Les Nouvelles d'AFGHANISTAN - Otages en Afghanistan (1842) Retour sur le lynchage d'une jeune femme à Kaboul Malraux et l'Afghanistan - AFRANE
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
Les Nouvelles Trente-septième année N°154 Septembre 2016 (3e trimestre) d’AFGHANISTAN 6 Euros Otages en Afghanistan (1842) Retour sur le lynchage d’une jeune femme à Kaboul Malraux et l’Afghanistan ISSN 0249-0072
Editorial Les Nouvelles d’Afghanistan SOMMAIRE N°154 Signaux contradictoires POLITIQUE . Retour sur le lynchage d’une jeune femme à Kaboul par Marjane KAMAL 3 J ’écris ces lignes à Kaboul à l’issue d’un voyage qui m’a conduit à Hérat, Bâmyân et Tcharikar. Malheureusement, je n’ai pas pu me rendre à Djalâlâbâd. CULTURE . Malraux et l’Afghanistan par Régis KOETSCHET 6 Au risque d’enfoncer une porte ouverte, je dois dire que la diversité, la com- . La musique au quotidien par Nil PITRAT 12 plexité, et j’ose dire la richesse de l’Afghanistan empêchent de tenir un discours . Albert Diato et les potiers d’Istalif simple sur ce qui s’y passe. par Marie-Pascale SUHARD 13 A Hérat, ville animée, dynamique, développée, la guerre semble bien éloi- gnée. Si l’on parle beaucoup d’enlèvements crapuleux, les retours de week- HISTOIRE end entraînent, comme ailleurs dans le monde, des embouteillages monstres. . Otages en Afghanistan (1842) Pourtant les districts voisins ne sont pas assez sûrs pour qu’on puisse s’y pro- par Gilles ROSSIGNOL 16 mener tranquillement. DROITS DE L’HOMME A Waras, au fin fond de la province de Bâmyân, on s’affaire pour terminer . Nous avons hébergé un réfugié les récoltes avant les froids prochains. Les bœufs foulent le blé à l’ancienne, entretien avec Jocelyne CHARLOIS 21 des femmes glanent et jeunes et vieux sont pendus à leur téléphone portable. La beauté éternelle des montagnes somptueuses, les cours d’eau limpides donnent un avant-goût de paradis. Mais on apprend que les Tâlebân ont coupé les deux routes menant à Kaboul. Cela rend sensible l’angoisse des Hazâras qui se sentent encerclés par des forces hostiles. DERNIERES NOUVELLES Tcharikar s’est développée de manière incroyable. Bureaux, grands im- Chronologie, brèves, bibliographie 23 meubles, nouvelles routes. C’est sûr l’Afghanistan bouge. Des salles informa- tiques s’ouvrent dans toutes les écoles. Des directeurs énergiques essaient Etudier malgré tout d’entraîner leur établissement vers le haut. Mais les professeurs sont sous- par Claire PATARD 32 payés, l’absentéisme est un fléau. La qualité progresse, mais on est encore loin du compte. Je pourrais multiplier les signaux contradictoires qu’envoie la société afghane. L’énergie est là qui ne demanderait qu’à s’employer pour remettre le pays sur les rails du développement. Mais tous ici se plaignent de ne pas bénéficier de leaders sachant s’unir pour lutter contre la corruption et repartir de l’avant. Etienne GILLE (Kaboul, le 8 octobre 2016) Photo de couverture : Passe de Siri Kad- jour à l’est de Kaboul. Embuscade contre les Anglais en fuite, 1842. (voir article p.16) Les Nouvelles d’Afghanistan bénéficient d’une aide financière de l’ambassade de France en Afghanistan Adresse E-mail afrane.paris@gmail.com Les Nouvelles d’Afghanistan Site internet : www.afrane.org 16, passage de la Main d’Or -75011 Paris 2 Les Nouvelles d’Afghanistan n°154
