Les mots et les images de l'adoration - La Nativité dans les Méditations de la vie du Christ (Italie, début XIVe siècle)

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Les mots et les images de l'adoration - La Nativité dans les Méditations de la vie du Christ (Italie, début XIVe siècle)
Mélanges de l’École française de Rome -
                          Moyen Âge
                          132-1 | 2020
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Les mots et les images de l’adoration
La Nativité dans les Méditations de la vie du Christ (Italie, début XIV e
siècle)

Giulia Puma

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/mefrm/6720
DOI : 10.4000/mefrm.6720
ISSN : 1724-2150

Éditeur
École française de Rome

Édition imprimée
Date de publication : 1 janvier 2020
ISBN : 978-2-7283-1404-1
ISSN : 1123-9883

Référence électronique
Giulia Puma, « Les mots et les images de l’adoration », Mélanges de l’École française de Rome - Moyen
Âge [En ligne], 132-1 | 2020, mis en ligne le 30 mars 2020, consulté le 07 mai 2020. URL : http://
journals.openedition.org/mefrm/6720 ; DOI : https://doi.org/10.4000/mefrm.6720

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© École française de Rome
Les mots et les images de l'adoration - La Nativité dans les Méditations de la vie du Christ (Italie, début XIVe siècle)
Les mots et les images de l’adoration   1

    Les mots et les images de l’adoration
    La Nativité dans les Méditations de la vie du Christ (Italie, début XIV e
    siècle)

    Giulia Puma

    NOTE DE L'AUTEUR
    Une première version de cette recherche a été présentée au Circolo medievistico
    romano en 2012. Je remercie l’École française de Rome pour cette opportunité
    précieuse. L’élaboration de la présente version a été possible grâce à l’accueil et au
    soutien généreux que j’ai reçus à l’Institute for Advanced Study et à l’Index of Medieval
    Art (Princeton) durant les années 2017-2019. Je leur en suis très reconnaissante. Je tiens
    à remercier Elisheva Baumgarten, Adelaide Bennett Hagens, Andrea Ciccarelli, David
    Falvay, Stéphane Gioanni, Judith Golden, Alfonso Marini, Nigel Morgan, Pamela Patton,
    Maria Alessia Rossi, Jessica Savage, Pierre Savy, Elizabeth Sears ainsi que les deux
    relectrices/relecteurs anonymes dont les commentaires m’ont beaucoup apporté.

1   Les rapports entre langage verbal et langage figuratif tels qu’ils se combinent dans les
    pages des manuscrits médiévaux et tels que les pensent les peintres du Moyen Âge ont
    fait l’objet, au siècle dernier, d’une attention particulière, y compris au sein d’études
    qui en ont renouvelé la compréhension, telles que celles de Meyer Schapiro. Avec Les
    mots et les images l’historien a réfuté toute primauté des sources écrites vis-à-vis de la
    production artistique, et redéfini le cadre de réflexion en encourageant une prise en
    compte des textes et des images ensemble, qui interroge leur articulation dans la
    production de sens et d’effets pour les destinataires des manuscrits, sans se soucier
    d’établir de hiérarchie des uns par rapport aux autres1. Le présent article vise à exposer
    un cas exemplaire de la cohabitation des mots et des images dans un manuscrit, afin
    d’explorer les enjeux philologiques et iconographiques mobilisés et de montrer
    combien leur prise en compte combinée permet de les valoriser comme sources
    historiques bien plus que s’ils étaient analysés isolément. Le ms. it. 115 (Paris, BNF, ci-
    après Italien 115), réalisé en Toscane vers 1335-40, comprend le texte des Méditations de

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Les mots et les images de l’adoration   2

    la vie du Christ (ci-après Méditations), en langue vulgaire italienne, et 193 enluminures
    qui en constituent la visualisation. Au terme « illustration », on préfère celui de
    « visualisation », afin de pointer les passages et les transformations entre langages
    différents – verbal et figuré – mais également valables, dans leurs points de contact et
    leurs divergences2.
2   Adressé à une clarisse toscane, il constitue un ouvrage de formation spirituelle, où
    l’alternance entre descriptions écrites et peintes de la vie du Christ correspond à autant
    d’étapes de son éducation. On abordera le manuscrit non pas dans son entier mais à
    travers un échantillon particulier, à savoir le traitement de l’épisode de la Nativité du
    Christ. Répartis sur plusieurs chapitres et plusieurs images, le récit et l’exégèse de cette
    scène théophanique s’y présentent comme une séquence dévotionnelle de quarante
    jours, comme le veut la règle franciscaine (chapitre 3, « L’office divin et le jeûne »),
    allant du jour de Noël à la Purification au Temple, durant lesquels la clarisse est invitée
    à se rendre quotidiennement auprès de la crèche pour y adorer l’Enfant et sa Mère.
    L’Italien 115 a cette particularité de comporter, en l’espace de quelques folios, plusieurs
    images de la Nativité, toutes différentes les unes des autres mais néanmoins structurées
    autour de quelques éléments récurrents (personnages, lieux, objets). L’itération de la
    scène est coordonnée avec l’itération, dans le texte, de l’injonction faite à la clarisse de
    s’agenouiller devant la crèche. Le geste physique devient métonymie de l’attitude
    dévotionnelle appropriée pour reconnaître la valeur rédemptrice de l’incarnation, à
    savoir l’adoration. Exigée de la clarisse, elle lui est montrée en images et réalisée à tour
    de rôle par les protagonistes de l’histoire sainte placés en position de miroir ou de
    modèle de dévotion. Or, la souplesse iconographique dont témoignent les enluminures
    de l’Italien 115, avec Marie, Joseph ou encore les anges adoptant cette posture de prière
    typique du bas Moyen Âge, s’inscrit dans une histoire plus vaste d’évolution parallèle
    des goûts esthétiques et des pratiques spirituelles3. La richesse de l’Italien 115
    ressortira donc à la fois de l’étude de sa variété, de sa cohérence interne et de sa
    ressaisie plus globale dans la production visuelle de son temps. De plus, sa
    compréhension est encore compliquée par la publication d’une nouvelle édition
    critique (McNamer 2018) du texte des Méditations en langue vulgaire italienne 4, fondée
    sur le ms. Canonici 174 de la Bodleian Library (Oxford), une version courte 5. Dans cette
    version, présentée comme antérieure (1300-25) à l’Italien 115 (1335-40), l’épisode de la
    Nativité varie en ce qui concerne la question de l’adoration et de l’agenouillement des
    protagonistes. C’est par conséquent en mobilisant conjointement l’histoire visuelle de
    la Nativité du Christ et l’histoire textuelle des Méditations que l’on veut ici proposer
    d’exposer l’inventivité iconographique des aquarelles de l’Italien 115 et la nécessaire
    mise à jour de sa compréhension en tenant compte des nouveautés apportées par le
    texte de la nouvelle édition des Méditations dans la version du ms. Canonici 174
    d’Oxford.

