Enseigner : quel travail ? - Le réseau école du PCF
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n° 07 / juin 2016 La revue du réseau école du parti communiste français Enseigner : quel travail ? Marine Roussillon Penser, créer, se former : un travail invisible ? Gérard Aschieri Enseignants : un statut pour un métier responsable Alice Cardoso. Catherine Remermier « Reprendre la main » sur le métier : un enjeu majeur pour les professionnels de l'enseignement du secondaire et une préoccupation syndicale Thierry Novarese L’évaluation de l’école : retrouver le sens de la mesure 5€ reseau-ecole.pcf.fr reseau.ecole-pcf@orange.fr
Edito n° 01 / septembre 2014 La revue du réseau école du parti communiste français n° 02 / janvier 2015 La revue du réseau école du parti communiste français n° 07 / juin 2016 Quels programmes pour L’égalité Pour faire son métier, encore faut-il pouvoir le reconnaître et une culture partagée ? ça se construit Interview : Interview : s’y reconnaître. Et donc poser la question du travail dans ce qu’il Pierre Laurent Belaïde Bedreddine, adjoint au maire de Montreuil Les programmes scolaires, un enjeu politique. La question de l’égalité dans l’école de la République : quelques éléments historiques dit de l’humanité, des liens qui tissent les relations entre les Comment former les enseignants à une conception culturelle des apprentissages ? Evolution de la politique d’éducation prioritaire en Europe hommes. Le travail, parce qu’il ne se résume pas à l’emploi, est au Penser la culture technique pour l’école obligatoire ? L’égalité entre les filles et les garçons, ça s’enseigne ? cœur de l’activité humaine, il est l’espace possible d’expression Savoirs ou compétences : Segmentation du supérieur et politiques d’enseignement : De quelle étoffe tailler les programmes scolaires ? reseau-ecole.pcf.fr reseau.ecole-pcf@orange.fr quelle égalité pour les parcours ? reseau-ecole.pcf.fr reseau.ecole-pcf@orange.fr et de réalisation de l’intelligence individuelle et collective. Il est le terrain d’émergence de la coopération, de la solidarité et de la démocratie comme le montre le magnifique film de Françoise Numéro 1 : septembre 2014 Numéro 2 : janvier 2015 Davisse, « Comme des lions ». Quels programmes L’égalité ça se construit pour une culture C'est cette dimension fondamentalement émancipatrice du partagée ? travail qui est menacée, notamment par la tentative de passage en force du gouvernement pour en casser le Code. Et c'est sans doute l’importance des conséquences politiques et anthropolo- giques de cette menace qui explique les formes multiples que prend l’opposition à cette loi. Le libéralisme met tout en œuvre pour créer un rapport aliéné et dominé au travail : contrôles permanents ; fragmentation n° 03 / mai 2015 La revue du réseau école du parti communiste français n° 04 / septembre 2015 La revue du réseau école du parti communiste français des tâches, mobilité forcée aboutissant à une précarisation des emplois ; risque insupportable et parfois mortel du chômage. A cela s’ajoutent des rapports hiérarchiques souvent violents, des salaires qui marquent la négation des capacités et de l’utilité sociale de chacun… L’émancipation au La laïcité est-elle encore Le monde enseignant n’échappe pas à cette logique, assommé cœur de l’éducation révolutionnaire ? Interview : Didier Jacquemain, Délégué général de la Fédération nationale des Francas Pierre Dharréville d’injonctions contradictoires, de moins en moins formé, confronté La laïcité est-elle encore révolutionnaire ? L’école de l’émancipation : d’une quête impossible au développement sans cesse du métier d’enseignant Christian Laval Ecole, laïcité et pouvoir économique à la paupérisation de nombre d’élèves de plus en plus ghettoïsés et De l’élève émancipé au travailleur émancipé : défi pour une transformation de l’école Pierre Merle La laïcité de l’école française : une double imposture dépossédés de leur droit à s'investir dans l’univers scolaire. Il exprime Les droits des lycéens de plus en plus ses difficultés à identifier le sens de son travail et éga- Catherine Robert Enseigner les mythes ou le fait religieux À l’école maternelle : bienveillance pour les « faibles » ou Hélène Bidard conditions égalitaires de réussite ? 5€ lement la volonté de les dépasser comme l’illustre le collectif métier La laïcité, condition de l’émancipation des femmes reseau-ecole.pcf.fr reseau-ecole.pcf.fr reseau.ecole-pcf@orange.fr reseau.ecole-pcf@orange.fr mis en place par le Cnam et le Snes Numéro 3 : mai 2015 Numéro 4 : septembre 2015 Il n’y a donc pas de fatalités : les luttes des ouvriers d’Aulnay (PSA) L’émancipation au La laïcité est-elle comme ceux de Gémenos (Fralib), même si elles n’ont pas eu la coeur de l’éducation encore même issue, montrent combien reprendre la main sur ce qui révolutionnaire ? engage chacun de nous au plus intime permet de relever la tête, de ne plus subir, de s’émanciper d’un discours dominant selon lequel il faudrait s’adapter à la « modernité », c’est-à-dire au marché. A l’école aussi, refuser de se soumettre, partir du réel du métier, c’est se trouver en position de force individuelle et collective pour redonner sens au travail en créant les conditions d'une appropriation réellement démocratique du savoir et des pou- n° 05 / décembre 2015 La revue du réseau école du parti communiste français n° 06 / mars 2016 La revue du réseau école du parti communiste français voirs qu'il donne à chacun. Cela n'est possible que si les professionnels en sont non seule- ment les acteurs mais les concepteurs. Tous capables ! Continuer Mais de quoi ? à penser Christine Passerieux. Patrick Singéry Marine Roussillon Marine Roussillon Tous capables ! Un projet communiste Pour une réappropriation collective du pouvoir de penser Lucien Sève Janine Guespin-Michel Destins scolaires, science du cerveau et néolibéralisme Dialectique et pensée du complexe, des outils pour l'émancipation Bertrand Geay Rencontre avec Fabien Truong Carnets Rouges : Marine Roussillon, responsable du Réseau Ecole du Origines sociales et réussite scolaire : le déterminisme n’est pas une fatalité Emmanuel Trigo Danièle Linhart Investissons de nouveaux espaces communs de contribution collective, Tous capables donc tous dangereux dans l’école et au-delà 5€ 5€ PCF. Christine Passerieux, rédactrice en chef reseau-ecole.pcf.fr reseau-ecole.pcf.fr Comité de rédaction : Gilbert Boche, Erwan Lehoux, Marc Moreigne, reseau.ecole-pcf@orange.fr reseau.ecole-pcf@orange.fr Christine Passerieux, Marine Roussillon, Catherine Sceaux, Patrick Numéro 5 : décembre 2015 Numéro 6 : mars 2016 Singéry. Conception/réalisation : Tous capables ! Continuer à penser www.fat4.fr / contact : yoann.boursau@fat4.fr Mais de quoi ?
