Les Nouvelles d'AFGHANISTAN - Art de rue, art pour la paix Du plomb dans l'aile des négociations La pierre gravée du Dacht-e Nâwor - AFRANE
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
Les Nouvelles Quarantième année N°165 Juin 2019 (2ème trimestre) d’AFGHANISTAN 6 Euros Art de rue, art pour la paix Du plomb dans l’aile des négociations La pierre gravée du Dacht-e Nâwor ISSN 0249-0072
Editorial Les Nouvelles d’Afghanistan SOMMAIRE N°165 Qu’ai-je fait pour la paix aujourd’hui ? POLITIQUE - Du plomb dans l’aile des négociations? M par Chahir ZAHINE 3 on dernier séjour en Afghanistan remonte à mars-avril de cette année. Au-delà de mesurer l’avancement des projets sur place, ma mission avait SOCIETE pour but essentiel de rencontrer notre équipe et de ressentir comment les - Art de rue, art pour la paix membres de cette équipe se sentent chez AFRANE. entretien avec Omaid SHARIFI 8 Cette mission avait aussi comme objectif de faire avancer nos réflexions sur notre futur projet 2020-2023 tant avec notre équipe qu’avec nos différents par- CULTURE tenaires afghans des rectorats et des zones éducatives où nous soutenons des - Le kiliwâli «moderne», une musique au service de l’identité nationale écoles. Finalement cette activité a pris l’essentiel de mon temps avec des ren- par Sylvain ROY 13 contres et des réunions de travail externes ou internes, y compris avec le ministre de l’Education nationale, afin de réfléchir à l’élargissement de nos zones d’intervention LITTERATURE dans le domaine de la formation des professeurs hommes et femmes, tant pour les - Un thé vert avec Cédric Bannel petites classes (math, dari, pachto) que pour les autres niveaux dans les domaines par Régis KOETSCHET 15 scientifiques. J’ai été « porté » par l’enthousiasme de notre équipe à construire ce projet, leur envie et leur fierté de travailler pour leur pays avec AFRANE. J’ai perçu HISTOIRE cette fierté à la fois chez les hommes et chez les femmes de l’équipe. J’en ai « - La pierre gravée trilingue presqu’oublié » les sujets brulants de l’actualité de l’Afghanistan : la non publica- de Dacht-e Nâwor tion des résultats des élections parlementaires d’octobre 2018 , les négociations par André BOUTIERE 17 de « paix » entre Américains, ayant annoncé le retrait partiel de leurs troupes, et - Histoire et mémoires notes de Florian LE PAGE 23 les Tâlebân, en dehors de tout représentant du gouvernement afghan, l’annonce - Lowell Thomas en Afghanistan d’une grande Loya Djirga sur la paix par le Président Ghani, le report des élections par Gilles ROSSIGNOL 27 présidentielles au mois de septembre, bien évidemment la poursuite des actions de violence meurtrière partout dans le pays et enfin toutes les conséquences désas- DERNIERES NOUVELLES treuses du dérèglement climatique mondial sur les populations afghanes (séche- Chronologie, brèves, publications 31 resse, déplacement de populations, sous-alimentation…). Ce que j’ai ressenti de manière très forte, c’est le besoin de paix exprimé par nos amis afghans, besoin Journées de la paix 40 de développement, besoin de préserver les acquis de liberté. La tribune publiée en novembre sur le site du Monde à l’initiative d’AFRANE et signée par de nombreux amis de l’Afghanistan attirait l’attention des autorités françaises sur l’impérieuse nécessité de ne pas laisser tomber l’Afghanistan. Je crois qu’AFRANE contribue à hauteur de ses moyens à ne pas laisser tomber l’Afghanistan et je crois fermement à l’impact de nos actions dans les écoles que nous soutenons sur la qualité de l’en- seignement apporté aux élèves, sur le développement de relations plus paisibles et moins violentes et sur la construction d’une réelle amitié franco-afghane. Photo de couverture : Peintures murales sur Je voudrais finir ce texte par l’exemple récent d’une journée de la paix menée les T-walls de Kaboul ou l’art comme un conjointement par AFRANE et ArtLords (voir dans les pages suivantes la belle inter- outil de changement social. Le portait est celui de Nancy Dupree. (voir article p. 8). view du fondateur de cette organisation) dans une école de jeunes-filles de Kaboul. Photo ArtLords Cette journée a consisté à faire choisir par les élèves, parmi les dessins sur le thème de la paix réalisés par celles-ci, celui qui porte le meilleur message de paix et Les Nouvelles d’Afghanistan le faire reproduire sur un mur de l’école par un artiste et quelques élèves. Le dessin bénéficient d’une aide financière choisi par les élèves représente un fusil qui se transforme en pelle pour construire de l’ambassade de France en Afghanistan la paix. Tous les jours, en passant devant cette peinture murale, les élèves pourront se poser la question : « Qu’ai-je fait pour la paix aujourd’hui ? ». Adresse E-mail afrane.paris@gmail.com Philippe BERTONÈCHE Site internet :www.afrane.org Président d’AFRANE 31 mai 2019 Les Nouvelles d’Afghanistan 16, passage de la Main d’Or -75011 Paris 2 Les Nouvelles d’Afghanistan n°165
POLITIQUE Du plomb dans l’aile des négociations ? par Chahir ZAHINE * Les négociations que les Etats-Unis ont entamées avec les Tâlebân sans y as- socier le gouvernement afghan ont créé le trouble en Afghanistan. Beaucoup en ont déduit que les Etats-Unis ouvraient à l’insurrection un boulevard pour accéder au pouvoir. Des hommes politiques ont commencé derechef à la cour- tiser. De larges fragments de la population sont en revanche très inquiets. Mais l’incertitude demeure grande concernant les intentions des Etats-Unis et la ré- sistance de la société afghane. Chahir Zahine, journaliste et conseiller de M. Atmar, un des concurrents de Ghani pour la prochaine élection présidentielle, fait le point sur une situation très volatile. Le 8 mai 2019 à 11 h 40 le bureau de l’ONG américaine Counterpart International1 a été attaqué lors d’un attentat suicide2 par quelques hommes armés. Le porte-parole du mouvement des Tâlebân, Zabiullah Mujahed, dans