Les origines - Culture, le magazine culturel de l'Université ...

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Culture, le magazine culturel en ligne de l'Université de Liège

Petite histoire du space rock et autres rituels musicaux de l'espace

Pour le grand public, le space rock est avant tout associé au mouvement hippie et aux expressions les
plus outrancières du psychédélisme anglo-saxon. Et pourtant, ce sous-genre relativement méconnu
a produit quelques-unes des pages les plus mémorables et les plus singulières de l'histoire de la
musique populaire de la seconde moitié du siècle dernier.

Les origines
 L'histoire du space rock débute
 avec le très incantatoire
 « Astronomy Domine » de Pink
 Floyd, morceau composé au
 printemps 1967 par Syd Barrett
 pour l'album The Piper at the
 Gates of Dawn. Le passage le
 plus mémorable de ce titre est
 incontestablement une descente
 chromatique de huit notes
 soulignées par les ululements de
 Barrett et évoquant une chute
 flottante dans la froideur du vide
 intersidéral, celle qui menace
 Dan Dare, personnage de bande
 dessinée du même nom connu
 pour avoir été le premier pilote
 terrien de l'Interplanet Space
 Fleet ! Quelques mois plus tard
 « Astronomy Domine » nourrira
 la période psychédélique des
 Rolling Stones (on songe à
 « 2000 Light Years from Home »,
 sur l'album Their Satanic
 Majesties Request). La même
 année, « Third Stone from the
 Sun » de Jimi Hendrix apparaît
 sur Are You Experienced.
 Hendrix était à l'époque un grand
 fan de Star Trek, et les effets
 sonores (produits en grande
 partie par la Stratocaster saturée
 du guitariste) rendaient hommage
 à la célébrissime série télévisée.

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Space Oddity

                                  Il faudra attendre 1969 pour que le voyage musical spatial atteigne un large
public parmi les amateurs de rock. Le « Space Oddity » de David Bowie, sort, de manière aussi opportune
qu'opportuniste, en version single le 11 juillet 1969, soit neuf jours avant l'alunissage de Neil Armstrong. Il met
en scène Major Tom, naufragé de l'espace dont la dérive n'est pas sans rappeler le destin tragique de Frank
Poole, l'astronaute du 2001, l'Odyssée de l'espace de Stanley Kubrick (1968). Si les bruitages traditionnels
du space opera ne sont pas absents du titre, c'est avant tout l'usage du mellotron, des glissandos de guitare
et du stylophone qui lui confèrent une qualité éthérée et envoûtante. Si ce morceau est rapidement devenu
un classique incontournable du répertoire de Bowie, son succès ne fut pas immédiat et il fut même banni par
de nombreuses chaînes radio étasuniennes en raison de sa critique acerbe du commercialisme entourant le
programme spatial américain :

This is ground control to Major Tom, you've really made the grade
And the papers want to know whose shirts you wear
Now it's time to leave the capsule if you dare

                                   Space is the Place : la parenthèse du jazz saturnien
Si Pink Floyd et Bowie figurent incontestablement parmi les pionniers du space rock, le « jazz cosmique »
de Sun Ra a anticipé leurs efforts d'une bonne décennie (son premier album officiel, Sun Song, date de
1956) en s'éloignant progressivement des modèles du big-band swing et en proposant un spectacle total

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dont l'expression la plus saisissante est peut-être Space is the Place (1971), film musical dans lequel l'artiste,
costumé en prince égyptien futuriste, rejoint la Terre dans l'espoir de sauver la race afro-américaine (Sun Ra
et ses musiciens étaient surveillés de près par le FBI pour avoir squatté une maison appartenant aux Black
Panthers). Le film est aussi basé sur une lecture personnelle du Livre d'Urantia, qui inspirera à son tour Licht,
le cycle d'opéras de Karlheinz Stockhausen, autre représentant majeur de la « musique des sphères ».

