunération et de recrutement des employé(e)s. La troisième section analyse les avantages et les inconvénients auxquels font face les entre- preneurs : les gains espérés, les obstacles rencontrés (les risques) et l'espérance de vie des entreprises.
LES ENTREPRISES DE PROSTITUTION COMMERCIALE 37 SOURCES DE DONNÉES Une analyse de la presse écrite a permis d'identifier les deux prin- cipaux canaux de publicité de la prostitution commerciale de 1981 à 1985, un quotidien du matin et une revue spécialisée dans les activités de divertissement: le Journal de Montréal et le Montréal Scope. Le quotidien du matin offre plusieurs sections de ses «Annonces classées» aux différentes entreprises afin d'informer la clientèle de la raison sociale3 sous laquelle les services sont offerts, de la localisation du commerce et de la nature des services officiellement disponibles. À l'exception de particuliers affichant des services de nature équivoque dans plusieurs journaux «jaunes» et dans certains autres quotidiens (La Presse et The Gazette), aucune publication n'offre une surface de publi- cité aussi élaborée aux entreprises habituellement reconnues pour offrir des services de prostitution hétérosexuelle. Ces sources publicitaires ont dû faire l'objet d'un échantillonnage puisque les annonces se répètent souvent intégralement. Pendant cinq ans, le Journal de Montréal a publié environ 39 000 annonces. L'élabo- ration d'une stratégie d'échantillonnage s'avérait donc indispensable. 1) Choisir une journée représentative du reste de la semaine : l'observa- tion a permis de constater une augmentation du nombre d'annonces les mercredi et vendredi ; le vendredi fut retenu comme point de référence. 2) La fréquence d'observation a été fixée à un numéro du journal tous les deux mois : ces séquences permettent d'alléger l'échantillon tout en s'assurant de sa représentativité. De cette façon l'échantillon comptait 760 annonces, mais comportait aussi deux formes de répétition qui devaient être éliminées. 3) L'élimination des répétitions visait la repro- duction intégrale des annonces dans le temps et la répétition des adresses physiques, mais sous des raisons sociales différentes. L'échan- tillon tiré du Journal de Montréal a ainsi permis d'identifier 122 entre- prises distinctes. Bien que l'observation n'ait pas épuisé de façon exhaustive toutes les sources de renseignements possibles, seule la revue spécialisée dans les activités de divertissement (Montréal Scope) générait des informa- tions jusque-là inconnues. C'est d'ailleurs la sous-représentation antici- pée d'un type de commerces dans le Journal de Montréal (les agences d'escortes), qui motivait le choix de la revue spécialisée comme source complémentaire d'informations. Il n'est pas étonnant de retrouver les agences d'escorte en nombre appréciable dans la seconde source 3. Le Journal de Montréal exige d'ailleurs de l'annonceur la preuve de l'enregistre- ment de la compagnie.
38 CRIMINOLOGIE puisque ce que nous connaissons d'elles est entre autres qu'elles s'adressent en particulier à une clientèle de passage (Cohen, 1980). L'échantillonnage dans le cas du Montréal Scope s'est avéré plus simple : à onze publications annuelles, tous les numéros ont été consul- tés. De cette façon, 112 annonces ont été recensées. La même procédu- re d'élimination devait être utilisée pour permettre de fixer à 24 le nombre d'entreprises qui ont eu recours à cette revue spécialisée de 1982 à 1985. Le fait que de nombreuses entreprises aient recours à ces moyens de publicité ne témoigne pas, toutefois, de la généralisation de cette pratique. D'autres moyens de promotion sont mis à la disposition des entrepreneurs: le bouche à oreille des clients ou l'échange d'informa- tions verbales et, en conséquence, le développement d'une réputation favorable à l'égard de l'entrepreneur ou de ses employées. Toutes les entreprises ne s'annoncent pas, tout comme celles qui s'annoncent peu- vent ne pas avoir recours à la publicité durant toute la durée de leurs opérations. Il est possible que la publicité des agences d'escorte ne représente qu'une partie de ces entreprises : il est généralement reconnu que celles-ci misent sur des réseaux informels d'informations rattachés au secteur hôtelier (hôtels, boîtes de nuit, etc.). Mais comme cette façon de procéder a le désavantage de dépendre d'une clientèle extrêmement mobile et volatile, il est probable qu'une majorité d'entrepreneurs annoncent effectivement leurs services. Les studios de massage, et autres organisations semblables qui rendent leurs services sur les lieux de la place d'affaires, font face à une situation différente. Une de leurs caractéristiques évidentes est leur immobilité. Ils sont donc sujets à une détection rapide de la part de la police. Afin de rentabiliser l'entreprise et d'en tirer un profit substan- tiel, il est raisonnable de penser que la plupart des entrepreneurs s'annoncent rapidement, massivement et durant toute la durée de leurs opérations. De cette façon, les entrepreneurs s'assureraient d'un rende- ment maximal en opérant au volume plutôt que sur la base d'une petite clientèle, mais fidèle et stable. Une troisième source de données en mesure de fournir des infor- mations jusque-là inconnues ou non accessibles par la publicité a été nécessaire. Les dossiers d'enquêtes de deux services de police oeuvrant dans la région métropolitaine, la Sûreté du Québec et le Service de poli- ce de la Communauté urbaine de Montréal ont été consultés. Ces deux services sont représentés par des sections opérationnelles spécialisées
