Les Midnight Movies: une " espèce " cinématographique disparue ?

 
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Université de Lyon
                  Université lumière Lyon 2
                Institut d'Études Politiques de Lyon

Les Midnight Movies: une « espèce »
cinématographique disparue ?

                      Mémoire de Séminaire
             Préparé par Camille Durand
          Sous la direction de Jean-Michel Rampon
                Soutenu le : 6 septembre 2010
Table des matières
Epigraphe . .                                                                                           5
Introduction . .                                                                                        6
Partie 1: Origines et contexte d'apparition des midnight movies . .                                     13
      A. Les années 1390 : l'incubation des midnight movies . .                                         13
                1/ les mouvements fondateurs: L’expressionnisme allemand et le surréalisme.
                ..                                                                                      13
                2/ L'exemple de Freaks: la matrice des Midnight Movies . .                              16
      B. Les sixties et seventies aux Etats-Unis : un fourmillement créatif . .                         18
                1/ Un climat de contestation propice aux avant-gardes cinématographiques . .            18
                2/ Une culture urbaine foisonnante : l’exemple du cinéma Elgin comme haut lieu
                d’épanouissement d’une culture underground . .                                          20
Partie 2 : Que sont les midnight movies . .                                                             22
      A. Une tentative de définition par le genre. . .                                                  22
                1/ Le genre expérimental . .                                                            22
                2/ Le genre fantastique . .                                                             26
                3/ Le mélange des genres . .                                                            27
      B. Une convergence thématique : La perversion. . .                                                29
      C. Un midnight movies est un film culte, produit de son audience. . .                             30
                1/ Description d’un public singulier . .                                                30
                2/ Le film culte : définition et analyse . .                                            31
Partie 3 : Les midnight movies : une tradition obsolète? . .                                            36
      A. Les midnight movies : chronique d'une mort annoncée. . .                                       36
                1/ Les raisons économiques d’un déclin . .                                              36
                2/ Les raisons culturelles : Hollywood récupère l’esthétique de minuit . .              38
      B .La télévision : un rôle néfaste pour la culture de minuit. . .                                 39
                1/ La culture vidéo :l’entrée dans la postmodernité et le non public de la télévision
                ..                                                                                      39
                2 / Les talks shows : de l’horreur au voyeurisme . .                                    41
                3/ La série télévisée culte : Twin Peaks , fille de l’esthétique de minuit . .          41
      C. The big LEBOWSKI : La résurection du phénomène des midnight movies. R . .                      43
                1/The big Lebowski : un parcours similaire aux midnight movies . .                      43
                2/ Analyse de la séquence d’ouverture . .                                               44
                3/ Conclusion : Une « critique postmoderne du rêve hollywoodien »: . .                  48
                4/ L’ adoption du film par une grande communauté de fans . .                            49
      D. Une nouvelle approche des fans : une coproduction d'objet de culte. . .                        51
                1/Les nouvelles formes de participation des fans , fanfictions :des formes de
                coproduction du sens . .                                                                51
Conclusion générale . .                                                                                 57
Bibliographie . .                                                                                       60
      Ouvrages . .                                                                                      60
      Articles . .                                                                                      60
                Issus de revues . .                                                                     61
Issus de la presse . .   61
Annexes . .                            62
Epigraphe

Epigraphe
« Cinéma est un nom de l'art dont la signification traverse les frontières de l'art. »
Jacques Rancière

                            DURAND Camille_2010                                      5
Les Midnight Movies: une « espèce » cinématographique disparue ?

Introduction

     A minuit, la dernière heure, heure mystique s'il en est, plusieurs événements très différents
     prennent place: minuit est l'heure de la messe traditionnelle des catholiques la veille du
     vingt-cinq décembre où une grande célébration prend place pour fêter la naissance de
     Jésus. C'est aussi le moment, au réveillon de la Saint Silvestre, où l'on s'embrasse et
     l'on fête le passage à la nouvelle année, dans le calendrier chrétien. Dans la littérature,
     les contes et croyances populaires, minuit est le moment magique de l'irrationnel où les
     sabbats de sorcière, sortes d’assemblées nocturnes, prennent place, où les vampires
     s’éveillent, les loups garous s’animent, où Mr Jekyll laisse place à Mr Hide, et enfin, dans les
     romans policiers, c'est la traditionnelle heure du crime. C'est une heure qui fait fonctionner
     l'imaginaire collectif, qui suggère un affranchissement du domaine du rationnel, et donc du
     réel.
          Cette folie inhérente à l'heure de minuit est le vecteur d'une culture underground,
     choisissant l'obscurité pour satisfaire les attentes d'un public avide de produits marginaux,
     allant à contre courant de la culture dominante ; parmi ceux là, des films à petits budgets,
     parfois dits « peu recommandables » devenus aujourd'hui des films culte grâce à leur
     diffusion à minuit dans les années 1970: les « Midnight Movies ». En France , l'expression
     n'a pas d'équivalent qui puisse désigner aussi bien ce qui est devenu un genre à part entière
     aux Etats Unis, c'est pourquoi j'utiliserai l'expression américaine tout au long de ce mémoire.
          L'idée première de ce mémoire m'est venue par la mise en relation de deux réalisateurs
     que j'admire beaucoup au nom de leur rejet des conventions hollywoodiennes et de
     leur capacité à créer dans leurs films un univers cinématographique très personnel et
     pourvu de ses propres codes esthétiques déviants: il s'agit de Alejandro Jodorowsky_ le
     réalisateur chilien, créateur avec Fernando Arrabal et Roland Topor du mouvement Panique,
     scénariste de bandes dessinées, essayiste et poète_ et de David Lynch , un réalisateur
     américain bien difficile à classer. Le caractère « protéiforme » de son art m'intéressait tout
     particulièrement, car cet artiste passa de peintre à réalisateur de films, puis de séries, à
     designer, photographe et plasticien, musicien, producteur de publicités et inventeur d'une
     méthode de méditation transcendantale destinée à lutter contre la violence dans les écoles.
     Cette sorte d'universalité artistique, le procédé de recyclage qu'il utilise pour utiliser d'un art
     à un autre les mêmes figures et obsessions me plaisaient et m'ont encouragé à approfondir
     mes connaissances. Le pont qu'il construit entre les arts m'intéressait particulièrement,
     la question de la transversalité dans son esthétique a d’abord monopolisé mon attention.
     Ces deux artistes, très influencés par le mouvement surréaliste auquel je me suis toujours
     intéressée, et tout particulièrement en littérature, m'ont guidé vers les Midnight Movies.
          Eraserhead étant le film que j'estime le plus, je me suis tournée vers ses particularités
     esthétiques ; ce premier film de Lynch est quasiment expérimental, fait de manière artisanale
     (Lynch assume durant la durée du tournage, soit 5 ans, tous les rôles, de décorateur à
     chargé de bruitage, tout comme Jodorowsky, dans El topo, est à la fois acteur, réalisateur,
     musicien, décorateur, peintre et costumier) avec un petit budget, et très influencé par
     l'esthétique surréaliste. En 2004, Eraserhead a été « déclaré » culte dans l'histoire du
     film américain, classé comme tel par le National Film Registry , ce qui suggère qu'il a été
     sélectionné pour son « importance culturelle, historique ou esthétique » .

