Les médicaments dans le suicide - Michel Pozo, Brian L. Mishara and Anne Second-Pozo - Érudit
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Document generated on 01/07/2023 7:40 a.m. Frontières Les médicaments dans le suicide Michel Pozo, Brian L. Mishara and Anne Second-Pozo Volume 16, Number 1, Fall 2003 Article abstract The development of the use of medications, particularly psychotropic drugs, Remède ou poison ? has resulted in significant changes in suicidal behaviours: for the first time in history, a therapeutic agent has been also a common means of ending life and URI: https://id.erudit.org/iderudit/1073759ar the proportion of non-lethal suicide attempts for each death by suicide has DOI: https://doi.org/10.7202/1073759ar increased significantly. Medications are the third most common means of suicide in Canada and in France and medications account for 80% of all hospitalizations for suicide attempts in those countries. The relationship See table of contents between medications and suicide is complex. One way to understand the association between medications and suicide is to examine the desired outcome of medication use and a suicide. In both instances the object may be Publisher(s) understood as a suppression or putting to sleep of unwanted and intolerable thoughts, tensions and suffering. Université du Québec à Montréal ISSN 1180-3479 (print) 1916-0976 (digital) Explore this journal Cite this article Pozo, M., Mishara, B. L. & Second-Pozo, A. (2003). Les médicaments dans le suicide. Frontières, 16(1), 37–43. https://doi.org/10.7202/1073759ar Tous droits réservés © Université du Québec à Montréal, 2003 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/
R E C H E R C H E Résumé LES MÉDICAMENTS L’utilisation des médicaments, et notam- ment des psychotropes, dans la vie cou- rante a entraîné des changements importants dans la problématique du DANS LE SUICIDE suicide : pour la première fois, un moyen thérapeutique est utilisé pour se donner la mort et la proportion de tentatives non létales pour chaque décès par suicide a augmenté énormément. Les médicaments constituent le troisième mode de suicide au Canada comme en France, et ils sont impliqués dans plus de 80 % des hospita- lisations pour tentatives de suicide dans ces deux pays. Les liens entre médica- ments et suicide sont complexes. Une des façons de comprendre le choix d’un médi- cament comme moyen de suicide est l’association entre les effets escomptés d’un décès par suicide et les effets Michel Pozo, sociales des médicaments dans leur utilisa- escomptés de l’utilisation des médica- psychologue, doctorant à l’Université Lyon II, tion pour se suicider ? Voilà quelques ques- ments qui ont pour objectif de s’en Laboratoire de gérontologie clinique. tions que nous abordons dans cet article. prendre à la tête, contenu de la psyché, et d’attaquer les pensées, les tensions, la Brian L. Mishara, Ph.D., souffrance en les endormant. MÉDICAMENTS professeur, Département de psychologie, UQÀM ; directeur du Centre de recherche et d’intervention ET MODES DE SUICIDE Mots clés : médicaments – suicide – Les procédés employés par les candidats sur le suicide et l’euthanasie (CRISE). psychotropes – tentatives de suicide – à la mort, pour leur passage à l’acte, font souffrance – prévention du suicide. l’objet de nombreuses analyses. En 1969, Anne Second-Pozo, psychologue clinicienne, thérapeute familiale, Lyon. l’Organisation mondiale de la santé (OMS) Abstract consacre une série d’études, à l’échelle The development of the use of medica- Mettre fin à ses jours en s’empoisonnant mondiale, aux moyens usités et aux justifi- tions, particularly psychotropic drugs, has resulted in significant changes in suicidal n’est pas un phénomène nouveau. De la cations avancées par les désespérés pour se behaviours: for the first time in history, a ciguë, immortalisée par Socrate, à la mort suicider. Il en résulte que ceux-ci se sont therapeutic agent has been also a com- aux rats, de la jusquiame, poison cardiaque, tués pour 989 motivations distinctes et mon means of ending life and the propor- au « vert de gris », nombre de candidats à selon 83 procédés différents (Monestier, tion of non-lethal suicide attempts for la mort sont passés à l’acte en utilisant ces 1995). Nous n’avons pas de données mon- each death by suicide has increased procédés. Depuis les années 1950, la diales plus récentes. Cette même série significantly. Medications are the third gamme chimico-végétale a été délaissée au d’études soulignait que les armes à feu, la most common means of suicide in Canada profit des produits nés de la technologie pendaison et l’empoisonnement repré- and in France and medications account médicale. L’explosion de la fabrication et sentent 40 à 60 % des moyens utilisés au for 80% of all hospitalizations for suicide de la consommation dans la vie courante niveau mondial, en ne tenant compte bien attempts in those countries. The relation- ship