Les Midnight Movies: une " espèce " cinématographique disparue ?
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Université de Lyon Université lumière Lyon 2 Institut d'Études Politiques de Lyon Les Midnight Movies: une « espèce » cinématographique disparue ? Mémoire de Séminaire Préparé par Camille Durand Sous la direction de Jean-Michel Rampon Soutenu le : 6 septembre 2010
Table des matières Epigraphe . . 5 Introduction . . 6 Partie 1: Origines et contexte d'apparition des midnight movies . . 13 A. Les années 1390 : l'incubation des midnight movies . . 13 1/ les mouvements fondateurs: L’expressionnisme allemand et le surréalisme. .. 13 2/ L'exemple de Freaks: la matrice des Midnight Movies . . 16 B. Les sixties et seventies aux Etats-Unis : un fourmillement créatif . . 18 1/ Un climat de contestation propice aux avant-gardes cinématographiques . . 18 2/ Une culture urbaine foisonnante : l’exemple du cinéma Elgin comme haut lieu d’épanouissement d’une culture underground . . 20 Partie 2 : Que sont les midnight movies . . 22 A. Une tentative de définition par le genre. . . 22 1/ Le genre expérimental . . 22 2/ Le genre fantastique . . 26 3/ Le mélange des genres . . 27 B. Une convergence thématique : La perversion. . . 29 C. Un midnight movies est un film culte, produit de son audience. . . 30 1/ Description d’un public singulier . . 30 2/ Le film culte : définition et analyse . . 31 Partie 3 : Les midnight movies : une tradition obsolète? . . 36 A. Les midnight movies : chronique d'une mort annoncée. . . 36 1/ Les raisons économiques d’un déclin . . 36 2/ Les raisons culturelles : Hollywood récupère l’esthétique de minuit . . 38 B .La télévision : un rôle néfaste pour la culture de minuit. . . 39 1/ La culture vidéo :l’entrée dans la postmodernité et le non public de la télévision .. 39 2 / Les talks shows : de l’horreur au voyeurisme . . 41 3/ La série télévisée culte : Twin Peaks , fille de l’esthétique de minuit . . 41 C. The big LEBOWSKI : La résurection du phénomène des midnight movies. R . . 43 1/The big Lebowski : un parcours similaire aux midnight movies . . 43 2/ Analyse de la séquence d’ouverture . . 44 3/ Conclusion : Une « critique postmoderne du rêve hollywoodien »: . . 48 4/ L’ adoption du film par une grande communauté de fans . . 49 D. Une nouvelle approche des fans : une coproduction d'objet de culte. . . 51 1/Les nouvelles formes de participation des fans , fanfictions :des formes de coproduction du sens . . 51 Conclusion générale . . 57 Bibliographie . . 60 Ouvrages . . 60 Articles . . 60 Issus de revues . . 61
Issus de la presse . . 61 Annexes . . 62
Epigraphe Epigraphe « Cinéma est un nom de l'art dont la signification traverse les frontières de l'art. » Jacques Rancière DURAND Camille_2010 5
Les Midnight Movies: une « espèce » cinématographique disparue ? Introduction A minuit, la dernière heure, heure mystique s'il en est, plusieurs événements très différents prennent place: minuit est l'heure de la messe traditionnelle des catholiques la veille du vingt-cinq décembre où une grande célébration prend place pour fêter la naissance de Jésus. C'est aussi le moment, au réveillon de la Saint Silvestre, où l'on s'embrasse et l'on fête le passage à la nouvelle année, dans le calendrier chrétien. Dans la littérature, les contes et croyances populaires, minuit est le moment magique de l'irrationnel où les sabbats de sorcière, sortes d’assemblées nocturnes, prennent place, où les vampires s’éveillent, les loups garous s’animent, où Mr Jekyll laisse place à Mr Hide, et enfin, dans les romans policiers, c'est la traditionnelle heure du crime. C'est une heure qui fait fonctionner l'imaginaire collectif, qui suggère un affranchissement du domaine du rationnel, et donc du réel. Cette folie inhérente à l'heure de minuit est le vecteur d'une culture underground, choisissant l'obscurité pour satisfaire les attentes d'un public avide de produits marginaux, allant à contre courant de la culture dominante ; parmi ceux là, des films à petits budgets, parfois dits « peu recommandables » devenus aujourd'hui des films culte grâce à leur diffusion à minuit dans les années 1970: les « Midnight Movies ». En France , l'expression n'a pas d'équivalent qui puisse désigner aussi bien ce qui est devenu un genre à part entière aux Etats Unis, c'est pourquoi j'utiliserai l'expression américaine tout au long de ce mémoire. L'idée première de ce mémoire m'est venue par la mise en relation de deux réalisateurs que j'admire beaucoup au nom de leur rejet des conventions hollywoodiennes et de leur capacité à créer dans leurs films un univers cinématographique très personnel et pourvu de ses propres codes esthétiques déviants: il s'agit de Alejandro Jodorowsky_ le réalisateur chilien, créateur avec Fernando Arrabal et Roland Topor du mouvement Panique, scénariste de bandes dessinées, essayiste et poète_ et de David Lynch , un réalisateur américain bien difficile à classer. Le caractère « protéiforme » de son art m'intéressait tout particulièrement, car cet artiste passa de peintre à réalisateur de films, puis de séries, à designer, photographe et plasticien, musicien, producteur de publicités et inventeur d'une méthode de méditation transcendantale destinée à lutter contre la violence dans les écoles. Cette sorte d'universalité artistique, le procédé de recyclage qu'il utilise pour utiliser d'un art à un autre les mêmes figures et obsessions me plaisaient et m'ont encouragé à approfondir mes connaissances. Le pont qu'il construit entre les arts m'intéressait particulièrement, la question de la transversalité dans son esthétique a d’abord monopolisé mon attention. Ces deux artistes, très influencés par le mouvement surréaliste auquel je me suis toujours intéressée, et tout particulièrement en littérature, m'ont guidé vers les Midnight Movies. Eraserhead étant le film que j'estime le plus, je me suis tournée vers ses particularités esthétiques ; ce premier film de Lynch est quasiment expérimental, fait de manière artisanale (Lynch assume durant la durée du tournage, soit 5 ans, tous les rôles, de décorateur à chargé de bruitage, tout comme Jodorowsky, dans El topo, est à la fois acteur, réalisateur, musicien, décorateur, peintre et costumier) avec un petit budget, et très influencé par l'esthétique surréaliste. En 2004, Eraserhead a été « déclaré » culte dans l'histoire du film américain, classé comme tel par le National Film Registry , ce qui suggère qu'il a été sélectionné pour son « importance culturelle, historique ou esthétique » . 6 DURAND Camille_2010