    Versions originales, éditions inachevées et traductions
    des Méditations
3   Les Méditations ont beaucoup circulé, en latin comme dans de nombreuses langues
    vernaculaires, aux XIVe et XV e siècles6. Longtemps attribuées à saint Bonaventure et
    datées au XIIIe siècle7, au XXe siècle leur attribution a été déplacée à Jean de Caulibus et
    leur datation repoussée au deuxième tiers du XIVe siècle 8, remettant en question les

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Les mots et les images de l’adoration   3

    commentaires historico-artistiques fondant l’iconographie de telle ou telle œuvre du
    Duecento sur sa connaissance des Méditations9. Les spécialistes du texte semblent, dans
    leurs publications les plus récentes (Falvay – Toth 2014 et McNamer 2018) 10, s’accorder
    sur une datation au début du Trecento, mais diverger quant à leurs hypothèses
    d’attribution, David Falvay et Peter Toth proposant un Jacobus de Sancto Geminiano,
    franciscain à la tête de la révolte des spirituels en 1312, et S. McNamer une clarisse du
    couvent pisan d’Ognissanti11. Aucune de ces deux hypothèses n’apparaît, pour l’heure,
    comme suffisamment solide pour emporter une adhésion sans réserve 12. Leur
    formulation souligne néanmoins que l’attribution à Jean de Caulibus, qui a pu
    apparaître consensuelle au XXe siècle, est sans doute à considérer avec prudence
    désormais. Dès 1997, I. Ragusa affirmait qu’il n’existait pas de documentation suffisante
    pour « sortir » l’auteur/e des Méditations de l’anonymat, et ce constat reste vrai encore
    aujourd’hui13.
4   Après une première édition latine en 186814, l’édition critique du texte latin est parue
    en 1997 dans le Corpus Christianorum Continuatio Mediaevalis, établie par Mary Stallings-
    Taney, suivie par sa traduction en anglais en 200015. L’édition critique du ms. Canonici
    174 d’Oxford qui vient de paraître est bilingue et comporte donc une traduction
    anglaise face à l’original en vulgaire italien. Le texte des Méditations a cependant fait
    l’objet d’une première traduction anglaise bien avant ces deux traductions récentes. En
    1961, Rosalie Green et Isa Ragusa, deux chercheuses de l’Index of Christian Art
    (Princeton), font paraître la toute première traduction des Méditations en anglais
    qu’elles fondent sur le texte en vulgaire de l’Italien 11516. Elles rendent ainsi accessible
    les Méditations au public anglophone, offrant au texte une visibilité inédite et le
    constituant en un objet d’attention dans le champ universitaire américain – alors qu’il
    avait jusque-là surtout été étudié par des chercheurs européens17 – une attention qui ne
    s’est jamais démentie depuis. De plus, l’édition anglaise de 1961 est bien plus qu’une
    traduction parce qu’elle contient la reproduction de la totalité des 193 enluminures de
    l’Italien 115, et en propose un bref commentaire iconographique en fin d’ouvrage. Ce
    travail pionnier a trouvé l’un de ses développements les plus aboutis dans la
    monographie qu’Holly Flora a consacrée à l’Italien 115, The devout belief of the
    imagination : the Paris MVC & female Franciscan spirituality in Trecento (2009) 18.
5   Dans l’Introduction à l’édition de 1961, R. Green et I. Ragusa expliquent que l’une des
    raisons les conduisant à ne publier qu’une traduction, sans l’original italien en vis-à-vis,
    est l’assurance reçue de la Bibliothèque Vaticane qu’une édition critique de la version
    italienne y était alors en préparation, et qu’elle prendrait, entre autres, appui sur le
    texte de l’Italien 11519. Un projet resté sans lendemain. À son tour, dans sa
    monographie de 2009, H. Flora explique recourir globalement à la traduction de 1961 et
    ne publier que quelques passages en italien transcrits par ses soins, dans l’attente d’une
    « édition critique italienne avec une transcription complète du texte de l’Italien 115 »
    annoncée comme en cours d’élaboration20. Là encore, à l’heure où ces lignes sont
    écrites, ce projet est resté sans lendemain. Un troisième projet d’« édition critique du
    texte du ms. it. 115 de la BNF », collectif, est en cours, mené par Diego Dotto, David
    Falvay et Holly Flora21. C’est une excellente nouvelle, au vu des nombreux signes de la
    singularité du texte de l’Italien 115 et de sa valeur.
6   Dès les années 1950, Erwin Panofsky, alors professeur d’histoire de l’art à l’Institute for
    Advanced Study (Princeton), semble avoir encouragé R. Green et I. Ragusa, ses collègues
    et voisines de l’Index of Christian Art situé sur le campus de l’Université voisine, à

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Les mots et les images de l’adoration   4

