FAUT-IL AVOIR PEUR DE LA CHINE ? - Renaud Girard - Revue Des Deux Mondes

 
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FAUT-IL AVOIR PEUR
         DE LA CHINE ?
         › Renaud Girard

 F                   aut-il avoir peur de la Chine ? C’est la grande question
                     géopolitique que vont se poser les chancelleries euro-
                     péennes pendant les trente prochaines années.
                     En 2049, les Chinois fêteront le centième anniversaire
                     de la prise de pouvoir du Parti communiste. Son chef,
      qui est aussi le président à vie du pays, a déclaré qu’à cette date la
      Chine serait devenue la première puissance du monde.
          Une fois débarrassée des entraves à son développement constituées
      par les ingérences étrangères puis par l’idéologie collectiviste, la popu-
      lation chinoise, si nombreuse et si industrieuse, devrait tout normale-
      ment filer vers le sommet mondial. La question est désormais de savoir
      ce que les Chinois feront de leur puissance.
          Ils protestent qu’ils n’ont jamais été des conquérants et que la
      Chine ne s’est jamais comportée en puissance impérialiste outre-mer,
      à la différence des Occidentaux. Sous la dynastie des Ming, à la tête
      d’une flotte de 70 vaisseaux et de 30 000 hommes, l’amiral Zheng He
      (1371-1433) entreprit une demi-douzaine de grandes expéditions, qui
      l’amenèrent au Moyen-Orient, en Afrique de l’Est ou en Indonésie. Il
      fit de la diplomatie et du commerce mais n’essaya jamais de s’emparer

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de nouveaux territoires. Après sa mort, l’empire du Milieu renonça à
toute politique navale, pour se consacrer à sa défense terrestre (achè-
vement de la Grande Muraille). Aux XIXe et XXe siècles, la Chine
connut d’humiliantes défaites face aux thalassocraties britannique et
japonaise.
    Xi Jinping veut faire du XXIe siècle celui de la renaissance de la
puissance navale chinoise. Il construit une flotte de guerre considé-
rable, ayant vocation à égaler à terme celle de l’Amérique, du moins
en Asie. Homme prudent, il ne songe pas
pour le moment à s’emparer militairement Renaud           Girard est correspondant de
                                                 guerre depuis 1984. Tous les mardis,
de l’île de Taïwan, dont la population, sou- il tient la chronique internationale
tenue par les États-Unis, est déterminée à du Figaro. En 2014, il a reçu le Grand
                                                 Prix de la presse internationale pour
se battre si elle est attaquée. Mais il a d’ores l’ensemble de sa carrière. Dernier
et déjà remporté une victoire stratégique en ouvrage paru : Quelle diplomatie pour
mer de Chine méridionale, en s’emparant la France ? Prendre les réalités telles
                                                 qu’elles sont (Cerf, 2017).
d’îlots jusqu’ici inhabités, les Paracel et les
Spartley. Contrairement aux promesses qu’il avait faites publiquement
lors de son voyage aux États-Unis en septembre 2015, il a militarisé
ces récifs, en y installant des missiles et en y construisant des aéro-
dromes accueillant des bombardiers stratégiques.
    Cet accaparement d’une zone maritime grande comme la Médi-
terranée ne laisse pas d’inquiéter les autres puissances navales asia-
tiques. La France, qui a vendu des chasseurs-bombardiers à l’Inde et
des sous-marins à l’Australie, encourage l’émergence d’une coalition
indo-­pacifique des démocraties face à la Chine.
    En matière de stratégie commerciale, Xi Jinping a lancé son pro-
jet pharaonique des « nouvelles routes de la soie », appelé aussi BRI
(Belt and Road Initiative). Il s’agit d’aménager et de sécuriser les
routes terrestre et maritime d’exportation des produits manufactu-
rés chinois vers l’Europe et d’importation des matières premières en
provenance d’Afrique et du Moyen-Orient. C’est dans ce cadre-là
que la Chine a construit une base à Djibouti équivalente à celle des
Français et qu’elle a obtenu des concessions portuaires à long terme
à Gwadar (dans le sud-ouest du Pakistan, sur la mer d’Arabie) ou à
Colombo (au Sri Lanka).