LES ENTREPRISES DE PROSTITUTION COMMERCIALE 39 en ce qui a trait aux questions de moralité (alcool, jeux et prostitution). Les dossiers consultés ont d'abord été identifiés par les registres des unités où tous les dossiers sont classés par date d'événement et catégo- rie d'infraction. La sélection des dossiers pertinents devait répondre aux critères suivants : les dossiers doivent être clos au niveau de l'unité d'enquête; les principales infractions reprochées doivent être portées en vertu de l'article 193 (1) du Code criminel (tenir une maison de débauche); il doit s'agir de prostitution hétérosexuelle adulte; et les dossiers doivent contenir un corpus d'informations substantiel. Au total, 72 dossiers ont été analysés : ceux-ci représentent en réalité les 68 entreprises différentes qui ont fait l'objet d'une ou de plusieurs opéra- tions policières dans la région de Montréal entre 1981 et 1985. Les résultats obtenus de ces différentes sources ont produit l'éva- luation suivante. Les dossiers d'enquêtes policières ont permis d'identi- fier 68 entreprises qui, de 1981 à 1985, ont oeuvré dans la région du Montréal métropolitain: 31 à Montréal, 10 sur la Rive-Sud et 27 sur la Rive-Nord de Montréal. Les informations obtenues des différentes publicités ont permis d'établir que 146 entreprises distinctes se sont annoncées: Montréal (60), Rive-Nord (64) et Rive-Sud (22). Enfin, comme les archives policières ont repéré 20 entreprises jusque-là inconnues (elles ne s'annonçaient pas) des autres sources de données, l'addition des résultats obtenus des différentes sources a contribué au repérage de 166 entreprises impliquées dans ce commerce illicite (cf. tableau 1). TABLEAU 1 Diversité des façades d'affaire dans le marché de la prostitution commerciale* (Montréal métropolitain, 1981-85) Ville de Montréal Rive-Nord Rive-Sud 1981-83 1984-85 1981-83 1984-85 1981-83 1984-85 N % N % N % N % N % N % Massage 6 35.3 12 19.7 23 72 22 65 11 91.7 10 100 Bronzage 3 17.6 1 1.6 6 19 3 9 1 8.3 - Danseuses 1 5.8 11 18 0 2 6 - Visionnement 1 5.8 8 13.1 1 3 6 18 - Escorte 6 35.3 29 47.5 2 6 1 3 - Total 17 100 61 100 32 100 34 100 12 100 10 100 * Sources : Journal de Montréal, Montréal Scope, dossiers d'enquêtes du Service de poli- ce de la CUM et de la Sûreté du Québec.
40 CRIMINOLOGIE LES ENTREPRISES La première série de décisions que nous proposons d'analyser concerne l'implantation et l'organisation de la firme : s'annoncer, s'ins- taller et s'incorporer. En fait, il s'agit beaucoup plus de dégager les dif- férentes conséquences pratiques que peuvent avoir ces décisions sur le déroulement des activités. S'ANNONCER Pour des raisons évidentes, l'absence généralisée de publicité caractérise habituellement les marchés illicites qui doivent plutôt comp- ter sur la «rumeur discrète» entretenue par ceux qui y participent, soit à titre de consommateurs, soit à titre d'entrepreneurs (Reuter, 1985). L'entrepreneur est alors réduit à «étiqueter» son produit par sa réputa- tion de façon à susciter et maintenir la loyauté de ses clients (brand loyalty). Toutefois, les entrepreneurs du marché de la prostitution commer- ciale font un usage intensif de la publicité. L'utilisation de façades d'affaires suggestives, mais qui ne font aucune sollicitation directe, explique en partie ce recours à la publicité. L'accessibilité à ces médias semble acquise, mais à un certain prix. L'importance relative des coûts de publicité, jumelée au nombre moyen d'annonces laissent entrevoir un premier indice sérieux de la perfor- mance du marché de la prostitution commerciale. Le Canadian Advertising Rates and Data (1986) fournit les tarifs publicitaires pour différentes publications. Le Journal de Montréal fixe le tarif de ses annonces classées selon chaque ligne utilisée. En 1983, on exigeait 3 $ pour une ligne et chaque annonce comptait en moyenne 8 lignes, donc le coût moyen était de 24 $. Sur une base mensuelle, une annonce exi- geait des déboursés d'environ 650 $, à raison de 6 jours par semaine. Pour avoir une bonne idée des tarifs antérieurs et ultérieurs à 1983, on doit compter sur une variation annuelle de 5 à 10 %. Avec un tirage quotidien moyen de plus de 300000 copies4, le Journal de Montréal s'inscrit comme un médium à large diffusion s'adressant à une clientèle vaste et variée. Cette circonstance n'a pas manqué d'attirer les entreprises qui convoitent ce vaste auditoire. À cet égard, la distribution annuelle du nombre moyen d'annonces quoti- diennes est éloquente: 8 en 1981, 17 en 1982, 25 en 1983, 38 en 1984 et 40 en 1985. 4. Source: Canadian Advertising Rates and Data, octobre 1986, p. 25-26.