Sommaire n° 07 / juin 2016 Marine Roussillon Penser, créer, se former : un travail invisible ? 4 Gérard Aschieri Enseignants : un statut pour un métier responsable 7 Patrick Rayou Former des enseignants pour que les élèves apprennent 9 Paul Devin Dialectique de la liberté pédagogique et de l’intérêt général 12 Stéphane Haber Jusqu'à quel point peut-on valoriser le travail ? 15 Marc Moreigne Ce travail que l’on dit intellectuel 18 Catherine Sceaux Crise du métier et souffrance ordinaire des enseignants. Rapport de Brigitte Gonthier-Maurin au Sénat 20 Claire Pontais Crise du recrutement, crise du métier d'enseignant… Comment alors assurer la réussite de tous ? 22 Alice Cardoso / Catherine Remermier « Reprendre la main » sur le métier : un enjeu majeur pour les professionnels de l'enseignement du secondaire et une préoccupation syndicale 25 Françoise Carraud La sorcière du projet d’école 28 Pascale SLD Evaluation des compétences : dans quel but et pour quel travail ? 31 Thierry Novarese L’évaluation de l’école : retrouver le sens de la mesure 33 Evelyne Bechtold-Rognon Egalité et justice : pour une bienveillance sans renoncement 36 Gisèle Jean Démocratisation et Formation des enseignants en Amérique Latine Accès à l’éducation et persistances d’inégalités scolaires : 4 pays 39 Antônio de Pádua NunesTomasi / Áurea Regina GuimarãesTomasi La formation des enseignants au Brésil : pour quel avenir ? 42 Entretien avec Nicolas Frize 44 Propositions de lecture 46
Penser, créer, se former : un travail invisible ? Marine Roussillon page 1/3 La définition du travail enseignant est devenue à la réforme en difficulté : le recrutement au niveau depuis quelques années un enjeu de luttes. En 2009, master correspond aux revendications de la FSU et la lutte contre la réforme de la formation et du recru- à un véritable besoin, mais suscite l’opposition des tement des enseignants portée par Nicolas Sarkozy et étudiants dans la mesure où elle ne s’accompagne Xavier Darcos prenait pour slogan la phrase « Ensei- d’aucun effort de démocratisation des études longues gner, c’est un métier ». Depuis, la formule est régu- (par exemple par des dispositifs de pré-recrutement lièrement reprise, répétée... ou d’aides financières). Cette contradiction met aus- “ Depuis une dizaine d’années, comme pour signifier que la si au jour la logique de la réforme, comme de l’en- reconnaissance de la spécifi- semble des réformes des métiers de l’enseignement, le travail de ceux qui pensent, cité du travail enseignant fait de la recherche et de la création : elle s’inscrit dans qui enseignent, qui créent, toujours problème. un processus contradictoire de qualification – pour répondre aux besoins de l’économie et aux aspira- est l’objet de tentatives de 2009 : retour sur la tions sociales, dans une société façonnée par des redéfinitions qui se poursuivent « masterisation » savoirs de plus en plus complexes – et de déqualifica- tion – pour empêcher que cette élévation du niveau aujourd’hui. ” 2009. Cette année-là, les de formation ne débouche sur des revendications en manifestants défilent en termes de salaires, de conditions de travail, de maî- même temps contre la réforme de la formation des trise du métier, de pouvoir. enseignants – la « masterisation » – et contre celle du statut des enseignants chercheurs, deux ans à peine Alors que les connaissances et la créativité jouent un après avoir combattu la loi LRU (loi relative aux liber- rôle de plus en plus important dans la production tés et responsabilités des universités). La question de valeur ajoutée, le capital est face à une contra- du métier enseignant est prise dans un mouvement diction : comment avoir demain des salariés mieux plus large de redéfinition des activités – du travail formés, sans pour autant leur donner le pouvoir qui – de tous les acteurs de la production et de la diffu- va avec la maîtrise des savoirs ? Pour répondre à cette sion des connaissances. Quelques années plus tôt, contradiction, la part intellectuelle du travail est ren- les intermittents du spectacle avaient eux aussi dû due invisible, sa reconnaissance comme travail est entrer en lutte contre une redéfinition de leur régime empêchée. indemnitaire qui modifiait la reconnaissance accor- dée à leur travail. Ainsi, depuis une dizaine d’années, Qualification / Déqualification le travail de ceux qui pensent, qui enseignent, qui créent, est l’objet de tentatives de redéfinitions qui L’augmentation de la part intellectuelle du travail se poursuivent aujourd’hui, comme en témoignent touche tous les métiers, bien au-delà des professions aussi bien la lutte des intermittents du spectacle que dites « intellectuelles ». Ainsi, le progrès technique le « chantier métier » et la réécriture des statuts des a profondément transformé le métier de conducteur enseignants. de métro. Avec l’automatisation, le conducteur ne se contente plus de conduire une machine : il en conduit De quoi s’agit-il ? La réforme de 2009 est, là encore, plusieurs et doit maîtriser une technologie bien plus éclairante. D’un côté, elle élève le niveau de qualifica- complexe. L’apparition de technologies nouvelles tion des enseignants, qui seront à présent recrutés par s’accompagne donc de la nécessité de mobiliser dans concours au niveau master. De l’autre, elle supprime le travail des savoirs et des savoir-faire plus com- leur formation professionnelle spécifique et accélère plexes. Mais dans le même temps, ce travail est rendu l’entrée dans le métier : les lauréats des concours sont invisible : on parle de « métros sans chauffeurs ». immédiatement affectés dans un établissement à temps complet. La contradiction entre l’élévation du Dans l’industrie, l’arrivée des nouvelles technolo- niveau de qualification d’un côté et la disparition de la gies de l’information et de la communication, des formation de l’autre, à laquelle s’ajoute la dégradation maquettes numériques ou des imprimantes 3D, a des salaires (gel du point d’indice) et des conditions augmenté la quantité et la complexité du travail de travail (en lien avec les suppressions de postes) a intellectuel demandé à chaque salarié, en plus des d’abord un rôle stratégique. Elle met les opposants tâches « matérielles » ou « techniques ». Mais là Page 4 n° 07 / juin 2016