between medications and suicide is des médicaments, et particulièrement des sûr que des pays qui fournissent à l’OMS complex. One way to understand the psychotropes a entraîné des changements des informations sur le sujet. association between medications and sui- importants dans le domaine de la réflexion La proportion de suicides attribuables cide is to examine the desired outcome of sur le suicide : c’est la première fois dans aux médicaments varie suivant les pays, medication use and a suicide. In both l’Histoire qu’un moyen suicidogène n’est mais Michel Toussignant et Tina Payette, instances the object may be understood qu’une exagération d’un moyen thérapeu- reprenant différentes études, constatent as a suppression or putting to sleep of tique. Faire du bien ou faire du mal, aspects que, sauf pour le Royaume-Uni, il n’y a pas unwanted and intolerable thoughts, bénéfiques et maléfiques se confondent. plus de 16 % des suicides directement reliés tensions and suffering. Qu’en est-il alors du lien entre le double aux médicaments (Toussignant et Payette, Key words: medications – suicide – aspect curatif et nocif des médicaments et 1997). psychotropic – suicide attempts – le suicide ? Est-ce que la prise de certaines Au Canada, la prise d’une surdose de suffering – suicide prevention. médications augmente le risque d’un décès drogues ou de médicaments constitue la par suicide ou est-ce que le fait de prendre troisième méthode de suicide, après la suf- certains médicaments (par exemple, les psy- focation, principalement par pendaison, et chotropes) diminue le risque de suicide ? les armes à feu (tableau 1). Elle représente Quel est l’effet de la disponibilité des médi- le deuxième moyen utilisé chez les femmes caments comme facteur de risque suici- et le troisième chez les hommes (Statistique daire ? Quel est le rôle des représentations Canada, 2002). En France, l’intoxication 37 FRONTIÈRES ⁄ AUTOMNE 2003
TABLEAU 1 – MÉTHODES DE SUICIDE, SELON LE SEXE, souvent prescrits aux personnes âgées POPULATION DE 10 ANS ET PLUS, CANADA, 1998 (Mishara et McKim, 1989). Ainsi, la plu- part des personnes âgées au Canada ont Méthode Hommes (en %) Femmes (en %) Total (en %) à leur disposition des médicaments dont Suffocation 40,0 33,9 38,8 elles peuvent se servir pour mettre fin à leurs jours (Dyck, Mishara et White, 1998). Empoisonnement (total) 22,1 41,3 26,1 Pourtant, celles-ci utilisent des moyens Drogues et médicaments 8,4 31,2 13,2 plus violents (pendaison, armes à feu) : « un Gaz d’échappement 7,8 5,2 7,3 suicide de Viking », disait Malraux à pro- Autre monoxyde de carbone 1,2 1,2 1,2 pos du suicide de son grand-père qui se serait fendu le crâne avec une hache. Il est Empoisonnements autres important de souligner qu’il faut probable- et non précisés ment y voir un reflet de l’importante sous- Armes à feu 26,2 6,6 22,1 estimation de ces modes de suicide chez les Saut d’un lieu élevé 3,9 5,8 4,3 aînés. En effet, lorsqu’une personne âgée est trouvée morte, s’il n’y a pas d’indica- Noyade 2,7 5,6 3,3 tions évidentes laissant entrevoir qu’il s’agis- Instruments tranchants 1,6 1,4 1,6 sait d’un suicide, par exemple l’utilisation Autres et non précisés 3,5 5,4 3,9 d’une méthode observable comme la pen- Nota : Les données ayant été arrondies, leur somme peut ne pas correspondre aux totaux indiqués. daison ou la présence d’une note d’adieu, Source : Statistique Canada, janvier 2002 on procède très rarement à une enquête approfondie. Dans le cas d’un suicide par médicaments, particulièrement quand FIGURE 1 – SUICIDES TOUTES CAUSES ET SUICIDES PAR MÉDICAMENTS l’aîné(e) consommait déjà des médicaments SELON LE SEXE ET L’ÂGE – FRANCE 1996 pour traiter des problèmes de santé impor- le sexe et l âge France 1996 tants, il est rare qu’on effectue des analyses toxicologiques afin de déterminer le rôle des n Nombre de suicides toutes causes chez l'homme médicaments dans le décès, si l’on ne dispose 2000 Nombre de suicides toutes causes chez la femme pas d’autres indications laissant entrevoir 1800 Nombre de suicides m?dicamenteux é chez l'homme la possibilité d’un suicide. On a donc raison 1600 Nombre de suicides m?dicamenteux chez la femme de croire que le taux de suicide des aînés é 1400 par médicaments est significativement en 1200 sous-estimation. Cette sous-estimation pour- 1000 rait en partie expliquer le faible taux de 800 suicide des aînés en général au Québec. 