Introduction Ce film fait figure d’OVNI dans le paysage du film, et j'ai donc étudié, en mettant en relation les premiers courts métrages de Lynch « the Alphabet », « The grandmother », « six men getting sick » avec ses peintures (que j'ai pu analyser grâce au catalogue de l'exposition de la fondation Cartier qui lui était dédiée en 2007), les principales figures, obsessions lynchiennes. Dès lors il m'a fallu me questionner sur la forme du travail que je souhaitais accomplir sur Lynch: était-ce l'esthétique du cinéma de Lynch, ou, d'un point de vue plus externe, l'impact de son film le plus culte sur les spectateurs (c’est à dire une analyse plus tournée sur la réception). Il m'est apparu évident que l'esthétique n'allait pas être l'objet de ce mémoire, mais que l'enjeu se trouvait justement dans le lien entre les films et le contexte culturel et social dans lequel ils s’ancraient. J'ai pensé qu'il était intéressant de se focaliser sur le contexte de réception d'une telle œuvre et me suis dirigée ainsi vers les conditions qui ont été celles de la sortie du film: j'ai alors découvert que le film Eraserhead, dont le financement avait été interrompu en cours par L'American Film Institute en raison de sa singularité, de sa « bizarrerie », de son caractère hybride dans le style de l'époque , avait été diffusé à petite échelle dans des conditions uniques: à minuit, et sans aucune publicité , tout comme l'avait été, six ans auparavant le film de Jodorowsky, El Topo. A ce moment précis, mes intérêts premiers se sont donc retrouvés unis dans un même cadre de réception. 1 Le documentaire de Stuart Samuels, « Midnight Movies » a véritablement achevé de fixer mon sujet, car il m'a aidé à problématiser ce sujet. Sans l'avoir trouvé d'une très bonne qualité, il a levé le voile sur la singularité du dispositif de réception du premier long métrage de Lynch: Eraserhead fait partie d'un ensemble de films connus sous le nom des « midnight movies » qui ont fait date dans l'histoire du cinéma américain, devenus des films culte. Ces films au contenu généralement « subversif », ont rassemblé des foules dans les cinémas de grandes agglomérations comme à Manhattan dans la ville de New York. Le documentaire se limite à l'étude de six des plus marquants de ces midnight movies : The night of the living dead, de George Romero, Pink Flamingos, de John Waters, Eraserhead, de Lynch The Harder they come, de Perry Henzell, The Rocky Horror Picture Show, de Jim Sharman et El Topo , de Jodorowsky. Ces six films, restant souvent des mois à l'affiche, vus et revus des dizaines voir des centaines de fois pour certains, rapportant aux cinémas des millions de dollars, avaient donc un statut unique. Aux Etats Unis, ils ont été l'objet d'étude de plusieurs critiques de cinéma et de journalistes qui ont voulu se pencher sur un phénomène étonnant, concomitant d'une période de libération des moeurs. L' apparition des midnight movies L'expression « Midnight Movies », apparaît dans les années 50 aux Etats Unis, désignant à l'origine une pratique courante de quelques chaînes de télévision locale : diffuser les films de genre à petits budgets, les fameux films de série B, à une heure avancée dans la nuit, l'heure où l'audience chute, l'heure où une audience différente de celle de la journée allume sa télévision, prête à y voir plus que de simples émissions de divertissement. Ainsi en 1954, la télévision locale de Los Angeles (la chaîne KABC) lance la diffusion de « The Vampira show », les samedis soir à minuit, un show qui diffuse des films d'horreur ou à suspense, à très petits budgets. Avant le film, le présentateur qui introduit le spectateur au programme nocturne est caractéristique: souvent adepte de l'humour noir, armé d'une ironie fracassante et dans le cas de Vampira, très court vêtu. Ces présentateurs sont devenus très appréciés par l'audience, et leurs noms restent aujourd'hui encore, connus, comme ceux 1 Midnight Movies : from the margin to the mainstream, Stuart Samuels, 2006 DURAND Camille_2010 7
Les Midnight Movies: une « espèce » cinématographique disparue ? de Vampira, Zacherley, Cassandra Peterson alias Elvira, « mistress of the dark », adulés par les jeunes de l'époque. Au cinéma, certains films des années 30 sont diffusés à minuit, comme Nosferatu , de Murnau,où les films surréalistes à Paris comme Un chien Andalou mais ces projections restent encore des événements isolés, et prennent place aux Etats Unis lors de foires ou fêtes foraines. Les Midnight Movies au sens donné par Stuart Samuels apparaissent dans les années 1970: on situe traditionnellement la première, le film pionnier en la matière à El Topoqui sort dans les salles du Elgin en décembre 1970, s'apprêtant à se maintenir 6 mois à l'affiche. Comment expliquer ce soudain engouement pour les séances de minuit? Après une période d'éveil culturel et de libération des moeurs, propice à la diversité dans l'expression artistique, les Américains connaissent dans les années 1970 l'apparition de projections à minuit dans certains cinémas de grandes métropoles comme New York, Philadelphie, Los Angeles, San