Marine Roussillon Penser, créer, se former : un travail invisible ? page 2/3 encore, ce nouveau travail ne fait l’objet d’aucune elles ne sont donc pas reconnues comme travail. reconnaissance spécifique. Dans l’enseignement, Elles ne sont ni rémunérées, ni comptabilisées. Sous l’apparition des plateformes d’e-learning, la générali- la pression du chômage, l’accroissement de la part sation des environnements numériques de travail, la intellectuelle du travail est ainsi utilisé pour intensi- conversion des universités à la formation à distance fier l’exploitation. et aux MOOC exigent aussi des enseignants d’effec- tuer des tâches nouvelles et de maîtriser des techno- Les métiers de la création, de la logies complexes. Et une fois encore, ce travail est recherche et de la formation au rendu invisible : on se demande partout si « les ordi- cœur du conflit nateurs vont remplacer les enseignants », oubliant que derrière les ordinateurs, il y a encore un travail Dans ce contexte, la bataille pour la reconnaissance de production et de transmission des connaissances, du travail des enseignants, des chercheurs ou des d’élaboration pédagogique... Les gains de productivi- artistes est l’un des fronts d’une bataille plus large : tés apparaissent alors comme venant seulement des une bataille pour obtenir la reconnaissance de la part techniques nouvelles et pas du travail (et de la qualifi- intellectuelle du travail dans l’ensemble du salariat, et cation des travailleurs). pour que l’augmentation de cette part intellectuelle devienne un instrument d’émancipation individuelle La formation des salariés de demain répond à ce et collective. double objectif : les rendre capable d’utiliser des technologies complexes et empêcher la reconnais- Les batailles menées sur la sance de cette part intellectuelle du travail. D’un côté, l’objectif de 50% d’une génération à la licence, définition du métier d’ensei- gnant ou de chercheur, sur le “ La bataille pour la la complexification des programmes, visent à élever statut d’intermittent du spec- reconnaissance du travail des le niveau de formation d’une partie du salariat. De tacle, et plus généralement enseignants, des chercheurs ou des artistes est l’un des l’autre la fragmentation des contenus de formation, sur le droit à la déconnection la spécialisation précoce, l’enseignement par compé- des cadres, sur la réduction tences déconnectées des savoirs, l’individualisation du temps de travail... peuvent fronts d’une bataille plus large : des parcours et la mise en cause des diplômes natio- naux, la dégradation de la formation initiale au profit converger autour de trois axes essentiels. une bataille pour obtenir la d’une formation tout au long de la vie qui répondra reconnaissance de la part au coup par coup aux besoins des entreprises sont La première bataille est celle intellectuelle du travail dans autant de tentatives d’élever le niveau de forma- des qualifications. Une même tion sans que cela se traduise par une élévation des formation doit être reconnue l’ensemble du salariat, et pour salaires, une amélioration des conditions de travail par une qualification égale que l’augmentation de cette ou une maîtrise accrue du travail. et toutes les années d’étude doivent être reconnues part intellectuelle devienne Les évolutions de l’encadrement des salariés s’ins- dans les conventions collec- un instrument d’émancipation crivent aussi dans ce processus contradictoire. Dans les services publics, l’importation des pratiques tives. La bataille pour des diplômes nationaux, contre individuelle et collective. ” d’encadrement du néo-management vise à transfor- l’évaluation individuelle par mer les fonctionnaires en exécutants, à réduire leur compétences, peut réunir étudiants, enseignants maîtrise du métier en fragmentant les tâches et en et salariés : il s’agit de maintenir la possibilité de soumettant chacun à des hiérarchies multiples. Plus luttes communes et d’empêcher que les travailleurs généralement, la prise de responsabilité individuelle de demain soient isolés face à leurs patrons. Cette est encouragée, le travail est organisé en fonction de bataille devient plus aigue à l’heure où la loi travail « projets »... mais en même temps, les hiérarchies vient remettre en cause les conventions collectives. multiples pèsent de plus en plus fortement sur les travailleurs. Isolés, sous pression, ils souffrent de la Ensuite, la généralisation des nouvelles technologies contradiction entre des responsabilités accrues et et l’augmentation de la part intellectuelle du travail l’absence complète de pouvoir sur ce qui fait le sens rendent nécessaire une redéfinition du temps de de leur travail. travail. Face à toutes les tentatives d’externaliser la part intellectuelle du travail, de la sortir du temps L’une des conséquences de ce processus est la dilata- de travail reconnu et rémunéré (par la précarisation, tion du temps de travail, qui envahit tous les temps les pressions hiérarchiques, l’individualisation des de la vie : la part intellectuelle du travail est de plus responsabilités...), il faut affirmer le droit à un temps en plus externalisée en dehors des horaires de travail. libéré, pour la famille, les loisirs émancipateurs, les Inventer, créer, se former, penser, traiter des informa- activités non marchandes mais utiles à la société. tions... Avec les nouvelles technologies, ces activités La reconnaissance de la part intellectuelle du travail sont de plus en plus souvent réalisées à la maison : passe par la réduction du temps de travail : c’est la Page 5