6                                            DURAND Camille_2010
Introduction

         Ce film fait figure d’OVNI dans le paysage du film, et j'ai donc étudié, en mettant en
    relation les premiers courts métrages de Lynch « the Alphabet », « The grandmother »,
    « six men getting sick » avec ses peintures (que j'ai pu analyser grâce au catalogue de
    l'exposition de la fondation Cartier qui lui était dédiée en 2007), les principales figures,
    obsessions lynchiennes.
         Dès lors il m'a fallu me questionner sur la forme du travail que je souhaitais accomplir
    sur Lynch: était-ce l'esthétique du cinéma de Lynch, ou, d'un point de vue plus externe,
    l'impact de son film le plus culte sur les spectateurs (c’est à dire une analyse plus tournée sur
    la réception). Il m'est apparu évident que l'esthétique n'allait pas être l'objet de ce mémoire,
    mais que l'enjeu se trouvait justement dans le lien entre les films et le contexte culturel
    et social dans lequel ils s’ancraient. J'ai pensé qu'il était intéressant de se focaliser sur le
    contexte de réception d'une telle œuvre et me suis dirigée ainsi vers les conditions qui ont
    été celles de la sortie du film: j'ai alors découvert que le film Eraserhead, dont le financement
    avait été interrompu en cours par L'American Film Institute en raison de sa singularité, de sa
    « bizarrerie », de son caractère hybride dans le style de l'époque , avait été diffusé à petite
    échelle dans des conditions uniques: à minuit, et sans aucune publicité , tout comme l'avait
    été, six ans auparavant le film de Jodorowsky, El Topo. A ce moment précis, mes intérêts
    premiers se sont donc retrouvés unis dans un même cadre de réception.
                                                                                1
         Le documentaire de Stuart Samuels, « Midnight Movies » a véritablement achevé
    de fixer mon sujet, car il m'a aidé à problématiser ce sujet. Sans l'avoir trouvé d'une très
    bonne qualité, il a levé le voile sur la singularité du dispositif de réception du premier long
    métrage de Lynch: Eraserhead fait partie d'un ensemble de films connus sous le nom des
    « midnight movies » qui ont fait date dans l'histoire du cinéma américain, devenus des films
    culte. Ces films au contenu généralement « subversif », ont rassemblé des foules dans les
    cinémas de grandes agglomérations comme à Manhattan dans la ville de New York. Le
    documentaire se limite à l'étude de six des plus marquants de ces midnight movies : The
    night of the living dead, de George Romero, Pink Flamingos, de John Waters, Eraserhead,
    de Lynch The Harder they come, de Perry Henzell, The Rocky Horror Picture Show, de Jim
    Sharman et El Topo , de Jodorowsky.
         Ces six films, restant souvent des mois à l'affiche, vus et revus des dizaines voir des
    centaines de fois pour certains, rapportant aux cinémas des millions de dollars, avaient donc
    un statut unique. Aux Etats Unis, ils ont été l'objet d'étude de plusieurs critiques de cinéma
    et de journalistes qui ont voulu se pencher sur un phénomène étonnant, concomitant d'une
    période de libération des moeurs.
         L' apparition des midnight movies
         L'expression « Midnight Movies », apparaît dans les années 50 aux Etats Unis,
    désignant à l'origine une pratique courante de quelques chaînes de télévision locale :
    diffuser les films de genre à petits budgets, les fameux films de série B, à une heure avancée
    dans la nuit, l'heure où l'audience chute, l'heure où une audience différente de celle de la
    journée allume sa télévision, prête à y voir plus que de simples émissions de divertissement.
    Ainsi en 1954, la télévision locale de Los Angeles (la chaîne KABC) lance la diffusion de
    « The Vampira show », les samedis soir à minuit, un show qui diffuse des films d'horreur ou
    à suspense, à très petits budgets. Avant le film, le présentateur qui introduit le spectateur au
    programme nocturne est caractéristique: souvent adepte de l'humour noir, armé d'une ironie
    fracassante et dans le cas de Vampira, très court vêtu. Ces présentateurs sont devenus très
    appréciés par l'audience, et leurs noms restent aujourd'hui encore, connus, comme ceux
1
    Midnight Movies : from the margin to the mainstream, Stuart Samuels, 2006

                                     DURAND Camille_2010                                           7
Les Midnight Movies: une « espèce » cinématographique disparue ?