Francisco, Chicago. Ces projections ont en fait vu le jour dans les années 1960, en lien avec le développement des mouvements underground de contre-culture et, dont les avatars, dans le milieu du cinéma sont Andy Warhol, Jonas Mekas ou Kenneth Anger. Ces cinémas vont initier les séances à minuit, peut être en vue de découvrir une niche dans l'audience et de pouvoir répondre à un public de plus en plus réceptif à ces thèmes. Surpris d'observer un accueil aussi favorable pendant ces projections, qui sont de véritables événements de foules, ils remarquent de curieuses réactions dans l'auditoire : il semble se dérouler un jeu entre les spectateurs, une connivence se crée, encouragée par la circulation fréquente de marijuana. Il s'agit alors du commencement d'un phénomène d'une grande ampleur car ces films, à la base peu commerciaux et dont la distribution s'avérait problématique restaient parfois six mois à l'affiche, rapportant des profits insoupçonnés; Les réalisateurs du documentaire midnight movies délimitent l'étendue du phénomène aux années 70. Ils sont d'autre part très focalisés sur un cinéma de Chelsea à Manhattan, le « Elgin theater », qu'ils considèrent, avec son gérant Ben Barenholtz, comme le cinéma où le phénomène des midnight movies a éclaté et a été le mieux représenté. Dans le documentaire de Stuart Samuels, mon intérêt s'est porté sur les idées de cérémonie, de rituel qui sont soulevées, répétées dans les commentaires de la voix off, et qui m'ont vraiment intrigué. Je me suis demandée quel était le moteur de cette fascination poussant les spectateurs à revenir encore et encore voir le même film. Etait ce pour profiter de l'atmosphère festive unique de la salle, qui variait à chaque séance? Il semble que le simple fait de projeter ce genre de film a eu pour effet de transformer le cinéma lui-même: ce n'est plus un lieu de diffusion industrialisée mais un site urbain d'activités ritualisées. On voit donc que la projection dépasse le simple visionnage d'un film et tire vers la représentation théâtrale: c'est tout l'enjeu que soulève cette tradition iconoclaste, et c'est ce qui constitue le fil directeur de cette étude et mise en perspective des midnight movies des années 1970. Ce documentaire traçait une limite temporelle au phénomène, l'orée des années 1980, années qui marquent l'entrée du Midnight Movie dans le « mainstream », dans la norme hollywoodienne, coïncidant avec l'arrivée de la vidéo. La fin des années 1970 serait selon eux marquée par la réappropriation des thèmes autrefois subversifs par les grosses productions hollywoodiennes. A partir de ce constat d'une disparition du phénomène et des maigres conclusions qui sont ébauchées dans le documentaire, j'ai décidé d'interroger les raisons de la disparition du phénomène des Midnight Movies en tâchant de trouver d'autres témoignages, points de vue afin de confronter les discours et de mener une enquête informée. 8 DURAND Camille_2010
Introduction Méthode et sources bibliographiques: J'ai donc poursuivi mes recherches, en découvrant que peu avait été écrit en France sur ce sujet, même si le phénomène avait dépassé ses frontières: La Cinémathèque de Paris, dans les années 60, avait aussi inauguré les séances à minuit, diffusant certains films , l’Age d'or de Bunuel, ou l'amour fou de Jacques Rivette, Le roi de coeur de Philippe De Broca et d'autres de la Nouvelle Vague. Pourtant, en France, les Midnight Movies n'existent pour ainsi dire pas, car il ne s'agit pas comme aux Etats Unis d'un phénomène à part entière, ayant sa propre signification. Les projections à minuit, même si elles étaient nombreuses, n'ont pas eu le même retentissement dans les médias et la culture urbaine, et n’ont pas contribué à la découverte de tels films cultes, car il s’agissait souvent de rediffusion de classiques du cinéma ; Ainsi, aucun chercheur ne paraît s'être décidé à étudier le phénomène en France. C'est donc via la littérature américaine que j'ai trouvé de quoi alimenter mes questions sur les Midnight Movies: ma bibliographie de base se compose d'un ouvrage qui est voué à mon sujet, paru en 1983 et réédité dans une version augmentée en 1991, appelé « Midnight Movies » dont les auteurs sont Jonathan Rosenbaum, journaliste au Chicago Reader et James Hoberman, critique de film pour The village Voice. Ce livre m'a été d'une aide précieuse, car peu d'ouvrages se consacrent à l'analyse de ce phénomène, qui est somme toute très peu connu. Néanmoins, les difficultés ont été d'une nature double: d'une part, la langue anglaise , qui est tout de même un facteur ralentissant la compréhension, d 'autre part, le fond même du livre: les détails et la description prennent souvent une place trop importante, au détriment de l'analyse, de plus les auteurs digressent beaucoup sur l'époque et ses acteurs, et ont aussi tendance à embellir l'époque par un ton nostalgique, ce qui m'a poussé à procéder à un tri. A partir de là, j'ai voulu étayer ma recherche en puisant dans les archives de la presse nationale, qui sont assez rares, mais j'ai tout de même déniché dans les archives du New York Times deux articles traitant de l'évènement sous un angle sociologique, c'est à dire de la fréquentation de ces séances de minuit, et du regard des journalistes, contemporains de l’époque. Ils m'ont servi, confrontés à l'ouvrage, à cerner une des clés du succès des midnight movies: les jeunes de l'époque. J'ai obtenu grâce à eux une représentation mentale plus précise de l'audience. Ces articles sont fondamentaux: le regard amusé et critique des journalistes, les témoignages des jeunes, et la confrontation de plusieurs points de vue rapportés ont orienté mes recherches dans le champ de la sociologie. Il me manquait tout de même un point de vue plus interne sur le phénomène, même si le documentaire de Stuart Samuels contenait des extraits