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          Faut-il la blâmer ? La Chine ne se contente pas d’être l’atelier du
      monde ; elle veut en devenir aussi le laboratoire. Au départ, les Chinois
      ont beaucoup retiré des universités américaines et européennes. Puis
      ils ont développé leurs propres universités et centres de recherche,
      qui rivalisent dans certains domaines (comme le spatial, les télécom-
      munications, l’intelligence artificielle) avec les Occidentaux. Dans le
      secteur de la 5G, le géant chinois Huawei a pris de l’avance sur ses
      concurrents occidentaux Ericsson et Nokia (lequel a absorbé Alcatel).
      Et l’année 2019 a vu le début d’un immense bras de fer entre la Chine
      et l’Amérique dans ce secteur technologique crucial.

      Le risque d’une partition technologique du monde

          Le 28 janvier 2019, les téléspectateurs du monde entier ont com-
      pris qu’une guerre technologique avait bel et bien commencé entre les
      États-Unis d’Amérique et la Chine.
          Ce jour-là, à Washington, les ministres de la Justice, de l’Intérieur et
      du Commerce tinrent, avec le directeur général du FBI, une conférence
      de presse spectaculaire. Le but était d’annoncer et d’expliquer l’inculpa-
      tion du géant chinois des télécommunications, accusé de vol de tech-
      nologie, d’espionnage industriel et de violation de l’embargo américain
      envers l’Iran. Inexistante il y a trente-cinq ans, la société Huawei génère
      aujourd’hui un chiffre d’affaires de 110 milliards de dollars, sur toute
      la gamme des équipements de télécommunications : des data centers
      aux routeurs et des antennes aux terminaux (les smartphones). La puis-
      sance de cette entreprise privée née à Shenzhen repose sur quatre piliers :
      coopérative possédée par ses salariés, elle échappe totalement aux aléas
      boursiers ; dépensant 15 milliards par an de recherche et développe-
      ment, elle s’est hissée à la première place mondiale des technologies de
      la télécommunication ; appuyée sur l’immense population chinoise, elle
      dispose d’un réservoir quasi inépuisable d’acheteurs, mais aussi et sur-
      tout de jeunes ingénieurs rêvant de travailler chez elle ; modèle de crois-
      sance, elle est le chouchou industriel du gouvernement chinois, qui fera
      toujours tout pour la défendre.

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    L’inculpation à grand bruit de Huawei faisait suite à une mesure
du Congrès, moins médiatique mais autrement plus préjudiciable à la
firme chinoise : le bannissement de ses équipements dans la constitu-
tion du futur réseau 5G (qui multiplie par cent la vitesse de transmis-
sion des données, permettant par exemple les voitures se conduisant
toutes seules). Les quatre grands opérateurs américains (AT&T, Veri-
zon, Sprint et T-Mobile) ont annoncé qu’ils renonceraient à utiliser des
équipements Huawei. Le 15 mai 2019, l’administration Trump est allée
encore plus loin contre Huawei. Le ministère américain du Commerce
a placé la société chinoise sur son « Entity list ». C’est une mesure qui
découragera toute société américaine de faire des affaires avec Huawei.
Normalement, une telle mesure finit par tuer la société visée. Mais
dans le cas de Huawei, la société chinoise a peut-être pris suffisamment
d’avance, dans sa recherche et développement comme dans la conquête
de ses marchés, pour pouvoir survivre au boycott américain. En tout
cas, le fondateur de Huawei, Ren Zhengfei, a déclaré en février que
les Américains ne parviendraient jamais à détruire le géant technolo-
gique chinois. Compréhensible est la véhémence de cet ancien officier
de l’Armée populaire nationale : sa fille, Sabrina Meng Wanzhou, direc-
trice financière de Huawei, avait été arrêtée et placée en détention à
Vancouver par la police canadienne, à la demande des autorités amé-
ricaines. Le parquet américain réclame son extradition, afin qu’elle soit
jugée pour avoir violé l’embargo américain contre l’Iran. Mme Meng
Wanzhou a contre-attaqué en poursuivant la police montée canadienne
pour « arrestation illégale ». La bataille judiciaire pour l’extradition de
Sabrina Meng Wanzhou ne fait que commencer au Canada…
    En ce qui concerne le boycott des équipements Huawei, les États-
Unis font aujourd’hui pression sur leurs alliés pour qu’ils les suivent
dans cette politique. L’ambassadeur américain à Berlin a déclaré que
son pays ne pourrait plus continuer à partager des secrets militaires
avec l’Allemagne si elle ne renonçait pas à acheter du Huawei pour ses
équipements de 5G.
    Les Américains estiment que s’équiper en matériel Huawei
exposent les pays occidentaux à deux risques, l’un grave, l’autre très
grave. Le premier est celui de l’espionnage industriel et politique : l’ar-