LES ENTREPRISES DE PROSTITUTION COMMERCIALE 41 Le mensuel Montréal Scope représente une seconde source impor- tante de publicité pour qui désire annoncer ses services. Son tirage mensuel moyen de 39000 copies5 et sa diffusion dans les grands hôtels, boîtes de nuit et restaurants du grand Montréal en font un médium particulièrement intéressant. Par surcroît, son bilinguisme lui permet de s'adresser à une clientèle non restreinte. Sauf exception, les agences d'accompagnement, habituellement connues sous le vocable agences d'escorte, ont grandement recours à cette publication pour s'annoncer. Depuis 1982, soit le moment des premières annonces d'agences d'escorte dans ce mensuel, le nombre d'annonces est croissant, passant de 4 par mois en 1982 et en 1983, à 8 en 1984 et 15 en 1985. Les tarifs publicitaires du Montréal Scope sont évalués selon l'espace utilisé et la durée du contrat. À titre d'exemple, en 1983 les tarifs exigés pour une publicité d'un quart de page (1/4) variaient de 300$ à 400$. Qu'est-ce qui permet à une pratique historiquement localisée dans un quartier reconnu de s'étendre aux banlieues ? La réponse à cette question mérite que l'on compare les différentes formes de prostitution (cf. Miller, 1978; Bryant, 1982; Gemme, 1984). Contrairement aux marchés traditionnels de prostitution (la prostitution de rue et les réseaux de «call-girls»), la prostitution commerciale (escorte, massage, bronzage, visionnement) possède des caractéristiques qui lui sont propres. Alors que la prostitution de rue est surtout active en soirée, la prostitution commerciale offre une prostitution continue à la fois de jour et de soir (Cohen, 1980). Et alors que les clients de la prostitution de rue convergent vers un quartier reconnu (la «Main» ou le «Red light»), les studios se dispersent dans la ville et vers la banlieue afin de se rapprocher de leurs clients potentiels. Puisque ce type de commerce de prostitution n'est ni situé dans un quartier reconnu, ni associé aux réseaux informels d'informations des hôtels (pour les réseaux de «call- girls»), leurs clients potentiels ne peuvent connaître leur existence à moins que les propriétaires annoncent leurs services et leur localisation précise. On peut poser l'hypothèse, sur la base de la publicité, que le mar- ché a connu depuis 1981 deux séquences de développement: matura- tion et diversification (cf. tableau 1). La première phase (1981-83) témoignerait d'une sorte de prise de conscience de la présence d'une opportunité à faire un gain substantiel. D'ailleurs, il est probable que la 5. Op. cit. p. 95.
42 CRIMINOLOGIE publicité, par sa seule présence, ait été un élément catalyseur de l'expansion rapide du marché. Notons, par ailleurs, que les petites annonces qui permettaient aux entreprises de s'afficher ne sont peut- être que la généralisation commerciale de pratiques jusque-là indivi- duelles — les manoeuvres de séduction des annonces matrimoniales (de Singly, 1984) et les annonces d'échange de couples (Thio, 1988). La seconde séquence se démarque de la première par une mul- tiplication des entreprises. La fin de 1983 à 1985 correspond à une intensification de la compétition dans le marché et se caractérise par l'avènement de spécialisations diversifiées entre les différentes entre- prises. Bien entendu, les spécialisations s'organisent autour des façades d'affaires, ou des service pour lesquels on place une annonce. L'appa- rition tardive des agences d'escorte, des agences de danseuses nues (en privé ou à domicile) et des salons de visionnement illustre de façon convaincante la manière par laquelle les entreprises se sont organisées pour lancer de nouveaux services. La publicité, maintenant généralisée, rend elle-même son recours quasi obligatoire, à tout le moins pour les nouveaux arrivants, afin de rentabiliser l'entreprise. Ces deux efforts conjugués ont ainsi rendu possible la création de «modes» au sein du marché qui se traduisent par l'innovation de façades de prostitution diversifiées. S'INSTALLER II est raisonnable de croire que les entreprises de prostitution com- merciale, tout comme les entreprises criminelles en général, misent leur succès entre autres sur leur propre capacité de maintenir un seuil de visibilité relativement faible. Le choix du site doit faire en sorte d'assu- rer une apparence physique ordinaire des lieux. Trois propositions sont susceptibles d'expliquer l'absence de visibilité de ces commerces. La première, déjà connue, ne mérite qu'une mention : la prostitution com- merciale est une activité illicite. La seconde relève de la diffusion de l'information à propos de l'accessibilité des services: la publicité et le bouche à oreille assurent déjà la diffusion de l'information nécessaire à la recherche du service et de ce fait ne méritent pas l'assistance d'une visibilité accrue. Enfin, la troisième proposition tient de la tolérance du public : afin d'opérer avec succès dans un maximum de temps, rien ne doit soulever le soupçon, voire la méfiance de la population envers ces activités. Les données recueillies suggèrent que les deux principaux types d'entreprises (agences d'escorte et studios de massage) ont opté pour différentes techniques d'adaptation ou de camouflage de façon à concilier le recours à une publicité ouverte et le déroulement d'activités illégales.