d'interview de David Lynch , John Waters et Jodorowsky, ces acteurs n'étaient pas vraiment bien placés pour rendre compte de l'ambiance de ces séances de minuit. C'est alors que j'ai eu accès à une interview des gérants du Elgin Theatre, ayant pour titre « children of the sixties », faite en 1996 par un journaliste et écrivain, Ben Davis. Celle ci a été capitale dans mon travail, car elle fournit une description sociologique du phénomène, d'un point de vue moins « formel » que celui de l'ouvrage de Hoberman et Rosenbaum. Le ton est volontiers empreint d'humour et peu sujet à l'auto censure, c'est une chose importante pour comprendre le phénomène. Afin de mettre en perspective ce qui se jouait parmi l'audience des midnight movies, j'ai aussi puisé dans la littérature du domaine de la sociologie du cinéma , notamment autour de la figure du fan , qui a été très peu étudiée jusqu'ici, ne bénéficiant pas d'une véritable légitimité académique. Deux auteurs fondamentaux font figures de pionniers : John Fiske et Henry Jenkins. DURAND Camille_2010 9
Les Midnight Movies: une « espèce » cinématographique disparue ? Philippe Leguern, maître de conférence en sociologie à l' IUT d' Angers et chercheur au CNRS à Paris, a publié dans la revue « réseaux » une étude portant sur ces « ex fans des seventies » , dans lequel il explique les enjeux de la métaphore religieuse qui est associée au comportement de fan. Cette étude a donné de l'ampleur à ma réflexion sur les midnight movies, et m'a permis de chercher, dans la culture contemporaine, des équivalents, des manifestations voisines, comparables dans leur ferveur dédiée un objet de culte. Néanmoins, ma démarche n'en est pas pour autant de nature sociologique, je n'ai pas procédé à une enquête sociologique avec des entretiens, il n'y a pas d’enquête, mais davantage une mise en perspective du phénomène, une étude de la réception et de l'évolution de l'emploi qui est fait des séances de minuit dans les cinémas d'aujourd'hui. Cette étude n'est pas dévolue à un descriptif esthétique des films de minuit, nous ne sommes pas dans l'hagiographie de films devenus cultes mais dans la recherche d'une signification culturelle et sociale de ce phénomène et du retentissement qu'il a connu. Le corpus de films étudiés : Je n'ai pas l'intention de dresser l'inventaire des films concernés par la diffusion à minuit dans les années 1970 aux Etats Unis, ce qui ne dirait rien du sens à dégager du phénomène, tant les films sont divers, c'est pourquoi je choisis de me focaliser sur quatre en particulier, qui selon moi illustrent chacun des traits forts caractéristiques de l’esthétique des midnight movies. Au nom de mon attachement à une clarté et une concision essentielles à un travail de cette ampleur, je ne parlerai que très peu de films qui pourtant ont connu une trajectoire de midnight movies semblable à celle des films étudiés, comme « liquid eye » « showgirls », « reefer madness » « harold et maude », « the texas chainsaw massacre », « Mondo Trasho », « The harder they come » et autres films cultes découverts par l'audience à minuit. Eraserhead, d'abord, a été un déclic initial, car je fais partie des fans de David Lynch, et parce que c'est un film pivot dans l'oeuvre de Lynch, contenant tous les thèmes qu il développe encore maintenant dans ses films. De tous, c'est incontestablement le plus expérimental, réalisé sur 5 ans dans des conditions extrêmes avec un budget minimal, le plus hybride, car une légende disait que la bande son était dangereuse et nocive . Eraserhead, sorti en 1977, relate la naissance d'un bébé monstrueux et déformé, image de l'univers industriel glauque dans lequel il naît, dans un couple peu uni et qui est effrayé par son propre rejeton. Après ce film, David Lynch connaît le succès avec Elephant Man, film avec lequel il quitte le cinéma dit expérimental et adopte les codes hollywoodiens ; El Topo est une oeuvre inclassable se situant entre le western, le film esthétique surréaliste, l’épopée, la quête mystique, le film underground et la parodie, retraçant la recherche de la sainteté par un homme, un pistolero, qui est mis au défi de tuer les quatre grands maîtres du désert. Il est devenu l'emblème de l'idéologie des hippies, se regardant à l'époque volontiers sous l'effet de stupéfiants. Il a achevé sa diffusion au Elgin à cause de l'achat de ses droits par John Lennon, qui voyait en ce film un chef d'oeuvre, un poème sur la recherche de la sainteté et de la sublimation. The Rocky Horror Picture Show, de Jim Scharman, sorti en 1975, raconte l'entrée d'un couple rangé, Janet et Brad, dans un château habité par les étranges habitants de la planète Transexual Transylvania, dont le propriétaire, Frank N Furter, un transsexuel travesti, séducteur et créateur d'un objet sexuel, Rocky, va travailler à les pervertir toujours plus et leur faire découvrir les plaisirs sexuels. Ce film à petit budget est devenu l'emblème suprême du film culte, car il a amassé durant trente ans des foules travesties imitant les personnages du film, toutes plus érudites, capables de réciter réplique par réplique le film 10 DURAND Camille_2010