    travailler sur l’Italien 115 avant tout pour son cycle d’images exceptionnelles 22. Les
    deux chercheuses décident alors de publier la traduction anglaise du texte ainsi que la
    totalité des reproductions picturales. I. Ragusa, la principale responsable de la
    traduction, a continué à étudier l’Italien 115 longtemps après cette entreprise, et lui
    consacre, en 1997 et 2003, deux articles dans lesquels elle s’attache à souligner la
    « particularité du texte23 », au moins autant que ses aquarelles. Son hypothèse est que
    les Méditations sont la transcription écrite en vulgaire d’un ensemble de méditations
    orales formulées par un frère franciscain pour une clarisse dont il assure la formation,
    et qu’elles ne sont traduites en latin que dans un second temps 24. Elle s’inscrit dans la
    continuité des apports d’Alberto Vaccari25 et de don Giuseppe De Luca 26 qui postulent,
    pour le premier la préséance de la rédaction en italien sur le latin, et pour le second, la
    possibilité d’une composition dans les deux langues simultanément dès l’origine 27.
    J. Dalarun lui-même s’inscrit dans cette lignée en 2009 28. La nécessité de formuler une
    telle hypothèse provient du fait que la langue italienne du manuscrit 115 est différente
    de celle de tous les autres manuscrits en italien29. Associée au fait qu’en 2009,
    l’Italien 115 pouvait apparaître comme « le plus ancien témoin des Meditaciones vite
    Christi, toutes langues confondues30 », J. Dalarun pouvait en toute logique proposer pour
    conclure que le manuscrit parisien fût l’Ur-text des Méditations.
7   Comment l’ensemble des hypothèses auxquelles la recherche avait abouti pour l’Italien
    115 – l’italien comme langue originale31 ou le bilinguisme, l’Italien 115 comme
    manuscrit le plus ancien de la tradition des Méditations – est-il remis en cause par la
    publication du texte du Canonici 174 par S. McNamer ? En tant qu’objet, ce dernier
    appartient au XVe siècle, le fait que l’Italien 115 demeure le plus ancien manuscrit des
    Méditations peut donc rester valable. Il n’en va pas de même pour le texte lui-même. S.
    McNamer avance en effet des arguments convaincants pour suggérer que le texte copié
    dans le Canonici 174 ait été composé durant le premier quart du XIV e s32. Il faudrait dès
    lors envisager l’Italien 115 non pas comme l’original des Méditations mais comme l’une
    des étapes de sa récriture et de son augmentation. Sur ce point, S. McNamer semble
    transformer avec raison l’histoire du texte.
8   La quantité de questions posées par l’édition critique de 2018 est grande mais on s’en
    tient ici à celles qui ressortissent à la possibilité d’une comparaison entre le Canonici
    174 et l’Italien 115. La parution de la version courte et en italien des Méditations
    contenue dans le Canonici 174 semble à la fois renforcer mais aussi redéfinir la place de
    l’Italien 115 dans la tradition. Dans ce contexte, il faut souligner combien une édition
    critique de la version longue et en italien présente dans l’Italien 115 demeurerait
    pertinente – et, du point de vue du champ de la recherche francophone, accompagnée
    d’une traduction des Méditations en français, inexistante à ce jour. Sa pertinence serait
    double. Dans une optique de comparaison, tout d’abord, elle viendrait compléter une
    série des versions italiennes successives des Méditations formée par (1) le « Short Italian
    Text » ou testo breve en 30 chapitres édité et traduit par S. McNamer, (2) sa première
    réélaboration, le testo minore en 41 chapitres dont la chercheuse américaine vient de
    mettre à disposition en ligne l’édition de Sarri (1933)33, (3) sa deuxième réélaboration,
    le testo maggiore en une centaine de chapitres, dont elle serait l’une des occurrences 34.
    Une édition critique du texte de l’Italien 115 aurait, indépendamment de ces enjeux
    philologiques, tout à fait cruciaux, en réalité une valeur interne du fait de l’étroitesse
    avec laquelle images et texte y sont pensés et réalisés de conserve. L’Italien 115 est un
    observatoire privilégié du déploiement simultané du langage verbal et du langage
    figuratif. L’édition Green – Ragusa de 1961 avait le mérite de rendre disponible

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    l’intégralité des 193 images du manuscrit, aujourd’hui entièrement numérisé grâce à la
    BNF35. Avoir à disposition l’intégralité du texte en version originale permettrait
    d’ultérieurs approfondissements et découvertes sur les transformations spirituelles de
    la Toscane de la première moitié du XIVe siècle, comme on essaye de le démontrer ci-
    après36.

    Itération de l’« adoration » dans le récit de la Nativité,
    genèse du motif visuel
9   Dans l’Italien 115, le récit de la Nativité se répartit en quatre chapitres : VII, VIII, IX et
    X, respectivement, De la Nativité37, à minuit le soir de Noël, De la Circoncision38, huit jours
    après, de l’Epiphanie39, treize jours après Noël, et Du séjour de Marie auprès de la crèche 40,
    ce dernier correspondant au temps jusqu’à la Purification, c’est-à-dire le quarantième
    jour, 2 février ou chandeleur41. Au fil de ces chapitres, le lexique de l’adoration est
    employé à de nombreuses reprises pour expliquer les réactions et le sens rédempteur
    de la naissance du Christ, d’abord, rassemblées, traduites et commentées dans le
    tableau 1.

    Tab. 1 – Occurrences du lexique de l’adoration dans les chap. VII-X de l’Italien 115.

     CHAPITRE/
                 ORIGINAL ITALIEN DANS LE MS. IT. 115                 TRADUCTION FRANÇAISE
     FOLIO

     VII/20r     Lo bue ell’asino s’inginocchiano.                    Le bœuf et l’âne s’agenouillent.

                                                                   La mère s’agenouilla aussi et l’adorait
                 La madre anco s’inginocchiò e adoravalo e
                                                                   et rendant grâces à Dieu disait : « Je te
                 grazie rendente a Dio e dicendo « Grazie ti
     VII/                                                          rends grâces très saint père pour
                 rendo santissimo padre ch’el figliuol tuo m’hai
     20r-20v                                                       m’avoir donné ton fils, et je t’adore
                 dato et adoro te dio eterno e te figliuolo di dio
                                                                   dieu éternel de même que toi fils de
                 vivo / et mio. »
                                                                   dieu vivant et mien. »

     VII/20v     Et Josep anco simigliantemente l’adorò.              Et Joseph aussi l’adora semblablement.

                 Essendo nato il signore, grande moltitudine Le seigneur étant né, une grande
     VII/22r     d’angeli quinci intorno a llui vennero e foule d’anges vinrent là autour de lui
                 adoravano lo loro signore.                  et adoraient leur seigneur.

                                                               Et l’adorant avec la plus grande
                 Et adorandolo con ogni reverentia et anco la déférence de même que sa mère,
     VII/22v     madre sua laudando et cantando li cantavano entonnant des louanges et chantant,
                 dinnanzi. Adorino lui tucti li angeli di dio. ils chantaient devant lui. Que tous les
                                                               anges de dieu l’adorent. (Heb. I, 6)

                                                                      Les bergers vinrent            aussi    et
     VII/23r     Vennero anco li pastori adorandolo.
                                                                      l’adorèrent.

