LES LIAISONS DANGEREUSES DU POLITIQUE ET DES RELIGIONS - Centre Avec analyser pour s'engager

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ANALYSE

LES LIAISONS
DANGEREUSES DU
POLITIQUE ET DES
RELIGIONS

                          Document d’analyse
                            et de réflexion
                            SEPTEMBRE 2018

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ANALYSE

LES LIAISONS
DANGEREUSES DU
POLITIQUE ET DES
RELIGIONS
Par Vincent Delcorps, rédacteur en chef

C
         ’est la campagne ! Et avec elle, son lot de        toutefois porter le débat sur le terrain socio-écono-
         traditions. Soudainement, voici des élus qui       mique, évoquant les conséquences de l’immigration
         visitent des mosquées, et des candidats qui ré-    sur notre sécurité sociale ou nos pensions. C’est plus
affirment leurs valeurs religieuses. Voilà des partis qui   politiquement correct. Mais en réalité, si la vague mi-
proclament leur identité religieuse, et d’autres qui re-    gratoire venait d’Islande, c’est clair qu’elle poserait
vendiquent leur caractère laïc. Il y a les programmes       moins de problèmes ! »

                                                            ““
aussi. Si les compétences de l’échelon communal sont
particulièrement larges – théoriquement, « une com-
mune peut faire tout ce qui ne lui est pas interdit1 » –         « Les questions de vivre-ensemble
il revient particulièrement aux communes de satisfaire           connaissent actuellement un regain
les besoins collectifs de ses habitants. Celles-ci s’oc-         d’intérêt »
cupent ainsi d’aide sociale, d’enseignement, de culture,
                                                            Un homme, tout de même, met les pieds dans le plat :
                                                            Bart De Wever (photo). Dès le mois de mars, dans la
                                                            troisième livraison du magazine Wilfried, il constate
                                                            que la religion connaît un recul dans la société de-
                                                            puis la Révolution française. Il ajoute que ce n’est
                                                            pas le cas chez certains migrants. Il lance ensuite sa
                                                            flèche : « Logiquement, on pourrait s’attendre à ce
                                                            que l’immigrant qui s’installe dans une société qui a
                                                            pris ce chemin-là suive lui aussi le même mouvement.
de l’exercice des cultes, de logement, du maintien de       Par contre, si parmi les groupes d’immigrants, après
l’ordre… Sans doute doivent-elles aussi se positionner      quatre générations, on observe la tendance inverse,
sur la place des religions dans la cité. Enfin, il y a le   c’est un signal de maladie ».
contexte. Marqué par les migrations, les naufrages en
Méditerranée et le terrorisme, il inspire les candidats.    « Bart De Wever joue sur les deux tableaux : sur le
Inévitablement, il place les religions parmi les dossiers   volet socio-économiques mais aussi sur le volet cultu-
de l’heure.                                                 rel », décode Jean-Benoit Pilet. « Cela lui permet
                                                            d’aller chercher un électorat plus large, notamment
« SI LA VAGUE MIGRATOIRE VENAIT D’IS-                       dans un contexte marqué par la menace du Vlaams
LANDE… »                                                    Belang. On n’observe pas cela du côté francophone,
« Les questions de vivre-ensemble connaissent ac-           où le réservoir de voix sur ces questions n’est pas le
tuellement un regain d’intérêt », constate Jean-Be-         même. Par ailleurs, le modèle n’est pas le même. En
noit Pilet, directeur du Centre d’étude de la vie poli-     Flandre, la logique est plus multiculturelle : on en-
tique (ULB). « Mais il est frappant de constater que        visage la possibilité que les religions coexistent, tant
les discussions portent davantage sur l’immigration         qu’elles ne mettent pas en cause le modèle de société.
que sur l’intégration. En fait, si on parle autant de       Le modèle francophone est davantage calqué sur le
migrations, c’est parce qu’on a des doutes sur la capa-     modèle républicain français : chacun doit s’intégrer.
cité d’intégration des migrants. Les partis préfèrent       Et les signes religieux sont moins tolérés ».

                                                                                                                 I2
ANALYSE

BART DE WEVER, LES JUIFS ET LES                             le christianisme, mais l’islam est accepté, j’appelle
MUSULMANS                                                   cela de la soumission ». Et encore: « Les juifs or-
Assurément, les musulmans ne constituent pas la             thodoxes attachent beaucoup d’importance aux
majeure partie de l’électorat de la N-VA. Au sein du-       signes extérieurs de la foi. Mais ils en acceptent les
quel, en revanche, l’on trouve de nombreux citoyens         conséquences. (…) Ils évitent les conflits. C’est la
redoutant une «islamisation» de nos sociétés. C’est         différence. Les musulmans revendiquent une place
fort de cette double certitude que le président du          dans l’espace public, dans l’enseignement, avec leurs
parti peut se permettre de tenir pareils propos. En at-     signes de croyance extérieurs. C’est ce qui crée des
tendant, ceux-ci posent problème.                                              tensions2 ».