600 MÉDICAMENTS 400 ET TENTATIVES DE SUICIDE 200 Les médicaments sont également impli- 0 qués dans une part importante des tentatives 15-24 25-34 35-44 45-54 55-64 65-74 75-84 85 et plus de suicide : en 1998-1999, l’empoisonne- Classes d’ ge Classes d’âge ment était la cause de 83 % des hospitali- sations pour tentative de suicide au Canada Source : P. SAVIUC et al. (1999) d’après INSERM (1996) : Causes médicales de décès. Résultats définitifs (88 % pour les femmes contre 76 % pour les hommes ; Statistique Canada, 2002), et de 85 % en France (90 % chez les femmes médicamenteuse, avec 13 % des causes de de-France, les intoxications médicamen- et près de 80 % chez les hommes ; Debout, suicide, arrive également en troisième posi- teuses sont moins nombreuses que dans la 2002). tion, après la pendaison (37 %) et les armes capitale (Lecomte et al., 1995). Debout relie d’ailleurs l’apparition des à feu (25 %). Cette répartition varie suivant Il est important de souligner que plus on tentatives de suicide à celle des médica- le sexe : c’est le troisième mode de suicide avance en âge, moins l’intoxication médi- ments. En effet, citant Esquirol, sur un plan chez l’homme (8 %), après la pendaison et camenteuse est utilisée. Comme on le voit médical, et Durkheim, sur un plan social, il les armes à feu (ces deux modes étant uti- à la figure 1, le nombre de suicides médica- constate qu’au XIXe siècle, lorsque ceux-ci lisés dans plus de 70 % des cas). Chez les menteux, en France, est en baisse constante, se sont intéressés au suicide et à sa compré- femmes, trois modes de suicide sont très aussi bien chez l’homme que chez la femme, hension, ils n’envisageaient que la mort par nettement prédominants : pendaison à partir de 55 ans. Paradoxalement, les aînés suicide. Ceux qui tentaient de mettre fin à (27 %), intoxication volontaire (25 %) et sont les plus grands utilisateurs de psycho- leurs jours n’en réchappaient que rarement, noyade (17,5 %), suivie du saut d’un lieu tropes. H. Cohen et D. Cohen (1993) parlent les moyens utilisés étant particulièrement élevé et l’usage d’une arme à feu (respec- de « surconsommation de psychotropes létaux (Debout, 2002). tivement 11 et 7,5 % ; Debout, 1998). Ces chez les personnes âgées », et précisent Ce n’est qu’après la Seconde Guerre intoxications sont essentiellement urbaines. qu’en 1988, les aînés recevaient 35 % des mondiale que l’on voit se développer un Une étude sur Paris et sa banlieue a ainsi ordonnances médicamenteuses alors qu’ils nouveau type de comportement lié à la montré que les médicaments sont le mode ne représentaient, en Amérique du Nord diffusion des produits anxiolytiques et des de suicide le plus utilisé à Paris avec 29,9 % que 12 % de la population. Les calmants et somnifères. Nombre de personnes qui sont des cas. Dans les autres départements d’Île- les somnifères sont les médicaments les plus tentées d’en absorber au-delà de la dose FRONTIÈRES ⁄ AUTOMNE 2003 38
prévue prennent le risque de tomber dans Dans 20 à 30 % des cas, l’intoxication si la prise de ces médicaments peut avoir un état comateux avec parfois une compli- est associée à une prise d’alcool et / ou à pour effet d’augmenter le risque de suicide. cation mortelle. Si la prise médicamenteuse des scarifications à visée phlébotomique Comment pouvons-nous expliquer une excessive comportait ainsi un risque lourd (Pommereau, 1998). augmentation du risque suicidaire des per- de complication d’ordre vital, avec les pro- On admet en outre que la consomma- sonnes qui prennent des médicaments qui grès constants de la réanimation, cela semble tion de toxiques (alcool ou autre) puisse être sont censés être bénéfiques pour elles ? Une moins vrai aujourd’hui, la mortalité intra- un facteur important du risque de tentative première explication tient au fait que, hospitalière étant actuellement faible. de suicide. La prise d’alcool accompagne malgré les bénéfices des médicaments, il L’absorption de substances médicamen- ou précède fréquemment la tentative, quel demeure une possibilité d’augmentation du teuses entraîne une phase d’endormisse- que soit son mode (toxique ou violent), et risque suicidaire comme effet secondaire. ment, puis de coma dans laquelle le corps la plupart des auteurs soulignent le rôle de Jusqu’à présent, on a de façon générale peu est progressivement plongé mais qui laisse l’alcool dans la désinhibition comportemen- d’appuis pour cette hypothèse, bien que des ouverte la possible intervention des secours tale (Toussignant et Payette, 1997 ; Charazac- recherches sur certains types de médica- (plus ou moins recherchée) qui redonnent Brunel, 2002 ; Caillard et al., 1995). ments suggèrent la possibilité d’établir un vie à ce corps. lien. Une deuxième explication, déjà men- La faible gravité somatique des tenta- MÉDICAMENTS tionnée, tient au fait que les personnes qui tives de suicide médicamenteuses ne doit ET RISQUE SUICIDAIRE prennent des médicaments vivent de nom- cependant pas faire négliger l’importance Il existe deux façons dont on peut conce- breux problèmes. De plus, le fait d’avoir un du phénomène, et la gravité potentielle de voir que les médicaments soient liés à un trouble psychique entraîne des difficultés tout geste suicidaire : une enquête réalisée risque élevé de suicide : dans un premier interpersonnelles et psychosociales. Par sous l’égide de l’OMS sur la période 1989- temps, on peut se demander si la prise de exemple, quelqu’un vivant un trouble psy- 1992 montrait un taux important