Introduction dans son intégralité. Cette comédie musicale est déjantée, c'est un hymne à la libération sexuelle et au vice, à la circulation des genres, un film qui fait exploser la morale chrétienne et hétérosexuelle. Enfin, Pink Flamingos, de John Waters, datant de 1972, est , si je puis dire, le plus trash, celui dont les images figurent au dernier degré de la provocation. Il raconte les pérégrinations de Divine, la femme la plus dégoûtante, repoussante du monde, reconnue comme telle « the filthiest person alive », luttant pour maintenir son statut face à un couple de concurrents, dont l'activité consiste à kidnapper des jeunes femmes qu'il font féconder par leur majordome afin ensuite de leur enlever leur bébé, qu'ils revendent à des couples lesbiens. Ce film est très important à prendre en compte, car c’est par lui, et donc par les séances de minuit, que John Waters s'est fait connaître dans le milieu du cinéma underground. Ces films, tout en étant très différents les uns des autres, sont tous le reflet à la fois d'une évolution des moeurs et sont devenus le miroir d'une expérience sociale inédite : une communion des spectateurs autour de l'écran, et les documents d'époque, l’interview des propriétaires du Elgin Theatre que j'ai pu rassembler confirment cette vision du midnight movie comme un rituel, une tradition et une fête à la fois. Afin de mettre en perspective le phénomène des Midnight Movies, je me suis penché sur l'héritage , les illustrations plus récentes du pouvoir des cultes médiatiques. Certains films ont connu le même sort nocturne, se sont faits connaître par le créneau de minuit; et sont aujourd'hui cultes. J'ai choisi d'étudier le cas de The Big Lebowski, un des films des frères Coen, sorti en 1998 qui, à défaut d'avoir connu un succès au box office, est le seul ayant déferlé un mouvement de fans sans précédent, qui font aujourd'hui des kilomètres pour se réunir afin de célébrer le film et la pensée forte qui en émane. Le Duc, « the dude », héros du film, est un magistral fainéant, que l’on qualifierait en France de paresseux, passant son temps au bowling avec ses amis,et se trouve impliqué soudain dans une affaire d'argent et de rançon qui est le fruit d'un quiproquo onomastique. Ce film des frères Coen est un véritable pamphlet sur les valeurs diffusées dans la culture hollywoodienne, et se plaît à déconstruire un à un les clichés du film hollywoodien. Serait-il un descendant direct des midnight movies? J'ai analysé le film pour y répondre. Il sera également question, dans une moindre mesure cependant, de la série de David Lynch, « Twin Peaks », réalisée en 1986, reprenant les thèmes subversifs , la veine transgressive des midnight movies et qui révolutionne les codes du genre de la série. Celle- ci offre, en un sens, une adaptation télévisuelle de l'esprit des Midnight Movies. Définitions Un film culte est un film qui réunit une communauté de fans: Un film culte est un concept difficile à définir, cependant sa caractéristique majeure reste ses fans. L'esthétique, en effet, ne joue pas le premier rôle, ce sont d'autres éléments qui sont capitaux: ce film doit avoir eu une influence sur son temps, il jouit la plupart du temps d'un faible succès commercial, est reconnu souvent dans la durée, restant longtemps à l'affiche, tirant son effet par la répétition, l'accumulation. Le film culte est donc un film qui obsède, se différencie sur ce point des films qui ne se regardent qu’une seule fois et se consomment sans plus de réflexion: une certaine fascination, une adoration émanent de cette catégorie de films. J'ai voulu approfondir cette thématique, qui est au coeur des enjeux soulevés dans mon séminaire « récits, fictions et médias: les clés d'interprétation du réel ». Un film culte est un film où l'illusion du cinéma continue à opérer, même une fois sorti de la salle. DURAND Camille_2010 11
Les Midnight Movies: une « espèce » cinématographique disparue ? La figure du fan: Comme nous le savons, le terme « fan » est un anglicisme, une abréviation de fanatique à l'origine. L'attitude de dévouement et de vénération d'un fervent croyant et d'un fan serait donc pertinente à mettre en parallèle, de même que les séances rituelles des midnight movies sont un lointain écho de la célébration de la messe. Les films de minuit sont dits cultes, sans exception, et c'est la réalité que cache se concept de culte qui focalise mon attention tout au long de ce mémoire. Pourquoi utiliser un tel terme, qui emprunte à la religion? Y a t'il d'autres films cultes par la suite qui se sont fait connaître à minuit ? Si oui, qu'ont ils en commun avec les midnight movies des années 1970? Mon étude se développera donc en trois temps successifs: Dans un premier temps, il sera question d'étudier les conditions d'apparition du phénomène des midnight movies, de définir son ancrage spatio-temporel: les films cultes des années 70 sont irrigués de toute la contre culture des années 60 et s'inscrivent dans un espace urbain propice au mouvements underground. Il sera ensuite temps de décrire et expliquer le phénomène des midnight movies en lui même, à travers une étude des films et de leurs points de convergence. Nous mobiliserons à ce titre plusieurs concepts, outils de taxinomie: une approche thématique qui s'intéresse à rechercher des thèmes communs aux films comme la transgression sexuelle, la violence comme revanche sur la société, les pulsions de vie et de morts « eros et thanatos »; une tentative de définition par le genre, avec le genre du film d'horreur notamment, le genre expérimental et le genre fantastique, ou par l'esthétique, avant d'avoir une approche plus centrée sur la réception, qui sera l'occasion d’analyser le sens à donner aux rituels qui se déroulaient pendant les midnight movies . Enfin, nous partirons en quête de possibles résurgences du phénomène et d'explications de l'évolution du film culte, qui est déplacé du lieu du cinéma à la maison, apprivoisé et du même coup modifié dans son essence. Nous analyserons les objets « héritiers » des midnight movies qui témoignent, en même temps d'une parenté, et d'une mutation, en nous focalisant sur la série Twin Peaks et sur le film des frères Coen The big Lebowski . Nous nous pencherons sur le phénomène de culte chez les fans et tenterons de dépasser une lecture bourdieusienne qui tend à dévaloriser la figure du fan. Nous tenterons aussi de chercher l'emploi actuel qui est fait du créneau de minuit dans les salles, et ce qu'il nous dit sur l'évolution de la figure du fan. 12 DURAND Camille_2010
