Les Nouvelles d'AFGHANISTAN - Art de rue, art pour la paix Du plomb dans l'aile des négociations La pierre gravée du Dacht-e Nâwor - AFRANE

 
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Les Nouvelles d'AFGHANISTAN - Art de rue, art pour la paix Du plomb dans l'aile des négociations La pierre gravée du Dacht-e Nâwor - AFRANE
Les Nouvelles
                                                Quarantième année
                                                        N°165
                                                     Juin 2019
                                                  (2ème trimestre)

                 d’AFGHANISTAN
                                                           6 Euros

                 Art de rue,
                 art pour la paix
                 Du plomb dans l’aile des négociations
                 La pierre gravée du Dacht-e Nâwor
ISSN 0249-0072
Editorial                                                                             Les Nouvelles
                                                                                          d’Afghanistan
                                                                                                 SOMMAIRE N°165

Qu’ai-je fait pour la paix
aujourd’hui ?                                                                              POLITIQUE
                                                                                           - Du plomb dans l’aile des négociations?

M
                                                                                           par Chahir ZAHINE                        3
           on dernier séjour en Afghanistan remonte à mars-avril de cette année.
           Au-delà de mesurer l’avancement des projets sur place, ma mission avait         SOCIETE
           pour but essentiel de rencontrer notre équipe et de ressentir comment les       - Art de rue, art pour la paix
membres de cette équipe se sentent chez AFRANE.                                            entretien avec Omaid SHARIFI                   8
     Cette mission avait aussi comme objectif de faire avancer nos réflexions sur
notre futur projet 2020-2023 tant avec notre équipe qu’avec nos différents par-            CULTURE
tenaires afghans des rectorats et des zones éducatives où nous soutenons des               - Le kiliwâli «moderne», une musique
                                                                                           au service de l’identité nationale
écoles. Finalement cette activité a pris l’essentiel de mon temps avec des ren-
                                                                                           par Sylvain ROY                               13
contres et des réunions de travail externes ou internes, y compris avec le ministre de
l’Education nationale, afin de réfléchir à l’élargissement de nos zones d’intervention     LITTERATURE
dans le domaine de la formation des professeurs hommes et femmes, tant pour les            - Un thé vert avec Cédric Bannel
petites classes (math, dari, pachto) que pour les autres niveaux dans les domaines         par Régis KOETSCHET                           15
scientifiques. J’ai été « porté » par l’enthousiasme de notre équipe à construire ce
projet, leur envie et leur fierté de travailler pour leur pays avec AFRANE. J’ai perçu     HISTOIRE
cette fierté à la fois chez les hommes et chez les femmes de l’équipe. J’en ai «           - La pierre gravée trilingue
presqu’oublié » les sujets brulants de l’actualité de l’Afghanistan : la non publica-      de Dacht-e Nâwor
tion des résultats des élections parlementaires d’octobre 2018 , les négociations          par André BOUTIERE                            17
de « paix » entre Américains, ayant annoncé le retrait partiel de leurs troupes, et        - Histoire et mémoires
                                                                                           notes de Florian LE PAGE                      23
les Tâlebân, en dehors de tout représentant du gouvernement afghan, l’annonce
                                                                                           - Lowell Thomas en Afghanistan
d’une grande Loya Djirga sur la paix par le Président Ghani, le report des élections
                                                                                           par Gilles ROSSIGNOL                          27
présidentielles au mois de septembre, bien évidemment la poursuite des actions de
violence meurtrière partout dans le pays et enfin toutes les conséquences désas-           DERNIERES NOUVELLES
treuses du dérèglement climatique mondial sur les populations afghanes (séche-             Chronologie, brèves, publications             31
resse, déplacement de populations, sous-alimentation…). Ce que j’ai ressenti de
manière très forte, c’est le besoin de paix exprimé par nos amis afghans, besoin           Journées de la paix                           40
de développement, besoin de préserver les acquis de liberté. La tribune publiée en
novembre sur le site du Monde à l’initiative d’AFRANE et signée par de nombreux
amis de l’Afghanistan attirait l’attention des autorités françaises sur l’impérieuse
nécessité de ne pas laisser tomber l’Afghanistan. Je crois qu’AFRANE contribue à
hauteur de ses moyens à ne pas laisser tomber l’Afghanistan et je crois fermement
à l’impact de nos actions dans les écoles que nous soutenons sur la qualité de l’en-
seignement apporté aux élèves, sur le développement de relations plus paisibles et
moins violentes et sur la construction d’une réelle amitié franco-afghane.                 Photo de couverture : Peintures murales sur
     Je voudrais finir ce texte par l’exemple récent d’une journée de la paix menée        les T-walls de Kaboul ou l’art comme un
conjointement par AFRANE et ArtLords (voir dans les pages suivantes la belle inter-        outil de changement social. Le portait est
                                                                                           celui de Nancy Dupree. (voir article p. 8).
view du fondateur de cette organisation) dans une école de jeunes-filles de Kaboul.        Photo ArtLords
Cette journée a consisté à faire choisir par les élèves, parmi les dessins sur le
thème de la paix réalisés par celles-ci, celui qui porte le meilleur message de paix et
                                                                                                  Les Nouvelles d’Afghanistan
le faire reproduire sur un mur de l’école par un artiste et quelques élèves. Le dessin
                                                                                                 bénéficient d’une aide financière
choisi par les élèves représente un fusil qui se transforme en pelle pour construire        de l’ambassade de France en Afghanistan
la paix. Tous les jours, en passant devant cette peinture murale, les élèves pourront
se poser la question : « Qu’ai-je fait pour la paix aujourd’hui ? ».
                                                                                                           Adresse E-mail
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Philippe BERTONÈCHE                                                                               Site internet :www.afrane.org
Président d’AFRANE
31 mai 2019
                                                                                            Les Nouvelles d’Afghanistan
                                                                                              16, passage de la Main d’Or -75011 Paris

2                                                                                                   Les Nouvelles d’Afghanistan n°165
POLITIQUE

                   Du plomb
         dans l’aile des négociations ?
                                               par Chahir ZAHINE *

