Les Nouvelles d'AFGHANISTAN - Otages en Afghanistan (1842) Retour sur le lynchage d'une jeune femme à Kaboul Malraux et l'Afghanistan - AFRANE

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Les Nouvelles d'AFGHANISTAN - Otages en Afghanistan (1842) Retour sur le lynchage d'une jeune femme à Kaboul Malraux et l'Afghanistan - AFRANE
Les Nouvelles
                                          Trente-septième année
                                                  N°154
                                          Septembre 2016
                                                 (3e trimestre)

                 d’AFGHANISTAN
                                                        6 Euros

                     Otages en Afghanistan (1842)

                            Retour sur le lynchage
                      d’une jeune femme à Kaboul

                          Malraux et l’Afghanistan
ISSN 0249-0072
Les Nouvelles d'AFGHANISTAN - Otages en Afghanistan (1842) Retour sur le lynchage d'une jeune femme à Kaboul Malraux et l'Afghanistan - AFRANE
Editorial                                                                        Les Nouvelles
                                                                                     d’Afghanistan
                                                                                            SOMMAIRE N°154

Signaux contradictoires                                                               POLITIQUE
                                                                                      . Retour sur le lynchage d’une jeune
                                                                                      femme à Kaboul
                                                                                      par Marjane KAMAL                              3

J     ’écris ces lignes à Kaboul à l’issue d’un voyage qui m’a conduit à Hérat,
Bâmyân et Tcharikar. Malheureusement, je n’ai pas pu me rendre à Djalâlâbâd.
                                                                                      CULTURE
                                                                                      . Malraux et l’Afghanistan
                                                                                      par Régis KOETSCHET                            6
Au risque d’enfoncer une porte ouverte, je dois dire que la diversité, la com-        . La musique au quotidien
                                                                                      par Nil PITRAT                                12
plexité, et j’ose dire la richesse de l’Afghanistan empêchent de tenir un discours    . Albert Diato et les potiers d’Istalif
simple sur ce qui s’y passe.                                                          par Marie-Pascale SUHARD                      13
     A Hérat, ville animée, dynamique, développée, la guerre semble bien éloi-
gnée. Si l’on parle beaucoup d’enlèvements crapuleux, les retours de week-            HISTOIRE
end entraînent, comme ailleurs dans le monde, des embouteillages monstres.            . Otages en Afghanistan (1842)
Pourtant les districts voisins ne sont pas assez sûrs pour qu’on puisse s’y pro-      par Gilles ROSSIGNOL                          16
mener tranquillement.
                                                                                      DROITS DE L’HOMME
     A Waras, au fin fond de la province de Bâmyân, on s’affaire pour terminer
                                                                                      . Nous avons hébergé un réfugié
les récoltes avant les froids prochains. Les bœufs foulent le blé à l’ancienne,       entretien avec Jocelyne CHARLOIS           21
des femmes glanent et jeunes et vieux sont pendus à leur téléphone portable.
La beauté éternelle des montagnes somptueuses, les cours d’eau limpides
donnent un avant-goût de paradis. Mais on apprend que les Tâlebân ont coupé
les deux routes menant à Kaboul. Cela rend sensible l’angoisse des Hazâras
qui se sentent encerclés par des forces hostiles.                                     DERNIERES NOUVELLES
     Tcharikar s’est développée de manière incroyable. Bureaux, grands im-            Chronologie, brèves, bibliographie            23
meubles, nouvelles routes. C’est sûr l’Afghanistan bouge. Des salles informa-
tiques s’ouvrent dans toutes les écoles. Des directeurs énergiques essaient           Etudier malgré tout
d’entraîner leur établissement vers le haut. Mais les professeurs sont sous-          par Claire PATARD                         32
payés, l’absentéisme est un fléau. La qualité progresse, mais on est encore
loin du compte.
     Je pourrais multiplier les signaux contradictoires qu’envoie la société
afghane. L’énergie est là qui ne demanderait qu’à s’employer pour remettre
le pays sur les rails du développement. Mais tous ici se plaignent de ne pas
bénéficier de leaders sachant s’unir pour lutter contre la corruption et repartir
de l’avant.

Etienne GILLE
(Kaboul, le 8 octobre 2016)
                                                                                      Photo de couverture : Passe de Siri Kad-
                                                                                      jour à l’est de Kaboul. Embuscade contre
                                                                                      les Anglais en fuite, 1842. (voir article
                                                                                      p.16)

                                                                                             Les Nouvelles d’Afghanistan
                                                                                            bénéficient d’une aide financière
                                                                                       de l’ambassade de France en Afghanistan
                                                                                                       Adresse E-mail
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                                                                                       Les Nouvelles d’Afghanistan
                Site internet : www.afrane.org                                           16, passage de la Main d’Or -75011 Paris

2                                                                                               Les Nouvelles d’Afghanistan n°154
Les Nouvelles d'AFGHANISTAN - Otages en Afghanistan (1842) Retour sur le lynchage d'une jeune femme à Kaboul Malraux et l'Afghanistan - AFRANE
POLITIQUE

              Retour sur le lynchage
           d’une jeune femme à Kaboul
                                                 par Marjane KAMAL*