Partie 1: Origines et contexte d'apparition des midnight movies Partie 1: Origines et contexte d'apparition des midnight movies Il serait regrettable, pour une étude sur les Midnight Movies, de tenir ces films comme un phénomène isolé de son contexte, un phénomène ex-nihilo, alors que leurs problématiques ne se comprennent qu'à la lumière des soubassements historiques, idéologiques et sociaux de l’époque, ainsi que des lieux qui ont favorisé leur diffusion. Les Midnight Movies se révèlent être de véritables encéphalogrammes, mesurant le pouls de la contre culture qui se développe à l'époque. Parmi ces facteurs nécessaires à l'épanouissement des Midnight Movies, je m'attarderai dans cette partie en premier lieu sur les mouvements artistiques qui sont propédeutiques à l'avènement des Midnight Movies, à savoir l'expressionnisme allemand et le surréalisme, ensuite sur l'oeuvre matrice des Midnight Movies, Freaks, de Tod Browning, avant de faire un aperçu nécessaire du paysage culturel et cinématographique américain des années 1960-70 , pour enfin effectuer un zoom sur un cinéma , le Elgin, qui est très représentatif du brassage social et de l’ampleur inédite du phénomène des Midnight Movies, mais aussi d’un esprit hippie et d’un climat favorable à la participation des spectateurs. A. Les années 1390 : l'incubation des midnight movies 1/ les mouvements fondateurs: L’expressionnisme allemand et le surréalisme. a. L’expressionnisme allemand : définition Le film d'horreur d'aujourd'hui s'est développé sur les bases des premiers films cultes des années 1920 comme Nosferatu le vampire, de Murnau, Le cabinet du docteur Caligari, de Robert Wiene (qui est, selon Hoberman et Rosenbaum le premier film culte, né à Paris où il est diffusé durant 7 ans dans le même cinéma ), ou Docteur Mabuse de Fritz Lang. Ce cinéma était très marqué par les atrocités , l'horreur au quotidien vécues par l' Allemagne pendant la Première Guerre Mondiale, et met en scène le crime et la culpabilité pesant sur des personnages denses, pétris de contradictions , le tout étant souligné par l'esthétique expressionniste devenue très célèbre. Les personnages de ces films, dont le maquillage épais exalte et exagère les traits, sont filmés sous l'angle de la contre- plongée,la lumière venant du dessous éclairer le visage de manière effrayante, menaçante. 2 Ces personnages grimaçants sont, selon le critique Siegfried Kracauer , critique de cinéma 2 Siegfried Kracauer, De Caligari à Hitler, Une histoire psychologique de cinéma allemand 1947 p 32 et 36 DURAND Camille_2010 13
Les Midnight Movies: une « espèce » cinématographique disparue ? au journal Frankfurter Zeitung, le reflet des troubles psychologiques profonds du peuple allemand, et annoncent les prémisses du régime totalitaire nazi. 3 Dans M le Maudit , , qui devait originellement s'appeler « Mörder ist unter uns », le meurtrier est parmi nous, Fritz Lang met en scène un kidnappeur de petites filles qui sévit dans la ville de Dusseldorf, semant la discorde entre la police et la pègre qui se disputent sa poursuite. La dernière scène illustrerait , par le procès de la Pègre qui est fait au meurtrier, procès acclamé par la foule en délire, la montée du nazisme qui est un mal intérieur du peuple allemand. Cette scène est aussi marquée par l'esthétique expressionniste: les visages de la foule apparaissent déformés par le peu de lumière qui les distingue de la pénombre, et le meurtrier, piégé, avoue alors sa schizophrénie, en pleine lumière des projecteurs braqués sur lui: cette scène finale renverse les rôles, et fait du meurtrier une victime des bourreaux qui l'entourent, comprenant les bandes criminelles et les familles avides de vengeance de la ville. Ainsi, l’expressionnisme se nourrit des malaises profonds des individus pour styliser leurs images qui sont, par leur esthétique, l’extériorisation de leur psychologie. Le personnage principal du film Eraserhead, Henry Spencer, interprété par Jack Nance, pourrait être un personnage influencé de l'expressionnisme allemand, par exemple: c'est un personnage dont les traits sont marqués, montrés toujours au travers d'une lumière très faible, parcouru par les ombres d'une ville sans vie, parcourue de détritus. Son costume noir, terne et élimé est proche de celui de Chaplin, son visage, comme celui du Docteur Caligari est très blanc et les cheveux très noirs. C'est un personnage ambigu dont on ne connaît pas les désirs, mais qui semble torturé , tout le long du film, par cette faute originelle, ce péché de la chair qu'il a commis, donnant naissance à un bébé reptile monstrueux. Henry semble travaillé par sa culpabilité vis à vis de son enfant, partagé entre son dégoût pour la créature criarde et son sentiment d'humanité, de paternité qui lui chuchote de prendre soin de son bébé, et par la culpabilité vis à vis de celle qui est la mère de son enfant, qui a fui le foyer mais qui n'est pas l'objet de ses fantasmes, occupés par la mystérieuse voisine. De même, The Rocky Horror Picture Show, qui est une parodie des films adaptés du roman de Mary Shelley « Frankenstein ou le Prométhée moderne», au moins pour les deux premières versions de James Whale en 1931, « Frankenstein » et « la Fiancée de Frankenstein ». Frank N Furter est un personnage complexe qui doit sa richesse et son intensité à son esthétique, elle aussi inspirée des avatars de l'expressionnisme allemand, avec son maquillage épais et son jeu très porté dans l’excès. Quant aux personnages secondaires du film, inutile de dire qu'ils s'apparentent tous de près ou de loin au Docteur Mabuse, à Nosferatu ou à Frankenstein. Le personnage de Riff Raff est d'ailleurs directement inspiré par Nosferatu, de Murnau, avec sa figure blême et triste et ses cheveux longs filasses jaunes. Magenta, la servante, est aussi un avatar moderne du personnage de la fiancée de Frankenstein. Les Midnight Movies sont donc nés sur les bases esthétiques de l’expressionnisme allemand, puisqu’ils en ont non seulement repris les thèmes, mais aussi l’esthétique, qui dessert la dimension fantastique des films. b. Le surréalisme au cinéma 3 Ein Stadt sucht einen Mörder, Fritz Lang , 193 14 DURAND Camille_2010