                                                                      Agenouille-toi aussi toi [la clarisse
                 Inginocchiati anco tu che tanto ti se’ indugiato
                                                                      destinataire des Méditations] qui as tant
                 et adora lo signore dio tuo et poi la madre sua,
     VII/23r                                                      tardé et adore le seigneur ton dieu et
                 et reverentemente saluta lo sancto vecchio
                                                                  puis sa mère, et salue avec déférence le
                 Ioseph.
                                                                  vieux saint Joseph.

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Les mots et les images de l’adoration   6

                  Oggi è adorato dio in similitudine di carne di Aujourd’hui dieu est adoré sous
      VII/24r
                  peccato.                                       l’apparence de la chair pécheresse.

                                                                 Les       mages immédiatement
                  Lli magi […] incontinente s’inginocchiano
                                                                 s’agenouillent devant l’enfant et
                  innanzi al gar/çone et adorano Gesù,
      IX/                                                        adorent Jésus, avec déférence ils
                  reverentemente lo honorano come Re et lo
      28r-28v                                                    l’honorent comme un Roi et l’adorent
                  adorano come dio. […] Et questi cotali restano
                                                                 comme un dieu. Et ils restent à genoux
                  ginocchione dinnanzi a llui.
                                                                 devant lui.

                                                                       Toute âme fidèle et en particulier
                  Ciascuna alma fedele et massimamente                 toute personne dans les ordres,
                  religiosa persona dal die de la nativita del         depuis le jour de la nativité du
      X/          signore infine alla purificazione dovrebbe           seigneur jusqu’à la purification,
      32r-32v     almeno una volta al die visitare la donna al         devrait, au moins une fois par jour,
                  dicto presepio, adorare lo bambu/lo Gesù e la rendre visite à notre dame à la dite
                  madre sua.                                    crèche, adorer l’enfant Jésus et sa
                                                                mère.

10   La première reconnaissance dont Jésus fait l’objet est celle des animaux, qui se mettent
     à genoux auprès de lui, réalisant le verset d’Isaïe (1, 3) : « Agnovit bos possessorem suum et
     asinus praesepium domini sui.42 » Suivent, dans l’ordre, les adorations de Marie, de Joseph,
     des anges, des bergers, de la destinataire du texte – une clarisse toscane 43 – (« anco tu »,
     toi aussi), des mages, et enfin, de toute âme, et tout spécialement si elle est dans les
     ordres. Le verbe qui revient le plus souvent est « adorare » (adorer), qui désigne la
     prière à la fois dans sa dimension physique – le geste de l’agenouillement – et
     spirituelle – l’activation de la présence affective et mentale à Dieu 44. À plusieurs
     reprises, il est complété par le lexique du corps : « inginocchiarsi » (s’agenouiller),
     « ginocchione » (à genoux) qui, par métonymie, évoque la prière tout entière. Il ne
     s’agit pas, pour l’auteur des Méditations, que d’une réitération – à neuf reprises – de
     l’adoration, mais plutôt d’une distribution savamment organisée de son exécution par
     des catégories d’êtres successifs. Lorsque vient le tour de Marie, en deuxième position,
     après le bœuf et l’âne, elle explicite son geste en prenant la parole et en redoublant
     donc sa position par ses propres mots « adoro te dio eterno et te figliuolo di dio vivo et
     mio » (je t’adore dieu éternel ainsi que toi fils de dieu vivant et mien). Elle est
     immédiatement imitée par Joseph. L’adoration des anges, qui vient en quatrième
     position, est plus complexe, pour deux raisons : tout d’abord parce que le texte précise
     qu’ils adorent l’Enfant et sa mère, indice tangible de la dévotion mariale qui exhausse
     Marie à un niveau l’autorisant à recevoir un tel niveau de révérence 45, et ensuite parce
     que leur adoration est présentée comme la confirmation d’un verset de la Lettre aux
     Hébreux (1, 6) : « Et lorsqu’il introduit de nouveau dans le monde le Premier-né il dit :
     "Que tous les anges de Dieu l’adorent !" ». Il s’agit là d’une trace du travail exégétique
     opéré tout au long du Moyen Âge sur l’événement de la Nativité, sur le modèle du
     processus qu’A. Boureau décrit dans L’événement sans fin (1993) 46. En effet, chez Luc ou
     bien chez Matthieu – les deux seuls évangiles qui la mentionnent –, la Nativité ne fait
     pas, à proprement parler, l’objet d’un récit, et une adoration n’est signalée que chez
     Matthieu, au sujet des mages. Au fil du Haut Moyen Âge puis du Moyen Âge central,
     dans les apocryphes, puis dans La Légende dorée, elle devient un récit, sans cesse
     amplifié47. L’adoration de l’Enfant par Marie apparaît ainsi dans le Liber Infantia

     Mélanges de l’École française de Rome - Moyen Âge, 132-1 | 2020
Les mots et les images de l’adoration   7