   La veille du printemps 2015, une jeune femme était lynchée dans des condi-
tions épouvantables à Kaboul. Cet événement a créé une onde de choc dans
le pays et une grande manifestation eut lieu au moment des obsèques avec de
nombreuses pancartes affirmant : « Nous sommes Farkhonda », du nom de la
victime. Marjane Kamal revient sur cet événement pour réfléchir à sa significa-
tion et aux logiques qui sous-tendent la violence urbaine.
    Le 19 mars 2015, une jeune femme diplômée en théo-         pierre. Enfin, sa dépouille est incendiée4. L’ensemble de
logie et âgée de 21 ans, Farkhonda Malekzada, est tuée         ces faits est filmé par certains protagonistes de l’événe-
près de la mosquée Châh-e Do Chamchera, au centre de           ment ainsi que par des individus formant la foule qui les
Kaboul, par un attroupement d’hommes l’accusant faus-          entoure, et les images sont diffusées sur des réseaux d’in-
sement d’avoir profané un Coran1. Juste après les faits,       formations électroniques ainsi que par les médias.
des personnalités religieuses, principalement des imams            Cet événement fait suite plusieurs attentats ayant eu
de mosquée ainsi que des maolawis (théologiens) justi-         lieu depuis la formation du gouvernement d’Union natio-
fient l’agression de la victime en évoquant les motifs reli-   nale à la fin du mois de septembre 2014. Ainsi, le contexte
gieux hypothétiques, à savoir la profanation d’un Coran,       immédiat est celui d’une inflation de la violence urbaine.
qui l’ont déclenchée. Ce motif est invalidé par le Tribunal.   La violence insurrectionnelle, qu’elle cible différentes
Les assaillants, de même que les membres de la police          catégories de la population, notamment les femmes, ou
qui sont présents au moment des faits, bénéficient d’une       qu’elle s’abatte de façon indiscriminée, vise à provoquer,
relative clémence lors de leur jugement2. L’interprétation     par le relais médiatique, la déstabilisation psychologique
la plus évidente de ce crime consiste à considérer qu’il       de la société civile. La violence insurrectionnelle ne re-
s’agit d’un dérapage s’expliquant par un excès de zèle re-     lève pas d’une même catégorie de faits que celle d’un
ligieux3. Toutefois, à partir du moment où la jeune femme      groupe de jeunes commettant un assassinat. Pour autant,
n’a pas profané de Coran, comme cela a été reconnu par         étant donné d’une part le rapport aux médias dans lequel
le Tribunal, la question de savoir ce qui a motivé les as-     ces deux formes de violence s’inscrivent et d’autre part, le
saillants reste posée. Donc, les causes ayant conduit au       contexte politique dans lequel ces deux formes de violence
lynchage et à l’assassinat de F. Malekzada restent à ce jour   se sont manifestés, elles témoignent d’une même logique
non élucidées. Précisons que les agresseurs ont fait preuve    : créer un climat menaçant par la mise en récit médiatique
d’un véritable déchaînement dans la violence : la victime      de faits de violence graves et étayés sur une justification
est battue à coups de pieds, frappée avec des planches en      faisant référence à l’islam.
bois, jetée au sol depuis un toit, écrasée d’abord par un
bloc de béton puis par une voiture. Son corps ensanglanté
est ensuite jeté sur les rives de la rivière de Kaboul où il
est lapidé. Des enfants participent également aux jets de
                                                               Qui sont les assaillants ?
                                                                    La langue parlée par les agresseurs pourrait être qua-
                                                               lifiée de néo-kabouli5, étant donné l’accent clairement
* Spécialiste de l’Afghanistan                                 prononcé des assaillants, un peu moins dans le cas de la

Les Nouvelles d’Afghanistan n°154                                                                                        3
Les Nouvelles d'AFGHANISTAN - Otages en Afghanistan (1842) Retour sur le lynchage d'une jeune femme à Kaboul Malraux et l'Afghanistan - AFRANE
POLITIQUE
victime, témoignant du fait qu’ils sont
originaires des plaines et des vallées ta-
djikes du nord de la capitale. Ce parler,
qui se distingue nettement du pandchiri5
par ses intonations, s’est généralisé les
quinze dernières années dans différents
quartiers de Kaboul. Les parents de la
jeune femme ne parlent pas dans ce
dialecte, mais s’expriment dans l’an-
cien kabouli des persanophones de la
capitale7. Le parler néo-kabouli est ty-
piquement un fait générationnel, carac-
térisant une population jeune, installée
dans des quartiers péri-urbains, et dont
la pyramide des âges reflète probable-
ment assez bien la jeunesse de la po-
pulation afghane dans son ensemble.
Ainsi, ce passage à la violence peut être Manifestation à Kaboul, près   de la mosquée Châh-e Do Chamchera (au fond), pour protester contre le lynchage de
                                             Farkhonda. (Photo DR)
interprété par ses connotations sociales,
étant donné la mise en cause d’une jeu-
nesse urbaine pauvre et désœuvrée, ayant grandi pendant                  zada, une autre jeune femme âgée de 34 ans, journaliste
les quinze dernières années de changement social accé-                   et membre du Conseil provincial du Nangarhar, Angeza
léré8. De plus, cette jeunesse urbaine pauvre est d’ethnie               Chinwari, décédait des suites de ses blessures après un at-
tadjike et plus précisément « chamâliwâr », c’est-à-dire                 tentat à la voiture piégée devant le lycée de Bibi Hawa,
originaire des plaines du nord de Kaboul, et représente la               dans la ville de Djalalabad12. L’attentat n’a pas été reven-
base sociale de l’Alliance du Nord, le camp opposé aux                   diqué13.
Tâlebân.                                                                     Ce fait ne relève pas de la même catégorie de phéno-
    Le 29 mai 2006, Kaboul avait connu des émeutes sans                  mènes de violence que l’agression de F. Malekzada. Il
précédent depuis 2001, suite à la collision d’un camion                  s’inscrit en effet dans la routine des vagues d’attentats qui,
d’un convoi américain avec une ou plusieurs voitures                     depuis l’année 2008, ont plongé l’Afghanistan dans une
dans le quartier de Khayr Khana. Les manifestants, dont                  nouvelle phase de la guerre, celle de l’expansion de la vio-
le profil social était proche de celui des assaillants de F.             lence armée en milieu urbain avec les conséquences ca-
Malekzada, avaient ciblé notamment les locaux de plu-                    tastrophiques que cette expansion a, non seulement sur la
sieurs ONG internationales qui avaient été saccagés9. Or                 vie sociale de la population civile, mais également sur le
il ressort des enregistrements de l’agression de F. Malek-               fonctionnement des institutions politiques. Toutefois, ces
zada, que les agresseurs accusent la jeune femme non pas                 deux faits s’inscrivent à la fois dans un champ politique
seulement d’avoir profané un Coran, mais de l’avoir fait                 donné, celui de l’Afghanistan de l’après-2002, ainsi que
à la demande des Américains10. Depuis 2001, les profa-                   dans une même série de phénomènes, les faits de violence
nations de Coran, fortement médiatisées, dans la prison                  justifiés par un enjeu identitaire, la défense de l’islam.
d’Abou Ghraïb contrôlée par les Américains en Irak, dans                     A un niveau plus global, la violence se caractérise par
celle de Bagram en Afghanistan, comme dans des villages                  sa capacité à générer des images destinées à être « parta-
de la province de Kandahar, ont donné lieu à des mani-                   gées » via les « réseaux sociaux », et ce faisant, contribue
festations où s’exprime un sentiment d’outrage de la po-                 à la production de catégories identitaires plus ou moins
pulation contre la présence de troupes étrangères. Ainsi,                saillantes. Ces dernières peuvent concerner des catégories
l’expression publique et violente d’un mécontentement                    ethniques ou confessionnelles, mais également des posi-
justifié par une atteinte portée à des valeurs religieuses               tionnements, comme les proclamations de solidarité telles
n’est pas seulement l’apanage des régions où les Tâlebân                 que « Je suis Charlie » ou « Je suis Farkhonda »14. De fait,
contrôlent le territoire. Bien plus, cela peut concerner                 la production de ces catégories identitaires représente une
des populations formant la base sociale du camp adverse                  conséquence de la violence et non pas une cause. Néan-
aux Tâlebân. Ce point est significatif dans la mesure où                 moins, l’inflation de ces positionnements identitaires pa-
il s’agit d’une jeunesse socialisée dans un environnement                rallèlement à l’augmentation croissante d’attentats en tous
caractérisé par d’autres références identitaires et d’autres             les points du globe a comme conséquence que les inter-
représentations collectives que celles de l’islam fonda-                 prétations dominantes de ces faits de violence tendent à
mentaliste des madrassas déobandies fréquentées par les                  porter sur l’existence d’enjeux identitaires.
Tâlebân11.