LES ENTREPRISES DE PROSTITUTION COMMERCIALE 43 L'agence d'escorte est en quelque sorte une agence de référence et propose une stratégie de localisation qui lui est propre. Comme les dos- siers d'enquêtes policières et les sources publicitaires offrent une vision générale de l'emplacement physique de ces entreprises, ces informa- tions doivent être complétées par la contribution de sources secondaires6 permettant de retracer, avec plus ou moins de précision, il faut l'admettre, le point de départ des activités. Les trois premiers chiffres que comprend un numéro de téléphone correspondent à des secteurs géographiques précis; ceux-ci ont pour effet de découper un territoire en îlots relativement petits. À défaut de nous fournir les adresses exactes des agences, ces différentes sources autorisent à orien- ter l'information d'identification vers des secteurs précis du territoire. Sur un total de 38 agences d'escorte repérées, 20 ont ainsi été trouvées dans le secteur du centre-ville de Montréal, 3 étaient localisées dans la banlieue nord, aux abords de Montréal et 15 se partageaient indistincte- ment le reste du territoire de la métropole. Cette distribution suggère une portée géographique modeste. Une particularité évidente de ce type de commerces est de rendre le service à l'endroit désigné par le client (hôtel, motel, résidence privée, etc.). Puisque les activités sexuelles n'ont pas lieu à l'agence, l'entrepreneur n'a pas à tenir pignon sur rue. En fait, les données recueillies suggèrent trois stratégies de localisation: l'occupation d'espaces à bureau où l'administration est centralisée en un seul endroit; l'occupation du domicile du propriétaire ou celui de l'un de ses adjoints permettant encore à l'entrepreneur de centraliser son organisation en un seul lieu, tout en minimisant les frais qu'occasionne la location d'un espace à bureau ; la troisième stratégie ne prévoit aucune adresse fixe, mais les entrepreneurs opèrent à partir d'un réseau de télécommunications moderne qui a pour point de départ une agence de répondeur télépho- nique, laquelle relaie le message par télé-avertisseur ou téléphone cellu- laire à la personne responsable7. Puisqu'il n'y a pas de transaction sur place, ces trois stratégies de localisation ont pour effet d'entretenir le caractère occulte de la place d'affaires. L'utilité de cette organisation est donc fonctionnelle dans la 6. Source: les annuaires téléphoniques de références croisées (Lovell, 1981-87). Ces annuaires permettent, entre autres, de relier un numéro de téléphone à son adresse correspondante. 7. Cette stratégie n'est pas unique aux propriétaires d'agences d'escorte, elle est aussi utilisée par les revendeurs qui se situent aux niveaux intermédiaires des réseaux de distribution de drogues.