                                                                                 ““
Pas parce qu’ils témoignent d’une
volonté de circonscrire la religion
à l’espace privé. Sur ce sujet, De                                                     Assurément,
Wever est libre d’avoir une po-                                                  les musulmans ne
sition et de la défendre. Le pro-                                                constituent pas la
blème est ailleurs. Il se situe à trois                                          majeure partie de
niveaux.                                                                         l’électorat de la N-VA.
                                                                                 Au sein duquel, en
Constatons tout d’abord que les                                                  revanche, l’on trouve
propos de De Wever sont large-                                                   de nombreux citoyens
ment sujets à caution. De nom-                                                   redoutant une «
breuses raisons peuvent expliquer                                                islamisation » de nos
que des descendants de migrants                                                  sociétés.
ont à la religion un rapport diffé-
rent que celui qu’y entretiennent                                               Le message n’a pas changé. Mais
leurs ancêtres ou les « descen-                                                 De Wever innove : cette fois, il
dants de souche ». De Wever ne                                                  monte clairement les religions
s’y intéresse guère, préférant dé-                                              les unes contre les autres. Non
créter, péremptoire, qu’il s’agit d’un « signal de ma-      seulement pour mieux désigner sa cible. Mais, sans
ladie ». Deuxième problème : par son affirmation,           doute aussi, pour s’attirer les faveurs des milieux
De Wever règle son sort à l’immigrant. Quelle que           juifs et chrétiens. Divide et impera. Diviser pour
soit son histoire, d’où qu’il vienne, et quelle que soit    mieux régner. Mais certainement pas pour favoriser
sa religion – ou son absence de religion – l’immi-          le vivre-ensemble.
grant est devenu un suspect. Coupable de menacer
les valeurs nationales, de ne pas s’intégrer, et, peut-     ISLAM ET CHRETIEN
être même, de ne pas le vouloir. C’est là un dange-         Quelques semaines plus tard, la sphère médiatique
reux préjugé! Par ailleurs, d’importants mouvements         s’embrase lorsque la formation politique ISLAM
migratoires continueront à se produire dans les pro-        présente les premiers éléments de son programme
chaines années. Fermer les yeux sur le phénomène            (voir aussi en pages 47-49). Le parti défend la liberté
revient à ne pas sentir le cours de l’histoire. Le consi-   d’opinion, la protection de la famille, la justice fiscale
dérer comme une menace et non comme une op-                 et le soutien à l’Union européenne. Mais aussi l’ins-
portunité, c’est faillir à ses responsabilités d’homme      tauration de la charia en Belgique ou la séparation des
politique. Troisième problème : De Wever stigmatise         hommes et des femmes dans les transports en com-
l’islam et les musulmans. Le fait qu’il ne cite ni l’un     mun. Au-delà, il y a des pratiques qui posent question.
ni les autres n’y change d’ailleurs rien. Nombre de         Comme le souhait de ne pas voir de femme figurer
citoyens ont de l’islam une image inexacte, déformée        en tête de liste. Ou le fait qu’invités sur les plateaux
par les extrémismes et les stéréotypes. Le discours         de télévision, les représentants du parti refusent tout
du bourgmestre d’Anvers alimente assurément cette           contact avec des femmes.
méconnaissance – en même temps que les peurs qui
l’accompagnent.                                             Faut-il interdire ISLAM ? Inscrire le principe de
                                                            laïcité dans la Constitution ? Tous les partis se pas-
Une erreur ? Des propos mal retranscrits ? Certes           sionnent pour ces questions, les saisissant pour se pro-
pas. Dans la foulée de son interview à Wilfried,            filer électoralement. Restent les victimes, toujours les
De Wever prêche sa bonne parole au Zondag. Où               mêmes. La grande majorité des musulmans, qui ne
il se fait plus explicite : « On a voulu mettre à plat      se retrouvent pas dans les positions choquantes d’un

                                                                                                                   I3
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parti qui prétend représenter leur religion. Mais se        ment la force électorale de l’ancien PSC. Des études
sentent meurtris par les stigmatisations outrancières       montrent que les personnes qui vont à la messe
de politiques en manque d’électeurs.                        chaque dimanche votent encore cdH. En même