de réci- certains médicaments augmente le risque chique présente un risque plus élevé d’avoir dive (42 % chez les hommes et 45 % chez d’un décès par suicide ; dans un deuxième un réseau d’appui social moindre que les les femmes ; Drees, 2001). temps, la question qui se pose consiste à personnes qui ne souffrent pas de troubles Les classes de médicaments en cause savoir si le simple fait d’avoir un accès psychiques. L’Enquête Santé Québec a mon- sont rapportées dans le tableau ci-dessous facile aux médicaments augmente le risque tré que les personnes n’ayant pas de confi- et sont principalement représentées par les de suicide. dents présentaient un risque doublé d’avoir psychotropes, parmi lesquels les tranquilli- Dans le cas des liens possibles entre la fait une tentative de suicide dans la dernière sants (anxiolytiques et hypnotiques) figurent prise des médicaments et un potentiel année (Lavalée et al., 1995). Il est donc pos- en bonne place, et les antalgiques / analgé- suicidaire plus élevé, nous avons des diffi- sible que toutes sortes de variables liées aux siques. La fréquence des psychotropes, des cultés méthodologiques importantes qui troubles pour lesquels les personnes prennent benzodiazépines et des neuroleptiques est rendent une réponse facile à cette question des médicaments font en sorte que ces per- stable. Les antidépresseurs sont en hausse quasiment impossible. Les personnes qui sonnes ont un risque de suicide plus élevé. (8 % en 1987, 15 % en 1997 ; Saviuc et al., prennent des psychotropes constituent une Une troisième explication est que la 1999). Les dérivés du paracétamol (médi- population plus à risque de se suicider simple disponibilité des médicaments aug- caments en vente libre, à visée anti-inflam- puisque ces psychotropes sont prescrits aux mente le risque d’un décès par suicide. En matoire, antalgique ou antipyrétique) sont personnes souffrant d’un trouble mental. effet, les facteurs culturels d’environnement, concernés une fois sur quatre chez les Un diagnostic de trouble mental constitue d’urbanisation ou géophysiques, l’accessi- jeunes (Pommereau, 1996). en effet le plus important facteur de risque bilité d’un moyen, par exemple, influent L’ingestion des substances est fréquem- suicidaire (Krug et al., 2002). Il nous est notoirement sur les candidats à la mort. ment polymédicamenteuse : une association donc difficile de savoir si les personnes Chaque mode comporterait également une de plusieurs toxiques était présente dans qui prennent des psychotropes sont plus à part de symbolique porteur de sens : par environ 45 % des cas de tentatives de sui- risque de suicide à cause des troubles pour exemple, on peut émettre l’hypothèse que cide rapportées aux centres antipoisons lesquels elles prennent ces médicaments ou la pendaison serait la marque de la culpa- français en 1990-1991. bilité, mais aussi de la quête du rachat, le suicide par coup de feu porterait la marque de l’honneur injustement mis en cause et retrouvé dans la mort. Cela peut être éga- TABLEAU 2 – CLASSES DE MÉDICAMENTS DANS LES TENTATIVES lement le feu qui purifie, comme dans les DE SUICIDES MÉDICAMENTEUSES – (% des cas – France) immolations sacrificielles. Quant aux intoxi- Centres Bordeaux Strasbourg cations, elles comporteraient en elles- Antipoisons Service de réanimation Services de réanimation mêmes cette symbolique de la « mort 1990-1991 1987-1988 1997 retrait », chargée de danger, permettant la représentation après la mort d’un corps Benzodiazépines 71,0 56,0 59,0 endormi, qui aurait enfin trouvé le calme Antidépresseurs 13,0 9,5 15,0 et l’apaisement (Debout, 2002). Il existe Tranquillisants 6,7 4,5 4,0 également des modalités de suicide qui sont plutôt caractéristiques d’une population Neuroleptiques 5,6 3,9 7,0 donnée, comme la crémation chez les Asia- Barbituriques 1,0 2,5 5,0 tiques, la pendaison ou les armes à feu en Analgésiques / Antalgiques 11,0 11,0 11,0 milieu rural, l’absorption de produits ménagers corrosifs chez les Maghrébines, Cardio vasculotropes 7,5 2,2 l’ingestion de substances agricoles chez les Alcools associés 14,0 25,0 30,0 Réunionnais (Pommereau, 1996)… Certains D’après P. Saviuc et al. (1999) y souscrivent, d’autres s’en démarquent. 39 FRONTIÈRES ⁄ AUTOMNE 2003