un Tweet officiel, à 12 h 51, a pris la responsabilité de l’at- taque. Plusieurs membres des forces de sécurité afghanes ont été tués et un nombre important Pourparlers de Doha, au Qatar, entre Américains et Tâlebân., en mai 2019 Photo DR ont été blessés. Cet attentat, en soi, n’était malheureusement pas un ment pendant que Zalmai Khalilzad, l’envoyé spécial événement inhabituel pour les habitants de Kaboul et du Président des Etats-Unis pour le processus de paix les organisations qui y travaillent. Ce qui était particu- afghan, était en train, pour la sixième fois, de négocier lier était le timing de l’attentat. Il s’est produit exacte- à Doha (Qatar), avec ces mêmes Tâlebân, pour arriver à une paix durable en Afghanistan qui éventuellement permettrait le retrait des troupes combattantes des Etats- * Responsable d’organes de presse afghans. Unis de ce pays. Les Nouvelles d’Afghanistan n°165 3
POLITIQUE A la sortie du cinquième round des négociations politicien afghan ou d’un diplomate basé à Kaboul. entre les deux parties, le 26 janvier 2019, aussi bien les Le résultat de la situation, à ce jour, est une confu- Américains que les Tâlebân s’étaient pourtant réjouis sion générale aussi bien chez les Afghans qu’au sein de des progrès notables accomplis sur des points essen- la communauté internationale kaboulie. tiels.3 Si les négociations pour la paix se sont enlisées, fai- sons un état des lieux des prochaines élections prési- dentielles. Se préoccuper des élections ? Le président Achraf Ghani a annoncé le 28 no- Cette attaque annonce un durcissement de ton entre vembre 2018 à Genève5 un plan en cinq volets et en les deux parties. Les Tâlebân ont attaqué une ONG cinq ans pour amener la paix en Afghanistan. Beaucoup américaine et les Etats-Unis ont annoncé par plusieurs de ses opposants se sont moqués en disant que le pré- canaux, y compris leur ambassadeur à Kaboul4, que les sident avait déjà prévu que la paix ne viendrait que s’il négociations se seraient embourbées sur des points vi- était réélu… Il proposait ce plan pour essayer de réaf- taux, que les Tâlebân restaient trop intransigeants, qu’il firmer une certaine prise sur un processus de paix qui fallait donner du temps au temps et que peut-être il fal- échappait totalement à son gouvernement, car les Amé- lait d’abord se préoccuper des prochaines élections. ricains négociaient directement avec les Tâlebân et ces L’adjointe du ministère des Affaires étrangères des derniers refusaient de s’asseoir face à un gouvernement Etats-Unis pour l’Asie centrale et du sud, Madame qualifié de « fantoche à la solde des Américains ». Alice Wells, en tournée en Afghanistan, a dit à la plu- Depuis cette déclaration à Genève, Achraf Ghani est part de ses interlocuteurs rencontrés le désir des Amé- passé par des hauts et des bas. En effet depuis sa dé- ricains de voir le processus démocratique s’accomplir. mission le 25 août 20186, M. Hanif Atmar (Conseiller Il y a à peine quelques mois, les Américains ne mon- pour la Sécurité Nationale du gouvernement afghan et traient aucun appétit pour les élections et chaque fois actuellement candidat à l’élection présidentielle) est de- qu’on abordait la question ils ramenaient la discussion venu son adversaire principal pour les prochaines élec- au processus de paix. Ce revirement a surpris plus d’un tions et a réussi à réunir autour de lui une puissante coa- Sebghatullah Modjaddedi le syncrétisme du roi moghol Akbar. La famille fut toujours très impliquée à la fois dans la théologie, la vie confrérique, Sebghatullah Modjaddedi est décédé à l’âge de 92 ans des et la lutte politique, antibritannique et antimoderniste. Olivier suites d’une longue maladie, le 12 février à Kaboul. Une jour- Roy1 considère que trois éléments concourent au prestige de née de deuil national a été décrétée pour le jour de ses funé- la famille : leur appartenance à un ordre soufi, leur fonction railles. Membre d’une grande famille religieuse, il a joué très d’ouléma d’un islam très orthodoxe et leurs liens avec l’es- tôt un rôle important sur la scène politique afghane, notam- tablishment royaliste. Cependant, les milieux progressistes ment après l’intervention soviétique. Nous retraçons som- n’avaient pas cette famille en odeur de sainteté, mairement les grandes lignes de sa carrière politique. Après des études au lycée Habibia de Kaboul, Sebghatullah Sebghatullah Modjaddedi, fils de Myân Mohammad Mas- Modjaddedi a effectué des études de droit islamique à l’Uni- soum Modjadddi, est né en 1926. Il est issu d’une grande versité al-Azhar du Caire où il aurait entretenu des relations famille religieuse avec les Frères musulmans. En 1952, il revient enseigner en liée à la confré- Afghanistan au lycée Habibia puis à l’Université de Kaboul. rie soufie des En 1959, alors que Nikita Khrouchtchev effectue une visite à Naqchbandi. Le Kaboul, Sebghatullah Modjaddedi est accusé de conspiration nom de la famille contre lui et est emprisonné sans procès jusqu’en 1964. Il part provient d’un an- ensuite deux ans au Danemark avant de revenir à Kaboul où cêtre ayant vécu il a des activités antiréformistes2. De 1974 à 1978, il dirige un de 1564 à 1624 centre islamique à Copenhague. En 1979, un an après la prise et qui fut qualifié de pouvoir des communistes prosoviétiques, une centaine de de Modjadded membres de la grande famille Modjaddedi, dont le cousin de Alf-e Thâni, c’est- son père, Ibrahim, pir de la confrérie Naqchbandi, sont arrê- à-dire, le réno- tés et exécutés sans procès. Lui est à Peshawar (Pakistan) où Il vateur du deu- fonde l’un des sept principaux partis de la Résistance sunnite, xième millénaire le Djabhe Nedjat-e Melli, Front de libération nationale. C’est (compté à partir lui qui signe une lettre appelant au soulèvement la ville de Hé- de l’hégire) du rat (lieu de résidence d’une branche de la famille Modjadde- fait de son travail di), soulèvement qui sembla réussir, mais fut écrasé ensuite, Sebghatullah Modjaddedi, lors de l’ouverture du parlement théologique et sans doute avec l’aide de l’aviation soviétique. Il est le premier en 2005. A sa gauche Rabbani. Photo DR de sa lutte contre en avril 1979 à appeler au djehad. Par la suite, S. Modjaddedi 4 Les Nouvelles d’Afghanistan n°165