44 CRIMINOLOGIE façon «souple» de rendre les services. Si, comme le suggère Cohen (1980), les agences d'escorte s'adressent à une clientèle de passage, composée principalement d'hommes d'affaires, leur portée géogra- phique s'en trouve restreinte au sous-territoire où se recrutent leurs clients potentiels, bref le secteur des affaires du centre-ville de Montréal. En conséquence, on peut imaginer que les entrepreneurs désirent diriger leurs opérations en étant tout près de leur clientèle. Les entreprises qui offrent leurs services sur les lieux de la place d'affaires (les studios de massage, de bronzage et de visionnement) sont, par nature, plus faciles à localiser malgré leur caractère anonyme. Une visite «porte-à-porte d'un échantillon de ces emplacements (46/128 ou 36 %), tiré des annonces du Journal de Montréal, suggère trois caractéristiques communes : a) ces entreprises (43/46) sont situées aux seconds étages de petits centres commerciaux locaux eux-mêmes situés dans des quartiers à vocation principalement résidentielle; b) elles utilisent des espaces à faible visibilité, ou plutôt démontrent une apparence physique banalisée ; c) elles sont localisées dans des centres commerciaux où les espaces locatifs semblent avoir un degré de mobi- lité élevé (un faible taux d'occupation et la présence de nombreuses pancartes d'espaces à bureau à louer). La distinction du territoire importe peu dans la présentation physique de ce type d'entreprises, on note dans les trois territoires une utilisation semblable des espaces à bureau. Cette situation témoigne d'une utilisation «fonctionnelle» des sites à la fois pour les entrepreneurs et pour les clients. La survie de l'entre- preneur dépend de son habileté à opérer l'entreprise sans attirer l'atten- tion. L'intervention officielle peut être incitée par la notoriété ou par les pressions de la population. Dès lors, le choix d'un site opportun et son organisation devraient être faits en fonction des critères suivants : la banalité de l'apparence physique des lieux, et la réduction de la vulné- rabilité à une intervention officielle probable, de façon à entretenir le caractère anonyme de l'entreprise tout en espérant un gain substantiel au moindre coût. Le site doit permettre la présence de mesures de pré- caution qui ont pour but de réduire la vulnérabilité à l'intervention. Le centre commercial a justement comme fonction utilitaire de fondre ou de dissimuler le va-et-vient vers l'entreprise dans l'achalandage ordi- naire du centre commercial. La prostitution commerciale étant une criminalité dite sans victi- me, les policiers ne peuvent compter sur une «reportabilité» importante ou sur l'assistance du public par voie de plainte officielle. Un certain nombre de plaintes provient toutefois de voisins qui se plaignent du va-
LES ENTREPRISES DE PROSTITUTION COMMERCIALE 45 et-vient à toutes heures du jour et du soir, de la prostituée qui dans un esprit de vengeance dénonce son patron, du client insatisfait qui dit s'être fait voler, de parents de jeunes prostituées qui ont une connais- sance des activités, ou du concurrent qui prend les allures du voisin offensé. Ces plaintes, pour la plupart anonymes, représentent de 15 % à 20 % des enquêtes policières. Les unités d'enquêtes dans ce domaine sont donc essentiellement pro-actives et ce dans une proportion de 80 % à 85 %. Ceci peut fort bien signifier que la façon dont les entre- prises se «nichent» dans leur environnement produit l'effet escompté, soit de minimiser le risque que peut constituer le public. S'INCORPORER L'une des conditions d'accès aux annonces classées du Journal de Montréal consiste pour l'entrepreneur à fournir une preuve de l'acte d'enregistrement de la raison sociale de l'entreprise. Or l'enregistre- ment des entreprises est reproduit au fichier central des entreprises de la province de Québec. Le fichier permet non seulement d'identifier les propriétaires ou les personnes responsables, mais également de distin- guer les différentes formes juridiques des entreprises de prostitution commerciale. Les entreprises de prostitution commerciale se manifestent sous quatre formes générales : l'entreprise au noir (26 ou 38,2 % de l'échan- tillon), l'entreprise individuelle (28 ou 41,2 %), la société commerciale (2 ou 2,9 %) et la société par actions (12 ou 17,7 %). L'entreprise au noir est une entreprise non déclarée et n'a donc aucune existence juri- dique. L'entreprise individuelle n'exige l'enregistrement que d'une seule personne ; cette forme d'entreprise n'a cependant pas d'existence juridique propre, à l'exception d'une déclaration de raison sociale ou de l'intention d'exercer une activité commerciale; l'entreprise et le pro- priétaire se confondent au point de vue juridique de même que fiscal. La société commerciale est une entreprise constituée de plusieurs asso- ciés qui possèdent des parts sociales ; elle est une personne morale dis- tincte des associés, mais tout comme l'entreprise individuelle elle ne possède pas d'existence distincte du point de vue fiscal, ce qui signifie concrètement que les revenus de la société s'additionnent aux revenus de chacun des associés. Enfin, la société par actions est la seule forme d'entreprise que l'on nomme communément une compagnie. La société par actions est une personne morale distincte des actionnaires : elle pos- sède des biens, une activité propre, une dénomination sociale, des droits et des obligations ; elle est constituée en vertu de la Loi sur les compa- gnies du Québec ou de la Loi sur les sociétés commerciales cana-