     de Vampira, Zacherley, Cassandra Peterson alias Elvira, « mistress of the dark », adulés
     par les jeunes de l'époque.
           Au cinéma, certains films des années 30 sont diffusés à minuit, comme Nosferatu ,
     de Murnau,où les films surréalistes à Paris comme Un chien Andalou mais ces projections
     restent encore des événements isolés, et prennent place aux Etats Unis lors de foires ou
     fêtes foraines. Les Midnight Movies au sens donné par Stuart Samuels apparaissent dans
     les années 1970: on situe traditionnellement la première, le film pionnier en la matière à El
     Topoqui sort dans les salles du Elgin en décembre 1970, s'apprêtant à se maintenir 6 mois
     à l'affiche. Comment expliquer ce soudain engouement pour les séances de minuit?
          Après une période d'éveil culturel et de libération des moeurs, propice à la diversité
     dans l'expression artistique, les Américains connaissent dans les années 1970 l'apparition
     de projections à minuit dans certains cinémas de grandes métropoles comme New York,
     Philadelphie, Los Angeles, San Francisco, Chicago. Ces projections ont en fait vu le jour
     dans les années 1960, en lien avec le développement des mouvements underground de
     contre-culture et, dont les avatars, dans le milieu du cinéma sont Andy Warhol, Jonas Mekas
     ou Kenneth Anger. Ces cinémas vont initier les séances à minuit, peut être en vue de
     découvrir une niche dans l'audience et de pouvoir répondre à un public de plus en plus
     réceptif à ces thèmes. Surpris d'observer un accueil aussi favorable pendant ces projections,
     qui sont de véritables événements de foules, ils remarquent de curieuses réactions dans
     l'auditoire : il semble se dérouler un jeu entre les spectateurs, une connivence se crée,
     encouragée par la circulation fréquente de marijuana. Il s'agit alors du commencement
     d'un phénomène d'une grande ampleur car ces films, à la base peu commerciaux et dont
     la distribution s'avérait problématique restaient parfois six mois à l'affiche, rapportant des
     profits insoupçonnés;
          Les réalisateurs du documentaire midnight movies délimitent l'étendue du phénomène
     aux années 70. Ils sont d'autre part très focalisés sur un cinéma de Chelsea à Manhattan,
     le « Elgin theater », qu'ils considèrent, avec son gérant Ben Barenholtz, comme le cinéma
     où le phénomène des midnight movies a éclaté et a été le mieux représenté.
            Dans le documentaire de Stuart Samuels, mon intérêt s'est porté sur les idées de
     cérémonie, de rituel qui sont soulevées, répétées dans les commentaires de la voix off, et
     qui m'ont vraiment intrigué. Je me suis demandée quel était le moteur de cette fascination
     poussant les spectateurs à revenir encore et encore voir le même film. Etait ce pour profiter
     de l'atmosphère festive unique de la salle, qui variait à chaque séance? Il semble que le
     simple fait de projeter ce genre de film a eu pour effet de transformer le cinéma lui-même: ce
     n'est plus un lieu de diffusion industrialisée mais un site urbain d'activités ritualisées. On voit
     donc que la projection dépasse le simple visionnage d'un film et tire vers la représentation
     théâtrale: c'est tout l'enjeu que soulève cette tradition iconoclaste, et c'est ce qui constitue
     le fil directeur de cette étude et mise en perspective des midnight movies des années 1970.
         Ce documentaire traçait une limite temporelle au phénomène, l'orée des années
     1980, années qui marquent l'entrée du Midnight Movie dans le « mainstream », dans la
     norme hollywoodienne, coïncidant avec l'arrivée de la vidéo. La fin des années 1970 serait
     selon eux marquée par la réappropriation des thèmes autrefois subversifs par les grosses
     productions hollywoodiennes.
         A partir de ce constat d'une disparition du phénomène et des maigres conclusions qui
     sont ébauchées dans le documentaire, j'ai décidé d'interroger les raisons de la disparition
     du phénomène des Midnight Movies en tâchant de trouver d'autres témoignages, points de
     vue afin de confronter les discours et de mener une enquête informée.

8                                            DURAND Camille_2010
Introduction

    Méthode et sources bibliographiques:
     J'ai donc poursuivi mes recherches, en découvrant que peu avait été écrit en France sur
ce sujet, même si le phénomène avait dépassé ses frontières: La Cinémathèque de Paris,
dans les années 60, avait aussi inauguré les séances à minuit, diffusant certains films , l’Age
d'or de Bunuel, ou l'amour fou de Jacques Rivette, Le roi de coeur de Philippe De Broca et
d'autres de la Nouvelle Vague. Pourtant, en France, les Midnight Movies n'existent pour ainsi
dire pas, car il ne s'agit pas comme aux Etats Unis d'un phénomène à part entière, ayant sa
propre signification. Les projections à minuit, même si elles étaient nombreuses, n'ont pas
eu le même retentissement dans les médias et la culture urbaine, et n’ont pas contribué à
la découverte de tels films cultes, car il s’agissait souvent de rediffusion de classiques du
cinéma ; Ainsi, aucun chercheur ne paraît s'être décidé à étudier le phénomène en France.
C'est donc via la littérature américaine que j'ai trouvé de quoi alimenter mes questions sur
les Midnight Movies: ma bibliographie de base se compose d'un ouvrage qui est voué à mon
sujet, paru en 1983 et réédité dans une version augmentée en 1991, appelé « Midnight
Movies » dont les auteurs sont Jonathan Rosenbaum, journaliste au Chicago Reader et
James Hoberman, critique de film pour The village Voice.
      Ce livre m'a été d'une aide précieuse, car peu d'ouvrages se consacrent à l'analyse de
ce phénomène, qui est somme toute très peu connu. Néanmoins, les difficultés ont été d'une
nature double: d'une part, la langue anglaise , qui est tout de même un facteur ralentissant
la compréhension, d 'autre part, le fond même du livre: les détails et la description prennent
souvent une place trop importante, au détriment de l'analyse, de plus les auteurs digressent
beaucoup sur l'époque et ses acteurs, et ont aussi tendance à embellir l'époque par un
ton nostalgique, ce qui m'a poussé à procéder à un tri. A partir de là, j'ai voulu étayer ma
recherche en puisant dans les archives de la presse nationale, qui sont assez rares, mais
j'ai tout de même déniché dans les archives du New York Times deux articles traitant de
l'évènement sous un angle sociologique, c'est à dire de la fréquentation de ces séances de
minuit, et du regard des journalistes, contemporains de l’époque. Ils m'ont servi, confrontés à
l'ouvrage, à cerner une des clés du succès des midnight movies: les jeunes de l'époque. J'ai
obtenu grâce à eux une représentation mentale plus précise de l'audience. Ces articles sont
fondamentaux: le regard amusé et critique des journalistes, les témoignages des jeunes,
et la confrontation de plusieurs points de vue rapportés ont orienté mes recherches dans
le champ de la sociologie.
     Il me manquait tout de même un point de vue plus interne sur le phénomène, même si
le documentaire de Stuart Samuels contenait des extraits d'interview de David Lynch , John
Waters et Jodorowsky, ces acteurs n'étaient pas vraiment bien placés pour rendre compte
de l'ambiance de ces séances de minuit.
      C'est alors que j'ai eu accès à une interview des gérants du Elgin Theatre, ayant pour
titre « children of the sixties », faite en 1996 par un journaliste et écrivain, Ben Davis.
Celle ci a été capitale dans mon travail, car elle fournit une description sociologique du
phénomène, d'un point de vue moins « formel » que celui de l'ouvrage de Hoberman et
Rosenbaum. Le ton est volontiers empreint d'humour et peu sujet à l'auto censure, c'est une
chose importante pour comprendre le phénomène.
      Afin de mettre en perspective ce qui se jouait parmi l'audience des midnight movies, j'ai
aussi puisé dans la littérature du domaine de la sociologie du cinéma , notamment autour
de la figure du fan , qui a été très peu étudiée jusqu'ici, ne bénéficiant pas d'une véritable
légitimité académique. Deux auteurs fondamentaux font figures de pionniers : John Fiske
et Henry Jenkins.