Penser, créer, se former : un travail invisible ? Marine Roussillon page 3/3 proposition des 32 heures hebdomadaires. Il ne s’agit plus pesantes, jusqu’à ôter aux enseignants la maî- pas seulement de mieux partager le travail, mais bien trise de leur métier. Cela implique de favoriser, en de reconnaître que nous travaillons de plus en plus lieu et place des hiérarchies, l’émergence de pouvoirs en dehors des horaires de travail, que la réflexion, la exercés collectivement : par les équipes enseignantes, création, le traitement d’informations prennent du par les salariés dans l’entreprise... Cela passe aussi par temps, un temps difficile à mesurer mais qui doit une formation et par une définition des tâches qui être reconnu. Le statut des enseignants du secon- placent chaque travailleur en position de concep- daire, qui leur impose un nombre réduit d’heures de teur et non d’exécutant. Nombre de réflexions sur le cours en tenant compte du temps de formation, de métier d’enseignant, les conditions de son exercice, préparation, de réflexion qu’elles nécessitent est de les collectifs de travail, la formation... peuvent être ce point de vue un modèle (même s’il devrait être des points d’appui pour repenser l’organisation du unifié), et c’est pourquoi il est attaqué. Imposer 35 travail dans l’ensemble du salariat. heures de présence dans l’établissement, ou même faire la liste des « tâches complémentaires » pour les comptabiliser va à l’encontre de la nature même du travail intellectuel, qui ne peut être mesuré. Pour un enseignant, visiter une exposition, aller au cinéma ou au zoo, sont des activités de loisir qui nourrissent aussi le travail. De plus en plus, la porosité des fron- tières entre travail et loisir “ L’augmentation de la part se généralise. C’est pourquoi le temps de travail doit être intellectuelle du travail peut réduit, pour laisser la place devenir un point d’appui pour à un temps libre, qui viendra reprendre la main sur le sens nourrir la part intellectuelle du travail. Pour les ensei- du travail enseignant comme gnants, il est urgent de reven- du travail en général.” diquer la réduction du temps de travail des enseignants du primaire, l’inclusion d’heures de concertation dans le service pour tous les ensei- gnants, le développement de la formation continue sur le temps de travail. Cette réflexion doit en effet être étendue aux temps de formation : eux aussi nourrissent le travail, et sont d’autant plus nécessaire que la part intellectuelle de tout travail devient plus importante. La formation continue doit donc être rémunérée. Mais la forma- tion initiale aussi ! C’est pourquoi le pré-recrutement des enseignants est une nécessité, et peut être une première étape vers un salaire étudiant, reconnais- sant leur statut de travailleur en formation. Avec ces différentes mesures, il s’agit de prendre appui sur la révolution informationnelle pour délier le temps de travail – de toutes façons devenu impossible à mesurer – et la rémunération, et ainsi sortir le tra- vail du marché en créant une sécurité d’emploi et de formation au sein de laquelle chacun pourra alterner des périodes d’emploi et des périodes de formation rémunérées. Enfin, l’augmentation de la part intellectuelle du travail peut devenir un point d’appui pour reprendre la main sur le sens du travail enseignant comme du travail en général. Là aussi, c’est parce que le métier d’enseignant pouvait être un modèle pour penser la Marine Roussillon maîtrise du travail par le salarié qu’il a été si profon- membre du CEN du PCF en charge des dément redéfini, soumis à des hiérarchies de plus en questions d’éducation Page 6 n° 07 / juin 2016
Enseignants : un statut pour un métier responsable Gérard Aschieri page 1/2 On peut se demander pourquoi en France les ensei- ce principe existent : d’une part, il peut refuser d’obéir gnants – à la différence d'autres pays – relèvent de la à un ordre manifestement illégal et de nature à com- Fonction Publique et plus précisément de la Fonction promettre gravement un intérêt public, d’autre part, Publique d'Etat. La réponse est sans aucun doute dans la comme tout salarié, il peut exercer son droit de retrait conception du rôle de l'Ecole et du lien que les citoyens si sa santé ou sa sécurité sont ont choisi d'établir entre celle-ci et la République. L'Ecole publique est au service non pas des familles, même directement et immédiate- ment menacées. “ L'appartenance à une fonction si leur place doit y être reconnue, mais bien de l'inté- publique de carrière et non rêt général et l'on n'y enseigne pas ce que les parents Pour autant le fonctionnaire d'emploi place l'enseignant dans un cadre collectif, celui croient ou souhaitent mais les connaissances établies n'est pas au service des élus par la science, dans un cadre qui est celui des « valeurs et le principe hiérarchique de la République ». Il ne s'agit pas d'inculquer aux élèves est contrebalancé par d'autres d'une « fonction » et non d'un une morale ou un