““
                                                            temps, ce public est de moins en moins nombreux et
                                                            de plus en plus âgé. On n’observe pas, au sein du cdH,
     Aucun camp n’est vacciné contre                        de véritable stratégie axée sur ce public, si ce n’est que
     les extrémismes.                                       le parti tente encore de se présenter comme le défen-
                                                            seur de l’enseignement libre confessionnel. Mais le
Aucun camp n’est vacciné contre les extrémismes. Le         positionnement est plus sociologique que réellement
web renseigne ainsi l’existence d’un parti « CHRE-          religieux. Pour le reste, certaines personnalités cdH
TIEN », qui se présente comme « l’unique parti              tentent encore de se positionner. C’est le cas de Ca-
politique belge vraiment 100% chrétien ». Même              therine Fonck, lorsqu’elle intervient sur des questions
si l’initiative semble être celle d’un seul homme, elle     bioéthiques. »
ne s’en révèle pas moins troublante, et totalement
contraire à l’esprit de l’Evangile. Le parti entend ainsi   POUR QUI LE CROYANT DOIT-IL VOTER
supprimer l’immigration musulmane, faire purger les         ?
peines des délinquants étrangers aux frais de leur pays     Quelle est lointaine, l’époque où le catholique offrait
d’origine ou supprimer le financement des cultes «          tranquillement sa voix au Parti social-chrétien. De
qui ne sont pas historiquement de culture occiden-          scrutin en scrutin, avec la bénédiction du cardinal, il
tale ».                                                     pouvait se permettre… de ne pas lire les programmes
                                                            ! La déconfessionnalisation de la société et le brouil-
LE DÉFI DES PARTIS TRADITIONNELS                            lage des clivages traditionnels ont complexifié le jeu.
Si certains croyants créent leurs propres listes,           Ils l’ont aussi rendu plus riche, invitant tout citoyen à
d’autres rejoignent les rangs des partis traditionnels.     s’interroger, à réfléchir et à s’informer.
C’est là même un enjeu-clé pour ces derniers : parve-
nir à s’attirer le concours de figures jouissant d’une      La complexification du jeu politique doit aussi inciter
certaine popularité au sein de leur communauté. En          les croyants à la prudence. En aucun cas, l’étiquette
Flandre, c’est le cas d’Aaron Berger qui a défrayé la       «islam» ne garantit le respect de l’esprit du Coran.
chronique au printemps. Mi-avril, l’on apprend que          Pas plus que la bannière « chrétienne » n’est gage
ce juif hassidique figurera sur la liste anversoise du      de fidélité au message christique. Vigilance aussi par
CD&V. Mais le coup de poker se transforme vite              rapport aux actes de campagne. Ainsi, la visite d’une
en coup foireux. Lorsque Berger prétend qu’il ne            mosquée n’est pas incompatible avec la prise de me-
serre la main d’aucune femme autre que la sienne,           sures contraires au vivre-ensemble. Et l’enrôlement
les critiques pleuvent, y compris au sein du CD&V.          de candidats issus de la diversité ne vise parfois qu’à
Qui fait marche arrière, et invite son candidat à           masquer un pouvoir décisionnel demeuré « mâle »
prendre ses responsabilités. Berger annonce aussitôt        et « blanc ».

                                                            ““
son retrait. Sans rancune apparente, il déclare que le
CD&V est « le parti le plus favorable » à la com-
munauté juive.                                                   La complexification du jeu politique
                                                                 doit aussi inciter les croyants à la
À Bruxelles, c’est la voix des musulmans – ou sup-               prudence.
posés tels – qui suscite le plus les convoitises. Elle
est aussi au cœur de l’attention des chercheurs. À          Que faire, alors ? Déjouer les pièges du court-ter-
les en croire, il semblerait que les choix des électeurs    misme, en considérant que c’est sur l’ensemble d’une
se concentreraient moins sur le caractère musulman          législature – et pas seulement sur une brève campagne
des candidats que sur les thématiques liées à la lutte      – que s’évaluent les actes des élus et de leur parti.
contre les discriminations3. Il n’empêche, la propor-       Dépasser les apparences, aussi, en interpellant les can-
tion d’élus «musulmans» au Parlement régional a             didats sur l’ensemble des questions qui comptent – et
connu une forte évolution, passant de 0% en 1989 à          pas uniquement sur celles qu’ils mettent en avant.
21,3% vingt ans plus tard. À l’échelle de l’Union eu-       Ensuite, enfin, entamer un véritable discernement, en
ropéenne, pareille représentation s’avère exception-        s’interrogeant notamment sur la manière dont la foi
nelle4. L’on ne peut que s’en réjouir.                      peut orienter la voix.

Et les catholiques ? « C’est la grande énigme », ré-
pond Jean-Benoit Pilet. « Ils constituaient évidem-

                                                                                                                   I4
ANALYSE

NOTES

1. https://www.belgium.be/fr/la_belgique/pouvoirs_publics/communes/competences
2. Propos rapportés sur www.rtbf.be, 18 mars 2018.
3. Fatima Zibouh, « La représentation politique des musulmans à Bruxelles », dans Brussels studies, n°55, 5 décembre 2011, p. 5.
4. Fatima Zibouh,op. cit., p. 1.

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