46 CRIMINOLOGIE diennes. Théoriquement, la responsabilité des actionnaires se limite à leur mise de fonds et ceux-ci peuvent en être les employés et en retirer un revenu provenant de deux sources : un salaire en tant qu'employés et des dividendes en tant qu'actionnaires. Sur la base des entreprises connues de la police, on observe que 61,7% (42) de celles-ci ont déposé une déclaration de raison sociale (cf. tableau 2). Parmi les actes d'enregistrement, 61,9 % (26) ont confir- mé l'identification des propriétaires véritables obtenue des dossiers d'enquêtes8. Toutefois, cette proportion diminue à 38,2 % par rapport à l'ensemble des entreprises. À l'inverse, 38,2 % (26) des commerces de l'échantillon n'ont déposé aucune déclaration officielle, ou alors les entrepreneurs ont enregistré leur commerce sous une raison sociale dif- férente. À ceci s'ajoute une proportion de 23,5 % (16) des déclarations au fichier présentant un propriétaire ou un responsable inconnu des policiers et des dossiers d'enquêtes. Ces personnes peuvent être indis- tinctement des prête-noms, des associés occultes ou simplement des noms qui n'existent pas. Bref, 61,8 % (42) des entreprises de l'échan- tillon des dossiers d'enquêtes policières ont un propriétaire différent de celui inscrit au fichier des entreprises. TABLEAU 2 Statut légal des entreprises de prostitution* (Montréal métropolitain, 1981-85) Territoire Entreprises Entreprises Sociétés Total au noir individuelles par actions** et commerciales** Prop. Autre Prop. Autre Banlieues N 13 12 3 4 7 39 Nord et sud % 33,3 30,8 7,7 10,3 17,9 100 Montréal N 13 9 6 1 - 29 % 44,8 3i,0 20,7 3,5 - 100 Total N 26 21 9 5 7 68 % 38,2 30,9 13,2 7,4 10,3 100 * Sources des données utilisées pour les calculs : Dossiers d'enquêtes du Service de poli- ce de la CUM et de la Sûreté du Québec, Fichier central des entreprises du Québec. **Une entreprise peut être enregistrée ou incorporée par le propriétaire identifié comme tel (prop.) dans les dossiers d'enquêtes ou par une autre personne, souvent inconnue (autre). 8. Il est à noter que 93% des entreprises enregistrées déclaraient un seul propriétaire ou responsable
LES ENTREPRISES DE PROSTITUTION COMMERCIALE 47 Par ailleurs, l'information contenue dans les actes d'enregistre- ment provient des déclarations des entrepreneurs eux-mêmes, or rien n'oblige les déclarants à fournir les renseignements exacts ou à appor- ter les modifications nécessaires à leur déclaration en cas de change- ments dans l'entreprise. Il peut s'agir de l'intégration d'une technique de camouflage consistant en un refus d'enregistrer l'entreprise ou de déposer une fausse déclaration à l'aide d'informations en apparence conformes aux exigences. Puisque les entreprises de la région de Montréal ayant recours à la publicité du Journal de Montréal ont dépo- sé une déclaration de raison sociale (36/46 ou 78,3 %), on peut affirmer que la majorité des actes d'enregistrement est effectuée en fonction de l'accès au marché de publicité conventionnelle. La différence entre les entreprises de Montréal et de ses banlieues nord et sud, outre un recours à la publicité moins général à Montréal, réside dans leur forme juridique. À Montréal, par exemple, près de la moitié des entreprises (44,8 %) exercent leurs activités illégales «au noir», alors qu'en banlieue la proportion chute à 33,3 %. En banlieue, toutefois, les entrepreneurs exploitent une proportion de 28,2% d'entreprises légalement constituées. À la lumière de ces chiffres, il semble évident qu'il existe un intérêt à exercer des activités, même illé- gales, par l'entremise d'une compagnie légale. Une entrevue auprès d'un comptable général agréé (CGA) a permis de dégager les diffé- rentes facettes d'une opération de cette nature. En général, une compa- gnie légalement constituée permet de maintenir l'anonymat de ses diri- geants: une compagnie à charte doit prévoir lors de sa constitution la création ou la nomination d'un conseil d'administration, lequel dans les faits peut être complètement différent des administrateurs réels. Puisque la compagnie est une personne morale, la responsabilité de l'actionnaire s'arrête théoriquement à sa mise de fonds: l'actionnaire ne peut pas être poursuivi pour les obligations de la compagnie, mais en pratique il peut être responsable de l'activité de celle-ci car les pour- suites peuvent être engagées conjointement. Donc, une entreprise légale forme jusqu'à un certain point un abri légal ayant l'avantage de servir son caractère anonyme. Un exemple du caractère anonyme de l'entre- prise est l'achat d'une charte déjà existante sans avoir à déclarer les modifications. L'entreprise légale peut aussi être avantageuse afin de justifier l'importance des revenus lorsque les entrées d'argent deviennent «gênantes». Ce type d'entreprise doit déposer une déclaration annuelle en vertu de la «Loi concernant les renseignements sur les compagnies», ce qui signifie qu'une partie des revenus puisse être déclarée et justifiée