savoir officiels mais de leur permettre de se construire comme individus libres, citoyens res- principes. emploi individuel qui implique ponsables et travailleurs aux qualifications reconnues et Parce qu'il est d'abord au et permet de participer à une maîtres de leur activité. service de l'intérêt général le action collective, de travailler statut lui garantit son indé- En second lieu elle a pour mission d'assurer à tous l'ef- pendance grâce notamment avec les autres agents et de fectivité du droit à l'éducation et l'égalité d'accès à ce à la séparation du grade et de s'inscrire dans des projets sur la droit. l'emploi : il a droit à une car- rière quel que soit son emploi durée. ” C'est la raison pour laquelle la Constitution de 1958, (et qui que soit son employeur) dans son préambule, affirme que « l'organisation de et s'il perd son emploi il conserve son grade qui lui l'enseignement public gratuit et laïc à tous les degrés permet d'obtenir un autre emploi correspondant à ce est un devoir de l'État » et que « la nation garantit l'égal grade. C'est une garantie fondamentale aussi bien pour accès de l'enfant et de l'adulte à la formation profession- le fonctionnaire qui est ainsi protégé des pressions que nelle et à la culture. » pour l'usager pour qui sont ainsi assurées les conditions d'une égalité de traitement. Au service de l'intérêt général D'autre part parce qu'il doit rendre des comptes de l'exé- Et le statut de fonctionnaire est justement la formule cution de ses missions, le statut en fait un agent respon- la mieux adaptée à ces missions : à la fois parce que les sable : un choix essentiel qui consiste à fonder l’activité garanties assurées aux fonctionnaires sont autant de du fonctionnaire sur sa responsabilité et son initiative conditions pour garantir le bon exercice de ses missions propres et s'appuie sur sa conscience professionnelle et parce que loin d'être un carcan autoritaire, comme plutôt que sur sa simple soumission aux ordres reçus. certains l'envisageaient, il permet aux fonctionnaires d'être en même temps citoyens responsables de leur Le fonctionnaire citoyen activité. Dans cette perspective il doit donc jouir de la plénitude Celui-ci en effet place le fonctionnaire dans une situa- des droits du citoyen. tion « statutaire et réglementaire », ce qui signifie Les dispositions du préambule de la Constitution qui qu'il n’est pas dans une relation contractuelle avec son reconnaissent que « tout travailleur participe par l’inter- employeur. Ce dernier est en effet le représentant élu médiaire de ses délégués à la détermination collective du peuple souverain ; il est garant de l’intérêt général. des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entre- prises » s'appliquent donc à lui avec ce que cela signifie Cela se traduit par le principe hiérarchique : le fonction- en termes de droit syndical et d'instances consultatives naire doit se conformer aux instructions que lui donne (CAP, CT,...). le pouvoir politique, soit directement, soit à travers ses supérieurs hiérarchiques. Seules deux exceptions à Mais au delà des garanties collectives qui lui sont Page 7
Enseignants : un statut pour un métier responsable Gérard Aschiéri page 2/2 reconnues, le fonctionnaire a droit à s'exprimer libre- Grâce au statut, l'enseignant, même si son recrutement ment : la seule réserve c'est que le service public se n'est pas national comme c'est le cas dans le premier devant d'être neutre pour assurer à tous l'égalité de degré, est indépendant des pouvoirs locaux : il n'est pas traitement, le fonctionnaire est tenu dans l'exercice de subordonné aux intérêts particuliers d'une collectivité, ses fonctions de ne pas manifester ses préférences ou d'un groupe de pression de quelque nature que ce soit, ses croyances. En dehors de cela la Fonction Publique d'un pouvoir économique ou politique local. n'a rien de la grande muette : ainsi la fameuse obliga- tion de réserve parfois invoquée par certains supérieurs Le statut, garantie d'un exercice hiérarchiques n'existe pas dans le statut. C'est une responsable du métier construction jurisprudentielle qui n'a rien d'absolu : la justice administrative considère qu’un fonctionnaire Les penseurs progressistes de l'éducation, que ce soit ne peut pas prendre de position publique critique sur Condorcet ou Jaurès, se sont interrogés sur ce qui la politique qu’il est chargé de conduire dès lors qu’il peut apparaître comme une contradiction : comment occupe une fonction de responsabilité – et seulement l'Etat peut-il dans l'enseignement garantir aux élèves la dans ce cas – mais cette interdiction ne relève pas d’une construction de leur libre arbitre et assurer leur liber- règle générale, simplement d’une appréciation au cas té de penser et ne pas imposer des savoirs figés et une par cas, sous le contrôle du juge. morale officielle, contraires à cet objectif ? D'une cer- taine manière le statut de fonctionnaire en articulant Les cadres et les principes sont donc assez clairement principe hiérarchique et responsabilité constitue une fixés, dans une tension entre principe hiérarchique et réponse. Ce qui guide l'action de l'enseignant fonction- citoyenneté qui semble avoir trouvé depuis longtemps naire, ce sont certes les instructions reçues par le biais son équilibre. Un équilibre qu'il importe de rappeler et des textes réglementaires et des programmes, mais aus- de préserver. si l'intérêt général dont il est responsable avec les autres fonctionnaires. La « liberté pédagogique » reconnue par Quelles les conséquences concrètes la loi aux enseignants n'est pas la liberté pour chacun