Les négociations que les Etats-Unis ont entamées avec les Tâlebân sans y as-
socier le gouvernement afghan ont créé le trouble en Afghanistan. Beaucoup
en ont déduit que les Etats-Unis ouvraient à l’insurrection un boulevard pour
accéder au pouvoir. Des hommes politiques ont commencé derechef à la cour-
tiser. De larges fragments de la population sont en revanche très inquiets. Mais
l’incertitude demeure grande concernant les intentions des Etats-Unis et la ré-
sistance de la société afghane. Chahir Zahine, journaliste et conseiller de M.
Atmar, un des concurrents de Ghani pour la prochaine élection présidentielle,
fait le point sur une situation très volatile.
    Le 8 mai 2019 à 11 h 40 le
bureau de l’ONG américaine
Counterpart International1 a été
attaqué lors d’un attentat suicide2
par quelques hommes armés. Le
porte-parole du mouvement des
Tâlebân, Zabiullah Mujahed,
dans un Tweet officiel, à 12 h 51,
a pris la responsabilité de l’at-
taque. Plusieurs membres des
forces de sécurité afghanes ont
été tués et un nombre important Pourparlers de Doha, au Qatar, entre Américains et Tâlebân., en mai 2019 Photo DR
ont été blessés.
    Cet attentat, en soi, n’était malheureusement pas un             ment pendant que Zalmai Khalilzad, l’envoyé spécial
événement inhabituel pour les habitants de Kaboul et                 du Président des Etats-Unis pour le processus de paix
les organisations qui y travaillent. Ce qui était particu-           afghan, était en train, pour la sixième fois, de négocier
lier était le timing de l’attentat. Il s’est produit exacte-         à Doha (Qatar), avec ces mêmes Tâlebân, pour arriver
                                                                     à une paix durable en Afghanistan qui éventuellement
                                                                     permettrait le retrait des troupes combattantes des Etats-
* Responsable d’organes de presse afghans.                           Unis de ce pays.

Les Nouvelles d’Afghanistan n°165                                                                                            3
POLITIQUE
    A la sortie du cinquième round des négociations                                 politicien afghan ou d’un diplomate basé à Kaboul.
entre les deux parties, le 26 janvier 2019, aussi bien les                              Le résultat de la situation, à ce jour, est une confu-
Américains que les Tâlebân s’étaient pourtant réjouis                               sion générale aussi bien chez les Afghans qu’au sein de
des progrès notables accomplis sur des points essen-                                la communauté internationale kaboulie.
tiels.3                                                                                 Si les négociations pour la paix se sont enlisées, fai-
                                                                                    sons un état des lieux des prochaines élections prési-
                                                                                    dentielles.
Se préoccuper des élections ?                                                           Le président Achraf Ghani a annoncé le 28 no-
    Cette attaque annonce un durcissement de ton entre                              vembre 2018 à Genève5 un plan en cinq volets et en
les deux parties. Les Tâlebân ont attaqué une ONG                                   cinq ans pour amener la paix en Afghanistan. Beaucoup
américaine et les Etats-Unis ont annoncé par plusieurs                              de ses opposants se sont moqués en disant que le pré-
canaux, y compris leur ambassadeur à Kaboul4, que les                               sident avait déjà prévu que la paix ne viendrait que s’il
négociations se seraient embourbées sur des points vi-                              était réélu… Il proposait ce plan pour essayer de réaf-
taux, que les Tâlebân restaient trop intransigeants, qu’il                          firmer une certaine prise sur un processus de paix qui
fallait donner du temps au temps et que peut-être il fal-                           échappait totalement à son gouvernement, car les Amé-
lait d’abord se préoccuper des prochaines élections.                                ricains négociaient directement avec les Tâlebân et ces
    L’adjointe du ministère des Affaires étrangères des                             derniers refusaient de s’asseoir face à un gouvernement
Etats-Unis pour l’Asie centrale et du sud, Madame                                   qualifié de « fantoche à la solde des Américains ».
Alice Wells, en tournée en Afghanistan, a dit à la plu-                                 Depuis cette déclaration à Genève, Achraf Ghani est
part de ses interlocuteurs rencontrés le désir des Amé-                             passé par des hauts et des bas. En effet depuis sa dé-
ricains de voir le processus démocratique s’accomplir.                              mission le 25 août 20186, M. Hanif Atmar (Conseiller
Il y a à peine quelques mois, les Américains ne mon-                                pour la Sécurité Nationale du gouvernement afghan et
traient aucun appétit pour les élections et chaque fois                             actuellement candidat à l’élection présidentielle) est de-
qu’on abordait la question ils ramenaient la discussion                             venu son adversaire principal pour les prochaines élec-
au processus de paix. Ce revirement a surpris plus d’un                             tions et a réussi à réunir autour de lui une puissante coa-

    Sebghatullah Modjaddedi                                                         le syncrétisme du roi moghol Akbar. La famille fut toujours
                                                                                    très impliquée à la fois dans la théologie, la vie confrérique,
    Sebghatullah Modjaddedi est décédé à l’âge de 92 ans des                        et la lutte politique, antibritannique et antimoderniste. Olivier
    suites d’une longue maladie, le 12 février à Kaboul. Une jour-                  Roy1 considère que trois éléments concourent au prestige de
    née de deuil national a été décrétée pour le jour de ses funé-                  la famille : leur appartenance à un ordre soufi, leur fonction
    railles. Membre d’une grande famille religieuse, il a joué très                 d’ouléma d’un islam très orthodoxe et leurs liens avec l’es-
    tôt un rôle important sur la scène politique afghane, notam-                    tablishment royaliste. Cependant, les milieux progressistes
    ment après l’intervention soviétique. Nous retraçons som-                       n’avaient pas cette famille en odeur de sainteté,
    mairement les grandes lignes de sa carrière politique.                             Après des études au lycée Habibia de Kaboul, Sebghatullah
       Sebghatullah Modjaddedi, fils de Myân Mohammad Mas-                          Modjaddedi a effectué des études de droit islamique à l’Uni-
    soum Modjadddi, est né en 1926. Il est issu d’une grande                        versité al-Azhar du Caire où il aurait entretenu des relations
                                                              famille religieuse    avec les Frères musulmans. En 1952, il revient enseigner en
                                                              liée à la confré-     Afghanistan au lycée Habibia puis à l’Université de Kaboul.
                                                              rie soufie des        En 1959, alors que Nikita Khrouchtchev effectue une visite à
                                                              Naqchbandi. Le        Kaboul, Sebghatullah Modjaddedi est accusé de conspiration
                                                              nom de la famille     contre lui et est emprisonné sans procès jusqu’en 1964. Il part
                                                              provient d’un an-     ensuite deux ans au Danemark avant de revenir à Kaboul où
                                                              cêtre ayant vécu      il a des activités antiréformistes2. De 1974 à 1978, il dirige un
                                                              de 1564 à 1624        centre islamique à Copenhague. En 1979, un an après la prise
                                                              et qui fut qualifié   de pouvoir des communistes prosoviétiques, une centaine de
                                                              de     Modjadded      membres de la grande famille Modjaddedi, dont le cousin de
                                                              Alf-e Thâni, c’est-   son père, Ibrahim, pir de la confrérie Naqchbandi, sont arrê-
                                                              à-dire, le réno-      tés et exécutés sans procès. Lui est à Peshawar (Pakistan) où Il
                                                              vateur du deu-        fonde l’un des sept principaux partis de la Résistance sunnite,
                                                              xième millénaire      le Djabhe Nedjat-e Melli, Front de libération nationale. C’est
                                                              (compté à partir      lui qui signe une lettre appelant au soulèvement la ville de Hé-
                                                              de l’hégire) du       rat (lieu de résidence d’une branche de la famille Modjadde-
                                                              fait de son travail   di), soulèvement qui sembla réussir, mais fut écrasé ensuite,
    Sebghatullah Modjaddedi, lors de l’ouverture du parlement théologique      et   sans doute avec l’aide de l’aviation soviétique. Il est le premier
    en 2005. A sa gauche Rabbani. Photo DR                     de sa lutte contre   en avril 1979 à appeler au djehad. Par la suite, S. Modjaddedi