                          DURAND Camille_2010                                                9
Les Midnight Movies: une « espèce » cinématographique disparue ?

         Philippe Leguern, maître de conférence en sociologie à l' IUT d' Angers et chercheur au
     CNRS à Paris, a publié dans la revue « réseaux » une étude portant sur ces « ex fans des
     seventies » , dans lequel il explique les enjeux de la métaphore religieuse qui est associée
     au comportement de fan. Cette étude a donné de l'ampleur à ma réflexion sur les midnight
     movies, et m'a permis de chercher, dans la culture contemporaine, des équivalents, des
     manifestations voisines, comparables dans leur ferveur dédiée un objet de culte.
          Néanmoins, ma démarche n'en est pas pour autant de nature sociologique, je n'ai
     pas procédé à une enquête sociologique avec des entretiens, il n'y a pas d’enquête,
     mais davantage une mise en perspective du phénomène, une étude de la réception et de
     l'évolution de l'emploi qui est fait des séances de minuit dans les cinémas d'aujourd'hui.
     Cette étude n'est pas dévolue à un descriptif esthétique des films de minuit, nous ne sommes
     pas dans l'hagiographie de films devenus cultes mais dans la recherche d'une signification
     culturelle et sociale de ce phénomène et du retentissement qu'il a connu.
         Le corpus de films étudiés :
          Je n'ai pas l'intention de dresser l'inventaire des films concernés par la diffusion à minuit
     dans les années 1970 aux Etats Unis, ce qui ne dirait rien du sens à dégager du phénomène,
     tant les films sont divers, c'est pourquoi je choisis de me focaliser sur quatre en particulier,
     qui selon moi illustrent chacun des traits forts caractéristiques de l’esthétique des midnight
     movies.
          Au nom de mon attachement à une clarté et une concision essentielles à un travail de
     cette ampleur, je ne parlerai que très peu de films qui pourtant ont connu une trajectoire de
     midnight movies semblable à celle des films étudiés, comme « liquid eye » « showgirls »,
     « reefer madness » « harold et maude », « the texas chainsaw massacre », « Mondo
     Trasho », « The harder they come » et autres films cultes découverts par l'audience à minuit.
          Eraserhead, d'abord, a été un déclic initial, car je fais partie des fans de David Lynch,
     et parce que c'est un film pivot dans l'oeuvre de Lynch, contenant tous les thèmes qu
     il développe encore maintenant dans ses films. De tous, c'est incontestablement le plus
     expérimental, réalisé sur 5 ans dans des conditions extrêmes avec un budget minimal,
     le plus hybride, car une légende disait que la bande son était dangereuse et nocive .
     Eraserhead, sorti en 1977, relate la naissance d'un bébé monstrueux et déformé, image
     de l'univers industriel glauque dans lequel il naît, dans un couple peu uni et qui est effrayé
     par son propre rejeton. Après ce film, David Lynch connaît le succès avec Elephant Man,
     film avec lequel il quitte le cinéma dit expérimental et adopte les codes hollywoodiens ; El
     Topo est une oeuvre inclassable se situant entre le western, le film esthétique surréaliste,
     l’épopée, la quête mystique, le film underground et la parodie, retraçant la recherche de la
     sainteté par un homme, un pistolero, qui est mis au défi de tuer les quatre grands maîtres du
     désert. Il est devenu l'emblème de l'idéologie des hippies, se regardant à l'époque volontiers
     sous l'effet de stupéfiants. Il a achevé sa diffusion au Elgin à cause de l'achat de ses droits
     par John Lennon, qui voyait en ce film un chef d'oeuvre, un poème sur la recherche de la
     sainteté et de la sublimation.
          The Rocky Horror Picture Show, de Jim Scharman, sorti en 1975, raconte l'entrée
     d'un couple rangé, Janet et Brad, dans un château habité par les étranges habitants de
     la planète Transexual Transylvania, dont le propriétaire, Frank N Furter, un transsexuel
     travesti, séducteur et créateur d'un objet sexuel, Rocky, va travailler à les pervertir toujours
     plus et leur faire découvrir les plaisirs sexuels. Ce film à petit budget est devenu l'emblème
     suprême du film culte, car il a amassé durant trente ans des foules travesties imitant les
     personnages du film, toutes plus érudites, capables de réciter réplique par réplique le film