POLITIQUE Retour sur le lynchage d’une jeune femme à Kaboul par Marjane KAMAL* La veille du printemps 2015, une jeune femme était lynchée dans des condi- tions épouvantables à Kaboul. Cet événement a créé une onde de choc dans le pays et une grande manifestation eut lieu au moment des obsèques avec de nombreuses pancartes affirmant : « Nous sommes Farkhonda », du nom de la victime. Marjane Kamal revient sur cet événement pour réfléchir à sa significa- tion et aux logiques qui sous-tendent la violence urbaine. Le 19 mars 2015, une jeune femme diplômée en théo- pierre. Enfin, sa dépouille est incendiée4. L’ensemble de logie et âgée de 21 ans, Farkhonda Malekzada, est tuée ces faits est filmé par certains protagonistes de l’événe- près de la mosquée Châh-e Do Chamchera, au centre de ment ainsi que par des individus formant la foule qui les Kaboul, par un attroupement d’hommes l’accusant faus- entoure, et les images sont diffusées sur des réseaux d’in- sement d’avoir profané un Coran1. Juste après les faits, formations électroniques ainsi que par les médias. des personnalités religieuses, principalement des imams Cet événement fait suite plusieurs attentats ayant eu de mosquée ainsi que des maolawis (théologiens) justi- lieu depuis la formation du gouvernement d’Union natio- fient l’agression de la victime en évoquant les motifs reli- nale à la fin du mois de septembre 2014. Ainsi, le contexte gieux hypothétiques, à savoir la profanation d’un Coran, immédiat est celui d’une inflation de la violence urbaine. qui l’ont déclenchée. Ce motif est invalidé par le Tribunal. La violence insurrectionnelle, qu’elle cible différentes Les assaillants, de même que les membres de la police catégories de la population, notamment les femmes, ou qui sont présents au moment des faits, bénéficient d’une qu’elle s’abatte de façon indiscriminée, vise à provoquer, relative clémence lors de leur jugement2. L’interprétation par le relais médiatique, la déstabilisation psychologique la plus évidente de ce crime consiste à considérer qu’il de la société civile. La violence insurrectionnelle ne re- s’agit d’un dérapage s’expliquant par un excès de zèle re- lève pas d’une même catégorie de faits que celle d’un ligieux3. Toutefois, à partir du moment où la jeune femme groupe de jeunes commettant un assassinat. Pour autant, n’a pas profané de Coran, comme cela a été reconnu par étant donné d’une part le rapport aux médias dans lequel le Tribunal, la question de savoir ce qui a motivé les as- ces deux formes de violence s’inscrivent et d’autre part, le saillants reste posée. Donc, les causes ayant conduit au contexte politique dans lequel ces deux formes de violence lynchage et à l’assassinat de F. Malekzada restent à ce jour se sont manifestés, elles témoignent d’une même logique non élucidées. Précisons que les agresseurs ont fait preuve : créer un climat menaçant par la mise en récit médiatique d’un véritable déchaînement dans la violence : la victime de faits de violence graves et étayés sur une justification est battue à coups de pieds, frappée avec des planches en faisant référence à l’islam. bois, jetée au sol depuis un toit, écrasée d’abord par un bloc de béton puis par une voiture. Son corps ensanglanté est ensuite jeté sur les rives de la rivière de Kaboul où il est lapidé. Des enfants participent également aux jets de Qui sont les assaillants ? La langue parlée par les agresseurs pourrait être qua- lifiée de néo-kabouli5, étant donné l’accent clairement * Spécialiste de l’Afghanistan prononcé des assaillants, un peu moins dans le cas de la Les Nouvelles d’Afghanistan n°154 3
POLITIQUE victime, témoignant du fait qu’ils sont originaires des plaines et des vallées ta- djikes du nord de la capitale. Ce parler, qui se distingue nettement du pandchiri5 par ses intonations, s’est généralisé les quinze dernières années dans différents quartiers de Kaboul. Les parents de la jeune femme ne parlent pas dans ce dialecte, mais s’expriment dans l’an- cien kabouli des persanophones de la capitale7. Le parler néo-kabouli est ty- piquement un fait générationnel, carac- térisant une population jeune, installée dans des quartiers péri-urbains, et dont la pyramide des âges reflète probable- ment assez bien la jeunesse de la po- pulation afghane dans son ensemble. Ainsi, ce passage à la violence peut être Manifestation à Kaboul, près de la mosquée Châh-e Do Chamchera (au fond), pour protester contre le lynchage de Farkhonda. (Photo