POLITIQUE La Loya Djirga, le 29 avril à Kaboul. Photo DR lition de figures politiques et d’anciennes figures de la (ancien ministre des Affaires Étrangères, mais aussi Résistance. Depuis la candidature d’Atmar, seize autres candidat aux élections de 2014), Ahmad Wali Massoud candidats se sont déclarés dont Dr Abdullah Abdullah (frère du Commandant emblématique de la Résistance (actuel chef du gouvernement), Gulbuddin Hekmatyar, Ahmad Chah Massoud), Nur ul Haq Ulumi (ancien chef du puissant Hezb-e Islami, Dr Zalmay Rassoul ministre de l’Intérieur), Rahmatullah Nabil (ancien patron des services de renseignement afghan (NDS) et d’autres moins connus. apparait comme un leader islamiste modéré, occupant une position centrale dans le dispositif des partis afghans, bien que ses forces militantes fussent limitées. C’est ce positionnement qui lui vaut d’être nommé en La Loya djirga, février 1989 président du gouvernement islamique intéri- un « coup » réussi ? maire en exil à Peshawar. En avril 1992, un accord négocié Le Président Ghani, qui s’est retrouvé assez isolé, sous l’égide de l’ONU aboutit à la création d’un conseil de a tenté quelques coups qui ont plus ou moins réussi. transition pour gérer le pays après la fin du régime com- Il a nommé l’ancien patron du NDS, Amrullah Saleh, muniste. Nommé pour deux mois, Modjaddedi préside ce conseil intérimaire à compter du 27 avril et abandonne le d’abord comme ministre de l’Intérieur, puis, remar- pouvoir le 28 juin au profit de Rabbani. quant sa montée en flèche dans l’opinion publique, Après la chute des Tâlebân en 2001, Sebghatullah Mo- comme candidat vice-président pour la prochaine djaddedi quitte le Pakistan pour revenir en Afghanistan élection présidentielle. Il a aussi nommé un autre ex- et devient en 2004 le président de la Loya Djirga (Grande patron du NDS, Assadullah Khaled, comme ministre assemblée) chargée d’approuver la nouvelle constitution de la Défense. Ces nominations ont créé une certaine afghane. En 2005, il devient président de la Mechrano Djirga dynamique au sein des forces nationales de sécurité en (Sénat). Il participe également au Haut conseil de paix. Le 12 mars 2006, un attentat-suicide a lieu contre lui, à Kaboul. faveur du président. Les terroristes font exploser un véhicule rempli d’explosifs A la suite de la tenue, les 5 et 6 février 2019, à contre sa voiture. Quatre piétons sont tués mais lui n’est Moscou, d’une conférence visant à un dialogue intra que légèrement blessé. Le 26 août 2015, il lance un nouveau afghan, à laquelle les représentants du gouvernement parti politique, le Conseil du djehad et de la politique natio- d’unité nationale (Ghani/Abdullah) n’ont pas participé, nale. Il aura ainsi joué jusqu’au bout un rôle politique impor- le président Ghani a convié une Loya Djirga consulta- tant, allant dans le sens de la modération, écouté, mais pas tive, le 29 avril, pour essayer de remédier à l’isolement forcément entendu. Il n’aura pas vu le retour de la paix en Afghanistan. de son gouvernement. La quasi-totalité de la classe E.G. politique afghane (y compris le chef du gouvernement le Dr Abdullah) a boycotté la Loya Djirga. Les oppo- 1- Afghanistan, la colonisation impossible, Le Cerf, 1984 p 95. 2- Voir «Sebghatullah Modjaddedi», par Ludwig Adamec, Les Nouvelles sants disaient que le gouvernement essayait de faire d’Afghanistan, n°57, 3ème trimestre 1992. une Djirga composée seulement de ses représentants et que la classe politique n’avait pas été incluse dans Les Nouvelles d’Afghanistan n°165 5
POLITIQUE Quelques personnalités de l’opposition à Achraf Ghani. Photo DR le mécanisme de sélection des participants. A part le Professeur Sayyaf qui a été nommé de facto chef de la Djirga, à peu près aucune per- sonnalité d’envergure de la classe politique n’a participé à l’Assemblée7. Malgré cela, la Loya Djirga peut être considérée comme un succès pour Achraf Ghani qui a réussi, contre l’avis général, à réunir 3700 personnes sous une tente pour recueillir leur opinion sur la question de la paix. pouvoirs exécutifs d’un président sortant qui serait can- De son côté l’opposition politique à Achraf Ghani, didat pour un deuxième mandat. M. Ghani ne se soucie- menée par l’ancien président Karzai, et constituée des rait guère, selon les autres candidats, de ces limitations partis politiques et d’une quinzaine de candidats à la et remplacerait les chefs de police, les gouverneurs de présidence, essaie de limiter les pouvoirs exécutifs du province et de district, par des personnes qui pourraient président Ghani. Ils disent que celui-ci voudrait mani- l’aider à être réélu. Du coup treize candidats aux pro- puler les élections de la même manière que les élec- chaines élections se sont réunis dans une association tions parlementaires de l’automne dernier8 dont les des candidats pour faire cause commune face au prési- résultats ont été à tel point compromis que, à ce jour, dent Ghani, attirer l’attention internationale, mais aussi plus personne n’est sûr de qui a vraiment été élu ou faire poids pour contre balancer M. Ghani. L’associa- pas. De ce fait, le pays voit dans presque toutes les pro- tion comprend notamment des candidats poids lourds vinces des manifestations organisées par les candidats comme Dr Abdullah Abdullah, Ahmad Wali Massoud, qui s’estiment, à tort ou à raison, spoliés et protestent Hanif Atmar, Uloumi et Nabil. pour exprimer leur colère et essayer d’obtenir justice. Selon cette association le meilleur moyen d’empê- cher Achraf Ghani de manipuler les votes en sa faveur est de