10                                           DURAND Camille_2010
Introduction

dans son intégralité. Cette comédie musicale est déjantée, c'est un hymne à la libération
sexuelle et au vice, à la circulation des genres, un film qui fait exploser la morale chrétienne
et hétérosexuelle.
     Enfin, Pink Flamingos, de John Waters, datant de 1972, est , si je puis dire, le plus
trash, celui dont les images figurent au dernier degré de la provocation. Il raconte les
pérégrinations de Divine, la femme la plus dégoûtante, repoussante du monde, reconnue
comme telle « the filthiest person alive », luttant pour maintenir son statut face à un
couple de concurrents, dont l'activité consiste à kidnapper des jeunes femmes qu'il font
féconder par leur majordome afin ensuite de leur enlever leur bébé, qu'ils revendent à des
couples lesbiens. Ce film est très important à prendre en compte, car c’est par lui, et donc
par les séances de minuit, que John Waters s'est fait connaître dans le milieu du cinéma
underground.
    Ces films, tout en étant très différents les uns des autres, sont tous le reflet à la fois
d'une évolution des moeurs et sont devenus le miroir d'une expérience sociale inédite : une
communion des spectateurs autour de l'écran, et les documents d'époque, l’interview des
propriétaires du Elgin Theatre que j'ai pu rassembler confirment cette vision du midnight
movie comme un rituel, une tradition et une fête à la fois.
     Afin de mettre en perspective le phénomène des Midnight Movies, je me suis penché
sur l'héritage , les illustrations plus récentes du pouvoir des cultes médiatiques. Certains
films ont connu le même sort nocturne, se sont faits connaître par le créneau de minuit; et
sont aujourd'hui cultes. J'ai choisi d'étudier le cas de The Big Lebowski, un des films des
frères Coen, sorti en 1998 qui, à défaut d'avoir connu un succès au box office, est le seul
ayant déferlé un mouvement de fans sans précédent, qui font aujourd'hui des kilomètres
pour se réunir afin de célébrer le film et la pensée forte qui en émane. Le Duc, « the dude »,
héros du film, est un magistral fainéant, que l’on qualifierait en France de paresseux, passant
son temps au bowling avec ses amis,et se trouve impliqué soudain dans une affaire d'argent
et de rançon qui est le fruit d'un quiproquo onomastique.
     Ce film des frères Coen est un véritable pamphlet sur les valeurs diffusées dans la
culture hollywoodienne, et se plaît à déconstruire un à un les clichés du film hollywoodien.
Serait-il un descendant direct des midnight movies? J'ai analysé le film pour y répondre.
      Il sera également question, dans une moindre mesure cependant, de la série de
David Lynch, « Twin Peaks », réalisée en 1986, reprenant les thèmes subversifs , la veine
transgressive des midnight movies et qui révolutionne les codes du genre de la série. Celle-
ci offre, en un sens, une adaptation télévisuelle de l'esprit des Midnight Movies.
    Définitions
    Un film culte est un film qui réunit une communauté de fans:
     Un film culte est un concept difficile à définir, cependant sa caractéristique majeure
reste ses fans. L'esthétique, en effet, ne joue pas le premier rôle, ce sont d'autres éléments
qui sont capitaux: ce film doit avoir eu une influence sur son temps, il jouit la plupart du
temps d'un faible succès commercial, est reconnu souvent dans la durée, restant longtemps
à l'affiche, tirant son effet par la répétition, l'accumulation. Le film culte est donc un film
qui obsède, se différencie sur ce point des films qui ne se regardent qu’une seule fois et
se consomment sans plus de réflexion: une certaine fascination, une adoration émanent
de cette catégorie de films. J'ai voulu approfondir cette thématique, qui est au coeur des
enjeux soulevés dans mon séminaire « récits, fictions et médias: les clés d'interprétation
du réel ». Un film culte est un film où l'illusion du cinéma continue à opérer, même une fois
sorti de la salle.
                           DURAND Camille_2010                                               11
Les Midnight Movies: une « espèce » cinématographique disparue ?

         La figure du fan:
           Comme nous le savons, le terme « fan » est un anglicisme, une abréviation de fanatique
     à l'origine. L'attitude de dévouement et de vénération d'un fervent croyant et d'un fan serait
     donc pertinente à mettre en parallèle, de même que les séances rituelles des midnight
     movies sont un lointain écho de la célébration de la messe.
           Les films de minuit sont dits cultes, sans exception, et c'est la réalité que cache se
     concept de culte qui focalise mon attention tout au long de ce mémoire. Pourquoi utiliser
     un tel terme, qui emprunte à la religion? Y a t'il d'autres films cultes par la suite qui se sont
     fait connaître à minuit ? Si oui, qu'ont ils en commun avec les midnight movies des années
     1970?
         Mon étude se développera donc en trois temps successifs:
         Dans un premier temps, il sera question d'étudier les conditions d'apparition du
     phénomène des midnight movies, de définir son ancrage spatio-temporel: les films cultes
     des années 70 sont irrigués de toute la contre culture des années 60 et s'inscrivent dans
     un espace urbain propice au mouvements underground.
          Il sera ensuite temps de décrire et expliquer le phénomène des midnight movies en lui
     même, à travers une étude des films et de leurs points de convergence. Nous mobiliserons
     à ce titre plusieurs concepts, outils de taxinomie: une approche thématique qui s'intéresse
     à rechercher des thèmes communs aux films comme la transgression sexuelle, la violence
     comme revanche sur la société, les pulsions de vie et de morts « eros et thanatos »; une
     tentative de définition par le genre, avec le genre du film d'horreur notamment, le genre
     expérimental et le genre fantastique, ou par l'esthétique, avant d'avoir une approche plus
     centrée sur la réception, qui sera l'occasion d’analyser le sens à donner aux rituels qui se
     déroulaient pendant les midnight movies .
         Enfin, nous partirons en quête de possibles résurgences du phénomène et
     d'explications de l'évolution du film culte, qui est déplacé du lieu du cinéma à la maison,
     apprivoisé et du même coup modifié dans son essence. Nous analyserons les objets
     « héritiers » des midnight movies qui témoignent, en même temps d'une parenté, et d'une
     mutation, en nous focalisant sur la série Twin Peaks et sur le film des frères Coen The big
     Lebowski . Nous nous pencherons sur le phénomène de culte chez les fans et tenterons de
     dépasser une lecture bourdieusienne qui tend à dévaloriser la figure du fan.
          Nous tenterons aussi de chercher l'emploi actuel qui est fait du créneau de minuit dans
     les salles, et ce qu'il nous dit sur l'évolution de la figure du fan.