4                                                                                                                     Les Nouvelles d’Afghanistan n°165
POLITIQUE
              La Loya Djirga,
        le 29 avril à Kaboul.
                    Photo DR

lition de figures politiques et d’anciennes figures de la              (ancien ministre des Affaires Étrangères, mais aussi
Résistance. Depuis la candidature d’Atmar, seize autres                candidat aux élections de 2014), Ahmad Wali Massoud
candidats se sont déclarés dont Dr Abdullah Abdullah                   (frère du Commandant emblématique de la Résistance
(actuel chef du gouvernement), Gulbuddin Hekmatyar,                    Ahmad Chah Massoud), Nur ul Haq Ulumi (ancien
chef du puissant Hezb-e Islami, Dr Zalmay Rassoul                      ministre de l’Intérieur), Rahmatullah Nabil (ancien
                                                                       patron des services de renseignement afghan (NDS) et
                                                                       d’autres moins connus.

 apparait comme un leader islamiste modéré, occupant une
 position centrale dans le dispositif des partis afghans, bien
 que ses forces militantes fussent limitées.
   C’est ce positionnement qui lui vaut d’être nommé en
                                                                       La Loya djirga,
 février 1989 président du gouvernement islamique intéri-              un « coup » réussi ?
 maire en exil à Peshawar. En avril 1992, un accord négocié                Le Président Ghani, qui s’est retrouvé assez isolé,
 sous l’égide de l’ONU aboutit à la création d’un conseil de           a tenté quelques coups qui ont plus ou moins réussi.
 transition pour gérer le pays après la fin du régime com-
                                                                       Il a nommé l’ancien patron du NDS, Amrullah Saleh,
 muniste. Nommé pour deux mois, Modjaddedi préside ce
 conseil intérimaire à compter du 27 avril et abandonne le             d’abord comme ministre de l’Intérieur, puis, remar-
 pouvoir le 28 juin au profit de Rabbani.                              quant sa montée en flèche dans l’opinion publique,
   Après la chute des Tâlebân en 2001, Sebghatullah Mo-                comme candidat vice-président pour la prochaine
 djaddedi quitte le Pakistan pour revenir en Afghanistan               élection présidentielle. Il a aussi nommé un autre ex-
 et devient en 2004 le président de la Loya Djirga (Grande             patron du NDS, Assadullah Khaled, comme ministre
 assemblée) chargée d’approuver la nouvelle constitution               de la Défense. Ces nominations ont créé une certaine
 afghane. En 2005, il devient président de la Mechrano Djirga
                                                                       dynamique au sein des forces nationales de sécurité en
 (Sénat). Il participe également au Haut conseil de paix. Le
 12 mars 2006, un attentat-suicide a lieu contre lui, à Kaboul.        faveur du président.
 Les terroristes font exploser un véhicule rempli d’explosifs              A la suite de la tenue, les 5 et 6 février 2019, à
 contre sa voiture. Quatre piétons sont tués mais lui n’est            Moscou, d’une conférence visant à un dialogue intra
 que légèrement blessé. Le 26 août 2015, il lance un nouveau           afghan, à laquelle les représentants du gouvernement
 parti politique, le Conseil du djehad et de la politique natio-       d’unité nationale (Ghani/Abdullah) n’ont pas participé,
 nale. Il aura ainsi joué jusqu’au bout un rôle politique impor-       le président Ghani a convié une Loya Djirga consulta-
 tant, allant dans le sens de la modération, écouté, mais pas          tive, le 29 avril, pour essayer de remédier à l’isolement
 forcément entendu. Il n’aura pas vu le retour de la paix en
 Afghanistan.
                                                                       de son gouvernement. La quasi-totalité de la classe
 E.G.                                                                  politique afghane (y compris le chef du gouvernement
                                                                       le Dr Abdullah) a boycotté la Loya Djirga. Les oppo-
 1- Afghanistan, la colonisation impossible, Le Cerf, 1984 p 95.
 2- Voir «Sebghatullah Modjaddedi», par Ludwig Adamec, Les Nouvelles
                                                                       sants disaient que le gouvernement essayait de faire
 d’Afghanistan, n°57, 3ème trimestre 1992.                             une Djirga composée seulement de ses représentants
                                                                       et que la classe politique n’avait pas été incluse dans

Les Nouvelles d’Afghanistan n°165                                                                                             5
POLITIQUE
                                    Quelques personnalités
                            de l’opposition à Achraf Ghani.
                                                 Photo DR