Partie 1: Origines et contexte d'apparition des midnight movies « L'un des points de départs du surréalisme est l'observation selon laquelle tout ce qui jaillit de l'esprit, même dénué de forme logique, révèle inévitablement la singularité de cet 4 esprit » . A travers cette citation célèbre, l’on saisit l’importance prise par l’imaginaire individuel sur la raison collective et la victoire de l’irrationnel sur le plausible, ce qui permet mieux de comprendre pourquoi un surréaliste comme Breton s’est essayé à l’écriture automatique et à un style très peu soucieux du cadre spatio-temporel, à l’opposé du roman réaliste, à l’œuvre dans Nadja. La source d'inspiration première des Midnight Movies, qui est la plus fréquemment citée, reste celle des films surréalistes français, mouvement situé généralement dans l'entre-deux guerres qui a inspiré de nombreux cinéastes comme Jodorowsky et Lynch. Aragon définit le concept de cette façon : « Le vice appelé surréalisme: emploi déréglé et passionnel du stupéfiant image ». Ce mouvement, qui refusait pourtant de se revendiquer comme tel, déploie dans ses films une logique onirique de métaphores, d'associations libres de figures mythiques et de rêves, souvenirs parfois, enchaînés, comme dans Un chien andalou, dont l'histoire est le fruit d'une conversation entre Bunuel et Dali portant sur leurs rêves respectifs. Les figures maîtresses sont Cocteau (Le sang d'un poète de Cocteau, sorti en 1930, la belle et la bête, de 1946, mais surtout Orphée, de 1950.) Bunuel et Dali, dans des films comme Un chien Andalou, 1929, l'Age d'Or qui, en 1930 dont la projection fait scandale à l’époque. Au tout début d’Un chien Andalou, une femme se fait trancher l'oeil à l'aide d'une lame de rasoir, scène très choquante, même aujourd'hui où nos moeurs sont plus habitués à la violence visuelle. Les allusions à la masturbation dans l'Age d'Or sont claires, d'autant que le film s'attaque aux institutions qui sont le fondement de la société: la famille, la patrie et la religion. Le film crée le scandale à Paris, donnant lieu à des évanouissements, avortements et dénonciations au commissariat, et ensuite à un véritable lynchage de la part de ligues d'extrême droite qui saccagent le cinéma où avait lieu la projection. Par la suite, elles se dérouleront sous contrôle de la police, avant d'être complètement interdites. La censure du film ne prend fin qu'en 1981, cinquante ans plus tard. Ces films illustrent tous d'une certaine façon le célèbre aphorisme de Breton « la beauté sera convulsive », et incarnent un véritable rejet de la tradition française du réalisme poétique, incarnée par Renoir, Carné ou Clair, très focalisée sur les dialogues et les personnages populaires. Ainsi, Un chien Andalou est un film muet sans personnages, et il n'y a pour ainsi dire pas d'intrigue. Maya Deren est celle qui a officiellement importé aux Etats Unis le surréalisme et l’avant-garde au cinéma. Son film le plus connu, « Meshes of the afternoon », est un film muet qui instaure une poésie basée sur des images suggestives et remplies de mystère : une femme rêve et poursuit dans son songe une femme toute voilée de noir, sans visage, qui promène une fleur. Puis son mari apparaît, mais le rêve ne s’achève que lorsqu’il rentre dans la maison et la découvre morte recouverte d’éclats de miroirs. Le court métrage multiplie les gros plans , une caméra nichée dans des angles anormaux, des effets de disparitions créés au montage qui réussissent à recréer l’ambiance du rêve : une atmosphère instable pour une réalité fuyante et la puissance surréelle des objets, symboles oniriques. 4 Goudal Jean, surréalisme et cinéma, 1925 DURAND Camille_2010 15
Les Midnight Movies: une « espèce » cinématographique disparue ? Eraserhead est basé sur cette logique du rêve, qui est en fait un principe qui va guider Lynch tout au long de sa filmographie, de ses courts métrages également: le réel est toujours contaminé par le rêve, et sa logique irrationnelle. Les scènes dites réalistes sont en vérité de véritables pastiches des impératifs de clarté et de réalisme hollywoodiens, comme dans Mulholland Drive, son film le plus populaire, où la première partie du film, centrée sur l'arrivée du personnage de Naomi Watts à Hollywood est à interpréter au second degré, tandis que le rêve des jeunes femmes prend la conduite de la narration. Le rêve, l'aspect illogique sont le moteur même de l'intrigue dans Lost Highway . Ainsi, le surréalisme et sa volonté de rompre avec les codes du cinéma réalistes, de se focaliser sur les mouvements de l’imaginaire, du rêve, d’utiliser la logique de l’association et de la métaphore libres plutôt que le rythme canonique de la narration est un état d’esprit qui a eu un impact sur l’idéologie des Midnight Movies, autant sur les films que sur la manière de les regarder. 