DR) interprété par ses connotations sociales, étant donné la mise en cause d’une jeu- nesse urbaine pauvre et désœuvrée, ayant grandi pendant zada, une autre jeune femme âgée de 34 ans, journaliste les quinze dernières années de changement social accé- et membre du Conseil provincial du Nangarhar, Angeza léré8. De plus, cette jeunesse urbaine pauvre est d’ethnie Chinwari, décédait des suites de ses blessures après un at- tadjike et plus précisément « chamâliwâr », c’est-à-dire tentat à la voiture piégée devant le lycée de Bibi Hawa, originaire des plaines du nord de Kaboul, et représente la dans la ville de Djalalabad12. L’attentat n’a pas été reven- base sociale de l’Alliance du Nord, le camp opposé aux diqué13. Tâlebân. Ce fait ne relève pas de la même catégorie de phéno- Le 29 mai 2006, Kaboul avait connu des émeutes sans mènes de violence que l’agression de F. Malekzada. Il précédent depuis 2001, suite à la collision d’un camion s’inscrit en effet dans la routine des vagues d’attentats qui, d’un convoi américain avec une ou plusieurs voitures depuis l’année 2008, ont plongé l’Afghanistan dans une dans le quartier de Khayr Khana. Les manifestants, dont nouvelle phase de la guerre, celle de l’expansion de la vio- le profil social était proche de celui des assaillants de F. lence armée en milieu urbain avec les conséquences ca- Malekzada, avaient ciblé notamment les locaux de plu- tastrophiques que cette expansion a, non seulement sur la sieurs ONG internationales qui avaient été saccagés9. Or vie sociale de la population civile, mais également sur le il ressort des enregistrements de l’agression de F. Malek- fonctionnement des institutions politiques. Toutefois, ces zada, que les agresseurs accusent la jeune femme non pas deux faits s’inscrivent à la fois dans un champ politique seulement d’avoir profané un Coran, mais de l’avoir fait donné, celui de l’Afghanistan de l’après-2002, ainsi que à la demande des Américains10. Depuis 2001, les profa- dans une même série de phénomènes, les faits de violence nations de Coran, fortement médiatisées, dans la prison justifiés par un enjeu identitaire, la défense de l’islam. d’Abou Ghraïb contrôlée par les Américains en Irak, dans A un niveau plus global, la violence se caractérise par celle de Bagram en Afghanistan, comme dans des villages sa capacité à générer des images destinées à être « parta- de la province de Kandahar, ont donné lieu à des mani- gées » via les « réseaux sociaux », et ce faisant, contribue festations où s’exprime un sentiment d’outrage de la po- à la production de catégories identitaires plus ou moins pulation contre la présence de troupes étrangères. Ainsi, saillantes. Ces dernières peuvent concerner des catégories l’expression publique et violente d’un mécontentement ethniques ou confessionnelles, mais également des posi- justifié par une atteinte portée à des valeurs religieuses tionnements, comme les proclamations de solidarité telles n’est pas seulement l’apanage des régions où les Tâlebân que « Je suis Charlie » ou « Je suis Farkhonda »14. De fait, contrôlent le territoire. Bien plus, cela peut concerner la production de ces catégories identitaires représente une des populations formant la base sociale du camp adverse conséquence de la violence et non pas une cause. Néan- aux Tâlebân. Ce point est significatif dans la mesure où moins, l’inflation de ces positionnements identitaires pa- il s’agit d’une jeunesse socialisée dans un environnement rallèlement à l’augmentation croissante d’attentats en tous caractérisé par d’autres références identitaires et d’autres les points du globe a comme conséquence que les inter- représentations collectives que celles de l’islam fonda- prétations dominantes de ces faits de violence tendent à mentaliste des madrassas déobandies fréquentées par les porter sur l’existence d’enjeux identitaires. Tâlebân11. La violence dans son contexte Violence urbaine social, politique et institutionnel et enjeux identitaires Outre l’enjeu identitaire lié à la défense de l’islam, Un peu plus d’un mois avant l’agression de F. Malek- il existe d’autres éléments de comparaison entre les at- 4 Les Nouvelles d’Afghanistan n°154