de de cette construction statutaire ? faire comme bon lui semble mais d'exercer pleinement ses responsabilités dans ce cadre. Et la consultation des Elles sont en matière d'enseignement de plusieurs enseignants à travers leurs représentants pour l'élabora- ordres. tion des programmes et des instructions pédagogiques La première concerne la continuité de l'action publique n'est pas seulement une dimension légitime du « dia- et l'égalité des usagers en matière d'accès effectif au droit logue social », elle est la conséquence et la condition à l'éducation et elle est la plus simple à comprendre. La d'un bon exercice de leur responsabilité professionnelle séparation du grade et de l'emploi n'est pas seulement par les enseignants. une garantie pour l'enseignant fonctionnaire assuré de ne pas être licencié en cas de suppression de son poste. A l'inverse des conceptions managériales qui se déve- La contrepartie en est pour l'usager que le fonctionnaire loppent aujourd'hui et qui prétendent faire des ensei- doit aller où on a besoin de lui (c'est le principe des gnants et plus généralement des fonctionnaires des mesures dites de « carte scolaire »). exécutants dociles des consignes de leur hiérarchie, le statut, en articulant principe hiérarchique, responsabili- Au delà l'appartenance à une fonction publique de car- té individuelle et responsabilité collective, est ainsi par- rière et non d'emploi place l'enseignant dans un cadre faitement adapté au métier d'enseignant qui implique collectif, celui d'une « fonction » et non d'un emploi d'être ce que certains appellent un « praticien réflexif », individuel qui implique et permet de participer à une ce qui se traduit par la nécessité et la capacité de prendre action collective, de travailler avec les autres agents et des décisions responsables, fondées sur des savoirs issus de s'inscrire dans des projets sur la durée. Inversement tant de la recherche que de l'expérience profession- si le développement de la précarité est inacceptable, nelle, sur le débat et la concertation. Au delà donc de ce n'est pas seulement parce qu'elle place les précaires la garantie pour les usagers de l'égalité de traitement dans une situation intolérable, y compris au plan de la et de la continuité, il permet un travail efficace et une rémunération (car la précarité de l'emploi s'accompagne continuelle adaptabilité aux besoins et aux finalités de en général de la précarité économique) c'est aussi qu'elle l'action éducative. a des conséquences pour l'école et les élèves. Comment assurer la continuité de l’action éducative avec des per- sonnels qui n’ont aucune pérennité ? Comment leur demander de se projeter vers l’avenir quand ils sont considérés et se considèrent eux-mêmes comme des Gérard Aschieri salariés jetables sans garantie ? Comment assurer un Président de l'Institut de recherches de travail en équipe de qualité ? Comment garantir l’égalité la FSU ; auteur avec Anicet Le de traitement sur tout le territoire dans ces conditions ? Pors de "La Fonction Publique du XXIème siècle" Page 8 n° 07 / juin 2016
Former les enseignants pour que les élèves apprennent Patrick Rayou page 1/3 Longtemps les enseignants, ceux du second degré différents puisque le concours intervient au cours de en particulier, ont perçu et organisé leur métier la première année. Pendant celle-ci les étudiants ont dans la continuité de leurs propres études. Géné- donc à se former tout à la fois aux disciplines qu’ils ralement bons ou très bons élèves eux-mêmes, enseigneront et à leur examen critique en même ils s’adressaient à des publics qui faisaient une temps qu’ils découvrent les exigences d’un travail de confiance totale à l’école et qui, au collège et au recherche. De fait cette solution ne satisfait personne lycée, possédaient, avant même d’entrer en classe, et procède davantage de choix budgétaires (il faudrait les codes des apprentissages auxquels ils allaient en effet payer dès l’année 1 du master les lauréats du se livrer. Leur formation académique, agrémentée concours si celui-ci se passait plus tôt) que de la prise de quelques conseils de bon sens, suffisait à les en compte des réalités du métier. La difficile conci- armer pour la suite de leur carrière. La création des liation, la même année, des exigences d’un concours IUFM, vers le début des années 90, a pris acte de et de celles de postures de recherche met nombre transformations profondes liées au rôle de l’école d’étudiants en difficulté et les incite plus à assurer dans la préparation à la vie sociale et profession- leur propre succès qu’à réfléchir aux pédagogies à nelle ainsi qu’à la massification du second degré. mettre en œuvre pour accueillir et faire réussir tous Plusieurs fois remaniée depuis, notamment avec la leurs élèves. « mastérisation » et la récente création des ESPEI, la formation des enseignants est régulièrement cri- Alors même que d’autres formations professionnelles tiquée, notamment pour ses difficultés à préparer permettent aux futurs praticiens de se former à la fois les débutants à affronter l’hétérogénéité de leurs à des savoirs universitaires publics et à assurer la réussite des élèves issus de de haut niveau et de déve- “ Il manque dans les plans de milieux populaires. lopper une expertise profes- sionnelle, comme celle des formation d’apports qui attirent L’organisation de la formation médecins qui circulent entre davantage l’attention des futurs Les raisons de ces difficultés sont nombreuses et à les bancs des amphithéâtres et le lit des patients, celle professionnels non pas sur les rechercher aussi bien dans l’histoire longue