     Salvatoris (Xe-XIe siècle) avec la formule « ipsum quem genuit adoravit » (« elle adora celui-
     là même qu'elle avait engendré »)48 ».
11   La genèse de l’adoration comme motif visuel dans l’iconographie est parallèle à celle
     retracée dans les textes49. La Nativité, composant l’une des étapes d’un canon de
     l’Enfance du Christ (comprenant Annonciation, Visitation, Nativité, Adoration des mages,
     Présentation au temple50) s’établit très progressivement à cheval entre Duecento et début
     Trecento, en scène autonome et distincte de l’Adoration des mages avec laquelle elle ne
     fait d’abord qu’un dans la peinture byzantine51, par exemple, et qui est – son nom même
     l’indique – le premier lieu d’expression d’une adoration devant la théophanie
     christique52. Ainsi, dans les Nativités italiennes du second Duecento et du tout premier
     Trecento, Marie repose sur sa couche, les bergers reçoivent l’Annonce de la part des
     anges, Joseph médite assis dans les marges de l’image mais aucun personnage ne
     pratique l’adoration, qui demeure, au contraire, dans la scène suivante donnant à voir
     les trois mages se prosternant et reconnaissant l’Enfant 53. Chaque scène a une fonction
     différente, la Nativité relevant de la révélation ou manifestation de l’Incarnation,
     l’Adoration des mages de la reconnaissance et de l’hommage face à cet événement. Dès
     les toutes premières années du Trecento, et au premier chef dans des œuvres
     répondant à des commandes franciscaines – telles que le Lignum Vitae de Pacino di
     Bonaguida à Santa Croce de Florence (1310-15, https://nativita.hypotheses.org/1375),
     par exemple – la distinction entre les deux scènes se transforme, et le geste d’adoration
     passe dans la Nativité, non plus réalisé par les mages mais par de nouveaux
     personnages, ne l’ayant jamais réalisé durant les neuf siècles précédent de tradition
     existante de la scène54, à commencer par Marie, puis Joseph, l’âne, le bœuf, les anges,
     les bergers. Une part d’imago, au sens d’image de dévotion, entre dans une historia ou
     image narrative. Dans de nombreuses compositions sur panneau des premières
     décennies du Trecento, puis de plus en plus dans les volets des petits triptyques de
     dévotion portatifs qui se répandent au fil du siècle, à Florence, par exemple, une
     gamme variée de ces motifs d’adoration dans la Nativité voient le jour et se
     développent55. Ainsi, des dizaines de scènes, qui ont un sujet identique, la Nativité, et
     qui pourraient paraître identiques dans leur iconographie, présentent en réalité une
     redéfinition et une évolution constante, à peine perceptible tant elle est progressive,
     depuis une iconographie narrative à une iconographie profondément narrative et
     dévotionnelle. De plus en plus de figures, pratiquant l’adoration lors de la Nativité,
     invitent les fidèles à les imiter et se faire les agents de cette même adoration, en
     s’aidant de sa version peinte comme support et véhicule transitionnel de leur foi 56.
     L’aspect le plus spectaculaire et le plus étonnant de l’Italien 115, insuffisamment
     souligné jusqu’à présent, est qu’il concentre, en un seul objet, et en quelques folii (18 à
     32), une bonne part de ces variations sur la Nativité juxtaposées les unes aux autres. Ce
     manuscrit permet d’appréhender en séquence et de comparer des variantes auxquelles
     on n’accède autrement que par le traitement sériel de panneaux autonomes, ne
     comportant chacun qu’une seule version iconographique de la Nativité 57.

     La Nativité peinte dans l’Italien 115 : « l’événement
     sans fin »
12   Le ch. VII « De la Nativité » de l’Italien 115 compte neuf aquarelles, le ch. VIII « De la
     Circoncision » en compte deux, le ch. IX « De l’Epiphanie » six, et le ch. X « Du séjour de

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Les mots et les images de l’adoration   8

Marie » enfin, trois. Sans qu’il soit possible, faute de place, de décrire en détail chacune
de ces vingt images, procédons à une sélection représentative. La visualisation de la
Nativité commence au fol. 18v (fig. 1) où les protagonistes se trouvent dans la grotte et
Marie est encore enceinte. Dans la scène suivante, au fol. 19r (fig. 2), Marie s’est levée
et, appuyée contre une colonne – absente dans la scène précédente – elle donne
naissance à Jésus qui semble émerger du manteau bleu marial entouré autour de lui,
Joseph détourne le regard58.

Fig. 1– Marie enceinte (fol. 18v59), Paris, BNF, ms. it. 115.

Mélanges de l’École française de Rome - Moyen Âge, 132-1 | 2020
Les mots et les images de l’adoration   9

     Fig. 2 – L’instant de la naissance (fol. 19r60), Paris, BNF, ms. it. 115.

13   Au verso de ce même fol. 19, se trouvent deux images superposées, dans la première
     (fig. 3, en haut) Joseph indique au spectateur Marie, assise sur un trône – absent des
     images précédentes – serrant contre elle l’Enfant langé ; dans la seconde image (fig. 3,
     en bas), située juste en dessous, advient la première adoration. Les animaux à l’arrière-
     plan, Marie et Joseph au premier sont tous agenouillés et tournés vers Jésus qui occupe,
     pour la première fois, la crèche. Au folio suivant, le 20r (fig. 4), les personnages sont au
     repos tandis que l’espace se couvre de jeunes pousses, métaphores de la force de vie
     rédemptrice charriée par l’Incarnation. Arrêtons-nous pour l’heure à ces cinq
     premières images, offertes en une séquence très rapprochée, afin d’expliciter comment
     elles peuvent être comparées à la production visuelle contemporaine et antécédente,
     tout en se jouant de ses codes avec des effets d’inventivité saisissants.

     Mélanges de l’École française de Rome - Moyen Âge, 132-1 | 2020
Les mots et les images de l’adoration   10

     Fig. 3 – La Vierge à l’Enfant, L’Adoration (fol. 19v61), Paris, BNF, ms. it. 115.

     Fig. 4 – La Vierge à l’Enfant, Le repos (fol. 20r62), Paris, BNF, ms. it. 115.

14   La plus proche des Nativités de la fin du Duecento, c’est-à-dire de l’iconographie avant
     sa transformation par le motif de l’adoration, est la dernière (fol. 20r, fig. 4). Avec

     Mélanges de l’École française de Rome - Moyen Âge, 132-1 | 2020
Les mots et les images de l’adoration   11