le forcer à quitter sa fonction au terme de son mandat actuel. L’association des candidats a réussi à Tous unis s’allier les grands partis et les figures politiques du pays pour empêcher le président Ghani d’aller plus loin que contre Ghani le 22 mai 2019 (date à laquelle, selon la constitution, Les autres candidats aux présidentielles se plaignent son mandat comme président se termine). Ils propo- que depuis que le président Ghani connaît ses adver- sent que le président transmette ses pouvoirs exécutifs saires pour les prochaines élections, il a commencé à à un gouvernement intérimaire jusqu’à l’élection du faire cavalier seul négligeant même l’avis du Dr Abdul- prochain président. Le président Ghani de son côté a lah Abullah, chef du gouvernement d’union nationale. obtenu du chef de la Cour Suprême une justification Ils disent qu’Achraf Ghani est en train de purger l’ad- légale pour prolonger son mandat au-delà du 22 mai et ministration de tous ceux qui seraient liés à d’autres jusqu’à la tenue des élections. candidats aux présidentielles. Le bras de fer actuel entre Achraf Ghani et la majo- Le code de conduite électoral établi par la commis- rité de la classe politique risque de nuire à la stabilité sion électorale et approuvé par le Parlement limite les relative qui règne en Afghanistan et pourrait favoriser les Tâlebân. Hanif Atmar. Photo DR 1- https://www.counterpart.org/ 2- https://www.counterpart.org/press-room/2019/05/counterpart-statement- on-attack-in-afghanistan/ 3-https://www.france24.com/en/20190509-us-taliban-talks-wrap-doha- with-progress-taliban 4-https://www.afghanistan-analysts.org/getting-to-the-steering-wheel-pre- sident-ghanis-new-peace-proposals/ 5-https://gandhara.rferl.org/a/no-progress-on-afghan-taliban-gov-t-talks- says-u-s-diplomat-/29944625.html 6-https://www.theguardian.com/world/2018/aug/25/four-senior-members- afghan-government-resign 7-https://www.didpress.com/en/2019/04/28/afghan-politicians-massively- boycott-consultative-jirga/ 8-https://en.wikipedia.org/wiki/2018_Afghan_parliamentary_election 6 Les Nouvelles d’Afghanistan n°165
POLITIQUE La loya djirga A l’initiative du Président Ghani, une loya djirga, cette « grande assemblée » tradition- nelle que les chefs d’Etat convo- quent pour décider des grandes orientations nationales, s’est tenue du 29 avril au 3 mai à Ka- boul. Elle a été critiquée par une partie de l’opinion qui n’ima- Ouverture de la Loya Djirga, le 29 avril à Kaboul : quelque 3 200 délégués de tout le ginait pas qu’une telle assemblée puisse réellement faire pays. Photo DR avancer la cause de la paix. En outre, cela coûtait de l’argent et, pour des raisons de sécurité, Kaboul a été bloquée pen- dant toute la durée de la djirga et toutes les administrations collaboration avec la communauté internationale un plan de et écoles ont été mises en congé. La plupart des opposants à retrait responsable des forces étrangères d’Afghanistan. Ghani, dont Abdullah Abdullah qui remplit le rôle de chef du 11. Les délégués demandent aux partis politiques et aux gouvernement, ont boudé l’événement, considérant que les personnalités influentes d’avoir une position unifiée sur les délégués étaient choisis par le pouvoir et qu’il s’agissait en fait pourparlers de paix. d’une ratification de décisions prises par le palais présidentiel. 12. Les différentes parties devraient éviter de poser des Cependant, Achraf Ghani a réussi à réunir 3200 délégués, préconditions au démarrage de pourparlers. de tout le pays, dont 30% de femmes et l’assemblée a pu se te- 13. Les différentes parties devraient faire preuve de flexibi- nir sans que ni Tâlebân, ni Daech, ne la perturbent, ce qui n’est lité au sujet de la libération de prisonniers en guise de gestes pas un petit exploit, qui n’a pas été beaucoup relevé. Que la de bonne volonté. presse n’aurait-elle dit si une roquette était tombée sur le lieu 14. Les délégués demandent à la communauté internatio- du rassemblement. La présidence de l’assemblée a été confiée nale et aux pays de la région de coordonner leurs efforts avec à M. Sayyaf, l’un des seuls vétérans de la lutte antisoviétique à le gouvernement afghan et de le mettre au centre de ces ef- jouer le jeu de cette loya djirga. forts. Il est plus difficile d’évaluer cependant les retombées de 15. Les délégués demandent au gouvernement de mainte- l’événement. Réunis en 50 commissions les délégués ont dé- nir de bonnes relations avec les pays voisins dans le cadre de battu sur un certain nombre de thèmes relatifs au processus ces efforts de paix. En cas de désaccord, il devrait faire appel de paix. L’Assemblée a ensuite adopté des recommandations au conseil de Sécurité des Nations unies. listées ci-après. 16. Le gouvernement afghan devrait intensifier ses consul- Achraf Ghani a finalement conclu le vendredi l’Assemblée tations avec les personnalités influentes du pays au sujet des en affirmant sa volonté d’appliquer les recommandations efforts de paix et du démarrage de conversations directes adoptées. Il a annoncé aussi comme mesure d’apaisement la avec les Tâlebân. libération de 175 prisonniers tâlebân et s’est dit prêt à procla- 17. Des réformes devraient être faites concernant le Haut mer un cessez-le feu si les Tâlebân font de même. conseil de paix. 18. Le groupe de négociation devrait comporter au moins Les résolutions de la loya djirga 50 membres choisis parmi les anciens chefs du djehad, les 1. Les Afghans veulent toujours une paix durable. savants religieux, les femmes, les jeunes, les koutchis, et les 2. Les Tâlebân devraient écouter le peuple afghan, finir l’ef- représentants des différentes classes sociales. fusion de sang et prendre part au développement du pays. 19. Les demandes légitimes des Tâlebân devraient être ac- 3. Il faudrait que les Tâlebân et les savants religieux du pays ceptées par l gouvernement et celui-ci doit prendre des me- aient une vue unifiée de l’islam. sures pour établir la confiance. 