                                                                         La violence dans son contexte
Violence urbaine                                                         social, politique et institutionnel
et enjeux identitaires                                                       Outre l’enjeu identitaire lié à la défense de l’islam,
    Un peu plus d’un mois avant l’agression de F. Malek-                 il existe d’autres éléments de comparaison entre les at-

4                                                                                                                 Les Nouvelles d’Afghanistan n°154
Les Nouvelles d'AFGHANISTAN - Otages en Afghanistan (1842) Retour sur le lynchage d'une jeune femme à Kaboul Malraux et l'Afghanistan - AFRANE
POLITIQUE
tentats en milieu urbain et l’agression dont est victime F.     vérifie par son déploiement, outre l’Afghanistan, sur plu-
Malekzada : la passivité d’une partie de la population qui      sieurs continents : en Asie, au Proche et Moyen Orient,
observe la scène ; la complicité active d’une autre partie      en Afrique, ainsi qu’en Europe (attentats en France et en
de la population qui encourage les assaillants ; la com-        Belgique depuis janvier 2015) et aux Etats-Unis (vio-
plicité des policiers présents sur la scène, qui ne tentent     lences commises par des individus isolés se revendiquant
pas de sérieusement s’interposer comme le montrent les          de l’organisation de l’Etat islamique). Ceci suppose que
vidéos ; enfin, l’excès dans la violence à l’origine de sa      les acteurs qui mettent en place une stratégie de guerre de
résonance médiatique, mais également psychologique. La          tous contre tous d’une telle ampleur et avec un niveau de
passivité de la population est en effet à prendre en compte     planification relativement élevé disposent de ressources,
pour comprendre les dynamiques de la violence en mi-            en termes d’intelligence et d’informations, qui leur per-
lieu urbain, dans la mesure où l’organisation d’attentats       mettent d’instrumentaliser les scènes politico-militaires
suppose l’existence de réseaux clandestins dans les villes.     locales, à commencer par la rivalité entre al-Qaida et un
La complicité active de policiers est une condition sine        nouvel acteur émergent depuis 2013-2014, l’organisation
qua non de l’organisation d’attentats urbains qui nécessi-      de l’Etat islamique.
tent l’acheminement d’explosifs depuis leurs espaces de
stockage dans les régions contrôlées par l’insurrection,
jusqu’aux points d’implantation des réseaux en ville. A ce
titre, remarquons qu’il existe une structure principale qui
charpente non seulement les faits de violence en Afgha-         1- O’DONNELL Lynne, « After daughter’s mob killing, Afghan family lives
                                                                in fear », Associated Press (June 19, 2015).
nistan, mais également les phénomènes de violence plus
                                                                2- DIVANTCHEGUI Zaher, « Le printemps de la honte à Kaboul », Les
globaux :                                                       Nouvelles d’Afghanistan, n° 149, Juin 2015, 2eme trimestre p. 25-26. Pour
  - Le vide ou la paralysie des lieux de pouvoir institution-   rappel : « Deux mois après le lynchage de Farkhonda, le tribunal afghan
nels, définis comme des espaces de prise de décision et de      a annoncé le procès des suspects. Il les a divisés en trois catégories : les
                                                                acteurs principaux du lynchage, les policiers présents qui ont négligé d’in-
mise en œuvre d’une politique en mesure de contrer le défi      tervenir, et les fonctionnaires qui n’auront pas utilisé leur autorité conve-
posé par l’action terroriste ;                                  nablement. Le juge Safiullah Modjadadi qui est en charge de ce dossier a
  - Comme par un effet de miroir, la difficulté, voire la       condamné quatre personnes à la peine capitale. Elles ont fait appel. Huit
                                                                autres ont été condamnées à 16 ans de prison ferme et dix-huit personnes
quasi-impossibilité d’identifier un centre politique de         ont été relaxées. Quant aux policiers, onze d’entre eux ont été reconnus cou-
commandement et de coordination des actions terroristes.        pables et condamnées à un an de prison ferme, huit autres étant acquittés ».
    Enfin, l’impact médiatique et psychologique des atten-      En appel, les condamnations à mort ont été commuées en peines de prison.
tats est indiscutable, surtout lorsqu’ils sont coordonnés ou    3- Pour reprendre l’expression de F. Adelkhah, il s’agit de faire porter « le
                                                                chapeau de la charia » aux auteurs de l’agression. ADELKHAH Fariba, «
réalisés par vagues successives.                                Qatl-e Farkhonda wa negâh-e mardom-e khâmoch », BBC (29 Mars 2015).
                                                                4- Source: http://www.nytimes.com/video/world/asia/100000004108808/
                                                                the-killing-of-farkhunda.html?action=click&contentCollection=world&mo
Conclusion                                                      dule=embedded&region=caption&pgtype=article
                                                                5- Le Kabouli est, en linguistique, un dialecte du Persan. J’emploie le condi-
    Le lynchage de F. Malekzada montre l’avantage que           tionnel dans la mesure où considérer ce parler comme du néo-Kabouli relè-
représente la possibilité d’invoquer un motif religieux         verait d’une analyse de dialectologie. Or il n’existe pas de travaux récents
pour justifier un passage à la violence. De plus, il montre     permettant de repenser les catégories linguistiques de l’Afghanistan d’après
que du fait de la segmentation de la société afghane en         les années 1980, alors même que les migrations et les déplacements de po-
                                                                pulation ont eu des conséquences sociales qui se répercutent notamment
catégories communautaires, tout groupe agissant dans            dans les langues parlées.
l’espace public se trouve marqué par des caractéristiques       6- Autre dialecte du persan parlé dans la vallée du Pandjchir, au nord de
socio-économiques, mais également par un profil ethnique        Kaboul, ainsi que dans la capitale.
ou infra-ethnique. Or, le levier identitaire de la violence     7- Voir quelques brefs entretiens dans la vidéo suivante: http://www.bing.
terroriste combine également des revendications reli-           com/videos/search?q=farkhunda+malikzada&&view=detail&mid=174774
                                                                B87B7F079F51BC174774B87B7F079F51BC&FORM=VRDGAR.
gieuses tout autant qu’une identification des acteurs de la
violence et de ses victimes à des groupes communautaires.       8- Il s’agit d’une hypothèse qui mériterait d’être validée par une analyse
                                                                des données sociographiques relatives aux principaux protagonistes de cette
Ce levier trouve son efficacité stratégique grâce à la capa-    affaire.
cité accrue des groupes armés à coordonner leurs attentats      9- TARZI Amin, « Afghanistan : Kabul Riots Appeared Spontaneous », RFE
de façon à jouer sur leur fréquence, leur intensité et leur     RL (March 18, 2016).
diffusion dans un espace aujourd’hui global. Néanmoins,         10- Voir la vidéo sur le site du New York Times citée en note 4
les phénomènes de cristallisation identitaire qui accompa-      11- Ce point est non seulement significatif mais aussi relativement inquié-
gnent l’augmentation de la violence armée demeurent une         tant. En effet, O. Roy mentionne qu’il est aujourd’hui envisageable pour
conséquence et non pas une cause de cette violence. Com-        l’Organisation de l’état islamique de recruter en Afghanistan parmi la popu-
                                                                lation jeune et urbaine, ce qui aurait des conséquences relativement graves
binés avec l’existence de logiques de surenchère et d’esca-     sur la nature du rapport de force qui oppose l’insurrection contre l’Etat et
lade, ces phénomènes conduisent à une situation de guerre       l’OTAN. ROY Olivier, « Surenchère sanglante », Atlantico (22 juin 2016).
de tous contre tous. Pour ce qui est d’établir les causes       12- « Angeza Shinwari Succumbs to Injuries », Khaama Press (Mon. Feb.
de la violence, en l’état actuel de nos connaissances, nous     16)
pouvons postuler l’existence d’acteurs qui provoquent           13- « Taliban Attack Afghan Police Station., Bomb Targets Female Politi-
                                                                cian », RFE RL, Ghandara (February 10, 2015).
cette violence, afin d’en exploiter les conséquences en
termes de surenchère, d’escalade et de fragmentation po-        14- Cette seconde phrase est scandée par les participantes aux funérailles de
                                                                F. Malekzada : « Mâ hama Farkhonda em » (Nous sommes tous Farkhonda).
litique et sociale. Le caractère global de cette violence se    Source : les vidéos citées en note 4 et 7.