     Joseph assis au bas de l’image et Marie à même le sol, en Virgo humilitatis ou Vierge
     d’humilité, elle est comparable aux panneaux de Guido da Siena, Guido di Graziano ou
     encore Duccio63. La scène précédente (au bas du fol. 19v, fig. 3) est à l’inverse la plus
     proche des scènes les plus innovantes du point de vue iconographique, comptant déjà
     un grand nombre de figures en adoration (quatre) et même un effet de symétrie dans
     leur disposition, comme on en voit chez Ambrogio Lorenzetti (Francfort, Städelsches
     Museum, 1320-25, https://nativita.hypotheses.org/226). Les trois scènes antérieures
     sont de véritables unica. En effet, la première (au fol. 18v, fig. 1) est en tout point
     semblable à une Nativité du point de vue des figures et du lieu qui la composent, si ce
     n’est qu’elle précède la Nativité elle-même puisque Marie est encore enceinte : on est là
     face à l’un des exemples les plus patents d’un phénomène de narrativisation de la
     Nativité en images comparable au phénomène équivalent analysé dans les textes par A.
     Boureau64. Tout en poursuivant ce travail de fragmentation narrative, les deux images
     suivantes (au fol. 19r et en haut du fol. 19v, fig. 2 et 3) opèrent sur un plan
     métaphorique. L’une inclut en effet une colonne et l’autre un trône, tous deux absents
     des autres enluminures, et dont la valeur sémiologique les libère de tout souci de
     cohérence narrative. Lorsque dans l’instant de la naissance de son Fils Marie s’appuie à
     une colonne ornée d’un socle et d’un chapiteau décoré, elle prend appui sur sa propre
     foi et sur sa capacité à voir dans le nouveau-né la Nouvelle Loi se substituant à
     l’Ancienne. Alors son corps et, par extension, son manteau, deviennent symbole de
     l’Église65. À l’image suivante (fol. 19v, fig. 3), les éléments caractéristiques de la Nativité
     (grotte, crèche, animaux, Sainte Famille) sont redistribués afin de former une invitation
     à la dévotion devant l’image : le trône de Marie, et le contact de son visage et de celui
     de Jésus, la désignent comme une Vierge à l’Enfant et plus exactement encore comme
     une Glycophilousa, une Vierge de tendresse66. Ce groupe Mère-Fils se trouve sur ce trône
     comme une statue sur un socle – comme de nombreuses statues de ce type dans les
     églises de la péninsule italienne et d’ailleurs – et comme une image de dévotion (imago)
     présentée comme telle par Joseph au sein d’une image-cadre narrative (historia).
15   Par l’enrichissement de la narration, le peintre augmente ses capacités exégétiques, et
     fait émerger la valeur théologique de cette naissance. Le tour de force est qu’il atteint
     cet objectif non pas par excès d’abstraction, en élaborant des images difficiles ou
     obscures ; au contraire, il y parvient en recourant à un processus d’humanisation et de
     rapprochement des protagonistes de l’humanité des fidèles. De ce point de vue, l’Italien
     115 est l’une des démonstrations les plus brillantes de la capacité élaborée par la
     spiritualité franciscaine à inclure les fidèles et les rendre présent-e-s au sens de
     l’Incarnation au moyen d’une inflexion familière imprimée à l’histoire sainte 67.
16   Ce mouvement, qu’on pourrait qualifier de captatio devotionis, est sensible dans la suite
     des images qui peut être regroupée en quatre sous-groupes : celles qui racontent 1)
     l’adoration des anges puis des bergers (en trois images aux fol. 22r, 22v, 23r), 2) la
     circoncision (en deux images aux fol. 24v, 25r), 3) l’adoration des mages (en quatre
     images aux fol. 27v, 28v, 29r, 30v,), 4) le séjour dans la crèche jusqu’au quarantième jour
     (en trois images aux fol. 31r, 31v, 32r). Dans le premier groupe, l’image de l’adoration
     des anges (fol. 22r, fig. 5) est structurée en trois étages superposés, le mouvement des
     anges dans les cieux, puis six autres anges, les mains jointes en prière – l’un plongeant
     en avant pour indiquer Jésus comme objet d’adoration – et Joseph et Marie, enfin,
     également en prière. Ce folio est exemplaire d’un processus qu’on retrouve à plusieurs
     reprises dans l’Italien 115, à savoir la coordination de la disposition des lignes
     d’écriture et de l’image au sein d’une même page. Ici donc, le fol. 22r commence avec

     Mélanges de l’École française de Rome - Moyen Âge, 132-1 | 2020
Les mots et les images de l’adoration   12

cinq lignes de texte qui correspondent à la fin d’une longue méditation sur la valeur
rédemptrice de la nativité et la reprise d’un ton narratif dans le récit 68. Après la
dernière ligne de texte (« ils vinrent à lui et ils adoraient leur seigneur ») sa
visualisation méticuleuse apparaît, avec une image dynamique exprimant ce
mouvement et cette dévotion.

Fig. 5 – Adoration des anges (fol. 22r69), Paris, BNF, ms. it. 115.

Mélanges de l’École française de Rome - Moyen Âge, 132-1 | 2020
Les mots et les images de l’adoration   13

     Fig. 6 – L’invitation à l’adoration (fol. 23r), Paris, BNF, ms. it. 115.

17   Au fol. 23r (fig. 6), quatre lignes de texte encadrent de façon symétrique, au-dessus et
     en dessous, l’image centrale des bergers arrivant dans la grotte. Les premières lignes
     racontent comment les bergers viennent adorer l’Enfant70 et, juste avant de
     s’interrompre pour laisser place à l’image, intervient l’un des points cruciaux du texte,
     l’apostrophe directe à sa lectrice71. À ce moment, les Méditations se révèlent comme
     ouvrage didactique d’enseignement de la prière72. La formulation retenue souligne le
     fait que le moment est arrivé pour la clarisse de prendre activement part à l’histoire
     sainte par l’imitation de ce geste. Dans cette page, les termes sont distribués à la
     dernière ligne avant l’image et à la première après : juste avant l’image, l’impératif
     (« agenouille-toi toi aussi ») ; après l’image l’injonction à l’adoration (« et adore le
     seigneur ton dieu, et puis sa mère, et salue avec déférence le vieux saint Joseph »).
     Entre les deux membres de cette phrase se trouve l’image composée pour inclure la
     clarisse : au premier plan, trois bergers entrent dans la composition, donnant ainsi
     l’exemple, l’un d’entre eux pointant la crèche comme objet de l’attention. Juste au-
     dessus de lui, Marie renouvelle l’invitation à adorer l’enfant. La combinaison efficace
     des pouvoirs du langage verbal (l’emploi de verbes à l’impératif) et de ceux du langage
     visuel (le recours à des personnages indiquant par leurs gestes l’objet prioritaire de
     l’attention) transforme la destinataire des Méditations en agent de sa propre dévotion 73.
18   Les Méditations, qui sont ici inextricablement verbe et image ensemble, mobilisent la
     compréhension intellectuelle et affective de la clarisse et l’instaurent en sujet actif en
     créant une communauté d’espace et de temps avec la Nativité, annulant la distance qui
     pouvait l’en séparer. Dans un premier temps, la clarisse apprend à distribuer son
     adoration et ses égards, selon un ordre hiérarchique, aux trois membres de la Sainte
     Famille. Jésus et Marie font l’objet d’adoration, Joseph reçoit un salut déférent. Les
     positions respectives des deux parents sont précisément définies : Marie a droit à une