4. Le gouvernement afghan et les Tâlebân devraient adopter 20. Les délégués restent impliqués dans les efforts de paix un cessez le feu immédiat à partir du premier jour du Rama- et feront passer les messages de la djirga dans leurs régions. dan. 21. Les délégués demandent au gouvernement de garder 5. Le système de république islamique devrait être préservé. de bonnes relations avec eux et de les tenir au courant des 6. La constitution devrait être préservée, et, si besoin, progrès dans les discussions de paix. amendée par les mécanismes légaux. 22. Le gouvernement, les Tâlebân, la communauté interna- 7. Les droits fondamentaux de tous les Afghans, y compris tionale, les pays de la région et les autres parties impliquées des femmes, dont celui à l’éducation, doivent être préservés. devraient respecter les demandes de la djirga et prendre des 8. Le pays a besoin d’une armée forte pour assurer une paix mesures pour diminuer la violence. durable. 23. Toutes les recommandations des 50 comités de la djirga 9. Les délégués souhaitent que soit préparé le terrain pour devraient être publiées en tant que document officiel. l’ouverture d’un bureau politique des Tâlebân en Afghanistan. (Les résolutions sont extraites de Tolo News 03/05, traduction lé- 10. Les délégués demandent au gouvernement de préser- gèrement abrégée des Nouvelles d’Afghanistan) ver les acquis des deux dernières décades et de préparer en Les Nouvelles d’Afghanistan n°165 7
SOCIÉTÉ « I see you », 2016. Dessin géant sur un mur de Chahr-e Nao à Kaboul Art de rue, art pour la paix Entretien avec Omaid SHARIFI* Artlords est un collectif d’artistes peintres afghans, fondé par Omaid Sharifi et Kabir Mokamel, qui dénonce à travers des peintures sur les murs protecteurs en béton de Kaboul et d’autres provinces du pays, la corruption rampante en Afghanistan et les droits bafoués des citoyens. Artlords a illustré les deux « li- vrets paix » d’AFRANE distribués dans les écoles qu’elle soutient en Afghanis- tan. L’entretien se passe un lundi après-midi de février, dans niveaux de la société. les bureaux d’Artlords, au cœur de Kaboul. Près du bo- Quels étaient et quels sont aujourd’hui, les khâri (poêle local), un thé à la main, la discussion peut objectifs d’Artlords ? débuter. Au départ, le premier objectif de notre collectif était Omaid, d’où venez-vous ? de modifier l’allure des T-walls1, omniprésents à Ka- Je suis originaire de Kaboul, j’y suis né, ma famille boul. Suffocants pour nous tous ! Ils sont un symbole y est installée depuis toujours. Je n’ai jamais quitté d’oppression, d’appropriation de notre espace par les cette ville, même pendant la guerre ou sous les Tâle- autorités, les partis politiques, l’opposition… Ces gens bân. Après 2002, j’ai étudié ici les sciences politiques, corrompus qui se cachent ensuite derrière ces murs à l’université américaine de Kaboul. pour n’en sortir que dans des véhicules blindés. Notre volonté au départ était de peindre ces murs, Quand Artlords a-t-il été créé ? de les rendre moins sombres et austères pour offrir aux Artlords est un collectif créé à l’origine par cinq habitants de Kaboul un autre regard sur leur ville. membres et rassemblant aujourd’hui près de 68 artistes. Ce n’était cependant pas le seul objectif. Nous vou- En 2014, nous lui avons donné un nom – ce nom, pour lions également utiliser ces murs pour transmettre des faire écho aux « seigneurs de guerre » (Warlords) bien messages : contre la corruption, contre l’extrémisme et trop connus dans notre pays - et un statut juridique. la violence ; des messages pour promouvoir les droits Avant cela, Artlords n’avait pas de cadre, c’était surtout des femmes. Ces murs sont de formidables supports un rassemblement informel d’artistes et/ou de militants d’expression pour nous ! engagés, au sein de l’université de Kaboul. Notre première campagne notamment, « I See Au-delà de la formalisation du collectif, le projet You 2 », a rencontré un fort écho à Kaboul. Elle a était de créer un véritable mouvement contre la corrup- contribué à nous faire connaître. Le message était clair tion, pour la promotion de la transparence à tous les : « Nous savons, nous vous voyons, vous observons. Si aujourd’hui nous ne pouvons pas réclamer justice, nous * Artiste de 33 ans, cofondateur d’Artlords. n’oublierons pas et demain nous le ferons ». 8 Les Nouvelles d’Afghanistan n°165
SOCIÉTÉ T-walls à Kaboul. On y voit un portrait de Nancy Dupree. lage. Rassembler, c’est ce que nous voulons ; rassembler le plus large- ment possible et inspirer de jeunes artistes, leur donner la possibilité de s’engager. Au-delà d’Artlords, vous faites partie de différents mouvements, dont « People’s movement against corruption ». Pouvez-vous nous en dire plus ? Oui, je suis personnellement en- gagé dans différents mouvements et organisations œuvrant contre la corruption. Je suis affilié à au moins quatre communautés à tra- vers le monde, j’ai beaucoup voya- gé et travaillé à l’étranger. Je me suis très vite engagé, Aujourd’hui, Artlords est devenu un mouvement, très jeune, mais avec Artlords j’avais envie de passer doté d’une vision stratégique, tourné vers l’organisa- d’un activisme « global » au sein d’une organisation tion de campagnes de plaidoyer et qui a vocation à ras- caritative à un activisme plus « actif » dans une orga- sembler autour de lui toutes celles et ceux qui veulent nisation contre la corruption spécifiquement. C’est le se battre pour leurs droits, s’élever contre tous ceux qui combat de ma vie ! Celui que je mène depuis plus de les bafouent. vingt ans à présent. Rassembler et inspirer La voix des sans voix Comment est composé le collectif ? Artlords pourrait être un membre de l’un de ces Les membres sont afghans, provenant de différentes mouvements, de l’une de ces organisations ? parties du pays, de différentes ethnies : Nouristanis, Artlords