POLITIQUE tentats en milieu urbain et l’agression dont est victime F. vérifie par son déploiement, outre l’Afghanistan, sur plu- Malekzada : la passivité d’une partie de la population qui sieurs continents : en Asie, au Proche et Moyen Orient, observe la scène ; la complicité active d’une autre partie en Afrique, ainsi qu’en Europe (attentats en France et en de la population qui encourage les assaillants ; la com- Belgique depuis janvier 2015) et aux Etats-Unis (vio- plicité des policiers présents sur la scène, qui ne tentent lences commises par des individus isolés se revendiquant pas de sérieusement s’interposer comme le montrent les de l’organisation de l’Etat islamique). Ceci suppose que vidéos ; enfin, l’excès dans la violence à l’origine de sa les acteurs qui mettent en place une stratégie de guerre de résonance médiatique, mais également psychologique. La tous contre tous d’une telle ampleur et avec un niveau de passivité de la population est en effet à prendre en compte planification relativement élevé disposent de ressources, pour comprendre les dynamiques de la violence en mi- en termes d’intelligence et d’informations, qui leur per- lieu urbain, dans la mesure où l’organisation d’attentats mettent d’instrumentaliser les scènes politico-militaires suppose l’existence de réseaux clandestins dans les villes. locales, à commencer par la rivalité entre al-Qaida et un La complicité active de policiers est une condition sine nouvel acteur émergent depuis 2013-2014, l’organisation qua non de l’organisation d’attentats urbains qui nécessi- de l’Etat islamique. tent l’acheminement d’explosifs depuis leurs espaces de stockage dans les régions contrôlées par l’insurrection, jusqu’aux points d’implantation des réseaux en ville. A ce titre, remarquons qu’il existe une structure principale qui charpente non seulement les faits de violence en Afgha- 1- O’DONNELL Lynne, « After daughter’s mob killing, Afghan family lives in fear », Associated Press (June 19, 2015). nistan, mais également les phénomènes de violence plus 2- DIVANTCHEGUI Zaher, « Le printemps de la honte à Kaboul », Les globaux : Nouvelles d’Afghanistan, n° 149, Juin 2015, 2eme trimestre p. 25-26. Pour - Le vide ou la paralysie des lieux de pouvoir institution- rappel : « Deux mois après le lynchage de Farkhonda, le tribunal afghan nels, définis comme des espaces de prise de décision et de a annoncé le procès des suspects. Il les a divisés en trois catégories : les acteurs principaux du lynchage, les policiers présents qui ont négligé d’in- mise en œuvre d’une politique en mesure de contrer le défi tervenir, et les fonctionnaires qui n’auront pas utilisé leur autorité conve- posé par l’action terroriste ; nablement. Le juge Safiullah Modjadadi qui est en charge de ce dossier a - Comme par un effet de miroir, la difficulté, voire la condamné quatre personnes à la peine capitale. Elles ont fait appel. Huit autres ont été condamnées à 16 ans de prison ferme et dix-huit personnes quasi-impossibilité d’identifier un centre politique de ont été relaxées. Quant aux policiers, onze d’entre eux ont été reconnus cou- commandement et de coordination des actions terroristes. pables et condamnées à un an de prison ferme, huit autres étant acquittés ». Enfin, l’impact médiatique et psychologique des atten- En appel, les condamnations à mort ont été commuées en peines de prison. tats est indiscutable, surtout lorsqu’ils sont coordonnés ou 3- Pour reprendre l’expression de F. Adelkhah, il s’agit de faire porter « le chapeau de la charia » aux auteurs de l’agression. ADELKHAH Fariba, « réalisés par vagues successives. Qatl-e Farkhonda wa negâh-e mardom-e khâmoch », BBC (29 Mars 2015). 