Psychédélisme et harmonie des sphères
En 1972, le Space Ritual de Hawkwind (fondé par Dave Brock en 1967) ira plus loin que quiconque dans la
recherche du spectacle total du rock spatial, à grand renfort de danseurs, de stroboscopes, de fumigènes, de
mimes, de danseuses nues, de cracheurs de feu et de light shows sophistiqués concoctés par Liquid Len,
qui travaillera plus tard pour les Rolling Stones et Marylin Manson. Quant aux instruments, aux amplis et aux
musiciens eux-mêmes, ils sont disposés sur la scène à des endroits correspondant à des sphères d'influence
des planètes, reflétant ainsi - si l'on s'en réfère au livret du CD - le concept pythagoricien de l'harmonie des
sphères, selon lequel les distances entre les planètes correspondent aux intervalles musicaux. Cet espace
ordonné est souvent mis à mal par l'emploi de dissonances, d'une part, et par le seul volume sonore généré
par le groupe, d'autre part. À l'époque, le son de Hawkwind est caractérisé par de puissants riffs répétitifs
à la guitare électrique (on tourne généralement sur 3 ou 4 accords pendant près d'une dizaine de minutes),
renforcés par la basse épaisse et profonde de Lemmy (futur Motörhead) et les bruitages électroniques produits
par les synthés et audio generators de Dik Mik et Del Dettmar. Mais ce sont avant tout les improvisations
de Nik Turner au saxophone qui distinguent Hawkwind des nombreux groupes psychédéliques du début des
années 70 : grâce à l'apport de Turner, qui combine les fulgurances du free jazz et les cadences effrénées du
rock psychédélique, Hawkwind apparaît comme le chaînon manquant entre Pink Floyd et Ornette Coleman.

Quant aux textes, ils sont souvent empreints d'un pessimisme apocalyptique, comme en témoigne « The Black
Corridor » de Michael Moorcock (l'écrivain londonien était à l'époque un membre à temps partiel du groupe),
qui exprime l'angoisse du vide intersidéral d'un observateur confronté la vacuité et l'indifférence cosmique :

Space is infinite.
It is dark.
Space is neutral.
It is cold.

Stars occupy minute areas of space.
They are clustered a few billion here.
A few billion there.
As if seeking consolation in numbers.
Space does not care.

Space does not threaten.
Space does not comfort.
It does not sleep; it does not wake;
it does not dream; it does not hope;
it does not fear; it does not love; it does not hate;
it does not encourage any of these qualities.

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Space cannot be measured.
It cannot be angered, it cannot be placated.
It cannot be summed up.
Space is there.
Space is not large and it is not small.
It does not live and it does not die.
It does not offer truth and neither does it lie.
Space is a remorseless, senseless, impersonal fact.
Space is the absence of time and of matter

À l'époque, Aleister Crowley et Wilhelm Reich (qui leur inspire la chanson « Orgone Accumulator »)
figurent parmi les maîtres à penser de Hawkwind. Leur influence, conjuguée à celle des substances illicites
absorbées par le groupe et ses fans, transforme la scène en un espace dionysiaque, mettant autant
l'accent sur le voyage intérieur et les sensations procurées par le trip psychédélique en soi que sur les
galaxies lointaines (un titre du Space Ritual est consacré au roman de space opera bouddhiste Lord of
Light de Roger Zelazny). Cette tendance est également développée par leurs fréquentations littéraires et,
en particulier, par la sf « New Wave » britannique, représentée par Moorcock, J.G. Ballard, Bob Calvert
ou encore Norman Spinrad. Les relations entretenues entre musique et littérature au sein du collectif sont
d'ailleurs si étroites que, par un étrange effet de retour, des romans signés Moorcock et Michael Butterworth
(The Time of the Hawklords, 1976 ; Queens of Deliria, 1977) apparaissent bientôt, mettant en scène les
musiciens de Hawkwind en tant que personnages fictifs dans des scénarios de space fantasy.

Cosmi-comiques : l'invasion des théières volantes

                                 Plus près de nos contrées (si l'on peut dire), la trilogie Radio Gnome de
Gong (1973-74), collectif franco-britannique fondé dès 1967, apporte une touche de fraîcheur et d'humour à
la saga des rockeurs de l'espace. Issues de l'esprit fantasque de Daevid Allen (ex Soft Machine), et situées
aux antipodes des envolées apocalyptiques de Hawkwind, les aventures dadaïstes de Zero the Hero, des
Pothead Pixies (habitants de la planète Gong circulant sur des théières volantes) et autres Octave Doctors
sont au space rock ce que Lewis Carroll est à la littérature :

Down the Oily Way you slide
Through the inner space you ride
Lots and lots of Pot-Head Pixies

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Ridin' round in Teapot Taxies
On the Planet Gong they say
If everything goes wrong today
Fill your Teapot up with tea
Come and take a ride with me
Down the oily way...