     Mélanges de l’École française de Rome - Moyen Âge, 132-1 | 2020
Les mots et les images de l’adoration   14

     forme d’adoration, pourvu qu’elle vienne après celle de son Fils 74, quant à Joseph, le fait
     qu’il ne reçoive pas l’adoration ne doit pas porter à conclure à son exclusion. Au
     contraire, c’est bien son inclusion dans la formule, même à un degré hiérarchique
     inférieur, qui est à noter ici, parce qu’elle indique le souci de constituer ces trois êtres
     comme un groupe, une famille. Dans son livre consacré à la figure de Joseph, P. Payan a
     bien montré le rôle des Méditations dans le développement d’un véritable culte du saint
     à la fin du Moyen Âge75. Le texte continue à l’impératif en enjoignant à la clarisse
     d’embrasser les pieds de l’Enfant et de demander à Marie de lui laisser prendre l’Enfant
     dans ses bras. Tout le jeu qui s’ensuit entre la clarisse invitée à entrer en contact direct,
     verbal comme physique, avec Marie et Jésus, à apprendre de Marie les gestes à
     prodiguer à un nouveau-né, sont autant d’attestations précoces évoquant l’usage des
     sacre bambole (les « poupées saintes ») analysé par C. Klapisch-Zuber dans la Toscane
     du siècle suivant. Cette dernière décrit en effet parmi les expressions féminines de la
     foi au Quattrocento l’habitude, à la période de Noël, de prodiguer toutes sortes de soins
     à une poupée de l’Enfant Jésus placée dans une crèche76. La proximité avec les pratiques
     de dévotion par le contact physique et le soin de l’Enfant encouragées dans les
     Méditations77 est frappante, il semble qu’elles étaient déjà appréciées dès la première
     moitié du Trecento en réalité78. Dans Holy feast and holy fast, Caroline Bynum a établi le
     rôle central de la nourriture dans la dévotion féminine médiévale : l’invitation à
     considérer l’Enfant comme nourriture, formulée dans les Méditations, en apporte un
     exemple éclatant79.
19   Dans la foulée de cette inclusion physique, émotive et dévotionnelle de la clarisse, le
     chapitre s’achève avec une méditation sur la valeur de la Nativité qui culmine dans
     cette formule synthétique et impersonnelle : « Aujourd’hui Dieu est adoré sous
     l’apparence de la chair du péché80. » La présentification de l’histoire sainte est portée à
     son comble (« Aujourd’hui ») et l’adoration de l’Enfant généralisée, universalisée, sans
     que le texte ne précise plus même qui la pratique. L’adoration devient synonyme de
     réaction appropriée face à l’événement de la Nativité.
20   Après cette première séquence incluant la naissance et ses suites immédiates
     (adoration des animaux, des parents, des anges, des bergers et de la clarisse), les trois
     chapitres suivants (VIII, IX, X) prennent place à quelques jours de distance. La
     circoncision (VIII) intervient au huitième jour, l’adoration des mages (IX) au treizième
     et le séjour dans la crèche (X) couvre ensuite les jours restant jusqu’au quarantième.
     Alternant scènes intimes et publiques, les images de ces chapitres mobilisent de façon
     récurrente des éléments de la Nativité (la Sainte Famille, les animaux, la grotte, la
     crèche) sans cesse ré-agencés dans leurs interactions, assurant une forte cohérence
     visuelle de ce qui finit par apparaître comme un cycle de la Nativité. Il s’agit en même
     temps d’un enrichissement constant de son exégèse et donc d’une stimulation
     croissante de la dévotion à son égard.
21   Le temps de la Circoncision, par exemple, constitue un passage remarquable de densité
     de ce qu’on pourrait appeler la « matérialité chrétienne », en empruntant à C. Bynum,
     ou « l’invention chrétienne des cinq sens », en empruntant à É. Palazzo, à savoir la
     mobilisation du corps et des réalités physiques pour incarner les enjeux spirituels
     fondamentaux de la doctrine chrétienne81. La circoncision correspond à l’instant où
     Jésus verse, pour la première fois, son sang rédempteur82 et ce dans un contexte
     d’autant plus pathétique que Marie opère elle-même la circoncision 83 comme le donne à
     voir l’image du fol. 24v. S’ensuit un commentaire de ce geste en deux temps, un

     Mélanges de l’École française de Rome - Moyen Âge, 132-1 | 2020
Les mots et les images de l’adoration   15

     premier temps empathique et émotif, centré sur la question de la consolation et
     l’injonction à accompagner cet instant par des larmes de pleurs. L’image du fol. 25r
     montre ainsi la propagation des émotions avec Jésus s’efforçant de consoler sa Mère
     elle-même en empathie avec sa souffrance84. Le deuxième temps, plus rationnel, offre
     une lecture métaphorique de la circoncision comme « circoncision spirituelle » à
     entendre dans le sens de leçon de tempérance, fondée sur une compréhension
     sensorielle de la question : « la circoncision spirituelle doit advenir dans tous les sens
     de notre corps : vue, ouïe, goût, toucher, et faisons usage de tempérance. 85 »
22   Les images distribuées au fil du chapitre de l’adoration des mages (IX) sont, ensuite, le
     lieu de nouvelles adorations de l’Enfant (aux fol. 28v et 29r), en cohérence avec
     l’insistance analogue dans le texte des Méditations86. L’image la plus singulière de cette
     séquence est la dernière (fol. 30v) où Marie redistribue aux pauvres les dons reçus de la
     part des mages, marquant l’expression du souci franciscain de pauvreté et d’humilité
     qui parcourt les Méditations de bout en bout et fait partie de la formation impartie à la
     clarisse87. Dans le dernier chapitre (X) enfin, qui couvre une période de plus de trois
     semaines – du lendemain de la visite des mages, c’est-à-dire le quatorzième jour après
     la naissance, à la veille de la Purification au Temple le quarantième – l’accent est mis
     sur deux dimensions complémentaires de la Nativité, l’intimité et l’extraordinaire,
     toutes deux soulignées pour impliquer la clarisse. Marie, Jésus et Joseph sont dépeints
     dans une forme d’intimité quotidienne, qui les instaure comme Sainte Famille, le lien
     entre eux étant exprimé par leurs gestes. Lorsque Marie allaite l’Enfant (fol. 31r, fig. 7),
     Joseph la désigne comme objet d’attention ; lorsque Joseph tient contre lui l’Enfant
     (fol. 31v, fig. 8), Marie le désigne ; lorsqu’enfin ils quittent la grotte pour se rendre au
     Temple (fol. 32r), Joseph se retourne à nouveau pour désigner la Mère et l’Enfant.

     Fig. 7 – Marie allaite l’Enfant (fol. 31r88), Paris, BNF, ms. it. 115.