12                                          DURAND Camille_2010
Partie 1: Origines et contexte d'apparition des midnight movies

Partie 1: Origines et contexte
d'apparition des midnight movies

         Il serait regrettable, pour une étude sur les Midnight Movies, de tenir ces films comme un
         phénomène isolé de son contexte, un phénomène ex-nihilo, alors que leurs problématiques
         ne se comprennent qu'à la lumière des soubassements historiques, idéologiques et sociaux
         de l’époque, ainsi que des lieux qui ont favorisé leur diffusion.
             Les Midnight Movies se révèlent être de véritables encéphalogrammes, mesurant le
         pouls de la contre culture qui se développe à l'époque.
              Parmi ces facteurs nécessaires à l'épanouissement des Midnight Movies, je
         m'attarderai dans cette partie en premier lieu sur les mouvements artistiques qui sont
         propédeutiques à l'avènement des Midnight Movies, à savoir l'expressionnisme allemand et
         le surréalisme, ensuite sur l'oeuvre matrice des Midnight Movies, Freaks, de Tod Browning,
         avant de faire un aperçu nécessaire du paysage culturel et cinématographique américain
         des années 1960-70 , pour enfin effectuer un zoom sur un cinéma , le Elgin, qui est très
         représentatif du brassage social et de l’ampleur inédite du phénomène des Midnight Movies,
         mais aussi d’un esprit hippie et d’un climat favorable à la participation des spectateurs.

A. Les années 1390 : l'incubation des midnight movies

1/ les mouvements fondateurs: L’expressionnisme allemand et le
surréalisme.

         a. L’expressionnisme allemand : définition
         Le film d'horreur d'aujourd'hui s'est développé sur les bases des premiers films cultes des
         années 1920 comme Nosferatu le vampire, de Murnau, Le cabinet du docteur Caligari,
         de Robert Wiene (qui est, selon Hoberman et Rosenbaum le premier film culte, né à
         Paris où il est diffusé durant 7 ans dans le même cinéma ), ou Docteur Mabuse de Fritz
         Lang. Ce cinéma était très marqué par les atrocités , l'horreur au quotidien vécues par l'
         Allemagne pendant la Première Guerre Mondiale, et met en scène le crime et la culpabilité
         pesant sur des personnages denses, pétris de contradictions , le tout étant souligné par
         l'esthétique expressionniste devenue très célèbre. Les personnages de ces films, dont
         le maquillage épais exalte et exagère les traits, sont filmés sous l'angle de la contre-
         plongée,la lumière venant du dessous éclairer le visage de manière effrayante, menaçante.
                                                                               2
         Ces personnages grimaçants sont, selon le critique Siegfried Kracauer , critique de cinéma

2
    Siegfried Kracauer, De Caligari à Hitler, Une histoire psychologique de cinéma allemand 1947 p 32 et 36

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Les Midnight Movies: une « espèce » cinématographique disparue ?

         au journal Frankfurter Zeitung, le reflet des troubles psychologiques profonds du peuple
         allemand, et annoncent les prémisses du régime totalitaire nazi.
                                         3
              Dans M le Maudit , , qui devait originellement s'appeler « Mörder ist unter uns », le
         meurtrier est parmi nous, Fritz Lang met en scène un kidnappeur de petites filles qui sévit
         dans la ville de Dusseldorf, semant la discorde entre la police et la pègre qui se disputent sa
         poursuite. La dernière scène illustrerait , par le procès de la Pègre qui est fait au meurtrier,
         procès acclamé par la foule en délire, la montée du nazisme qui est un mal intérieur
         du peuple allemand. Cette scène est aussi marquée par l'esthétique expressionniste: les
         visages de la foule apparaissent déformés par le peu de lumière qui les distingue de la
         pénombre, et le meurtrier, piégé, avoue alors sa schizophrénie, en pleine lumière des
         projecteurs braqués sur lui: cette scène finale renverse les rôles, et fait du meurtrier une
         victime des bourreaux qui l'entourent, comprenant les bandes criminelles et les familles
         avides de vengeance de la ville. Ainsi, l’expressionnisme se nourrit des malaises profonds
         des individus pour styliser leurs images qui sont, par leur esthétique, l’extériorisation de
         leur psychologie. Le personnage principal du film Eraserhead, Henry Spencer, interprété
         par Jack Nance, pourrait être un personnage influencé de l'expressionnisme allemand, par
         exemple: c'est un personnage dont les traits sont marqués, montrés toujours au travers
         d'une lumière très faible, parcouru par les ombres d'une ville sans vie, parcourue de détritus.
         Son costume noir, terne et élimé est proche de celui de Chaplin, son visage, comme celui
         du Docteur Caligari est très blanc et les cheveux très noirs. C'est un personnage ambigu
         dont on ne connaît pas les désirs, mais qui semble torturé , tout le long du film, par cette
         faute originelle, ce péché de la chair qu'il a commis, donnant naissance à un bébé reptile
         monstrueux. Henry semble travaillé par sa culpabilité vis à vis de son enfant, partagé
         entre son dégoût pour la créature criarde et son sentiment d'humanité, de paternité qui lui
         chuchote de prendre soin de son bébé, et par la culpabilité vis à vis de celle qui est la mère
         de son enfant, qui a fui le foyer mais qui n'est pas l'objet de ses fantasmes, occupés par
         la mystérieuse voisine.
              De même, The Rocky Horror Picture Show, qui est une parodie des films adaptés
         du roman de Mary Shelley « Frankenstein ou le Prométhée moderne», au moins pour les
         deux premières versions de James Whale en 1931, « Frankenstein » et « la Fiancée
         de Frankenstein ». Frank N Furter est un personnage complexe qui doit sa richesse
         et son intensité à son esthétique, elle aussi inspirée des avatars de l'expressionnisme
         allemand, avec son maquillage épais et son jeu très porté dans l’excès. Quant aux
         personnages secondaires du film, inutile de dire qu'ils s'apparentent tous de près ou de loin
         au Docteur Mabuse, à Nosferatu ou à Frankenstein. Le personnage de Riff Raff est d'ailleurs
         directement inspiré par Nosferatu, de Murnau, avec sa figure blême et triste et ses cheveux
         longs filasses jaunes. Magenta, la servante, est aussi un avatar moderne du personnage
         de la fiancée de Frankenstein.
             Les Midnight Movies sont donc nés sur les bases esthétiques de l’expressionnisme
         allemand, puisqu’ils en ont non seulement repris les thèmes, mais aussi l’esthétique, qui
         dessert la dimension fantastique des films.