peut surtout être vu comme une structure Pachtouns, Tadjiks, Hazaras… Ce qui compte, c’est ce accueillant sous son aile différentes organisations et que chacun apporte et porte en tant qu’artiste, peu im- entreprises « sœurs ». Nous avons par exemple des porte l’endroit d’où il vient, peu importe son ethnie. Si partenaires qui font de la production médiatique, du tu es créatif, ou pour le moins si tu as la volonté de t’en- théâtre, d’autres qui gèrent des coffee shops ! En tant gager, de « faire quelque chose » pour l’Afghanistan, que marque, Artlords est aujourd’hui, « la voix des sans alors tu es le/la bienvenu-e à Artlords ! Nous sommes voix ». Aujourd’hui, partout dans le pays, Arltords ré- persuadés que l’action, le changement ne peut naître sonne comme une structure qui rassemble et qui utilise que chez soi, au sein d’abord de son foyer, de son vil- l’art comme un outil de changement social. Parmi les messages que vous portez, la défense des droits des femmes est cen- trale. Selon vous, quelle est la place des femmes dans l’art - le street art - ainsi bien sûr qu’à Artlords ? La question des droits des femmes doit être interrogée partout et en premier lieu, dans le foyer. Les femmes sont la plus belle part de l’Afghanistan, la plus forte aussi. Elles ne sont pas corrompues, ne sont pas en- gagées dans la guerre. Elles en sont les pre- mières victimes ; les premières victimes de nos erreurs, à nous les hommes. Une peinture contre la corruption. Les Nouvelles d’Afghanistan n°165 9
SOCIÉTÉ Les artistes d’Artlords à l’oeuvre dans une rue de Kaboul. Nous avons mené des campagnes contre le harcèle- ment sexuel des étudiantes à l’université, des femmes dans la rue. Nous voulons faire tout ce qui est en notre pouvoir au sein de notre collectif pour faire entendre leur voix. Nous voulons utiliser la marque « Artlords » pour promouvoir le droit des femmes et la place des femmes dans la société et plus spécifiquement dans le street art. C’est d’autant plus important aujourd’hui, face à l’incertitude des prochains mois. Rien n’est ac- quis pour personne, encore moins pour elles. Combien Artlords compte-t-il de femmes ? Deux permanentes et trente artistes. L’art, un outil contre le radicalisme Vous évoquez justement le processus de négo- ciation en cours. Quel est le rôle de l’art dans le combat pour la paix et la liberté ? La plus grande menace qui pèse aujourd’hui sur l’Afghanistan et sur la région dans son ensemble – Pa- ça, de leur dire qu’une autre option est possible, c’est kistan, Bangladesh, Inde - est la radicalisation, l’extré- un formidable outil contre l’extrémisme. Cet outil peut misme. Les ressources provenant de pays tels que les faire la différence, nous en sommes convaincus. Emirats Arabes Unis, le Qatar, l’Arabie Saoudite ont contribué à une sorte de poussée vers la radicalisation Justement, quelle utilisation avez-vous des ré- de la jeune génération. On leur a donné une version de seaux sociaux, ici, en Afghanistan ? J’imagine l’Islam qui n’est pas la « vraie version ». Dans cet Is- que cette utilisation doit être particulièrement lam, on leur a appris que tous ceux qui étaient différents réfléchie dans ce contexte. constituaient une menace. Pour nous aujourd’hui, l’ou- Aujourd’hui les réseaux sociaux, particulièrement til le plus puissant pour changer cette équation, c’est Facebook et Twitter, sont de puissants outils, pouvant l’art. L’art dans son ensemble : la musique, la peinture, même influencer l’agenda du gouvernement. Chaque le cinéma, tout cela peut réellement être utilisé pour membre du gouvernement, de l’opposition, des partis combattre ces extrémistes, cet extrémisme. Je prends politiques, a un compte Facebook à l’heure actuelle et un exemple : les Tâlebân ont un chant, qui ne comporte suit ce qui s’y passe. Ces nouveaux outils, ces nouvelles ni musique, ni instrument. A chaque attaque, à chaque technologies sont de formidables vecteurs de change- « fait d’arme », ils font résonner ce chant à la gloire des soldats. A leur image, nous voulons nous aussi un Omaid Sharifi et l’une des membres du collectif chant pour défendre et promouvoir l’amour, l’empa- thie, la tolérance et c’est comme cela que nous voulons mener notre combat, toucher les cœurs et les esprits. Aidés par les réseaux sociaux, notamment Facebook et Twitter, on peut réellement produire et diffuser du contenu autour de l’amour, de la paix... A l’heure ac- tuelle, les jeunes des zones sous contrôle tâlebân, les jeunes vivant dans des zones en proie à des troubles en Afghanistan ou au Pakistan, n’ont que peu d’accès à la culture et au savoir, les seules sources qu’ils ont sont les madrassas (écoles coraniques). A travers notre art et grâce au relais des réseaux sociaux, nous voulons leur dire qu’une autre option est possible. C’est déjà énorme 10 Les Nouvelles d’Afghanistan n°165
SOCIÉTÉ Hamida Barmaki, une professeure de droit respectée et militante des droits de l’Homme, tuée en 2011. Cette œuvre, la première du groupe, est restée quelques jours exposée sur un mur en béton, à proximité de la demeure de l’un des « seigneurs de guerre » à qui sa mort est imputée. Elle a été quelques jours plus tard, recouverte de blanc. ment, des moyens puissants de promouvoir notre tra- On le voit sur les jeunes des écoles dans lesquelles nous vail. sommes déjà intervenus. Ils se concentrent immédia- Leur recours n’est cependant pas sans danger pour tement, complètement sur la feuille blanche et parfois, nous et nos proches, notamment à cause des « fake il en sort des choses étonnantes. Par exemple, certains news » qui circulent librement. Il y a quelques mois – alors qu’ils ont grandi dans un environnement an- par exemple, un post Facebook rapportait des menaces xiogène, fait de bombes et d’explosions quotidiennes de Gulbuddin Hekmatyar à mon encontre. Imaginez la - choisissent comme thème le changement climatique terreur