le mécanisme de sélection des participants. A
part le Professeur Sayyaf qui a été nommé de
facto chef de la Djirga, à peu près aucune per-
sonnalité d’envergure de la classe politique
n’a participé à l’Assemblée7. Malgré cela, la
Loya Djirga peut être considérée comme un
succès pour Achraf Ghani qui a réussi, contre
l’avis général, à réunir 3700 personnes sous
une tente pour recueillir leur opinion sur la
question de la paix.                                          pouvoirs exécutifs d’un président sortant qui serait can-
   De son côté l’opposition politique à Achraf Ghani,         didat pour un deuxième mandat. M. Ghani ne se soucie-
menée par l’ancien président Karzai, et constituée des        rait guère, selon les autres candidats, de ces limitations
partis politiques et d’une quinzaine de candidats à la        et remplacerait les chefs de police, les gouverneurs de
présidence, essaie de limiter les pouvoirs exécutifs du       province et de district, par des personnes qui pourraient
président Ghani. Ils disent que celui-ci voudrait mani-       l’aider à être réélu. Du coup treize candidats aux pro-
puler les élections de la même manière que les élec-          chaines élections se sont réunis dans une association
tions parlementaires de l’automne dernier8 dont les           des candidats pour faire cause commune face au prési-
résultats ont été à tel point compromis que, à ce jour,       dent Ghani, attirer l’attention internationale, mais aussi
plus personne n’est sûr de qui a vraiment été élu ou          faire poids pour contre balancer M. Ghani. L’associa-
pas. De ce fait, le pays voit dans presque toutes les pro-    tion comprend notamment des candidats poids lourds
vinces des manifestations organisées par les candidats        comme Dr Abdullah Abdullah, Ahmad Wali Massoud,
qui s’estiment, à tort ou à raison, spoliés et protestent     Hanif Atmar, Uloumi et Nabil.
pour exprimer leur colère et essayer d’obtenir justice.           Selon cette association le meilleur moyen d’empê-
                                                              cher Achraf Ghani de manipuler les votes en sa faveur
                                                              est de le forcer à quitter sa fonction au terme de son
                                                              mandat actuel. L’association des candidats a réussi à
Tous unis                                                     s’allier les grands partis et les figures politiques du pays
                                                              pour empêcher le président Ghani d’aller plus loin que
contre Ghani                                                  le 22 mai 2019 (date à laquelle, selon la constitution,
    Les autres candidats aux présidentielles se plaignent     son mandat comme président se termine). Ils propo-
que depuis que le président Ghani connaît ses adver-          sent que le président transmette ses pouvoirs exécutifs
saires pour les prochaines élections, il a commencé à         à un gouvernement intérimaire jusqu’à l’élection du
faire cavalier seul négligeant même l’avis du Dr Abdul-       prochain président. Le président Ghani de son côté a
lah Abullah, chef du gouvernement d’union nationale.          obtenu du chef de la Cour Suprême une justification
Ils disent qu’Achraf Ghani est en train de purger l’ad-       légale pour prolonger son mandat au-delà du 22 mai et
ministration de tous ceux qui seraient liés à d’autres        jusqu’à la tenue des élections.
candidats aux présidentielles.                                    Le bras de fer actuel entre Achraf Ghani et la majo-
    Le code de conduite électoral établi par la commis-       rité de la classe politique risque de nuire à la stabilité
sion électorale et approuvé par le Parlement limite les       relative qui règne en Afghanistan et pourrait favoriser
                                                              les Tâlebân.
Hanif Atmar. Photo DR
                                                              1- https://www.counterpart.org/
                                                              2- https://www.counterpart.org/press-room/2019/05/counterpart-statement-
                                                              on-attack-in-afghanistan/
                                                              3-https://www.france24.com/en/20190509-us-taliban-talks-wrap-doha-
                                                              with-progress-taliban
                                                              4-https://www.afghanistan-analysts.org/getting-to-the-steering-wheel-pre-
                                                              sident-ghanis-new-peace-proposals/
                                                              5-https://gandhara.rferl.org/a/no-progress-on-afghan-taliban-gov-t-talks-
                                                              says-u-s-diplomat-/29944625.html
                                                              6-https://www.theguardian.com/world/2018/aug/25/four-senior-members-
                                                              afghan-government-resign
                                                              7-https://www.didpress.com/en/2019/04/28/afghan-politicians-massively-
                                                              boycott-consultative-jirga/
                                                              8-https://en.wikipedia.org/wiki/2018_Afghan_parliamentary_election

6                                                                                                  Les Nouvelles d’Afghanistan n°165
POLITIQUE

    La loya djirga
    A l’initiative du Président
 Ghani, une loya djirga, cette «
 grande assemblée » tradition-
 nelle que les chefs d’Etat convo-
 quent pour décider des grandes
 orientations nationales, s’est
 tenue du 29 avril au 3 mai à Ka-
 boul.
    Elle a été critiquée par une
 partie de l’opinion qui n’ima-                                        Ouverture de la Loya Djirga, le 29 avril à Kaboul : quelque 3 200 délégués de tout le
 ginait pas qu’une telle assemblée puisse réellement faire             pays. Photo DR
 avancer la cause de la paix. En outre, cela coûtait de l’argent
 et, pour des raisons de sécurité, Kaboul a été bloquée pen-
 dant toute la durée de la djirga et toutes les administrations        collaboration avec la communauté internationale un plan de
 et écoles ont été mises en congé. La plupart des opposants à          retrait responsable des forces étrangères d’Afghanistan.
 Ghani, dont Abdullah Abdullah qui remplit le rôle de chef du             11. Les délégués demandent aux partis politiques et aux
 gouvernement, ont boudé l’événement, considérant que les              personnalités influentes d’avoir une position unifiée sur les
 délégués étaient choisis par le pouvoir et qu’il s’agissait en fait   pourparlers de paix.
 d’une ratification de décisions prises par le palais présidentiel.       12. Les différentes parties devraient éviter de poser des
    Cependant, Achraf Ghani a réussi à réunir 3200 délégués,           préconditions au démarrage de pourparlers.
 de tout le pays, dont 30% de femmes et l’assemblée a pu se te-           13. Les différentes parties devraient faire preuve de flexibi-
 nir sans que ni Tâlebân, ni Daech, ne la perturbent, ce qui n’est     lité au sujet de la libération de prisonniers en guise de gestes
 pas un petit exploit, qui n’a pas été beaucoup relevé. Que la         de bonne volonté.
 presse n’aurait-elle dit si une roquette était tombée sur le lieu        14. Les délégués demandent à la communauté internatio-
 du rassemblement. La présidence de l’assemblée a été confiée          nale et aux pays de la région de coordonner leurs efforts avec
 à M. Sayyaf, l’un des seuls vétérans de la lutte antisoviétique à     le gouvernement afghan et de le mettre au centre de ces ef-
 jouer le jeu de cette loya djirga.                                    forts.
    Il est plus difficile d’évaluer cependant les retombées de            15. Les délégués demandent au gouvernement de mainte-
 l’événement. Réunis en 50 commissions les délégués ont dé-            nir de bonnes relations avec les pays voisins dans le cadre de
 battu sur un certain nombre de thèmes relatifs au processus           ces efforts de paix. En cas de désaccord, il devrait faire appel
 de paix. L’Assemblée a ensuite adopté des recommandations             au conseil de Sécurité des Nations unies.
 listées ci-après.                                                        16. Le gouvernement afghan devrait intensifier ses consul-
    Achraf Ghani a finalement conclu le vendredi l’Assemblée           tations avec les personnalités influentes du pays au sujet des
 en affirmant sa volonté d’appliquer les recommandations               efforts de paix et du démarrage de conversations directes
 adoptées. Il a annoncé aussi comme mesure d’apaisement la             avec les Tâlebân.
 libération de 175 prisonniers tâlebân et s’est dit prêt à procla-        17. Des réformes devraient être faites concernant le Haut
 mer un cessez-le feu si les Tâlebân font de même.                     conseil de paix.
                                                                          18. Le groupe de négociation devrait comporter au moins
    Les résolutions de la loya djirga                                  50 membres choisis parmi les anciens chefs du djehad, les
    1. Les Afghans veulent toujours une paix durable.                  savants religieux, les femmes, les jeunes, les koutchis, et les
    2. Les Tâlebân devraient écouter le peuple afghan, finir l’ef-     représentants des différentes classes sociales.
 fusion de sang et prendre part au développement du pays.                 19. Les demandes légitimes des Tâlebân devraient être ac-
    3. Il faudrait que les Tâlebân et les savants religieux du pays    ceptées par l gouvernement et celui-ci doit prendre des me-
 aient une vue unifiée de l’islam.                                     sures pour établir la confiance.
    4. Le gouvernement afghan et les Tâlebân devraient adopter            20. Les délégués restent impliqués dans les efforts de paix
 un cessez le feu immédiat à partir du premier jour du Rama-           et feront passer les messages de la djirga dans leurs régions.
 dan.                                                                     21. Les délégués demandent au gouvernement de garder
    5. Le système de république islamique devrait être préservé.       de bonnes relations avec eux et de les tenir au courant des
    6. La constitution devrait être préservée, et, si besoin,          progrès dans les discussions de paix.
 amendée par les mécanismes légaux.                                       22. Le gouvernement, les Tâlebân, la communauté interna-
    7. Les droits fondamentaux de tous les Afghans, y compris          tionale, les pays de la région et les autres parties impliquées
 des femmes, dont celui à l’éducation, doivent être préservés.         devraient respecter les demandes de la djirga et prendre des
    8. Le pays a besoin d’une armée forte pour assurer une paix        mesures pour diminuer la violence.
 durable.                                                                 23. Toutes les recommandations des 50 comités de la djirga
    9. Les délégués souhaitent que soit préparé le terrain pour        devraient être publiées en tant que document officiel.
 l’ouverture d’un bureau politique des Tâlebân en Afghanistan.         (Les résolutions sont extraites de Tolo News 03/05, traduction lé-
    10. Les délégués demandent au gouvernement de préser-              gèrement abrégée des Nouvelles d’Afghanistan)
 ver les acquis des deux dernières décades et de préparer en