2/ L'exemple de Freaks: la matrice des Midnight Movies A mains égards, l'on peut considérer Freaks comme l'ancêtre, le parent de tous les midnight movies réalisés pendant les seventies. Son statut est assez complexe, pourtant, car il a fait partie des films diffusés à minuit dans les années 1970, alors même que c'est un film réalisé en 1931. Tod Browning, son réalisateur, a été victime d'une censure impitoyable, puisque sa diffusion a été interdite au Royaume Uni jusqu'au années 1950. Tourné dans un cirque à l'aide d'acteurs non professionnels qui jouent leur propre rôle, il va au plus près de la monstruosité, ce qui en fait un film très novateur pour l'époque. Elephant Man, le célèbre film de David Lynch, est un hommage à Freaks, tout en retournant le thème de la monstruosité, car le film est moins provocateur, et surtout beaucoup plus moral. Avant sa sortie définitive, Freaks sera corrigé, car les tests effectués sur les spectateurs sont catastrophiques, ces derniers partent avant la fin, et l'on raconte même qu'une femme a menacé d'attaquer la production MGM en justice car le film avait déclenché sa fausse couche. Ces premiers incidents passés et le public désertant les salles, on décide de couper au montage les scènes les plus choquantes, notamment celles de la castration de Hercule et de l'attaque de Cleopatra par les monstres, suggérant son viol, suivie de sa mutation en poulet. Un nouvel épilogue est tourné, plus gai que l'autre. Mais ces modifications n'augmentent guère les entrées en salle, si bien que même à Los Angeles, le film ne reste à l'affiche que deux semaines. Comment expliquer qu'un film connaissant un tel échec commercial soit considéré culte dans les années 1960, regardé comme une sorte de matrice des Midnight Movies ? Freaks est un film très violent, une sorte de pamphlet sur les valeurs maîtresses à Hollywood: le culte de la beauté alliée à la vertu (cela correspond au célèbre concept grec, kalos kagathos, allier le beau et le bon). L'intrigue se noue autour de l'opposition entre deux camps au sein du cirque: les normaux, en minorité, composés d'Hercule et Cleopatra, et les monstres, les Freaks. Ces groupes entrent en collision lorsque Cleopatra décide de séduire le lilliputien Hans afin de réaliser un plan machiavélique avec Hercule, son amant: lui dérober sa fortune. Celui ci se sépare de sa promise, Frieda, une autre freaks, séduit par la beauté de la trapéziste Cleopatra qu'il décide finalement d'épouser. Néanmoins, celle ci, dégoûtée par tous les monstres qui l'entourent durant le repas du mariage, finit par céder à son horreur, et les insulte tous. Cette scène constitue le climax de l'intrigue, l'acmé, c'est à dire le point où la tension dramatique se fait la plus forte: tous attablés autour du mariage de Cleopatra et de Hans, les Freaks entonnent une chanson, un hymne triomphal (We accept 16 DURAND Camille_2010
Partie 1: Origines et contexte d'apparition des midnight movies her, we accept her, one of us, one of us, Nous l'acceptons, elle est des nôtres), qui sous l'effet de l'alcool, rompt de calme de Cleo, incapable de se contenir davantage. Celle ci se lève et se retourne contre eux, les congédiant et dévoilant par là même son mépris pour eux. A ce moment du film, l'équilibre des forces se retourne, et la vengeance des Freaks commence, telle une révolution. Freaks est un film d'une étrange contemporanéité, doté d'une résonance politique indéniable. Le film est basé sur le motif de l'inversion entre la monstruosité physique des freaks qui est plus humaine que la monstruosité morale de deux êtres hypocrites comme Hercule et Cleo. Ce retournement vient dénoncer les valeurs à la base de l'institution hollywoodienne comme le culte de la beauté et du glamour, par une mise en avant de la difformité physique. Le message est clair: la machine à rêves d'Hollywood n'est qu'une vaste mascarade. Dans un pays encore très conservateur, dans les années 1930, certaines organisations puritaines, comme la National Association of Women appellent à boycotter le film qui, selon eux, véhicule des clichés dégradants. En Grande Bretagne, le film est tout simplement interdit pour trente ans. Au moment où la crise de 1929 touche les Américains et les contraint à revenir à un niveau de vie archaïque, et pour les plus touchés à faire la queue pour les soupes populaires, l'intrigue suggère aux spectateurs de ne pas s'identifier aux stars d’Hollywood mais aux « petites gens », à des êtres qui, dans l'ombre, font preuve de plus d'humanité que les autres. C'est une morale très singulière et novatrice pour l'époque. Après sa sortie des affiches, le film est utilisé à des fins scientifiques, intégré dans des publicités pour des remèdes scientifiques. La MGM va jusqu'à re-baptiser le film « Nature's mistakes », un titre qui va à contresens de l'argumentation du film, occultant ce qu'il promeut vraiment: l'égalité fondamentale entre tous les hommes. La réédition du film, après la seconde guerre mondiale, sonne le début de sa re légitimation fulgurante: le film est diffusé dans de prestigieux festivals comme Venise ou Cannes, reconnu par la critique et le cinéma underground comme une inépuisable source d'inspiration du cinéma fantastique. A partir des années 1960, il est diffusé régulièrement dans les cinémas new-yorkais, et c’est parmi les cercles intellectuels, une référence indiscutable, un film culte qu'il faut avoir vu. Ce film va aussi être une référence commune pour Jodorowsky et Lynch, dans El Topo, qui présente dans son casting de nombreux êtres difformes, et Eraserhead , qui transpose la monstruosité dans la cellule familiale. Au delà de nos Midnight Movies, le film innerve la veine fantastique chez des réalisateurs comme David Cronenberg ou Tim Burton. Mais la réussite de Tod Browning tient dans son refus de recourir à la science-fiction, puisqu'il utilise de vraies personnes handicapées, et s'inscrit dans leur milieu, le cirque. On raconte d'ailleurs que le tournage a été parfois douloureux pour certains, qui ne supportaient pas de dîner à table avec des êtres difformes. C'est tout le réalisme de Freaks qui fait horreur et qui l’a consacré comme culte, et c’est pour ces raisons qu’il a été diffusé, redécouvert dans les années 1960. Sa dimension subversive vaut par son extrême réalisme. Les films de minuit ont tous plus tard exploité le choc, le sens implicite de ce film très dissident pour l’époque . DURAND Camille_2010 17
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