Les Nouvelles d’Afghanistan n°154                                                                                                          5
Les Nouvelles d'AFGHANISTAN - Otages en Afghanistan (1842) Retour sur le lynchage d'une jeune femme à Kaboul Malraux et l'Afghanistan - AFRANE
CULTURE

                               Malraux et l’Afghanistan

                                                 par Régis KOETSCHET*
                                                                                                                        (Photo DR)

Régis Koetschet s’intéresse à la relation qu’entretint André Malraux avec
l’Afghanistan. Il a bien voulu nous communiquer le texte d’une conférence qu’il
a donnée à l’Ambassade de France à Kaboul au printemps 2015.
   Ce thème de recherche que je poursuis avec bonheur         dont quelques pages concernent l’Afghanistan.
depuis plusieurs années trouve son point de départ, ici,          Je tenais mon sujet. D’autant que cette relation de Ma-
pendant ma mission à Kaboul.                                  lraux à l’Afghanistan est peu documentée, entourée de
                                                              confusions (les biographies se contredisent) voire de polé-
    Dans un vol d’Ariana j’ai lu « Les noyers de l’Al-        miques (certains, en référence à l’équipée de Bantea Srey,
tenburg », acheté en poche à l’aéroport, et suis tombé –      la ramènent à une « histoire de statues »).
sans m’y attendre - sur le récit des aventures afghanes du        Le projet était de tirer au clair la date et le déroulé de la
« père du narrateur » (« Il fallait entrer en contact avec    (éventuellement « les ») visite d’André et Clara Malraux
les Turcs d’Asie centrale, établir un lien direct avec les    en Afghanistan et aussi d’éclairer son intérêt pour l’Afgha-
Kurdes, les émirs de Bokhara et d’Afghanistan, les khans      nistan. On connaît les photos de l’écrivain-ministre en dia-
du Turkestan russe. « L’Afghanistan d’abord… », suggéra       logue, au quotidien, avec les « têtes » du Gandhara, chez
l’ambassadeur d’Allemagne. C’était plus près des Indes.       lui à Boulogne ou rue de Valois. Ces statues de Hadda se-
Et chacun jugea mon père tout désigné : les Allemands,        ront disposées à Verrière le Buisson autour de son lit de
Enver, - et lui-même.                                         mort.
    Deux mois plus tard, il était à Ghazni »).
    Lors d’un déplacement à Delhi, j’ai trouvé à la Rési-
dence le beau livre réalisé par Jean Claude Périer et notre
ambassade intitulé « Malraux et la tentation de l’Inde »      La ou les visites des Malraux
                                                              en Afghanistan
                                                                 Cette visite est rapportée dans les Antimémoires : « En
* Ancien ambassadeur de France en Afghanistan.                1929, je ne vis, à l’exception de Bénarès, que l’Inde mu-

6                                                                                              Les Nouvelles d’Afghanistan n°154
CULTURE