Les Nouvelles d’Afghanistan n°165                                                                                                                              7
SOCIÉTÉ

« I see you », 2016. Dessin géant sur un mur de Chahr-e Nao à Kaboul

                  Art de rue, art pour la paix
                                                        Entretien avec Omaid SHARIFI*

Artlords est un collectif d’artistes peintres afghans, fondé par Omaid Sharifi et
Kabir Mokamel, qui dénonce à travers des peintures sur les murs protecteurs
en béton de Kaboul et d’autres provinces du pays, la corruption rampante en
Afghanistan et les droits bafoués des citoyens. Artlords a illustré les deux « li-
vrets paix » d’AFRANE distribués dans les écoles qu’elle soutient en Afghanis-
tan.
L’entretien se passe un lundi après-midi de février, dans              niveaux de la société.
les bureaux d’Artlords, au cœur de Kaboul. Près du bo-                    Quels étaient et quels sont aujourd’hui, les
khâri (poêle local), un thé à la main, la discussion peut                 objectifs d’Artlords ?
débuter.                                                                   Au départ, le premier objectif de notre collectif était
     Omaid, d’où venez-vous ?                                          de modifier l’allure des T-walls1, omniprésents à Ka-
    Je suis originaire de Kaboul, j’y suis né, ma famille              boul. Suffocants pour nous tous ! Ils sont un symbole
y est installée depuis toujours. Je n’ai jamais quitté                 d’oppression, d’appropriation de notre espace par les
cette ville, même pendant la guerre ou sous les Tâle-                  autorités, les partis politiques, l’opposition… Ces gens
bân. Après 2002, j’ai étudié ici les sciences politiques,              corrompus qui se cachent ensuite derrière ces murs
à l’université américaine de Kaboul.                                   pour n’en sortir que dans des véhicules blindés.
                                                                           Notre volonté au départ était de peindre ces murs,
     Quand Artlords a-t-il été créé ?
                                                                       de les rendre moins sombres et austères pour offrir aux
    Artlords est un collectif créé à l’origine par cinq
                                                                       habitants de Kaboul un autre regard sur leur ville.
membres et rassemblant aujourd’hui près de 68 artistes.
                                                                           Ce n’était cependant pas le seul objectif. Nous vou-
En 2014, nous lui avons donné un nom – ce nom, pour
                                                                       lions également utiliser ces murs pour transmettre des
faire écho aux « seigneurs de guerre » (Warlords) bien
                                                                       messages : contre la corruption, contre l’extrémisme et
trop connus dans notre pays - et un statut juridique.
                                                                       la violence ; des messages pour promouvoir les droits
Avant cela, Artlords n’avait pas de cadre, c’était surtout
                                                                       des femmes. Ces murs sont de formidables supports
un rassemblement informel d’artistes et/ou de militants
                                                                       d’expression pour nous !
engagés, au sein de l’université de Kaboul.
                                                                           Notre première campagne notamment, « I See
    Au-delà de la formalisation du collectif, le projet
                                                                       You 2 », a rencontré un fort écho à Kaboul. Elle a
était de créer un véritable mouvement contre la corrup-
                                                                       contribué à nous faire connaître. Le message était clair
tion, pour la promotion de la transparence à tous les
                                                                       : « Nous savons, nous vous voyons, vous observons. Si
                                                                       aujourd’hui nous ne pouvons pas réclamer justice, nous
* Artiste de 33 ans, cofondateur d’Artlords.                           n’oublierons pas et demain nous le ferons ».

8                                                                                                    Les Nouvelles d’Afghanistan n°165
SOCIÉTÉ
                                                                                         T-walls à Kaboul.
                                                                                         On y voit un portrait de Nancy Dupree.