de ma mère ! On a donc une responsabilité dans ou la corruption… Bien loin donc des armes et de la l’utilisation de ces réseaux, dans le traitement des « fake violence. Leur donner cette liberté permet réellement news », des commentaires que chaque utilisateur est de développer leur esprit critique, leur imagination, leur libre de faire – et qui ne défendent pas nécessairement prise de conscience, leur confiance en eux aussi. notre travail. C’est un vrai enjeu à ne pas sous-estimer mais nous nous devons d’être présents sur ces réseaux. J’en reviens au rôle de l’art mais cette fois pour l’interroger par rapport au système éducatif Totalement indépendants afghan. Quelle est selon vous, la place de l’art Quels sont vos liens avec les autorités, les ambas- dans les écoles afghanes ? sades sur les murs desquels vous travaillez ? Vous sen- J’ai grandi durant la guerre : il n’y avait aucune tez-vous libre de peindre partout où vous le souhaitez ? place pour l’art, la culture, nulle part. J’ai visité un mu- La question des relations interpersonnelles et pro- sée pour la première fois à 25 ans ! Encore aujourd’hui, fessionnelles est extrêmement délicate en Afghanistan. l’art et la culture n’ont pas de place à l’école ou très Tout est basé sur les relations. Si vous ne connaissez peu. Agir dans les écoles faisait évidemment sens pour personne, vous ne pouvez rien faire. Paradoxalement, il nous. Nous avons donc signé un accord avec le Minis- vous faut être extrêmement vigilant avec les personnes tère de l’Education qui nous donne accès à toutes les de votre entourage ou celles qui constituent votre cercle écoles à travers tout le pays afin d’y promouvoir l’art de relations parce qu’elles peuvent influencer ou af- et la culture. Nous organisons ainsi des ateliers créa- fecter votre travail. Nous essayons donc de garder de tifs avec les élèves ; ateliers dans lesquels nous faisons bonnes relations avec tous, en respectant chacun, que en sorte que ces jeunes se sentent libres de s’exprimer, ce soit le gouvernement, l’opposition ou la communau- libres de laisser aller leur imaginaire. té internationale. Justement, comment selon vous l’art peut par- Pour chacune de nos peintures, nous devons sol- venir à changer les esprits, les consciences ; liciter une autorisation et cela pour deux raisons : la comment l’art peut « bousculer » ces jeunes première évidemment est sécuritaire. Si je commence à tel point qu’ils deviennent des acteurs de à peindre sur le mur de l’Ambassade des Etats-Unis ou changement dans leur pays ? sur le mur d’enceinte du Palais présidentiel, je vais me Si vous donnez à ces jeunes l’opportunité de créer, faire tirer dessus ! si vous leur donnez cette liberté-là, sans peur d’être La seconde raison réside dans la pérennité de notre jugés ; si vous leur donnez une feuille blanche et une travail. Si nous n’avons aucune autorisation, celui-ci palette de couleurs et leurs dites : « vas-y, fais-en ce sera immédiatement détruit, effacé. Nous ne voulons que tu veux », commence alors une sorte de thérapie. pas que cela arrive, notamment pour toutes ces per- Les Nouvelles d’Afghanistan n°165 11
SOCIÉTÉ sonnes qui viennent, spontanément, peindre avec nous women, UNICEF, l’USAID ; des organisations qui tra- dans la rue. vaillent sur des problématiques telles que les droits des Comment alors garder une indépendance de femmes, l’inclusion, la paix, le plaidoyer pour les vic- parole, d’action ? times de la guerre… Nous n’avons jamais laissé personne décider pour Enfin le projet sur lequel Kabir Mokamel travaille nous. Nous avons une totale liberté et indépendance actuellement est une exposition à Genève. Nous sou- de création. Nous peignons ce que nous voulons, rien haitons vraiment exposer à l’étranger. Nous espérons d’autre. C’est une question de liberté d’expression, de un jour pouvoir exposer en France ! combat et de militantisme. Vous évoquez la France : avez-vous un mes- Cependant, vous présentez vos projets aux au- sage à faire passer à celles et ceux qui liront torités concernées. Si celles-ci s’opposent à ce ces lignes, là-bas ? projet, comment réagissez-vous ? Je tiens tout d’abord vraiment à remercier la France C’est en effet très délicat car nous tenons absolu- et notamment leurs soldats pour l’aide et l’appui qu’ils ment à préserver notre liberté et indépendance. Parfois ont donnés par le passé à notre pays. Nous sommes cela arrive que l’on nous refuse un projet. Dans ce cas- réellement reconnaissants de ce que vous avez fait pour là, nous mobilisons notre réseau, nous faisons jouer nos nous. Nous savons que vous avez perdu de nombreux contacts. C’est très délicat, raison pour laquelle nous soldats en Kapisa et partout en Afghanistan. changeons peu à peu notre stratégie pour développer La France, c’est aussi un pays qui encourage et pro- davantage les graffitis : plus petits, plus rapides. Nous meut l’art, la culture… Nous espérons parvenir à mettre les peignons en dix minutes et nous disparaissons ! Pas en place des échanges culturels nous permettant d’ap- besoin alors d’obtenir une quelconque permission… prendre les uns des autres, d’apprendre de nouvelles techniques et d’apporter à notre collectif de nouvelles Une stratégie « à la Banksy » ?! idées. Exactement ! Il nous inspire énormément. Nous avons de nombreux contacts avec son équipe et nous Un grand merci à Omaid Sharifi. Un immense bravo espérons qu’il viendra en Afghanistan travailler sur un à Artlords ! projet commun ! Quels sont d’ailleurs les futurs projets d’Art- Propos recueillis par Charline FERRAND lords, dans les mois à venir ? Nous travaillons actuellement sur une douzaine de projets différents. Je ne les aime pas tous ! Il s’agit pour certains d’importants partenariats dont nous avons besoin pour survivre : nous avons un bureau, une ga- 1- Immenses murs de béton gris protégeant des explosions bâtiments publics et résidences