Les représentations sociales associées aux méthodes de suicide jouent un rôle important dans les actes suicidaires. Cer- taines personnes privilégient une méthode pour mettre fin à leur vie et n’accepteraient jamais de se tuer avec un autre moyen. Le choix d’un moyen peut être basé sur la familiarité avec l’utilisation de ce moyen, l’accès au moyen et notre propre concep- tion de ce qui résultera si un tel moyen est utilisé dans un acte suicidaire. Par exemple, les policiers se suicident habituellement avec leur arme de service en se tirant dans la bouche. Cette pratique fait partie de la culture policière et on peut la comprendre seulement comme une représentation de la façon de mourir « macho » répandue dans leur environnement. Les programmes de prévention du suicide dans le corps poli- André Clément, Pelles cier de la ville de Montréal (Mishara, 2002) ont eu pour effet d’arrêter complètement pendant cinq ans ce type de comportement, soit en moyenne deux suicides par année. Une partie de ce programme de prévention visait à communiquer aux policiers « qu’avaler leur fusil » n’était pas une bonne raient êtres cités, notamment sur des lieux le taux de suicide est six fois plus important façon de résoudre leurs problèmes et qu’un ou des monuments au passé dramatique dans les ménages où il y a une arme à feu tel comportement indiquait un manque de notoire. et les États où la législation facilite la pos- solidarité avec leurs confrères. Actuellement, certaines études cher- session d’une arme à feu ont les taux les L’intérêt porté au mode de suicide utilisé chent à évaluer le lien entre l’accessibilité plus élevés. Globalement, il y a aussi une est ancien, notamment pour prévenir la du moyen suicidaire et le risque suicidaire liaison entre l’évolution des armes à feu contagion suicidaire. Il y eut des exemples réel. Pour beaucoup, la diffusion élargie au depuis 1970 dans la population et le taux célèbres : à l’hôtel des Invalides, à Paris, il sein de la population générale des médica- de suicide (Philippe, 2000). y avait un crochet sous la voûte d’un pas- ments psychotropes ou celle des armes à Nous pouvons donc conclure que la sage et plusieurs dizaines de personnes s’y feu serait responsable de l’augmentation de façon de se tuer qui est favorisée par les pendirent jusqu’à ce qu’on le supprime. la fréquence des conduites suicidaires. Dans personnes suicidaires joue un rôle important Certains sites semblent avoir été conçus la mesure où l’impulsivité est une des don- dans les actes suicidaires. Lorsqu’un moyen comme des lieux pour se suicider. Par nées fondamentales de l’acte, il est clair que privilégié ou choisi par une personne n’est exemple, le pont Golden Gate à San Fran- la facilité d’accès à un moyen suicidogène pas disponible, le risque diminue. La res- cisco constitue le site où il y a le plus de a des conséquences importantes. On utilise triction de l’accès aux moyens de suicide suicides parmi tous les sites au monde. ce dont on dispose immédiatement, ce qu’il apparaît comme une méthode de préven- Il y a à San Francisco d’autres ponts qui est facile de se procurer, ce qui n’offre pas tion. Contrairement aux idées reçues, il ne ont un accès aussi facile et qui sont aussi de difficultés techniques (Moron, 1999). On semble pas que la mise à l’écart d’un moyen dangereux. Cependant, il est rare qu’on semble observer à l’inverse une diminution dangereux ait si peu d’importance que le rapporte un suicide sur un autre pont. Le de mortalité quand des avancées techniques suicidant cherche forcément une autre Golden Gate est conçu comme l’endroit permettent de modifier un moyen suici- manière de mourir. Cela peut être une des où l’on doit se tuer. Dans la ville de dogène jusque-là « populaire ». En Australie explications du taux élevé de suicide dans Washington, le pont Duke Ellington était par exemple, où l’asphyxie par les gaz la population médicale et paramédicale connu comme un endroit pour se suicider. d’échappement était importante, l’invention (médecins, vétérinaires, dentistes…) du À quelques centaines de mètres de ce pont, du pot catalytique a diminué le nombre de fait, entre autres, de la facilité d’obtention, il y en a un autre aussi élevé. Peut-être à suicides par asphyxie. De même, lorsque le voire de la disponibilité permanente des cause de la publicité, on ne rapportait gaz domestique a été détoxiqué en Angle- médicaments : le moindre moment anxieux presque jamais de suicide sur l’autre pont, terre, au début des années 1960, le nombre et solitaire coïncidera toujours avec la tout le monde utilisait le pont Duke Elling- de décès par gaz domestique a chuté et les pleine disponibilité d’une méthode à tout ton. À la suite d’une campagne de préven- taux de suicide pour l’ensemble de la popu- coup mortelle (Caroli et Guedj, 1999). tion du suicide, on a construit une barrière lation ont diminué proportionnellement pour empêcher les personnes de sauter du (Kreitman et Platt, 1983). Guillaume est décrit comme un garçon pont Duke Ellington, mais on n’a ajouté L’extrême banalisation des armes à feu brillant. À 18 ans, il termine sa pre- aucune barrière aux autres ponts de la ville. est corrélée avec le risque de mort violente. mière année de médecine et habite Cela a complètement éliminé les suicides Contrairement à ce que l’on pourrait croire, avec son frère et ses parents, tous deux au pont Duke Ellington et le nombre de la possession d’une telle arme à feu à but pharmaciens, au-dessus de l’officine chutes des ponts a diminué significati- défensif accroît le risque de décès, que ce familiale. Depuis quelque temps, vement, sans qu’on note une augmentation soit par mort violente lors d’une agression Guillaume semble « avoir décroché », il des chutes à partir d’autres ponts de la ou par suicide. Cela est tout particulière- montre un désintérêt pour ses cours et région. De nombreux autres exemples pour- ment vrai chez les jeunes. Aux États-Unis, se replie de plus en plus sur lui-même. FRONTIÈRES ⁄ AUTOMNE 2003 40