48 CRIMINOLOGIE devant le fisc. On pourrait ainsi poser l'hypothèse qu'à partir d'un cer- tain seuil de revenu, variable selon la situation de chacun, il devient plus profitable et à cet égard moins risqué de créer une compagnie afin de lui attribuer les revenus et bénéficier du même coup des différents avantages fiscaux. Parmi les divers avantages fiscaux, notons un degré d'imposition moins élevé pour les compagnies (un maximum de 18 %). Celles-ci peuvent d'ailleurs déclarer des pertes, par exemple lorsque les frais d'opération (les investissements, etc.) dépassent les profits: les revenus nets de la compagnie sont alors inexistants, donc leur degré d'imposition sera faible ou nul. D'autre part, une entreprise peut offrir deux sources de revenus à ses actionnaires : un salaire et des divi- dendes. Le salaire est en quelque sorte un revenu garanti, mais les divi- dendes, même variables, ont un degré d'imposition moins élevé. Enfin, une compagnie offre une plus grande facilité de sortir des fonds par le biais, entre autres, des avances aux actionnaires. L'entreprise peut ver- ser des avances non-remboursables durant une période de deux ans et qui, pour la même période, sont aussi non-imposables : cette stratégie consiste à verser une avance réelle d'une durée indéterminée, de pré- voir un remboursement fictif ou réel avant de fermer les livres pour l'année fiscale en cours et de répéter le même scénario à tous les deux ans sans avoir à payer de l'impôt, parce que les avances ne sont pas un revenu. En conséquence, l'horizon temporel des firmes dans le marché n'est peut-être pas aussi limité qu'on peut le laisser entendre. Bien que l'enregistrement de la compagnie pourrait bien, en principe, ne servir qu'à donner accès au marché de publicité conventionnelle, on remarque que la tendance à l'incorporation est beaucoup plus évidente en ban- lieue qu'à Montréal. Cela n'est peut-être pas étonnant: l'espérance de vie des entreprises de banlieue est trois fois plus élevée que celle des entreprises opérant à Montréal (cf. tableau 6). Il apparaît alors plus avantageux de créer une compagnie lorsque l'espérance de vie des entreprises permet une planification des activités de façon continue. L'ENVIRONNEMENT Cette section propose différentes stratégies d'adaptation de l'entre- preneur à son environnement et vise particulièrement la façon de transi- ger avec les clients, ainsi que la nature du traitement des employées. Les résultats de ces «négociations» ne dépendent pas tant du seul pouvoir décisionnel de l'entrepreneur, que de l'influence de l'environ- nement dans lequel il opère ou du type d'entreprises qu'il exploite.
LES ENTREPRISES DE PROSTITUTION COMMERCIALE 49 TRANSIGER AVEC LES CLIENTS La manière d'opérer des deux types d'entreprises se distingue par la nature de leur réseau de distribution. Toutes les agences d'escorte et quelques-unes des agences de danseuses nues assurent la distribution des services de façon indirecte, à l'extérieur de la place d'affaires. Les transactions sont initiées par téléphone suivant l'un ou l'autre de ces scénarios. Dans un premier cas, le numéro de téléphone correspondant à l'agence est celui d'un service téléphonique. Le message est ensuite transmis au propriétaire, soit chez lui, soit dans sa voiture munie d'un téléphone cellulaire, ou n'importe où ailleurs, grâce à un télé-avertis- seur (pagette). Le préposé au téléphone aura pris soin de demander les coordonnées du client potentiel en lui disant que quelqu'un le contacte- ra dans quelques minutes. Le propriétaire fait ensuite quelques vérifica- tions afin de savoir si les renseignements donnés par le client sont exacts: vérification du numéro de téléphone dans les différents annuaires de références croisées ou auprès de la compagnie de télépho- ne. Par la suite, l'entrepreneur entre en contact avec le futur client afin de négocier les modalités du contrat (l'heure, l'endroit, le tarif horaire, etc.). L'entrepreneur prévient alors l'une de ses employées et le chauf- feur désigné pour conduire la jeune femme à l'endroit du rendez-vous à l'heure prévue. Sur les lieux du rendez-vous, deux formes de prise de contact peuvent être employées : a) le chauffeur se rend sur place faire le contact avec le client et collecte l'argent, tout en prévoyant d'inscrire l'heure d'entrée de la prostituée; et b) la prostituée se présente elle- même et exige le règlement à l'avance de la transaction. Le chauffeur se tiendra près du lieu pour s'assurer que tout va bien (sécurité de la jeune femme, respect du temps alloué, etc.). Dans le second scénario, le déroulement des étapes est le même, mais le contact téléphonique est plutôt assuré par une personne de l'agence d'escorte. Une agence prévoyait un système de transfert d'appel téléphonique : l'appel du client était reçu à la place d'affaires et lorsque le responsable devait s'absenter, il faisait transférer ses appels au numéro d'une autre personne de l'organisation et ainsi de suite jusqu'à ce que la première personne revienne. Les studios de massage, de bronzage et de visionnement pour leur part offrent un service direct et sur les lieux de la place d'affaires. Les transactions se déroulent en 3 séquences. À la première séquence, le client s'adresse à la personne responsable (gérant ou réceptionniste) afin de régler les modalités de la première transaction : la durée de la séance et les différentes options du service de base. Ce premier contact est suivi par l'entrée en scène de la «spécialiste» (la masseuse, la tech-