                                                                                     lage. Rassembler, c’est ce que nous
                                                                                     voulons ; rassembler le plus large-
                                                                                     ment possible et inspirer de jeunes
                                                                                     artistes, leur donner la possibilité
                                                                                     de s’engager.
                                                                                         Au-delà d’Artlords, vous faites
                                                                                     partie de différents mouvements,
                                                                                     dont « People’s movement against
                                                                                     corruption ». Pouvez-vous nous en
                                                                                     dire plus ?
                                                                                         Oui, je suis personnellement en-
                                                                                     gagé dans différents mouvements
                                                                                     et organisations œuvrant contre
                                                                                     la corruption. Je suis affilié à au
                                                                                     moins quatre communautés à tra-
                                                                                     vers le monde, j’ai beaucoup voya-
                                                               gé et travaillé à l’étranger. Je me suis très vite engagé,
    Aujourd’hui, Artlords est devenu un mouvement,             très jeune, mais avec Artlords j’avais envie de passer
doté d’une vision stratégique, tourné vers l’organisa-         d’un activisme « global » au sein d’une organisation
tion de campagnes de plaidoyer et qui a vocation à ras-        caritative à un activisme plus « actif » dans une orga-
sembler autour de lui toutes celles et ceux qui veulent        nisation contre la corruption spécifiquement. C’est le
se battre pour leurs droits, s’élever contre tous ceux qui     combat de ma vie ! Celui que je mène depuis plus de
les bafouent.                                                  vingt ans à présent.

Rassembler et inspirer                                         La voix des sans voix
    Comment est composé le collectif ?                           Artlords pourrait être un membre de l’un de ces
    Les membres sont afghans, provenant de différentes           mouvements, de l’une de ces organisations ?
parties du pays, de différentes ethnies : Nouristanis,             Artlords peut surtout être vu comme une structure
Pachtouns, Tadjiks, Hazaras… Ce qui compte, c’est ce           accueillant sous son aile différentes organisations et
que chacun apporte et porte en tant qu’artiste, peu im-        entreprises « sœurs ». Nous avons par exemple des
porte l’endroit d’où il vient, peu importe son ethnie. Si      partenaires qui font de la production médiatique, du
tu es créatif, ou pour le moins si tu as la volonté de t’en-   théâtre, d’autres qui gèrent des coffee shops ! En tant
gager, de « faire quelque chose » pour l’Afghanistan,          que marque, Artlords est aujourd’hui, « la voix des sans
alors tu es le/la bienvenu-e à Artlords ! Nous sommes          voix ». Aujourd’hui, partout dans le pays, Arltords ré-
persuadés que l’action, le changement ne peut naître           sonne comme une structure qui rassemble et qui utilise
que chez soi, au sein d’abord de son foyer, de son vil-        l’art comme un outil de changement social.
                                                                         Parmi les messages que vous portez, la
                                                                         défense des droits des femmes est cen-
                                                                         trale. Selon vous, quelle est la place des
                                                                         femmes dans l’art - le street art - ainsi
                                                                         bien sûr qu’à Artlords ?
                                                                             La question des droits des femmes doit
                                                                         être interrogée partout et en premier lieu,
                                                                         dans le foyer. Les femmes sont la plus belle
                                                                         part de l’Afghanistan, la plus forte aussi.
                                                                         Elles ne sont pas corrompues, ne sont pas en-
                                                                         gagées dans la guerre. Elles en sont les pre-
                                                                         mières victimes ; les premières victimes de
                                                                         nos erreurs, à nous les hommes.

                                                                         Une peinture contre la corruption.

Les Nouvelles d’Afghanistan n°165                                                                                                  9
SOCIÉTÉ
                                     Les artistes d’Artlords à l’oeuvre
                                              dans une rue de Kaboul.

    Nous avons mené des campagnes contre le harcèle-
ment sexuel des étudiantes à l’université, des femmes
dans la rue. Nous voulons faire tout ce qui est en notre
pouvoir au sein de notre collectif pour faire entendre
leur voix. Nous voulons utiliser la marque « Artlords
» pour promouvoir le droit des femmes et la place des
femmes dans la société et plus spécifiquement dans le
street art. C’est d’autant plus important aujourd’hui,
face à l’incertitude des prochains mois. Rien n’est ac-
quis pour personne, encore moins pour elles.
     Combien Artlords compte-t-il de femmes ?
     Deux permanentes et trente artistes.

L’art,
un outil contre le radicalisme
     Vous évoquez justement le processus de négo-
     ciation en cours. Quel est le rôle de l’art dans
     le combat pour la paix et la liberté ?
    La plus grande menace qui pèse aujourd’hui sur
l’Afghanistan et sur la région dans son ensemble – Pa-                    ça, de leur dire qu’une autre option est possible, c’est
kistan, Bangladesh, Inde - est la radicalisation, l’extré-                un formidable outil contre l’extrémisme. Cet outil peut
misme. Les ressources provenant de pays tels que les                      faire la différence, nous en sommes convaincus.
Emirats Arabes Unis, le Qatar, l’Arabie Saoudite ont
contribué à une sorte de poussée vers la radicalisation                        Justement, quelle utilisation avez-vous des ré-
de la jeune génération. On leur a donné une version de                         seaux sociaux, ici, en Afghanistan ? J’imagine
l’Islam qui n’est pas la « vraie version ». Dans cet Is-                       que cette utilisation doit être particulièrement
lam, on leur a appris que tous ceux qui étaient différents                     réfléchie dans ce contexte.
constituaient une menace. Pour nous aujourd’hui, l’ou-                       Aujourd’hui les réseaux sociaux, particulièrement
til le plus puissant pour changer cette équation, c’est                   Facebook et Twitter, sont de puissants outils, pouvant
l’art. L’art dans son ensemble : la musique, la peinture,                 même influencer l’agenda du gouvernement. Chaque
le cinéma, tout cela peut réellement être utilisé pour                    membre du gouvernement, de l’opposition, des partis
combattre ces extrémistes, cet extrémisme. Je prends                      politiques, a un compte Facebook à l’heure actuelle et
un exemple : les Tâlebân ont un chant, qui ne comporte                    suit ce qui s’y passe. Ces nouveaux outils, ces nouvelles
ni musique, ni instrument. A chaque attaque, à chaque                     technologies sont de formidables vecteurs de change-
« fait d’arme », ils font résonner ce chant à la gloire
des soldats. A leur image, nous voulons nous aussi un                     Omaid Sharifi et l’une des membres du collectif
chant pour défendre et promouvoir l’amour, l’empa-
thie, la tolérance et c’est comme cela que nous voulons
mener notre combat, toucher les cœurs et les esprits.
Aidés par les réseaux sociaux, notamment Facebook
et Twitter, on peut réellement produire et diffuser du
contenu autour de l’amour, de la paix... A l’heure ac-
tuelle, les jeunes des zones sous contrôle tâlebân, les
jeunes vivant dans des zones en proie à des troubles en
Afghanistan ou au Pakistan, n’ont que peu d’accès à la
culture et au savoir, les seules sources qu’ils ont sont
les madrassas (écoles coraniques). A travers notre art et
grâce au relais des réseaux sociaux, nous voulons leur
dire qu’une autre option est possible. C’est déjà énorme