Ses parents sont encore plus inquiets au titre d’une prescription médicale desti- se tuer est facilement disponible, il y a risque lorsque leur fils commence à exprimer née au sujet lui-même ou à un membre de élevé de passage à l’acte. Par exemple, pour des idées suicidaires. Ils contactent un son entourage (Carlsten, Waern et Allebeck, un homme souffrant de dépression, le fait médecin psychiatre qui prescrit à 1999). d’apprendre que sa femme l’a quitté peut Guillaume un traitement antidépres- Plusieurs études montrent que la prise faire en sorte qu’il est à risque de suicide seur. Un samedi, alors que sa famille de médicaments est souvent le fait de per- cette journée-là. Mais si l’accès à un moyen s’est absentée pour la fin de semaine, sonnes dépressives qui suivent un traite- à utiliser n’est pas facile, il est possible que Guillaume se retrouve seul au domi- ment : dans 70 à 80 % des cas, la personne le lendemain ou plusieurs jours plus tard, cile. Il prend les clés de la pharmacie avait absorbé les médicaments que lui avait la personne ait trouvé d’autres façons de se et avale le contenu de deux boîtes prescrits son médecin traitant (51 %) ou son sentir mieux et que la situation de crise d’hypnotiques. Ses parents, ne psychiatre (32 %) moins d’un mois avant le aiguë soit déjà chose du passé. parvenant pas à joindre leur fils au geste (47 %) : 4 / 5 des suicidants étaient téléphone, demandent à un ami de se déprimés, 3 / 5 étaient traités par un anti- HYPNOS ET THANATOS rendre chez eux. Celui-ci trouvera dépresseur (Saviuc et al., 1999). Debout L’une des façons de comprendre le Guillaume allongé dans son lit. parle ainsi des intoxications médicamen- choix d’un médicament comme moyen de Guillaume est décédé lors du transfert teuses comme d’un mode de « suicides suicide est l’association entre les effets à l’hôpital. dépression », s’inscrivant dans un processus escomptés d’un décès par suicide et les de retrait, d’abandon et de repli. Les modes effets escomptés de l’utilisation des médi- Les médicaments les plus facilement dis- de « suicides-destruction » (pendaison, arme caments. Les somnifères, qui sont fréquem- ponibles sont souvent les plus utilisés dans à feu, arme blanche, précipitation…) com- ment utilisés dans les tentatives de suicide, un but suicidaire. La diminution de la pres- porteraient plutôt une symbolique de refus, ont pour effet de provoquer le sommeil. On cription des barbituriques est ainsi associée, de protestation, de violence à ce qui fait associe le sommeil à la mort. En effet, les entre 1973 et 1980, à une diminution signi- violence, entraînant une vision du corps jeunes enfants ont une conception de la ficative des morts par surdosage en barbi- dégradée et brutalisée (Debout, 2002). mort comme un état qui ressemble au turiques. Dans le même temps, la fréquence Nous disposons depuis peu d’une preuve sommeil (Mishara, 1995). Cette association des suicides par surdosage en paracé- indiquant que lorsqu’un médicament est entre le sommeil et la mort et, pour un tamol ou en benzodiazépines augmentait rendu moins accessible, cela entraîne un effet grand nombre de sujets, le désir moins de (Osselton et al., 1984). Les benzodiazépines en prévention du suicide. En Angleterre, où mourir que de tout immobiliser sont fré- font partie des médicaments les plus pres- le paracétamol a été la première cause de quemment évoqués, notamment lorsque les crits dans les pays occidentaux, mais c’est décès par empoisonnement, le gouver- modes utilisés sont moins violents. La léta- en France et en Belgique que la consom- nement a strictement limité le nombre de lité de la méthode suicidaire employée est mation de tels produits atteint des propor- comprimés placés dans chaque contenant évidemment fort différente selon qu’il s’agit tions considérables : plus de huit millions vendu, et il a aussi limité le nombre de d’un moyen violent à effets destructeurs de Français absorbent régulièrement des contenants qu’une personne peut acheter immédiats (pendaison, arme à feu, défenes- anxiolytiques ; un adulte sur quatre se tran- dans une même pharmacie la même jour- tration…) ou d’une intoxication dont les quillise chimiquement (Pommereau et al., née. Avant la mise en place de ces restric- effets différés et progressifs laissent plus de 1987). Les psychotropes représentent ainsi tions, il était facile d’acheter un nombre de chances aux secours d’intervenir à temps. en France la deuxième catégorie de médica- comprimés potentiellement létal. Hawton ments la plus utilisée, après les antalgiques. (2002) a analysé les décès par paracétamol Nous