de l’ins- des enseignants s’obstine à leçons qu’ils devront faire, mais titution scolaire que dans les décisions politiques récentes qui organisent la formation. L’idée selon dissocier les temps, les lieux et les modes de formation sur ce qu’ils devront mettre en laquelle une formation par alternance entre des dans un jeu à trois acteurs : place pour que les élèves, tous séquences de pratique accompagnée auprès d’élèves l’employeur éducation natio- les élèves, apprennent. ” et des moments de réflexion, éclairés notamment nale, les centres de formation par des savoirs issus de la recherche, doit enrichir la (même institutionnellement formation académique disciplinaire, s’est progressi- intégrés à une université) et les unités universitaires vement imposée. Elle peine cependant à se réaliser. de recherche et de formation. Cette division non surmontée n’a pas que des inconvénients matériels La place du concours de recrutement fait débat. On pour les étudiants qui doivent jongler entre différents peut se féliciter de la nécessité de l’obtention d’un emplois du temps et effectuer parfois de longs dépla- master qui signe un niveau de certification. Dans cements d’un site à l’autre. Elle juxtapose et parfois cette optique, l’organisation d’un concours puisant met en concurrence des cultures professionnelles qui parmi des étudiants déjà mastérisés a du sens. On ne sont que rarement en situation de dialoguer. Loin peut, à l’inverse, préconiser un recrutement après d’être une alternance intégrée, cette formation met (1) Extraits de L’individu obtention de la licence pour permettre aux fonction- les étudiants dans l’obligation de réaliser eux-mêmes ingouvernable, publiés avec naires stagiaires de se consacrer pleinement à une la synthèse des enseignements qu’ils reçoivent, l’aimable autorisation des Liens formation qui prenne en compte les enjeux profes- voire d’arbitrer dans les querelles entre tenants de qui libèrent (LLL). sionnels du métier. Les choix ministériels ont été la diffusion non critique de « bonnes pratiques » ou Page 9
Patrick Rayou Former les enseignants pour que les élèves apprennent page 2/3 défenseurs d’une recherche qui ne doit surtout pas pas à apprendre correctement, ils tendent à adopter se compromettre en s’intéressant aux réalités quoti- des comportements déviants pour ne pas perdre diennes de la classe. la face et à introduire dans l'établissement et dans les classes une vie juvénile qui freine leurs appren- Sur le fond, ces calculs à court terme ou ces conflits tissages et rend très ardue l'action des enseignants. de préséance laissent de côté une question majeure L'enjeu pour ceux-ci est de comprendre et d'admettre qui est de savoir comment l’école républicaine peut que ces comportements découlent des difficultés non seulement accueillir la quasi totalité d’une classe d'apprentissage plus qu'ils ne les engendrent et que d'âge, mais aussi lui donner les moyens de réussir. Or ce qui est mis en cause dans ces moments d’épreuve les modalités de formation en vigueur continuent ce n'est pas tant leur personne privée que l'institution d’être centrées sur la prise qu'ils représentent nécessairement et dont ces élèves “ Une des difficultés pour que les en compte des acteurs et estiment qu’elle ne les comprend, voire qu'elle ne les groupes d’acteurs adultes et aime pas. ambitions des enseignants et de leurs intérêts plus que sur celles des élèves se rejoignent celle des élèves, en particulier Aider à entrer dans une identité professionnelle qui est, du côté des premiers, de ceux pour qui, aujourd’hui plus qu’hier, s’amenuisent les permette d'analyser ce phénomène et de trouver des solutions est un enjeu majeur de la formation. d'opérer la transition identitaire possibilités de réussir dans Or les candidats, puis stagiaires, critiquent souvent qui doit faire passer de bon des voies toujours réservées celle qu'ils reçoivent parce qu'elle serait trop théo- aux élites sociales. Malgré rique. Poussés à expliciter leur jugement, ils disent étudiant à bon praticien.” parfois des dénonciations en général que les contenus didactiques appris, qui réciproques (« certains élèves leur permettent de mettre au point des séquences ne sont pas à leur place » ; « certains professeurs ne logiquement consistantes, se fracassent souvent au font pas apprendre »), élèves et enseignants font quo- contact d'élèves réels qui ne se mettent pas au travail. tidiennement une expérience du « travail empêché »II Il leur manque de fait d'autres apports, « théoriques » qui procède des mêmes causes. Les enseignants eux aussi, qui les aident à comprendre qu'un véri- ne sont souvent pas plus étayés par leur formation table fossé sépare le modèle d'élève idéal qu'ils ont pour faire réussir tous leurs élèves que ceux-ci ne le eux-mêmes visé, fait pour intégrer les formations sont pour acquérir les arrière-plans nécessaires aux réservées à l'élite, et les élèves réels qu'ils ont face à apprentissagesIII. eux. Car apprendre à l'école n'est pas apprendre tout court. Lorsque la socialisation familiale n'y a pas pré- Les contenus de la formation paré, bien des attentes scolaires (répondre à des ques- tions posées par quelqu'un qui connaît les réponses, Si l’organisation de la formation des enseignants accepter de faire des erreurs, ramener du travail à la est peu propice à une préparation aux réalités du maison, se projeter dans la longue durée...) peuvent métier, celle de ses contenus laisse elle-même beau- paraître incongrues. coup à désirer. Même si de grandes disparités sont aujourd’hui notables d'une académie ou d'un site à D'importants