sulmane. J’étais arrivé en Afghanistan (celui que l’on re-          Mes recherches aux Archives du Département, tant
trouve dans l’Altenburg) par Tachkent déjà soviétisée, et       à Nantes qu’à la Courneuve, se sont avérées vaines sur
Termès où les caravaniers de Samarcande ou de Boukha-           cette visite. En revanche, les correspondances des intel-
ra, turbans en potirons et robes à fleurs, accroupis dans       lectuels et archéologues – pour certaines conservées au
l’ombre maigre des arbres épineux, semblaient abandon-          Musée Guimet - m’ont permis, dans leur méfiance et leur
nés par l’Orient des rêves devant le champ de l’aviation        alacrité à l’égard de l’ex aventurier d’Angkor, de cerner
russe. (…) Kaboul, encore presque interdite, était ouverte      les contours de la visite.
aux Indiens, qui en avaient fait un faubourg, en tôle ondu-         Pierre Centlivres dans son livre sur Bâmyân4 reproduit
lée, de Lahore ou de Peshawar. Je me demandais si Lhassa        un extrait d’une lettre pleine de malice d’Aline Mayrisch
était aussi moche. Mais dès Ghazni agglomérée dans ses          de Saint Hubert à Gide en date du 25 mars 1930. « Dans
murailles d’argile, commençaient les steppes de lavande         les milieux de la NRF, on me dit que Malraux s’apprête à
dont le bleu fin s’accordait si bien, dans le petit matin, à    partir pour l’Afghanistan. Je suppose néanmoins que les
celui du ciel sur les contreforts du Pamir.… L’Afghanistan      Bouddhas de Bamyan sont à l’abri de convoitises pos-
de 1929, dans ma mémoire, c’est la guerre civile, l’usur-       sibles ».
pateur ébouillanté1 (pauvre Abiboullah, avec sa tête de             Des lettres très explicites de Foucher, Hackin, Finot,
ministre de l’Agriculture !), ces vastes champs bleus … ».      Grousset et d’autres permettent de situer la visite des Ma-
    Clara Malraux revient également sur cette visite dans       lraux durant les deux premières décades de juillet. Appa-
le tome de ses mémoires intitulé « Voici que vient l’été ».     remment leur séjour durera 12 jours. Ils quitteront Kaboul
(« En 1931, nous sommes les seuls passagers avec un             le 19 juillet soit deux jours avant une reprise des troubles
jeune Afghan qui rend tripes, boyaux et dignité… Le pi-         dans le Kohistan5 qui fera l’objet d’une dépêche du poste.
lote se retourne, un signe, je m’approche : en dessous de           Le programme de la visite comprend Kaboul, Ghazni
nous un immense jardin citadin, une verdure qui semble          en compagnie de Gaire, chef par intérim de la Légation
comme la vie. Montrant l’oasis lovée dans le cirque où          (Clara fait un récit amusant d’un déjeuner chez le gou-
aboutissent les rivières, il dit en riant « Kaboul »).          verneur, André y situe des épisodes importants des «
    La confusion est installée, tant sur les dates (1929 pour   Noyers »), Djalâlâbâd puis la passe de Khyber.
André, 1931 pour Clara) que sur le contexte (guerre civile          Gaire suggère à Malraux d’aller à Bâmyân. Hackin y
pour lui, « bras nus » que frôlent au bazar les Afridis des-    fouille. C’est justement la rencontre que l’écrivain sou-
cendus de leurs montagnes pour elle).                           haite éviter. L’archéologue, conservateur dans les années
    Petits cailloux qui brouillent les pistes, alimentent les   20 à Guimet, avait en toute bonne foi rédigé une lettre
réputations de mythomanie ou plus simplement témoi-             de soutien à la mission de Malraux à Angkor. Après la
gnent des fragilités de la mémoire pour des textes écrits       découpe des statues il s’est senti trahi. Comme il l’écrit, «
plus de trente ans après ce qu’ils racontent.                   nous aurions pu avoir la grande explication »au pied des
    Ces deux dates peuvent en fait être écartées, par dé-       Bouddhas.
duction.                                                            Au sortir de l’Afghanistan, chez des marchands de
    - 1929, c’est trop tôt. En février, la Légation française
est évacuée. Et à l’été, si Batcha Saqao « règne » encore,
les troubles ont commencé. Andrée Viollis (dont Malraux
préfacera « SOS Indochine ») sera en octobre la première             L’affaire du vol d’œuvres d’art à Angkor6
Française à rallier Kaboul après l’éviction d’Habiboullah        Poussé par son goût de l’aventure et son amour de l’art, et
et la prise de pouvoir par Nâder Chah (cf son « Tourmente        peut-être pour se refaire, Malraux décide en 1923 de partir
sur l’Afghanistan »).                                            avec son épouse et un ami d’enfance en Indochine pour y
    - 1931, c’est trop tard. Puisqu’au tout début de cette       voler des statues et les revendre, après s’être renseigné sur
année seront présentées à la Galerie de la Nouvelle Revue        les prix et les débouchés et avoir pris contact avec de riches
Française (NRF) les statues gréco-bouddhiques ramenées           collectionneurs américains et allemands qui pourraient être
                                                                 intéressés par un « lot de statues khmères ». Une mission lui
par Malraux, selon lui « des Pamir ».                            est accordée par une commission du ministère des Colonies
    Il convient donc de se concentrer sur l’année 1930.          en septembre 1923. Il part pour Hanoï puis s’établit à proxi-
Plusieurs indices nous y conduisent.                             mité d’Angkor. À la mi-décembre, Malraux et ses compagnons
    - Dans le livre de Rachel Mazui (« Croire plutôt que         arrachent à la scie, au temple de Banteay Srei, une tonne de
voir ») est rapportée une note du VOKS2 en date du 30            pierres sculptées et quatre grands morceaux de bas-reliefs
juin 1930 instruisant de « bien accueillir les Malraux à         qu’ils emballent et emportent pour les revendre à un collec-
                                                                 tionneur. Arrivés à Phnom-Penh ils sont arrêtés et assignés à
Tachkent ».                                                      résidence. André Malraux est condamné, le 21 juillet 1924,
    - Dans son journal, Hélène Hoppenot, épouse d’un             à trois ans de prison ferme. En appel, le 28 octobre 1924, la
diplomate en poste à Beyrouth, écrit à la date du 10             peine de Malraux est réduite à un an et huit mois avec sursis.
septembre : « Les André Malraux !. Ils reviennent d’un
voyage de trois mois à travers la Perse et l’Afghanistan.
Maigre et blafard, les yeux globuleux, cent pour cent céré-
bral. Les mots, les phrases, se bousculent dans sa bouche,
ses gestes saccadés se transforment en un feu d’artifice de
tics, et la gymnastique mentale qu’il vous oblige à faire
à sa suite vous laisse aussi courbatu qu’après une forte
grippe »3.

Les Nouvelles d’Afghanistan n°154                                                                                             7
aussi a quelques comptes à régler avec la hiérarchie et
                                                                   quand, début 1931, Albert Bodard –le père de Lucien- re-
                                                                   joindra Kaboul pour prendre les commandes du poste, la
                                                                   relation se tendra, le second reprochant même au premier
                                                                   d’avoir (trop bien) « traité » Malraux.