rencontrons Simone, 82 ans, le La banalisation de l’usage des tranquil- ainsi que les empoisonnements et les décès lendemain de son arrivée à la maison lisants et leur facilité d’obtention conduisant par suicide en général. Il a conclu que le de retraite. Elle avait, quelques jours à ce que certains qualifient de « société de contrôle de l’accès au paracétamol en auparavant, été hospitalisée aux l’anxiolyse » où l’intolérance aux frustrations Angleterre a eu pour effet de diminuer le urgences après avoir avalé plusieurs devient déterminante. nombre de suicides par paracétamol et cette comprimés d’anxiolytiques et de Riou et Barriot (1999) rapportent éga- diminution a été reflétée à la fois par une somnifères, le soir du réveillon de lement comment un antipaludéen de syn- baisse des décès par suicide faisant appel à Noël, alors qu’elle se trouvait chez son thèse (la chloroquine) a été à l’origine toutes les substances toxiques, ainsi que dans fils et sa belle-fille. Simone exprime d’intoxications en France. La multiplication les taux de suicide pour le pays. Hawton une souffrance importante en rapport des suicides à la chloroquine est expliquée conclut que le contrôle de l’accès aux médi- avec son vécu de tristesse et de soli- par la facilité d’obtention sans ordonnance caments peut avoir un effet de prévention tude depuis le décès de son conjoint. de ce médicament, son stockage fréquent du suicide et qu’il n’y a pas eu d’indication Veuve de son premier mari décédé à la dans la pharmacie familiale et par la publi- d’un phénomène de substitution par un guerre peu avant la libération, elle cation d’un ouvrage « recette » pour réussir autre médicament ou une autre méthode. avait perdu, dix mois auparavant, son son suicide, aujourd’hui interdit. Le Centre Comment pouvons-nous comprendre les deuxième mari avec qui elle se sentait antipoison de Paris a ainsi constaté depuis effets de contrôle d’accès aux médica- très liée et auprès de qui, elle dit avoir 1982 (date de publication du livre) une aug- ments ? Les théoriciens expliquent que les vécu ses plus belles années. Simone se mentation de l’incidence des intoxications dynamiques du suicide mettent souvent dit isolée chez elle et décrit sa famille, graves par la chloroquine. Les trois quarts l’accent sur le fait qu’un acte suicidaire se notamment son fils, comme peu des personnes ayant ingéré de fortes doses produit à un moment où il existe une présente. Ce vécu de solitude s’est avec des visées suicidaires reconnaissaient combinaison de facteurs de risques et où la réactivé lorsque son fils et sa belle-fille avoir lu Suicide mode d’emploi. personne suicidaire vient de subir un « évé- se sont absentés quelques instants le Les produits les plus utilisés sont géné- nement déclencheur » (Shneidman, 1985). soir du réveillon pour saluer des ralement ceux qui sont les plus prescrits, Un décès par suicide peut donc souvent se voisins. Simone, évoquant son passage comme nous l’avons souligné. Très souvent, produire à un moment précis qu’on appelle à l’acte, raconte qu’elle « ne voulait pas ils l’ont été dans les semaines précédentes, une « situation de crise ». Si un moyen de mourir, mais tout arrêter ». Simone 41 FRONTIÈRES ⁄ AUTOMNE 2003
aujourd’hui va bien, les idées de à minuit. Amélie dira alors, à son groupe sous modifications de psychotropes, tristesse ne sont plus présentes dans le arrivée aux urgences, qu’elle ne voulait arrivent à la conclusion que le risque de discours et elle a pu investir un étayage pas mourir, que ses parents « auraient suicide n’est pas moins élevé chez les per- social au sein de l’institution dans dû rentrer plus tôt ». Quelques instants sonnes qui prennent des psychotropes. Il laquelle elle vit. plus tard, Amélie sombrait dans le interprète l’absence d’une diminution impor- coma et il fut impossible de la réanimer. tante du suicide dans le monde au cours On constate que dans l’intoxication médi- des dernières années comme étant une camenteuse, les substances employées sont La mortalité relative aux toxiques psy- indication du manque d’effet préventif des pour la plupart censées induire un profond chotropes est inférieure à 1 % alors que pour psychotropes sur le suicide. sommeil. Parallèlement, les dérivés du para- les toxiques cardiotropes, elle s’élève à près Les liens entre les médicaments et le cétamol sont connus pour leur action contre de 4 %, ce qui reste nettement inférieur à la risque de suicide peuvent être compris de la douleur et les maux de tête. Cette léthar- mortalité observée avec les pesticides, les deux façons : tout d’abord, est-ce que les gie toxique attaque les pensées et les personnes qui prennent des psychotro- tensions en les endormant. S’en prendre pes pour le traitement des problèmes de à la tête, cet espace corporel, contenu santé mentale sont plus à risque de sui- de la psyché, et marquer un temps cide ? Il est possible qu’on trouve une d’arrêt, une mise entre parenthèses, corrélation