         b. Le surréalisme au cinéma

     3
         Ein Stadt sucht einen Mörder, Fritz Lang , 193

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Partie 1: Origines et contexte d'apparition des midnight movies

         « L'un des points de départs du surréalisme est l'observation selon laquelle tout ce qui
         jaillit de l'esprit, même dénué de forme logique, révèle inévitablement la singularité de cet
                   4
         esprit » .
              A travers cette citation célèbre, l’on saisit l’importance prise par l’imaginaire individuel
         sur la raison collective et la victoire de l’irrationnel sur le plausible, ce qui permet mieux de
         comprendre pourquoi un surréaliste comme Breton s’est essayé à l’écriture automatique
         et à un style très peu soucieux du cadre spatio-temporel, à l’opposé du roman réaliste, à
         l’œuvre dans Nadja.
              La source d'inspiration première des Midnight Movies, qui est la plus fréquemment citée,
         reste celle des films surréalistes français, mouvement situé généralement dans l'entre-deux
         guerres qui a inspiré de nombreux cinéastes comme Jodorowsky et Lynch. Aragon définit
         le concept de cette façon : « Le vice appelé surréalisme: emploi déréglé et passionnel du
         stupéfiant image ».
               Ce mouvement, qui refusait pourtant de se revendiquer comme tel, déploie dans ses
         films une logique onirique de métaphores, d'associations libres de figures mythiques et de
         rêves, souvenirs parfois, enchaînés, comme dans Un chien andalou, dont l'histoire est le
         fruit d'une conversation entre Bunuel et Dali portant sur leurs rêves respectifs.
              Les figures maîtresses sont Cocteau (Le sang d'un poète de Cocteau, sorti en 1930,
         la belle et la bête, de 1946, mais surtout Orphée, de 1950.) Bunuel et Dali, dans des films
         comme Un chien Andalou, 1929, l'Age d'Or qui, en 1930 dont la projection fait scandale à
         l’époque.
               Au tout début d’Un chien Andalou, une femme se fait trancher l'oeil à l'aide d'une lame
         de rasoir, scène très choquante, même aujourd'hui où nos moeurs sont plus habitués à la
         violence visuelle. Les allusions à la masturbation dans l'Age d'Or sont claires, d'autant que
         le film s'attaque aux institutions qui sont le fondement de la société: la famille, la patrie et
         la religion.
              Le film crée le scandale à Paris, donnant lieu à des évanouissements, avortements
         et dénonciations au commissariat, et ensuite à un véritable lynchage de la part de ligues
         d'extrême droite qui saccagent le cinéma où avait lieu la projection. Par la suite, elles se
         dérouleront sous contrôle de la police, avant d'être complètement interdites. La censure du
         film ne prend fin qu'en 1981, cinquante ans plus tard.
              Ces films illustrent tous d'une certaine façon le célèbre aphorisme de Breton « la
         beauté sera convulsive », et incarnent un véritable rejet de la tradition française du réalisme
         poétique, incarnée par Renoir, Carné ou Clair, très focalisée sur les dialogues et les
         personnages populaires. Ainsi, Un chien Andalou est un film muet sans personnages, et il
         n'y a pour ainsi dire pas d'intrigue. Maya Deren est celle qui a officiellement importé aux
         Etats Unis le surréalisme et l’avant-garde au cinéma. Son film le plus connu, « Meshes of
         the afternoon », est un film muet qui instaure une poésie basée sur des images suggestives
         et remplies de mystère : une femme rêve et poursuit dans son songe une femme toute
         voilée de noir, sans visage, qui promène une fleur. Puis son mari apparaît, mais le rêve
         ne s’achève que lorsqu’il rentre dans la maison et la découvre morte recouverte d’éclats
         de miroirs. Le court métrage multiplie les gros plans , une caméra nichée dans des angles
         anormaux, des effets de disparitions créés au montage qui réussissent à recréer l’ambiance
         du rêve : une atmosphère instable pour une réalité fuyante et la puissance surréelle des
         objets, symboles oniriques.

4
    Goudal Jean, surréalisme et cinéma, 1925

                                          DURAND Camille_2010                                              15
Les Midnight Movies: une « espèce » cinématographique disparue ?

          Eraserhead est basé sur cette logique du rêve, qui est en fait un principe qui va guider
     Lynch tout au long de sa filmographie, de ses courts métrages également: le réel est toujours
     contaminé par le rêve, et sa logique irrationnelle. Les scènes dites réalistes sont en vérité
     de véritables pastiches des impératifs de clarté et de réalisme hollywoodiens, comme dans
     Mulholland Drive, son film le plus populaire, où la première partie du film, centrée sur l'arrivée
     du personnage de Naomi Watts à Hollywood est à interpréter au second degré, tandis que
     le rêve des jeunes femmes prend la conduite de la narration. Le rêve, l'aspect illogique sont
     le moteur même de l'intrigue dans Lost Highway .
          Ainsi, le surréalisme et sa volonté de rompre avec les codes du cinéma réalistes, de se
     focaliser sur les mouvements de l’imaginaire, du rêve, d’utiliser la logique de l’association et
     de la métaphore libres plutôt que le rythme canonique de la narration est un état d’esprit qui
     a eu un impact sur l’idéologie des Midnight Movies, autant sur les films que sur la manière
     de les regarder.