                                                      (Photo DR)   La place de l’Afghanistan
                                                                   dans l’œuvre littéraire
Rawalpindi selon Clara, dans des fouilles qu’il a lui-même             L’essentiel se trouve dans les Antimémoires et Les
conduites dans les Pamir selon André, les deux voyageurs,          Noyers de l’Altenburg, livre complexe écrit pendant la
financés par Gaston Gallimard, vont rassembler des têtes           guerre et qui relate notamment le parcours de Vincent
gréco-bouddhiques qui seront exposées en 1931 et 32 à la           Berger, père du narrateur, qui au côté d’Enver Pacha tente
Galerie de la NRF et aux Etats Unis.                               de mobiliser en Asie centrale un grand mouvement toura-
    C’est la fameuse Collection Malraux, photographiée             nien. Malade à Ghazni, déçu par cette Asie centrale qui se
par Germaine Krull et dont on trouve quelques beaux spé-           refuse à son propre destin, il échoue et rentre à Marseille.
cimen au Musée Guimet.                                             Berger sera le nom de guerre de Malraux à la Brigade Al-
    La visite de Malraux en Afghanistan s’inscrit dans un          sace-Lorraine. Le vrai père de Malraux, quant à lui, se
contexte de tensions personnelles. La plus importante a            suicidera fin 1930, l’année du voyage en Afghanistan.
trait à des rivalités internes au sein de la DAFA autour               Un appendice non publié des Noyers s’intitule « La
de deux personnalités fortes et complexes, deux « ego »,           suite persane ». Une partie de ce texte se passe à Hérat.
Joseph Hackin et Jules Barthoux.                                   C’est une sorte de transposition actualisée des Amants de
    Hackin forme avec sa femme Ria un couple rayonnant             Kandahar de Gobineau.
et reconnu, introduit auprès des autorités afghanes et des             L’Afghanistan est aussi présent dans les œuvres de jeu-
cercles parisiens. Il accompagnera la Croisière Jaune et           nesse et notamment « L’expédition d’Ispahan » publiée en
dirigera la Maison franco japonaise de Tokyo.                      Indochine en 1925 sous le pseudonyme de Maurice Sainte
    Barthoux n’est pas du sérail ; c’est un géologue de for-       Rose. Il y évoque une « terre de l’inquiétude ».
mation ; il a fait ses armes au Proche-Orient ; il assistera           La Tartarie – cet espace de l’Asie centrale qui touche
René Clément dans le tournage du premier documentaire              sinon englobe l’Afghanistan – fascine Malraux. Il y est
jamais tourné au Yemen. Il râle, il se sent incompris. Il a        fait référence dans La tentation de l’Occident et Le temps
le sentiment qu’on lui vole la paternité de ses découvertes.       du mépris. Dans La condition humaine, un paragraphe
Zemaryalaï Tarzi rendra hommage à sa mémoire en 1996 à             renvoie explicitement à l’Afghanistan, sa cruauté et sa
l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres : «Jules Bar-        violence. « On ne se venge vite que sur les corps. Clap-
thoux, l’archéologue mal aimé, oublié de ses confrères,            pique lui avait raconté l’histoire sauvage d’un chef afghan
mais qui fut le premier à ouvrir la voie à la prospection          dont la femme était revenue, violée par un chef voisin,
archéologique française en Afghanistan »7.                         avec la lettre : « Je te rends ta femme, elle n’est pas si bien
    Tout laisse à penser que Malraux, évitant Hackin, a            qu’on le dit », et qui, ayant pris le violeur, l’avait attaché
rencontré Barthoux.                                                devant la femme nue pour lui arracher les yeux, en lui
    Une deuxième tension est interne à la communauté               disant : « Tu l’as vue et méprisée, mais tu peux jurer que
française ; elle concerne les professeurs qui forment alors        tu ne la verras plus jamais ».
l’essentiel des expatriés et touche à leurs statuts, leurs lo-         L’Afghanistan a bien sûr une place importante dans les
gements.                                                           Ecrits sur l’art et notamment Les Voix du silence. Comme
    Enfin, à la Légation, Gaire assure un long intérim. Lui        Hackin l’avait fait avant lui, Malraux rapproche dans une

8                                                                                                  Les Nouvelles d’Afghanistan n°154
CULTURE
                              même page, photo à l’appui,       gence le soldat Shaw à Lahore, par avion. Celui-ci tomba,
                              le Sourire de Reims d’une tête    éberlué, dans cet incomparable décor de l’Inde musul-
                              bouddhique du Gandhara. Il        mane, avec ses jardins persans, et son tombeau de Djehan
                              se joue des Métamorphoses.        Guir à la première cour rose encombrée de fleurs et d’écu-
                              « Les premiers Bouddhas           reuils rayés, à la seconde les ombres des vautours perchés
                              d’Afghanistan sont des co-        sur sa coupole étendues sur son sable solitaire… il quittait
                              pies d’Apollons auxquelles        les neiges de l’Asie centrale… ». Pour autant Malraux ne
                              ont été ajoutés les signes        dédaigne pas de donner corps à la rumeur d’un Lawrence
                              de la sagesse ». « L’œil des      impliqué dans le soulèvement voire ses prémices. «…
                              fresques de Bâmyan semble         quand la révolution afghane se préparait, ne se trouvait
                              fait des ornements qu’on ap-      (il) à la frontière afghane, au moment de la marche des
                              pelle traits de plume ; le nez    rebelles sur Kaboul, que pour nettoyer des moteurs et tra-
                              courbe et mince qui se subs-      duire Homère ? ». Entre les réformes d’Amânullah et un
                              titue à celui de la Grèce est     gouvernement des Indes qui entendait maintenir en Afgha-
                              celui, ethnique ou non, dont      nistan les lois anciennes, « Il était évident que Lawrence
la ligne s’accorde aux accolades que deviennent maintes         était une des cartes capitales de ce jeu complexe ».On aura
bouches… ».                                                     noté qu’il y a plus qu’un rapprochement entre le père du
    Clara Malraux va pour sa part consacrer un roman à          narrateur des Noyers de l’Altenburg et Lawrence.
l’Afghanistan : Par de plus longs chemins. Ce livre ex-
prime une profonde frustration à l’égard d’un compagnon,            - Joseph Hackin est la « mauvaise conscience » de
en l’occurrence l’archéologue Bernard, qui ne la reconnaît      Malraux et la plaie Ecole Française d’Extrême-Orient-
pas dans ses aspirations et ses actes, qui les « confisque      Guimet-Malraux semble n’avoir jamais vraiment cicatri-
» et s’arroge seul la « victoire ». Le roman est transpa-       sé. L’engagement de Malraux dans la France Libre est re-
rent et semble indiquer que cette visite en Afghanistan,        lativement tardif, celui d’Hackin est immédiat entrainant
à la différence de celle l’année précédente à Ispahan, fut      avec lui certains membres de la communauté française de
une épreuve pour le couple Malraux. D’une façon inatten-        Kaboul. Le 6 juillet 1940, Hackin se présente à la Léga-
due, le livre contient un « avertissement » qui confirme        tion britannique et demande à transmettre un message à
les contacts Malraux-Barthoux. « Les personnages de ce          de Gaulle : « mon adhésion est totale » en annexe celle
récit sont imaginaires ; les situations aussi, malgré un lé-    de Ria, sa femme, de Jean Carl architecte de la DAFA qui
ger appui sur le réel – c’est-à-dire sur ce que l’on sait qui   lui est très proche (un ancien de la Croisière Jaune éga-
advint aux fouilles de Barthoux (sic). Il reste que je vou-     lement), de l’enseignant André Beaudoin. Ils embarquent
drais que l’on m’excusât si certains détails archéologiques     à Bombay pour Londres. Les Hackin périront en mer en
de ce livre sont un peu fantaisistes : mon intention était de   février 1941 en mission vers l’Orient ; tous deux seront
décrire une aventure psychologique ».                           faits Compagnons de la Libération. Carl mettra fin à ses
                                                                jours en apprenant la nouvelle de leur mort, Beaudoin di-
                                                                rigera l’Ecole des cadets de la France Libre et à l’issue de
Les « compagnons de route »                                     la guerre rejoindra le Ministère des Affaires Etrangères.
                                                                    Cet engagement exemplaire aura un effet communi-
  Quelques « compagnons de route » de la relation de            cant : Gabriel Monod Hertzen, professeur à l’Université
Malraux avec l’Afghanistan.                                     de Kaboul participera au comité France Libre en Inde puis
                                                                à Beyrouth et en Ethiopie, Daniel Schlumberger, futur di-
    - Alexandre le Grand, Tamerlan et Lawrence d’Ara-           recteur de la DAFA et Raoul Curiel animeront l’antenne
bie sont, on le sait, trois grands héros de Malraux. Tous       de Radio Brazzaville.
trois ont une relation forte avec l’Afghanistan, la fièvre de
la conquête, les grands espaces et le point de bascule du           - Paul Nizan. Le voyage de Malraux en Afghanistan
monde, une sorte d’alchimie très « timouride » - et « ma-       est concomitant avec l’ancrage soviétique en Asie centrale.
lrucienne » - entre cruauté et raffinement, sang et culture.    Pour les intellectuels communistes, l’Amou Daria apparaît
    Malraux a écrit une biographie – non publiée de son         comme une frontière entre deux mondes, entre la lumière
vivant – de Lawrence, intitulée « Le démon de l’absolu »8.      et l’obscurité. Malraux rencontre à Termez Boris Pilniak,
Il y traite des mois passés par l’auteur des Sept piliers de    l’auteur de « la 7ème République » (le Tadjikistan) ; il
la sagesse sur la frontière afghane. « Derrière la neige du     en parle dans les Antimémoires. Paul Vaillant-Couturier
Pamir où la légende veut que meurent de froid les diables       et Paul Nizan se rendront sur la frontière afghane. Nizan,
exilés des Indes, un chef de Jacques9, le Bacha Sakao,          l’ami de Malraux, en tirera en 1934 un texte étonnant «
unissant les tribus travaillées depuis plusieurs mois par les   sindobod toçikiston »10. « Nous étions au pied d’une des
mullahs, venait de prendre Kaboul, d’où le roi Amanullah        grandes lignes de partage des eaux du monde et elle ne sé-
s’était enfui pour les Indes ».                                 parait pas seulement des versants, des bassins de drainage
    Certains articles de presse vont voir « la main de Law-     tournés vers la Mer d’Aral, la Sibérie et de l’autre côté des
rence » dans cette révolte. Il sera rapidement exfiltré de      montagnes, vers l’Inde, vers l’Afghanistan, elle séparait
Miranshah pour couper court à la rumeur.                        aussi des mondes politiques, des mondes humains et les
    Malraux poursuit : « Le 7 janvier (1929) le comman-         ingénieurs du Vakhchstroi nous disaient d’aller jusqu’à la
dant de Miranshah reçut l’ordre de transférer de toute ur-      frontière afghane ». Ce que fera Nizan. « Quelquefois des