entre prise de médicaments sorte d’absence à la vie à un moment et suicide simplement parce que les donné. L’état de bien-être ainsi recher- troubles pour lesquels les gens prennent ché par l’utilisation des médicaments uti- les médicaments sont liés au suicide et lisés pour le traitement de la dépression qu’il n’y a aucune augmentation liée à peut s’avérer symbolique. Il est cepen- la prise de médicaments en soi. Cepen- dant possible que le fait de croire que dant, il est aussi possible que les effets les médicaments vont produire une mort secondaires liés à l’utilisation des médi- certaine, subite et sans douleur soit la caments puissent augmenter le risque de raison pour laquelle on choisit les médi- suicide. En effet, de nombreux médica- caments. Lorsqu’on entend parler des ments ont des effets secondaires assez décès produits par la prise de médica- troublants pour diminuer la qualité de ments, il est rare qu’on ait des indica- vie et pour augmenter les souffrances et tions d’une souffrance prolongée ou incapacités d’un individu. Les nausées l’expérience d’angoisse de la personne fréquemment associées à certains médi- pendant sa mort. Les médias et les caments utilisés pour combattre le André Clément, Sépulcre 8 vedettes d’Hollywood véhiculent des cancer, la dyskinésie tardive associée à messages et des images qui donnent à la prise des médicaments pour traiter la penser que les morts par ingestion médi- schizophrénie sont des exemples d’effets camenteuse sont de « belles morts ». La secondaires assez importants qui peu- population ignore que très souvent les vent constituer des sources de stress personnes qui meurent par intoxication majeures. Lorsqu’une personne déjà à souffrent lors du processus. risque de suicide vit encore plus de stress Il existe cependant encore des situations agents de l’environnement et les produits ou d’incapacité, cela peut avoir pour effet critiques liées aux propriétés toxiques des industriels (Hantson, 1999). d’augmenter le risque de passage à l’acte. molécules ou au terrain affaibli du patient Le psychiatre Brian Tanney (1992) a émis intoxiqué, et ce notamment chez les aînés. MÉDICAMENTS ET PRÉVENTION l’hypothèse que parmi les explications pos- Ainsi, il est possible qu’à cause de leur état DU SUICIDE sibles des liens entre trouble mental et sui- de santé plus fragile et des effets des divers On a recours aux médicaments pour trai- cide, les effets secondaires des traitements médicaments qu’ils doivent prendre, il y ait ter les maladies et diminuer la souffrance de ces troubles par médicaments peuvent plus de risques qu’une tentative « pas qui en résulte. Théoriquement, les médica- avoir un effet iatrogénique. Les effets secon- sérieuse » finisse par tuer la personne ments psychotropes qui sont utilisés pour daires des traitements entraîneraient ainsi (Mishara, 1997). diminuer la souffrance psychique devraient une augmentation des risques plus consi- Nous citerons ici l’exemple d’Amélie, avoir un effet de prévention des décès dérable que les avantages liés à la prise de 17 ans, hospitalisée aux urgences pour par suicide qui sont l’aboutissement d’une ces médicaments. intoxication. Quelques heures plus tôt, grande souffrance, vécue par la personne Même si cet effet iatrogénique peut jouer elle avait absorbé de l’alcool ainsi suicidaire comme étant interminable et un rôle dans certains suicides, il est évident qu’une dose importante de somnifères. insupportable (Shneidman, 1985). Cepen- que la grande majorité des personnes qui Les somnifères appartenaient à sa dant, l’effet des psychotropes pour diminuer prennent des médicaments en retirent des mère. Ses parents étaient partis chez le risque suicidaire est sujet à controverses ; bénéfices. Cependant, nous n’avons pas de des amis et lui avaient dit qu’ils d’un côté, des chercheurs comme Isaacsson preuves scientifiques convaincantes nous rentreraient aux environs de 22 heures. (2002) interprètent la diminution des taux permettant de conclure que la prise de médi- Amélie a réalisé son geste vers 20 de suicide dans les pays scandinaves comme caments pour le traitement des troubles heures. Elle savait que ses parents étant due à une augmentation parallèle de psychiques diminue toujours le risque de rentreraient ; elle voulait, selon ses l’utilisation des médicaments psychotropes suicide. Il y a certainement un débat concer- dires, « leur faire peur pour qu’ils pour traiter la dépression. D’autre part, des nant les psychotropes servant au traitement fassent attention à elle, leur montrer chercheurs comme Van Praag (2002), résu- de la dépression. Récemment, des études qu’elle existe ». Par un concours de mant des études scientifiques qui comparent ont démontré que la clozapine utilisée dans circonstances, ses parents sont rentrés des groupes témoins avec placebo avec un le traitement de la schizophrénie peut avoir FRONTIÈRES ⁄ AUTOMNE 2003 42
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