2/ L'exemple de Freaks: la matrice des Midnight Movies
     A mains égards, l'on peut considérer Freaks comme l'ancêtre, le parent de tous les midnight
     movies réalisés pendant les seventies. Son statut est assez complexe, pourtant, car il a fait
     partie des films diffusés à minuit dans les années 1970, alors même que c'est un film réalisé
     en 1931. Tod Browning, son réalisateur, a été victime d'une censure impitoyable, puisque
     sa diffusion a été interdite au Royaume Uni jusqu'au années 1950. Tourné dans un cirque
     à l'aide d'acteurs non professionnels qui jouent leur propre rôle, il va au plus près de la
     monstruosité, ce qui en fait un film très novateur pour l'époque. Elephant Man, le célèbre film
     de David Lynch, est un hommage à Freaks, tout en retournant le thème de la monstruosité,
     car le film est moins provocateur, et surtout beaucoup plus moral.
          Avant sa sortie définitive, Freaks sera corrigé, car les tests effectués sur les spectateurs
     sont catastrophiques, ces derniers partent avant la fin, et l'on raconte même qu'une femme
     a menacé d'attaquer la production MGM en justice car le film avait déclenché sa fausse
     couche. Ces premiers incidents passés et le public désertant les salles, on décide de couper
     au montage les scènes les plus choquantes, notamment celles de la castration de Hercule
     et de l'attaque de Cleopatra par les monstres, suggérant son viol, suivie de sa mutation
     en poulet. Un nouvel épilogue est tourné, plus gai que l'autre. Mais ces modifications
     n'augmentent guère les entrées en salle, si bien que même à Los Angeles, le film ne reste
     à l'affiche que deux semaines. Comment expliquer qu'un film connaissant un tel échec
     commercial soit considéré culte dans les années 1960, regardé comme une sorte de matrice
     des Midnight Movies ?
          Freaks est un film très violent, une sorte de pamphlet sur les valeurs maîtresses à
     Hollywood: le culte de la beauté alliée à la vertu (cela correspond au célèbre concept grec,
     kalos kagathos, allier le beau et le bon). L'intrigue se noue autour de l'opposition entre deux
     camps au sein du cirque: les normaux, en minorité, composés d'Hercule et Cleopatra, et
     les monstres, les Freaks. Ces groupes entrent en collision lorsque Cleopatra décide de
     séduire le lilliputien Hans afin de réaliser un plan machiavélique avec Hercule, son amant:
     lui dérober sa fortune. Celui ci se sépare de sa promise, Frieda, une autre freaks, séduit par
     la beauté de la trapéziste Cleopatra qu'il décide finalement d'épouser. Néanmoins, celle ci,
     dégoûtée par tous les monstres qui l'entourent durant le repas du mariage, finit par céder à
     son horreur, et les insulte tous. Cette scène constitue le climax de l'intrigue, l'acmé, c'est à
     dire le point où la tension dramatique se fait la plus forte: tous attablés autour du mariage de
     Cleopatra et de Hans, les Freaks entonnent une chanson, un hymne triomphal (We accept
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Partie 1: Origines et contexte d'apparition des midnight movies

her, we accept her, one of us, one of us, Nous l'acceptons, elle est des nôtres), qui sous
l'effet de l'alcool, rompt de calme de Cleo, incapable de se contenir davantage. Celle ci se
lève et se retourne contre eux, les congédiant et dévoilant par là même son mépris pour eux.
   A ce moment du film, l'équilibre des forces se retourne, et la vengeance des Freaks
commence, telle une révolution.
     Freaks est un film d'une étrange contemporanéité, doté d'une résonance politique
indéniable. Le film est basé sur le motif de l'inversion entre la monstruosité physique des
freaks qui est plus humaine que la monstruosité morale de deux êtres hypocrites comme
Hercule et Cleo. Ce retournement vient dénoncer les valeurs à la base de l'institution
hollywoodienne comme le culte de la beauté et du glamour, par une mise en avant de la
difformité physique. Le message est clair: la machine à rêves d'Hollywood n'est qu'une vaste
mascarade.
     Dans un pays encore très conservateur, dans les années 1930, certaines organisations
puritaines, comme la National Association of Women appellent à boycotter le film qui, selon
eux, véhicule des clichés dégradants. En Grande Bretagne, le film est tout simplement
interdit pour trente ans. Au moment où la crise de 1929 touche les Américains et les contraint
à revenir à un niveau de vie archaïque, et pour les plus touchés à faire la queue pour
les soupes populaires, l'intrigue suggère aux spectateurs de ne pas s'identifier aux stars
d’Hollywood mais aux « petites gens », à des êtres qui, dans l'ombre, font preuve de plus
d'humanité que les autres. C'est une morale très singulière et novatrice pour l'époque.
    Après sa sortie des affiches, le film est utilisé à des fins scientifiques, intégré dans des
publicités pour des remèdes scientifiques. La MGM va jusqu'à re-baptiser le film « Nature's
mistakes », un titre qui va à contresens de l'argumentation du film, occultant ce qu'il promeut
vraiment: l'égalité fondamentale entre tous les hommes.
      La réédition du film, après la seconde guerre mondiale, sonne le début de sa re
légitimation fulgurante: le film est diffusé dans de prestigieux festivals comme Venise ou
Cannes, reconnu par la critique et le cinéma underground comme une inépuisable source
d'inspiration du cinéma fantastique. A partir des années 1960, il est diffusé régulièrement
dans les cinémas new-yorkais, et c’est parmi les cercles intellectuels, une référence
indiscutable, un film culte qu'il faut avoir vu.
     Ce film va aussi être une référence commune pour Jodorowsky et Lynch, dans El Topo,
qui présente dans son casting de nombreux êtres difformes, et Eraserhead , qui transpose
la monstruosité dans la cellule familiale. Au delà de nos Midnight Movies, le film innerve la
veine fantastique chez des réalisateurs comme David Cronenberg ou Tim Burton.
    Mais la réussite de Tod Browning tient dans son refus de recourir à la science-fiction,
puisqu'il utilise de vraies personnes handicapées, et s'inscrit dans leur milieu, le cirque. On
raconte d'ailleurs que le tournage a été parfois douloureux pour certains, qui ne supportaient
pas de dîner à table avec des êtres difformes.
     C'est tout le réalisme de Freaks qui fait horreur et qui l’a consacré comme culte, et
c’est pour ces raisons qu’il a été diffusé, redécouvert dans les années 1960. Sa dimension
subversive vaut par son extrême réalisme. Les films de minuit ont tous plus tard exploité le
choc, le sens implicite de ce film très dissident pour l’époque .

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