Les Nouvelles d’Afghanistan n°154                                                                                          9
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                                                                                        André Malraux et le Général de Gaulle.
                                                                                        (Photo DR)

tigres passaient le Piandj à la nage. Dans les broussailles      haches de guerre en cuivre et s’enroulent la tête de feuilles
galopaient des antilopes et les autos les poursuivaient          de vigne comme ils le faisaient au temps d’Alexandre ».
entre les arbustes, mais nous ne tuâmes aucune antilope.         Du Chatwin faisant du Malraux ou du Malraux faisant du
Des faisans s’envolaient lourdement. Le commandant du            Chatwin ?
poste frontière me demandait de lui parler de l’école de
Saint-Cyr, de Polytechnique, parce qu’il faisait des cours à
ses hommes sur les armées capitalistes. Il avait vingt-deux
ou vingt-trois ans et il n’avait pas envie de raconter les       Malraux ministre
histoires qu’il savait. Il faisait tellement chaud qu’on avait   et l’Afghanistan :
du mal à poser des questions. Je lui demandais : - vous ne
vous ennuyez pas à Nijni Piandj ? Il souriait, il répondait
                                                                 les occasions manquées
                                                                     En 1958, le Général de Gaulle revient « aux affaires ».
– on ne s’ennuie pas quand on protège les frontières du          Il nomme André Malraux aux Affaires culturelles.
socialisme ».                                                        Malraux commence sa mission par un grand voyage
                                                                 en Iran, en Inde et au Japon. En résulteront deux exposi-
    - Annemarie Schwarzenbach, l’écrivaine suisse qui            tions majeures, les premières de ce genre au Petit Palais :
accompagnera Ella Maillart à Kaboul en 1939 (La voie             « Trésors d’art de l’Inde « (avril-juin 1960) avec une salle
cruelle) et publiera à ce propos « Où est la terre des pro-      dédiée aux « styles dits gréco-bouddhiques » contenant
messes ? » rencontre Malraux à Moscou en 1934. Elle              quelques statuettes venant de Hadda et « Sept Mille ans
accompagne Klaus Mann au Congrès des Ecrivains sovié-            d’art en Iran » (octobre 1961-janvier 1962) qui couvre une
tiques. Sa conversation avec Malraux dont elle parle dans        sphère historique et culturelle associant l’Afghanistan.
« Mort en Perse » et dans sa correspondance avec Claude          Malraux préface le catalogue. « A quoi certaines nations
Bourdet tourne autour de cette mélancolie timouride. «           doivent-elles la puissance de poésie qui accompagne leur
Qu’allez-vous faire en Perse ? » me demanda Malraux. Il          gloire, et que n’altère pas même leur agonie ? Les hommes
connaissait les ruines de Raghès. Il savait aussi ce qu’est      ont rêvé des palais achéménides depuis la Haute-Egypte
la passion de l’archéologue. Il avait beaucoup réfléchi aux      jusqu’à l’Asie Centrale, de la Cour Sassanide, depuis By-
passions humaines et savait les débusquer ; rien en elles        zance jusqu’à l’Inde ; et d’Ispahan, depuis Paris jusqu’à
qui l’intéressât outre mesure, sauf ce qu’elles laissent dans    Pékin. Dans leur rêve éternel, la Perse revient avec l’in-
leur sillage : la souffrance. Il me demanda : « Seulement        vincible constance des flots ».
à cause du nom ? Seulement pour être très loin ? » Et je             Les Archives du Quai d’Orsay contiennent une note
songeai à l’épouvantable tristesse de la Perse… ».               adressée au Secrétaire Général qui indique que Malraux
                                                                 envisageait une deuxième tournée diplomatique, cette
    - Bruce Chatwin, grand voyageur en Afghanistan, va           fois-ci en « Asie musulmane ». Sont mentionnés trois pays
voir Malraux à Verrières en 1974 pour le Sunday Times.           l’Afghanistan, le Pakistan et l’Indonésie.
Le récit de cette rencontre sera publié dans « Qu’est-ce             Ce voyage n’aura jamais lieu, Malraux étant vite ab-
que je fais là ? ». « Quelles sont les perspectives offertes     sorbé dans ses nouvelles fonctions et la portée qu’il leur
à un aventurier aujourd’hui ? il ne pense pas que le mot         confère (Maisons de la Culture, Patrimoine, grandes expo-
ait beaucoup de sens. Une faible possibilité, peut-être, en      sitions et échanges culturels).
Asie centrale (après tout l’Union soviétique est le der-             En juin 1965, le souverain afghan et son épouse sont
nier empire impérial qui survive). « Mais, dit-il sur un         invités en France en visite officielle. Le Général de Gaulle
ton triste, il y a des HLM à Samarkand ». Nous avons             qui a mis à leur disposition une Caravelle présidentielle
terminé la conversation en parlant de l’Afghanistan avec         les accueille à Orly. Le programme officiel – le livret
ses rivières aux eaux vert pâle et ses monastères boudd-         du Protocole figure aux Archives du Département – pré-
histes, où les aigles tournoient dans le ciel au-dessus de       voit au deuxième jour un déjeuner offert à Versailles par
forêts de déodars11, où les hommes des tribus portent des        Monsieur et Madame Malraux. Au dernier moment, le