50 CRIMINOLOGIE nicienne ou la danseuse, selon la définition du commerce) laquelle pré- sente de nouveau au client les diverses options : le client peut choisir un massage durant lequel la masseuse peut être à son choix habillée, à demi-nue ou complètement nue ; le client peut aussi se voir offrir un massage régulier, un «moitié-moitié» (le client pouvant masser la mas- seuse) ou encore un massage donné par deux jeunes femmes à la fois. Durant le massage, la jeune femme aura pris la précaution d'évaluer le risque que peut constituer un client avant de négocier la prochaine tran- saction. Cette troisième séquence peut être initiée par le client qui demande la nature des «extras» disponibles, ou par la prostituée qui de son propre chef décide que le moment est opportun. L'objet de cette négociation couvre la nature et le coût des extras et leurs variations, payables à l'avance : la masturbation, la fellation ou la relation sexuelle complète. S'ORGANISER La décision d'offrir un type de services plutôt qu'un autre a pour conséquence d'influencer l'organisation de l'entreprise quant au nombre, au rôle des employés et à la façon de les rémunérer. Dans l'ensemble, un service d'escorte typique compte au total de sept à huit personnes (selon 12 observations tirées des dossiers d'enquête). Il est contrôlé invariablement par une ou deux personnes qui se partagent les frais et les profits équitablement. L'absence de renseignements quant à la nature précise et au montant total des frais d'opération ne permet qu'une répartition des revenus bruts, mais le ou les propriétaires retirent environ le tiers du revenu qui n'est en réalité jamais en deçà de 30 $ par transaction. Le coût d'une transaction est prévu selon un taux horaire variant autour de 150 $. Le nombre moyen de prostituées par endroit se situe à 6 jeunes femmes, mais avec une variation importante de 2 à 13 selon l'endroit. Elles retirent près des deux tiers du montant total de la transaction ou de 80 $ à 100 $. Dans 25 % des endroits observés le pro- priétaire est encadré par un personnel de soutien qui compte un chauf- feur et/ou une réceptionniste. La réceptionniste reçoit habituellement son traitement en fonction d'un taux horaire pré-établi et d'une petite «commission à la pièce», ou selon le nombre de «contrats». Sa com- pensation est assurée à même la part du propriétaire. Pour sa part, le chauffeur joue le double rôle de transporteur et de garde du corps des jeunes femmes. Il n'est rémunéré qu'à la pièce, mais il reçoit une com- pensation proportionnellement supérieure à celle de la réceptionniste et peut toucher ainsi jusqu'à 20 $ par transaction ; sa part peut aussi bien être assurée par le propriétaire que par la prostituée.
LES ENTREPRISES DE PROSTITUTION COMMERCIALE 51 Le nombre moyen de personnes employées par les studios de mas- sage est réparti entre cinq et six (selon 39 observations tirées des dos- siers d'enquête). Il peut y avoir un ou deux propriétaires par endroit. Les propriétaires retirent le plein montant du service de base (massage, visionnement ou bronzage). Dans la majorité des cas où deux personnes sont associées à titre de co-propriétaires, elles retirent des profits sem- blables; comparativement, dans les quelques endroits où l'on observe trois co-propriétaires, les profits sont séparés selon l'implication res- pective de chacun des associés à 50 %-25 %-25 %. Les prostituées sont au nombre de trois ou quatre et doivent théoriquement retirer la totalité des extras (la relation sexuelle). En réalité toutefois, ce qu'elles retirent varie selon la période où elles exercent: de 1981 à 1983, elles rece- vaient une part des bénéfices du propriétaire de l'ordre de 5 $ à 10 $ par transaction, alors qu'en 1984-85 elles versaient à leur tour une part de leur revenu aux propriétaires (de 5 $ à 10 $ par transaction ou de 30 $ à 40 $ par jour). Ce renversement de la situation provoqué par les pro- priétaires avait pour but de faire défrayer aux prostituées une large part des frais d'opération de l'entreprise, pour les dépenses d'exploitation (achat de biens meubles, etc.) et la compensation des employés de sou- tien. Dans une proportion de 60 %, les entreprises ont recours à une personne qui joue le rôle de gérant ou de réceptionniste, leur rôle sem- blant interchangeable; dans 30% des observations, l'entreprise employait un(e) gérant(e) et une réceptionniste; et dans 10% des cas, l'entreprise ne prévoyait aucun poste additionnel, c'est-à-dire ni gérant, ni réceptionniste. Les formules de compensation pour ces deux types d'emplois sont nombreuses : salaire fixe sans commission, salaire fixe avec une commission sur chaque transaction, salaire fixe majoré en fonction de l'atteinte d'un nombre-cible de transactions journalières et finalement un salaire fixe avec commission sur chaque transaction, ajouté à une majoration calculée en fonction de l'atteinte d'un nombre- cible de transactions journalières. LES ENTREPRENEURS Cette section s'intéresse particulièrement aux décisions des entrepreneurs de persister ou à l'inverse de quitter le marché compte tenu des gains qu'ils peuvent espérer et des risques auxquels ils doivent faire face. LES GAINS On peut facilement imaginer que l'attrait d'un gain substantiel motive les participants à s'engager dans les activités de prostitution
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