L'héritage des space warriors

                                                                                   Si certains des groupes cités plus
                                                                                   haut (Gong, Hawkwind, …) sont
                                                                                   encore en activité, les influences
                                                                                   musicales et thématiques du
                                                                                   space rock continuent à se
                                                                                   faire entendre chez Muse, The
                                                                                   Mars Volta, Monster Magnet,
                                                                                   Animal Collective, 120 Days, ou
                                                                                   encore Radiohead - autant de
                                                                                   groupes pouvant être qualifiés
                                                                                   de néo-progressifs ou néo-
                                                                                   psychédéliques - sans parler
                                                                                   d'autres courants tels que la
                                                                                   transe et la musique ambient.
                                                                                   The Orb, pionnier du genre
                                                                                   pendant les années 80, a
                                                                                   d'ailleurs collaboré avec David
                                                                                   Gilmour et compté parmi ses
                                                                                   membres un certain Steve
                                                                                   Hillage, guitariste de Gong de
                                                                                   1973 à 1975, avant de fonder son
                                                                                   propre groupe, de produire des
                                                                                   artistes aussi divers que Rachid
                                                                                   Taha, Cock Robin, Simple
                                                                                   Minds ou Valérie Lagrange, et
                                                                                   de se consacrer à la musique
                                                                                   électronique. System 7, fondé
                                                                                   par Hillage et son épouse
                                                                                   Miquette Giraudy - ex-Gong,
                                                                                   elle aussi - et actif depuis 1991,
                                                                                   est un des premiers et un des
                                                                                   rares groupes d'electronica
                                                                                   (l'espace nous manque pour
                                                                                   tenter de définir les différents
                                                                                   sous-genres et étiquettes de la

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                                                       musique électronique du dernier
                                                       quart de siècle) à faire usage
                                                       de « vrais » instruments sur
                                                       scène (la guitare électrique,
                                                       en l'occurrence), ouvrant
                                                       ainsi la voie aux expériences
                                                       hybrides d'un Thomas Jenkinson
                                                       (aka Squarepusher). Enfin,
                                                       l'influence de Hawkwind sur
                                                       la musique punk (pourtant
                                                       souvent considérée comme
                                                       étant à des milliers d'années
                                                       lumière du mouvement hippie)
                                                       n'est pas négligeable : John
                                                       Lydon, énorme fan du groupe,
                                                       une fois libéré de l'emprise de
                                                       son ancien manager Malcolm
                                                       McLaren (lequel lui interdisait
                                                       de manifester publiquement
                                                       son intérêt pour la bande
                                                       à Dave Brock, de peur de
                                                       détériorer l'image contestataire
                                                       de l'esthétique et de l'idéologie
                                                       punk) a régulièrement joué sur
                                                       scène leur « Silver Machine »
                                                       au cours des tournées suivant la
                                                       réunion des Sex Pistols au début
                                                       des années nonante.

                                                       À noter qu'un des plus étonnants
                                                       rebondissements de cette saga
                                                       nous a été livré l'an dernier par
                                                       l'octogénaire William Shatner,
                                                       capitaine retraité de la Starship
                                                       Enterprise, dont le double CD
                                                       Seeking Major Tom, reprend
                                                       des classiques du genre dont le
                                                       « Space Oddity » de Bowie et le
                                                       « Silver Machine » de Hawkwind,
                                                       avec la collaboration de Steve
                                                       Hillage, ancien guitariste de
                                                       Gong - la boucle est bouclée…

                                                                          Michel Delville

© Université de Liège - http://culture.ulg.ac.be/ - 23/02/2021
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Culture, le magazine culturel en ligne de l'Université de Liège

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     Michel Delville enseigne la littérature comparée et la littérature américaine à l'ULg. Il est
également musicien, fondateur, entre autres, du collectif electro-jazz The Wrong Object.

Voir aussi son Parcours chercheur sur Reflexions

Liens utiles :

http://www.youtube.com/watch?v=ts-2lg5fpQ4 (Pink Floyd, "Astronomy Domine")
http://www.youtube.com/watch?v=D67kmFzSh_o (David Bowie, "Space Oddity")
http://www.youtube.com/watch?v=JzAldD6t-ps&feature=related (Hawkwind's Space Ritual)
http://www.youtube.com/watch?v=LOWoVLBDxR0 (The Orb, Live 1993)
http://www.youtube.com/watch?v=cdIa9oFkye4 (Sex Pistols, "Silver Machine", Live 2008)
http://www.youtube.com/watch?v=WuFEPinafb4 (System 7, Live 2012)
http://www.youtube.com/watch?v=X8sKhkczNtw William Shatner, "Silver Machine", 2012)

                          © Université de Liège - http://culture.ulg.ac.be/ - 23/02/2021
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