10                                                                                                 Les Nouvelles d’Afghanistan n°154
CULTURE
Ministre, fatigué et dépressif, fera faux bond. C’est un                                                     L’émir n’était que l’émir de Kaboul. Il faisait installer le
autre Ministre d’Etat, Alain Joxe, qui présidera ce déjeu-                                                   téléphone, reliait la ville aux Indes par une ligne télégra-
ner. Quel dommage que cette rencontre n’ait pu avoir lieu.                                                   phique ; mais, à cinquante kilomètres commençait l’Islam
On imagine l’importance qu’elle aurait revêtue tant pour                                                     primitif. Chaque khan payait le tribut s’il était faible, l’im-
Zaher Chah que pour Malraux, tous deux imprégnés de                                                          posait s’il était fort. Et rien n’unissait la poussière nomade
culture et marqués par le sens de l’Histoire.                                                                ou sédentaire qui s’étendait de la Perse à Samarcande,
    Quelques jours plus tard, Malraux « à la demande de                                                      que la loi coranique ». Karzai maire de Kaboul ! les jour-
ses médecins » part pour une longue traversée maritime                                                       nalistes n’ont rien inventé. Quant au sentiment national
vers l’Orient ; elle le conduira jusque dans le bureau de                                                    afghan, Malraux pourrait constater le chemin parcouru.
Mao Tsé Toung. Au large de la Crète, il entreprend la ré-
daction des Antimémoires. Le livre sortira en 1967, l’an-                                                        - Malraux participe de cette spécificité si féconde de
née des « Cavaliers » de Kessel.                                                                             la relation franco-afghane qui accorde une large place à
                                                                                                             la culture (la DAFA, l’IFA, Kessel, Bahodine Madjrouh,
                                                                                                             Atiq Rahimi). Recevant à l’Elysée en 1965 le roi Zaher
                                                                                                             Chah, le Général de Gaulle se plait à le rappeler en évo-
Trois remarques                                                                                              quant la relation entre nos deux pays. « Bien entendu,
                                                                                                             c’est par la culture que le mouvement a commencé. Car
de conclusion                                                                                                tout procède de l’esprit ».
    - Malraux passe à côté de l’Islam afghan et semble
ignorer une dimension soufie très ardente à cette époque et                                                  Kaboul 6 juin 2015
qui aurait dû le ravir. On se souvient de la phrase terrible
des Antimémoires sur les Afghans. « Un Islam ossifié était
la seule carcasse qui maintînt debout ce peuple somnam-
bule parmi ses ruines, entre la nudité de ses montagnes et                                                   1- Nous ne connaissons pas la version selon laquelle Habibollâh aurait été
le tremblement solennel du ciel blanc ». Attention pour                                                      ébouillanté. On pense en général qu’il fut passé par les armes. Il est sûr en
autant de ne pas aller trop vite ni trop loin dans la rela-                                                  revanche que son corps fut pendu et exposé plusieurs jours. (NDLR)
tion de Malraux à l’Islam. Voir notamment les nombreuses                                                     2- Organisme soviétique destiné à promouvoir les relations culturelles avec
références à la Nuit du Destin, celle de la Révélation. «                                                    les pays étrangers. (NDLR)
L’Islam est autour de nous jusqu’au fond de l’Afrique,                                                       3- Le Journal 1918-1933 d’Hélène Hoppenot a été publié aux Editions
                                                                                                             Claire Paulhan, 2012.
jusqu’au Pamir ; et je pense à la phrase avec laquelle ses
                                                                                                             4- Les Bouddhas d’Afghanistan, Editions Favre, 2001.
voyageurs, à cette heure même, font lever les bêtes de
                                                                                                             5- Région correspondant à peu près à la Kapissa, au nord-est de Kaboul.
leurs caravanes : « cette nuit-là fut la nuit du destin. Bé-                                                 (NDLR)
nédiction sur elle jusqu’à l’apparition de l’aurore ! » écrit                                                6- Encadré de la Rédaction d’après Wikipédia.
Malraux en 1934 dans son reportage aérien sur les traces                                                     7- Note de Tarzi sur Barthoux publiée dans les Comptes rendus des séances
de la Reine de Saba.                                                                                         de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres année 1996 volume 140
                                                                                                             n°2 pp. 595-611.
    - Il est intéressant de faire une lecture géopolitique                                                   8- Bibliothèque de la Pléiade, oeuvres complètes 2
des écrits de Malraux sur l’Afghanistan (le « carrefour »                                                    9- Membre de la Jacquerie (NDLR).
ou la confluence, l’espace centrasiatique, l’axe touranien)                                                  10- En persan : zenda bâd Tadjikistan, c’est-à-dire : « Vive le Tadjikistan ».
et de citer sur le plan de la politique afghane la phrase des                                                (NDLR)
Noyers de l’Altenburg : « Il n’y avait pas d’Afghanistan.                                                    11- Cèdre de l’Himalaya. (NDLR)

  Les Nouvelles                                                                                               Afrane
  d’Afghanistan                                                                                               Permanence: 16 passage de la Main d’Or -75011 Paris
                                                                                                              Tel. : (33) 01.43.55.63.50
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   trielle éditée par AFRANE (Amitié Franco-Afghane). Les opinions                                            de 1980, en réponse à l’occupation militaire de l’Afghanistan par les
   émises dans les articles n’engagent que leurs auteurs. Titres et sous-                                     Soviétiques. Organisme d’aide humanitaire, Afrane ne souhaite qu’ai-
                                                                                                              der les Afghans et ne se situe dans la mouvance d’aucun pati politique.
   titres sont de la responsabilité de la rédaction.
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Les Nouvelles d’Afghanistan n°154                                                                                                                                                                                       11
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