privées. lerie, un grand nombre de collègues qui comptent sur 2- «Je vous vois». nous. L’exigence que nous avons est qu’ils soient en 3-Art urbain. ligne avec notre stratégie. Nous avons des projets avec 4-Banksy est le pseudonyme d’un artiste britannique de street art dont on ne Amnesty International, Human Rights Watch, UN for connaît pas la véritable identité. Il est également peintre et réalisateur. Les Nouvelles Afrane d’Afghanistan Permanence: 16 passage de la Main d’Or -75011 Paris Tel. : (33) 01.43.55.63.50 La revue LES NOUVELLES D’AFGHANISTAN est une revue trimes- L’association Amitié Franco-Afghane (Afrane) a été fondée au début trielle éditée par AFRANE (Amitié Franco-Afghane). Les opinions de 1980, en réponse à l’occupation militaire de l’Afghanistan par les émises dans les articles n’engagent que leurs auteurs. Titres et sous- Soviétiques. Organisme d’aide humanitaire, Afrane ne souhaite qu’ai- titres sont de la responsabilité de la rédaction. der les Afghans et ne se situe dans la mouvance d’aucun parti poli- tique. Elle soutient à présent prinicipalement des projets éducatifs. Abonnement France et U.E. - 4 numéros ............................. 22 € Adhésion avec abonnement à la revue Abonnement de soutien France et U.E. - 4 numéros ............ 40 € Les Nouvelles d’Afghanistan .................................................. 48 € Abonnement France et U.E. - 8 numéros ............................. 42 € Adhésion de soutien (avec abonnement) à partir de ............... 60 € Autres pays -4 numéros ....................................................... 32 € Adhésion seule (sans abonnement) ......................................... 28 € Autres pays -8 numéros ........................................................ 60 € DON (déductible de l’impôt dans les limites prévues par la loi) (un reçu sera adressé sur demande) .......................................... € NOM .......................................... Prénom........................................... Adresse................................................................................................ NOM .......................................... Prénom........................................... .....................................................Tél ou email.................................... Adresse................................................................................................ .....................................................Tél ou email.................................... Tout règlement à l’ordre d’AFRANE, merci. 12 Les Nouvelles d’Afghanistan n°165
CULTURE Le kiliwâli « moderne », une musique au service de l’identité nationale par Sylvain ROY * Rubâbs de différentes tailles, collection Sylvain Roy. Photo S. Roy Dans un précédent article (n°164) Sylvain Roy a évoqué la musique de village et la musique de cour en usage traditionnellement en Afghanistan. Il montre à présent comment une musique nationale a vu le jour, dans le but de conforter l’unité du pays. Depuis le milieu du XXe siècle, le sens du terme ki- pour désigner l’ensemble des musiques d’Afghanistan. liwâli (« musiques du village ») ne se limite plus aux L’emploi du terme kiliwâli dans cette nouvelle ac- traditions pachtounes, mais regroupe l’ensemble des ception fut vraisemblablement l’œuvre de Radio Afgha- musiques traditionnelles d’Afghanistan. Dit autrement, nistan. L’initiative d’une radio nationale est apparue en le terme kiliwâli serait devenu l’équivalent de mahall 19282, durant le règne d’Amanullah Khan (de 1919 à (local). Ahmad Naser Sarmast et Abdul Wahad Madadi 1929). S’inspirant des pays européens, l’émir eut la expliquent que les deux termes veulent dire la même volonté de moderniser l’Afghanistan. On lui reconnaît, chose et sont utilisés par l’ensemble des populations entre autres réformes, d’avoir promulgué des lois pour afghanes sans distinction. Toutefois, pour Ahmad Sar- favoriser l’émancipation des femmes, notamment en mast, son usage au niveau national correspond à la vo- interdisant le port du voile et en fixant un âge minimum lonté politique de l’époque de faire du pachto la langue pour le mariage des jeunes filles. À sa destitution en officielle1. La généralisation du terme kiliwâli corres- 1929, la Radio nationale est détruite. Dix ans plus tard, pond également à l’apparition, dans la première moitié sous le règne de Mohammad Zâher Châh (de 1933 à du XXe siècle, d’un genre musical nouveau, constitué 1973), une nouvelle station quatre fois plus puissante d’éléments de musiques « du village ». Désigné par le (20k.w.) est remontée. Elle est baptisée Radio Kaboul. même terme, il s’agit d’une musique hybride consti- Un an après, elle est capable d’émettre sur l’ensemble tuée d’éléments structurels de différents répertoires du territoire grâce à du matériel que lui a offert l’Alle- mahalli : baloutche, hazâra, herati, ouzbek, tadjik et magne3. Puis en 1964, elle est baptisée Radio Afgha- turkmène. S’agissant d’une musique composite et pour nistan. la distinguer du genre pachtoun proprement dit, nous avons pris la liberté de la désigner par les termes « ki- liwâli moderne ». Et, nous emploierons le terme mahalli Le rôle de la radio nationale Le kiliwâli moderne a été inventé pour Radio Afghanis- tan afin qu’il soit diffusé sur ses ondes et ce dès 1940 : * Docteur en ethnomusicologie, spécialiste des musiques d’Asie Centrale, « Ce projet a été lancé en 1940 et achevé vers 1946 joueur entre autres instruments de rubâb afghan. A écrit trois articles dans (…). La musique populaire afghane est née en partie de Les Nouvelles d’Afghanistan, l’un sur le rubâb afghan, l’autre sur la musique la nécessité de créer une musique adaptée à la radiodif- classique afghane, le troisième sur le répertoire populaire (n°160, 162 et 164). fusion. Cette nouvelle musique a été créée par l’arran- Les Nouvelles d’Afghanistan n°165 13
Vous pouvez aussi lire