10                                                                                                                      Les Nouvelles d’Afghanistan n°165
SOCIÉTÉ
                                                                                             Hamida Barmaki, une professeure
                                                                                             de droit respectée et militante des droits
                                                                                             de l’Homme, tuée en 2011. Cette œuvre,
                                                                                             la première du groupe, est restée quelques
                                                                                             jours exposée sur un mur en béton,
                                                                                             à proximité de la demeure de l’un des
                                                                                             « seigneurs de guerre » à qui sa mort
                                                                                             est imputée. Elle a été quelques jours plus
                                                                                             tard, recouverte de blanc.

ment, des moyens puissants de promouvoir notre tra-            On le voit sur les jeunes des écoles dans lesquelles nous
vail.                                                          sommes déjà intervenus. Ils se concentrent immédia-
    Leur recours n’est cependant pas sans danger pour          tement, complètement sur la feuille blanche et parfois,
nous et nos proches, notamment à cause des « fake              il en sort des choses étonnantes. Par exemple, certains
news » qui circulent librement. Il y a quelques mois           – alors qu’ils ont grandi dans un environnement an-
par exemple, un post Facebook rapportait des menaces           xiogène, fait de bombes et d’explosions quotidiennes
de Gulbuddin Hekmatyar à mon encontre. Imaginez la             - choisissent comme thème le changement climatique
terreur de ma mère ! On a donc une responsabilité dans         ou la corruption… Bien loin donc des armes et de la
l’utilisation de ces réseaux, dans le traitement des « fake    violence. Leur donner cette liberté permet réellement
news », des commentaires que chaque utilisateur est            de développer leur esprit critique, leur imagination, leur
libre de faire – et qui ne défendent pas nécessairement        prise de conscience, leur confiance en eux aussi.
notre travail. C’est un vrai enjeu à ne pas sous-estimer
mais nous nous devons d’être présents sur ces réseaux.
    J’en reviens au rôle de l’art mais cette fois pour
    l’interroger par rapport au système éducatif               Totalement indépendants
    afghan. Quelle est selon vous, la place de l’art               Quels sont vos liens avec les autorités, les ambas-
    dans les écoles afghanes ?                                 sades sur les murs desquels vous travaillez ? Vous sen-
    J’ai grandi durant la guerre : il n’y avait aucune         tez-vous libre de peindre partout où vous le souhaitez ?
place pour l’art, la culture, nulle part. J’ai visité un mu-       La question des relations interpersonnelles et pro-
sée pour la première fois à 25 ans ! Encore aujourd’hui,       fessionnelles est extrêmement délicate en Afghanistan.
l’art et la culture n’ont pas de place à l’école ou très       Tout est basé sur les relations. Si vous ne connaissez
peu. Agir dans les écoles faisait évidemment sens pour         personne, vous ne pouvez rien faire. Paradoxalement, il
nous. Nous avons donc signé un accord avec le Minis-           vous faut être extrêmement vigilant avec les personnes
tère de l’Education qui nous donne accès à toutes les          de votre entourage ou celles qui constituent votre cercle
écoles à travers tout le pays afin d’y promouvoir l’art        de relations parce qu’elles peuvent influencer ou af-
et la culture. Nous organisons ainsi des ateliers créa-        fecter votre travail. Nous essayons donc de garder de
tifs avec les élèves ; ateliers dans lesquels nous faisons     bonnes relations avec tous, en respectant chacun, que
en sorte que ces jeunes se sentent libres de s’exprimer,       ce soit le gouvernement, l’opposition ou la communau-
libres de laisser aller leur imaginaire.                       té internationale.
    Justement, comment selon vous l’art peut par-                  Pour chacune de nos peintures, nous devons sol-
    venir à changer les esprits, les consciences ;             liciter une autorisation et cela pour deux raisons : la
    comment l’art peut « bousculer » ces jeunes                première évidemment est sécuritaire. Si je commence
    à tel point qu’ils deviennent des acteurs de               à peindre sur le mur de l’Ambassade des Etats-Unis ou
    changement dans leur pays ?                                sur le mur d’enceinte du Palais présidentiel, je vais me
   Si vous donnez à ces jeunes l’opportunité de créer,         faire tirer dessus !
si vous leur donnez cette liberté-là, sans peur d’être             La seconde raison réside dans la pérennité de notre
jugés ; si vous leur donnez une feuille blanche et une         travail. Si nous n’avons aucune autorisation, celui-ci
palette de couleurs et leurs dites : « vas-y, fais-en ce       sera immédiatement détruit, effacé. Nous ne voulons
que tu veux », commence alors une sorte de thérapie.           pas que cela arrive, notamment pour toutes ces per-

Les Nouvelles d’Afghanistan n°165                                                                                                    11
SOCIÉTÉ

sonnes qui viennent, spontanément, peindre avec nous                                                           women, UNICEF, l’USAID ; des organisations qui tra-
dans la rue.                                                                                                   vaillent sur des problématiques telles que les droits des
      Comment alors garder une indépendance de                                                                 femmes, l’inclusion, la paix, le plaidoyer pour les vic-
      parole, d’action ?                                                                                       times de la guerre…
   Nous n’avons jamais laissé personne décider pour                                                               Enfin le projet sur lequel Kabir Mokamel travaille
nous. Nous avons une totale liberté et indépendance                                                            actuellement est une exposition à Genève. Nous sou-
de création. Nous peignons ce que nous voulons, rien                                                           haitons vraiment exposer à l’étranger. Nous espérons
d’autre. C’est une question de liberté d’expression, de                                                        un jour pouvoir exposer en France !
combat et de militantisme.                                                                                          Vous évoquez la France : avez-vous un mes-
      Cependant, vous présentez vos projets aux au-                                                                 sage à faire passer à celles et ceux qui liront
      torités concernées. Si celles-ci s’opposent à ce                                                              ces lignes, là-bas ?
      projet, comment réagissez-vous ?                                                                             Je tiens tout d’abord vraiment à remercier la France
    C’est en effet très délicat car nous tenons absolu-                                                        et notamment leurs soldats pour l’aide et l’appui qu’ils
ment à préserver notre liberté et indépendance. Parfois                                                        ont donnés par le passé à notre pays. Nous sommes
cela arrive que l’on nous refuse un projet. Dans ce cas-                                                       réellement reconnaissants de ce que vous avez fait pour
là, nous mobilisons notre réseau, nous faisons jouer nos                                                       nous. Nous savons que vous avez perdu de nombreux
contacts. C’est très délicat, raison pour laquelle nous                                                        soldats en Kapisa et partout en Afghanistan.
changeons peu à peu notre stratégie pour développer                                                                La France, c’est aussi un pays qui encourage et pro-
davantage les graffitis : plus petits, plus rapides. Nous                                                      meut l’art, la culture… Nous espérons parvenir à mettre
les peignons en dix minutes et nous disparaissons ! Pas                                                        en place des échanges culturels nous permettant d’ap-
besoin alors d’obtenir une quelconque permission…                                                              prendre les uns des autres, d’apprendre de nouvelles
                                                                                                               techniques et d’apporter à notre collectif de nouvelles
      Une stratégie « à la Banksy » ?!
                                                                                                               idées.
   Exactement ! Il nous inspire énormément. Nous
avons de nombreux contacts avec son équipe et nous
                                                                                                                  Un grand merci à Omaid Sharifi. Un immense bravo
espérons qu’il viendra en Afghanistan travailler sur un
                                                                                                               à Artlords !
projet commun !
      Quels sont d’ailleurs les futurs projets d’Art-                                                          Propos recueillis par Charline FERRAND
      lords, dans les mois à venir ?
    Nous travaillons actuellement sur une douzaine de
projets différents. Je ne les aime pas tous ! Il s’agit
pour certains d’importants partenariats dont nous avons
besoin pour survivre : nous avons un bureau, une ga-                                                           1- Immenses murs de béton gris protégeant des explosions bâtiments publics
                                                                                                               et résidences privées.
lerie, un grand nombre de collègues qui comptent sur
                                                                                                               2- «Je vous vois».
nous. L’exigence que nous avons est qu’ils soient en                                                           3-Art urbain.
ligne avec notre stratégie. Nous avons des projets avec                                                        4-Banksy est le pseudonyme d’un artiste britannique de street art dont on ne
Amnesty International, Human Rights Watch, UN for                                                              connaît pas la véritable identité. Il est également peintre et réalisateur.