malentendus peuvent se tisser entre les l'autre, il manque dans les plans de formation d’ap- conceptions des enfants issus de milieux populaires, ports qui attirent davantage l’attention des futurs a fortiori immigrés, et ce que l'école attend d'eux. professionnels non pas sur les leçons qu’ils devront Les recherches en éducationIV montrent que ce qui faire, mais sur ce qu’ils devront mettre en place pour est exigé par l'école pour y réussir n'y est pas forcé- que les élèves, tous les élèves, apprennent. ment enseigné, ainsi que les difficultés à identifier la manière proprement scolaire de traiter des objets Une des difficultés pour que les ambitions des ensei- et des pratiques qui circulent aujourd’hui davan- gnants et celles des élèves se rejoignent est, du côté tage entre elle-même et son extérieur. Les élèves des premiers, d'opérer la transition identitaire qui qui suivent mal, voire décrochent, sont souvent des doit faire passer de bon étudiant à bon praticien. Or, élèves qui, pleins de bonne volonté, ne parviennent du fait des aspects organisationnels et curriculaires néanmoins pas à construire l'autonomie nécessaire ci-dessus mentionnés, un tel passage est peu accom- à l’acquisition de savoirs qui exigent désormais à pagné. Les raisons pour lesquelles on devient ensei- tous les niveaux du système éducatif, davantage de gnant sont, majoritairement pour le second degré, prise d'initiative, d'aptitude à comprendre en quoi les liées à l’amour d’une discipline que l’on compte trans- apprentissages spécifiques sont porteurs de savoirs mettre à des jeunes. Cet objectif tout à fait louable se génériques, de compétences à utiliser ses connais- heurte cependant, au collège surtout, au scepticisme sances dans des situations nouvelles. Les enquêtes d'élèves, en particulier de ceux qui avaient mis tous internationales montrent régulièrement que l'école leurs espoirs dans l'école, face au fléchissement sou- française ne se contente pas de reproduire les iné- vent spectaculaire de leurs résultats qui ne récom- galités sociales qui prévalent dans la société, mais pensent pas, selon eux, leurs efforts. Ne parvenant qu'elle les accroît. Les implicites signalés ci-dessus Page 10 n° 07 / juin 2016
Former les enseignants pour que les élèves apprennent Patrick Rayou page 3/3 y contribuent sans doute grandement car, autour d'eux, se nouent des connivences entre les familles en fonction de leur plus ou moins grand éloignement des codes scolaires. Il paraît décisif que la formation éclaire davantage tous ces présupposés en ne prenant pas comme des allants de soi des questions appa- remment anodines, mais en réalité porteuses de dif- férenciations sociales, comme la façon d'apprendre une leçon, de faire des brouillons ou de s'acquitter de ses devoirs... Savoir comment les élèves apprennent (ou n'apprennent pas), que des conflits de loyauté peuvent les assaillir lorsqu'ils voient bien que la langue parlée à l'école n'est pas celle de la maison, qu'il n'est pas évident pour tout le monde qu'une femme puisse vous apprendre quelque chose, que les élèves peuvent être spontanément plus sensibles aux questions de la justice qu'à celles de la justesse des concepts... devrait pouvoir faire partie de formations qui intègrent davantage le point de vue des élèves et aident à diminuer la violence institutionnelle dont certains se sentent victimes. L'obsession de l'école française pour dégager une élite malgré le caractère relativement tardif de la sélection se traduit inévitablement dans la formation des enseignants. Celle-ci ne peut à elle seule instaurer les changements curriculaires qui aideraient à ce que la quasi totalité d'une classe d'âge s'approprie réel- lement les programmes et nourrisse des projets qui ne soient pas par défaut. Elle peut néanmoins aider, même dans le cadre actuel, les jeunes enseignants à mieux identifier les blocages et à mettre en œuvre des solutions. Cela passe vraisemblablement par un réaménagement des conditions de la formation. Il est en effet illusoire de penser qu'un enseignant est formé en deux ans à un métier devenu plus difficile Bibliographie : et exigeant davantage de ressources didactiques et pédagogiques qu'auparavant. La mise en place, en I Ecoles supérieures du professorat amont du master, de situations d'alternance entre et de l’éducation terrain et réflexivité semble tout indiquée pour qui se II Clot, Y. « Le travail à cœur. Pour destine à ce métier, de même que le renforcement et en finir avec les risques psychoso- l'extension de la formation continue. Mais les conte- ciaux ». La Découverte, 2010. nus de cette formation doivent emprunter davantage III Rayou, P., Sensevy, G. . à ce que les recherches en éducation nous apprennent « Contrat didactique et contextes des univers de vie des élèves et de la façon dont l'école sociaux. La structure d'ar- peut les prendre en compte si nous ne voulons pas rière-plans des apprentissages ». que les promesses déçues débouchent sur davantage Revue française de pédagogie, 2014, de souffrances au travail et de résignation pour les n°188, 23-38. uns et les autres. IV Parmi elles, celles du réseau Re- seida (Recherches sur la Socialisa- tion, l'Enseignement, les Inégalités et les Différenciations dans les Apprentissages). Rochex, J.-Y. & Crinon, J. (Dirs.), La construction des inégalités scolaires. Rennes, PUR, 2011 Rayou, P. (Dir.) Aux frontières de l'école. Institutions, Patrick Rayou acteurs et objets. St Denis : PUV, Professeur émérite en sciences de 2015. l'éducation, Paris 8, équipe Circeft-Escol. Page 11
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