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      chitecte qui a construit un réseau de télécommunications est ensuite
      le plus capable de le pénétrer. L’autre danger est celui du black-out : en
      cas de crise politique (portant par exemple sur le détroit de Taïwan),
      la Chine pourrait paralyser les communications et les infrastructures
      vitales (centrales électriques, etc.) d’un pays occidental pour faire pres-
      sion sur lui ou pour l’intimider.
          Les quatre autres membres du club anglo-saxon d’échange d’infor-
      mations secrètes des Five Eyes semblent prêts à suivre le grand frère
      américain : l’Australie a banni les équipements Huawei, tandis que
      le Canada a arrêté, à la demande de la justice américaine, la fille du
      fondateur de la firme chinoise. Le 28 mars 2019, les autorités britan-
      niques ont rendu public un rapport du Government Communica-
      tions Headquarters (GCHQ) disant qu’il ne pouvait pas donner de
      garantie absolue que Huawei ne ferait courir aucun risque de sécurité
      au gouvernement de Sa Majesté.
          Les Américains vont vouloir utiliser l’Otan comme arme poli-
      tique dans leur guerre technologique contre les Chinois. Il sera diffi-
      cile aux pays de l’Europe de l’Est prochinois du groupe des 16+1 de
      résister à la pression de Washington. Se dessinera alors une partition
      technologique du monde entre une zone américaine et une zone
      chinoise. L’Afrique a déjà plongé dans la seconde. La Russie, à qui
      les États-Unis veulent appliquer de nouvelles sanctions, la rejoindra
      probablement. En Asie, la Chine devrait l’emporter, sauf au Japon
      et en Inde. En Amérique latine, le Brésil sera le premier à se rallier
      à Washington.

      Quelle politique pour la France ?

          Et la France dans ce grand jeu ? Elle a saisi les risques de sécurité,
      mais elle devrait se protéger indépendamment des exigences améri-
      caines. Elle a compris la naïveté d’avoir sacrifié son fleuron indus-
      triel stratégique Alcatel aux exigences de la (fausse) libéralisation du
      monde. La France a déjà beaucoup souffert de la prétention améri-
      caine à lui imposer ses lois. Elle aurait tort de faire dépendre sa sécu-

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rité numérique de Washington. Elle devrait privilégier une approche
intra-­européenne, d’autant plus que Berlin est, sur ce dossier, sur la
même ligne que Paris.
    L’expansionnisme en mer de Chine a constitué une erreur straté-
gique de Pékin. Car le manufacturier du monde, jusque-là admiré par
tous, a commencé à faire peur géopolitiquement. La guerre technolo-
gique va donc durer et sera un jeu perdant-perdant. On ne voit pas qui
pourrait l’arrêter, aux États-Unis comme en Chine. Les Européens,
quant à eux, sont hélas trop divisés pour pouvoir imposer à la planète
les normes de bonne conduite dont elle a pourtant, plus que jamais,
besoin.
    Dans une tribune au Figaro (1), Xi Jinping, en visite en France
du 24 au 26 mars 2019, a souligné que les deux vieilles nations par-
tageaient le goût de l’indépendance, du libre-échange, du dialogue
culturel et de la responsabilité mondiale. Certes. Mais Emmanuel
Macron a eu raison d’insister sur l’équilibre et la réciprocité dans les
échanges commerciaux.
    Le président français a aussi compris que les Chinois sont des
gens qui respectent la force. D’où son initiative d’inviter la chance-
lière d’Allemagne et le président de la Commission européenne pour
négocier à ses côtés, avec Xi, les règles devant présider désormais aux
relations sino-européennes.
    Encouragée par les Occidentaux, la Chine a formidablement imité
leurs modèles d’industrie et d’innovation. Peut-on moralement blâ-
mer l’élève de vouloir désormais dépasser ses maîtres ? Non. Mais nous
aurons la Chine que nous méritons. Plus le rapport de force que nous
entretiendrons avec elle sera solide, meilleures seront nos relations
avec elle. Ce n’est pas de la Chine qu’il faut avoir peur, mais de nos
propres faiblesses, qu’elles soient politiques (délitement de l’Union
européenne), sociales (baisse du niveau de l’enseignement) ou straté-
giques (désindustrialisation).
1. Xi Jinping, « La Chine et la France, ensemble vers un développement commun », Le Figaro, 22 mars 2019.

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