     Mélanges de l’École française de Rome - Moyen Âge, 132-1 | 2020
Les mots et les images de l’adoration   16

     Fig. 8 – Joseph à l’Enfant (fol. 31v89), Paris, BNF, ms. it. 115.

23   Les deux images, de la Virgo lactans d’une part, et du Joseph à l’Enfant de l’autre, situées
     sur les deux faces du folio 31, pourraient synthétiser la réussite de l’entreprise des
     Méditations dans l’Italien 115. D’une iconographie connue, celle de la Vierge à l’Enfant, à
     une iconographie inusitée, celle de Joseph étreignant l’Enfant, elles illustrent la
     dialectique entre sérialité et inventivité caractéristique des formes du renouvellement
     des images médiévales90. Plus encore, elles sont ces imagines agentes91 capables d’appeler
     une présence active des fidèles à leur propre contenu. Chaque geste de Joseph puis de
     Marie fait écho aux deux phrases par lesquelles s’achève la méditation sur la Nativité et
     qui en résument toute la portée92. La clarisse devrait se tenir auprès de Marie dans la
     crèche pour se réjouir de la vertu qui émane de Jésus. Toute âme, enfin, et
     particulièrement toute personne se trouvant dans les ordres, devrait leur rendre visite
     une fois par jour à la crèche, durant les quarante jours jusqu’à la Purification, afin
     d’« adorer l’enfant et sa mère, et penser affectueusement à leur pauvreté, leur humilité
     et leur bonté.93 » Cette dernière formule, qui postule une dévotion à la crèche quarante
     jours durant, explique la cohérence visuelle des enluminures de ces quatre chapitres 94.

     Visions et révélations de la Nativité : les apports du
     Canonici 174 dans la compréhension des textes de
     sainte Brigitte de Suède
24   Le texte de la Nativité dans le Canonici 174 – le manuscrit objet de l’édition critique
     récente par S. McNamer, qui ne comporte pas d’enluminures, contrairement à l’Italien
     115 – est proche de celui de l’Italien 115, à commencer par la présence abondante du
     lexique de l’adoration, mais il est ramassé en trois chapitres, le IV pour la Nativité, le V
     pour la Circoncision et le VI combinant l’Épiphanie et le séjour dans la crèche jusqu’au

     Mélanges de l’École française de Rome - Moyen Âge, 132-1 | 2020
Les mots et les images de l’adoration   17

     quarantième jour95. L’itération de douze occurrences du verbe « adorer », et de huit
     occurrences du geste de l’agenouillement, des formules identiques – telles que la
     formule synthétique « Aujourd’hui dieu est adoré sous forme de chair du péché » – ou
     encore les injonctions à la lectrice illustrent la proximité des deux versions. Une
     différence de taille, néanmoins, se situe au tout début de l’épisode. L’Italien 115
     indiquait que, le moment de l’accouchement arrivé, le dimanche à minuit, Marie s’était
     levée, appuyée à une colonne, et avait accouché, comme l’indique aussi la séquence
     figurée des images au fol. 18v et 19r (fig. 1 et 2), qui la montrent successivement encore
     enceinte et assise au sol, puis debout contre la colonne avec Jésus à ses pieds enroulé
     dans un pan de son manteau. L’âne et le bœuf s’agenouillaient ensuite devant l’Enfant,
     puis Marie et Joseph faisaient de même à leur tour et l’adoraient. Marie accouche donc
     d’abord puis adore son Fils dans un deuxième temps96. Dans le texte du Canonici 174,
     Marie s’agenouille pour prier parce que c’est son habitude de le faire chaque jour à
     minuit, le désir de voir son Fils l’envahit alors, et elle accouche dans cette
     circonstance97. Le Canonici 174 dit donc deux choses que l’Italien ne dit pas, à savoir
     que Marie se trouve en position agenouillée à l’instant même de son accouchement
     puisqu’elle est en train de prier, et que son propre désir de voir semble moteur dans le
     déclenchement de l’accouchement. Répété à la phrase suivante (« stando in questa
     contemplatione et desiderio », « se trouvant dans cet état de contemplation et de
     désir »), le désir associé à la contemplation, forme de vision dans la prière, se voit
     comblé « per divina dispensatione », du fait de la largesse divine. La largesse divine
     répond donc à une demande-désir-prière mariale, ce qui équivaut à attribuer un rôle
     actif et de premier plan à Marie dans la Nativité98, une connaissance par anticipation de
     la joie rédemptrice que représente l’incarnation de son Fils.
25   Surtout, si la datation au premier quart du XIVe siècle proposée par S. McNamer pour la
     composition du texte du Canonici 174 est juste – et les arguments qu’elle avance
     paraissent convaincants – cette version de la Nativité dans les Méditations transforme
     l’histoire, au moins textuelle, de cette scène, un point que l’on peut expliciter en
     mobilisant également son histoire visuelle et iconographique. En effet, jusqu’aux toutes
     dernières années du Duecento, l’iconographie de la Nativité demeure proche de modèles
     byzantins et inclut une figure centrale de Marie au repos, allongée ou au mieux assise,
     sur une couche, auprès de la crèche. À compter des toutes premières années du
     Trecento, d’abord progressivement puis, au fil des décennies du XIV e siècle de façon de
     plus en plus régulière, non seulement Marie mais tous les autres protagonistes de la
     Nativité changent de position et sont placés par les peintres en position d’adoration,
     agenouillés99. De ce point de vue, l’Italien 115 est un manuscrit extrêmement précieux
     parce qu’il ne contient pas l’une ou l’autre des iconographies ancienne et nouvelle,
     mais l’une et l’autre, dans une quantité de variantes inégalée. Le texte des Méditations
     qu’il contient, de plus, sans postuler que Marie ait été agenouillée dans l’instant de son
     accouchement, attestait incontestablement le rôle structurant de l’adoration dans la
     révélation de son sens.
26   J’ai tenté ailleurs de préciser et de redimensionner le rôle qu’avait pu jouer dans
     l’histoire de la scène un texte souvent convoqué pour en expliquer les mutations : les
     révélations de sainte Brigitte de Suède (1303-1373)100. Dans ce texte de 1372, la sainte
     affirme avoir reçu, lors de son pèlerinage à la grotte de la Nativité de Bethléem,
     plusieurs révélations successives concernant cette matière : une première vision dans
     la grotte elle-même durant laquelle la sainte aurait vu Marie accoucher, une deuxième

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