 Les Nouvelles                                                                                                  Afrane
 d’Afghanistan                                                                                                  Permanence: 16 passage de la Main d’Or -75011 Paris
                                                                                                                Tel. : (33) 01.43.55.63.50
     La revue LES NOUVELLES D’AFGHANISTAN est une revue trimes-                                                 L’association Amitié Franco-Afghane (Afrane) a été fondée au début
     trielle éditée par AFRANE (Amitié Franco-Afghane). Les opinions                                            de 1980, en réponse à l’occupation militaire de l’Afghanistan par les
     émises dans les articles n’engagent que leurs auteurs. Titres et sous-                                     Soviétiques. Organisme d’aide humanitaire, Afrane ne souhaite qu’ai-
     titres sont de la responsabilité de la rédaction.                                                          der les Afghans et ne se situe dans la mouvance d’aucun parti poli-
                                                                                                                tique. Elle soutient à présent prinicipalement des projets éducatifs.
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                                                                                                                    Adhésion avec abonnement à la revue
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                                                                         Tout règlement à l’ordre d’AFRANE, merci.
12                                                                                                                                                                      Les Nouvelles d’Afghanistan n°165
CULTURE

        Le kiliwâli « moderne »,
              une musique
    au service de l’identité nationale
                                                                      par Sylvain ROY *
Rubâbs de différentes tailles, collection Sylvain Roy. Photo S. Roy

Dans un précédent article (n°164) Sylvain Roy a évoqué la musique de village
et la musique de cour en usage traditionnellement en Afghanistan. Il montre à
présent comment une musique nationale a vu le jour, dans le but de conforter
l’unité du pays.
Depuis le milieu du XXe siècle, le sens du terme ki-                            pour désigner l’ensemble des musiques d’Afghanistan.
liwâli (« musiques du village ») ne se limite plus aux                              L’emploi du terme kiliwâli dans cette nouvelle ac-
traditions pachtounes, mais regroupe l’ensemble des                             ception fut vraisemblablement l’œuvre de Radio Afgha-
musiques traditionnelles d’Afghanistan. Dit autrement,                          nistan. L’initiative d’une radio nationale est apparue en
le terme kiliwâli serait devenu l’équivalent de mahall                          19282, durant le règne d’Amanullah Khan (de 1919 à
(local). Ahmad Naser Sarmast et Abdul Wahad Madadi                              1929). S’inspirant des pays européens, l’émir eut la
expliquent que les deux termes veulent dire la même                             volonté de moderniser l’Afghanistan. On lui reconnaît,
chose et sont utilisés par l’ensemble des populations                           entre autres réformes, d’avoir promulgué des lois pour
afghanes sans distinction. Toutefois, pour Ahmad Sar-                           favoriser l’émancipation des femmes, notamment en
mast, son usage au niveau national correspond à la vo-                          interdisant le port du voile et en fixant un âge minimum
lonté politique de l’époque de faire du pachto la langue                        pour le mariage des jeunes filles. À sa destitution en
officielle1. La généralisation du terme kiliwâli corres-                        1929, la Radio nationale est détruite. Dix ans plus tard,
pond également à l’apparition, dans la première moitié                          sous le règne de Mohammad Zâher Châh (de 1933 à
du XXe siècle, d’un genre musical nouveau, constitué                            1973), une nouvelle station quatre fois plus puissante
d’éléments de musiques « du village ». Désigné par le                           (20k.w.) est remontée. Elle est baptisée Radio Kaboul.
même terme, il s’agit d’une musique hybride consti-                             Un an après, elle est capable d’émettre sur l’ensemble
tuée d’éléments structurels de différents répertoires                           du territoire grâce à du matériel que lui a offert l’Alle-
mahalli : baloutche, hazâra, herati, ouzbek, tadjik et                          magne3. Puis en 1964, elle est baptisée Radio Afgha-
turkmène. S’agissant d’une musique composite et pour                            nistan.
la distinguer du genre pachtoun proprement dit, nous
avons pris la liberté de la désigner par les termes « ki-
liwâli moderne ». Et, nous emploierons le terme mahalli                         Le rôle de la radio nationale
                                                                                Le kiliwâli moderne a été inventé pour Radio Afghanis-
                                                                                tan afin qu’il soit diffusé sur ses ondes et ce dès 1940 :
* Docteur en ethnomusicologie, spécialiste des musiques d’Asie Centrale,
                                                                                « Ce projet a été lancé en 1940 et achevé vers 1946
joueur entre autres instruments de rubâb afghan. A écrit trois articles dans    (…). La musique populaire afghane est née en partie de
Les Nouvelles d’Afghanistan, l’un sur le rubâb afghan, l’autre sur la musique   la nécessité de créer une musique adaptée à la radiodif-
classique afghane, le troisième sur le répertoire populaire (n°160, 162 et
164).                                                                           fusion. Cette nouvelle musique a été créée par l’arran-

Les Nouvelles d’Afghanistan n°165                                                                                                       13
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