4- Source: http://www.nytimes.com/video/world/asia/100000004108808/ the-killing-of-farkhunda.html?action=click&contentCollection=world&mo Conclusion dule=embedded®ion=caption&pgtype=article 5- Le Kabouli est, en linguistique, un dialecte du Persan. J’emploie le condi- Le lynchage de F. Malekzada montre l’avantage que tionnel dans la mesure où considérer ce parler comme du néo-Kabouli relè- représente la possibilité d’invoquer un motif religieux verait d’une analyse de dialectologie. Or il n’existe pas de travaux récents pour justifier un passage à la violence. De plus, il montre permettant de repenser les catégories linguistiques de l’Afghanistan d’après que du fait de la segmentation de la société afghane en les années 1980, alors même que les migrations et les déplacements de po- pulation ont eu des conséquences sociales qui se répercutent notamment catégories communautaires, tout groupe agissant dans dans les langues parlées. l’espace public se trouve marqué par des caractéristiques 6- Autre dialecte du persan parlé dans la vallée du Pandjchir, au nord de socio-économiques, mais également par un profil ethnique Kaboul, ainsi que dans la capitale. ou infra-ethnique. Or, le levier identitaire de la violence 7- Voir quelques brefs entretiens dans la vidéo suivante: http://www.bing. terroriste combine également des revendications reli- com/videos/search?q=farkhunda+malikzada&&view=detail&mid=174774 B87B7F079F51BC174774B87B7F079F51BC&FORM=VRDGAR. gieuses tout autant qu’une identification des acteurs de la violence et de ses victimes à des groupes communautaires. 8- Il s’agit d’une hypothèse qui mériterait d’être validée par une analyse des données sociographiques relatives aux principaux protagonistes de cette Ce levier trouve son efficacité stratégique grâce à la capa- affaire. cité accrue des groupes armés à coordonner leurs attentats 9- TARZI Amin, « Afghanistan : Kabul Riots Appeared Spontaneous », RFE de façon à jouer sur leur fréquence, leur intensité et leur RL (March 18, 2016). diffusion dans un espace aujourd’hui global. Néanmoins, 10- Voir la vidéo sur le site du New York Times citée en note 4 les phénomènes de cristallisation identitaire qui accompa- 11- Ce point est non seulement significatif mais aussi relativement inquié- gnent l’augmentation de la violence armée demeurent une tant. En effet, O. Roy mentionne qu’il est aujourd’hui envisageable pour conséquence et non pas une cause de cette violence. Com- l’Organisation de l’état islamique de recruter en Afghanistan parmi la popu- lation jeune et urbaine, ce qui aurait des conséquences relativement graves binés avec l’existence de logiques de surenchère et d’esca- sur la nature du rapport de force qui oppose l’insurrection contre l’Etat et lade, ces phénomènes conduisent à une situation de guerre l’OTAN. ROY Olivier, « Surenchère sanglante », Atlantico (22 juin 2016). de tous contre tous. Pour ce qui est d’établir les causes 12- « Angeza Shinwari Succumbs to Injuries », Khaama Press (Mon. Feb. de la violence, en l’état actuel de nos connaissances, nous 16) pouvons postuler l’existence d’acteurs qui provoquent 13- « Taliban Attack Afghan Police Station., Bomb Targets Female Politi- cian », RFE RL, Ghandara (February 10, 2015). cette violence, afin d’en exploiter les conséquences en termes de surenchère, d’escalade et de fragmentation po- 14- Cette seconde phrase est scandée par les participantes aux funérailles de F. Malekzada : « Mâ hama Farkhonda em » (Nous sommes tous Farkhonda). litique et sociale. Le caractère global de cette violence se Source : les vidéos citées en note 4 et 7. Les Nouvelles d’Afghanistan n°154 5
CULTURE Malraux et l’Afghanistan par Régis KOETSCHET* (Photo DR) Régis Koetschet s’intéresse à la relation qu’entretint André Malraux avec l’Afghanistan. Il a bien voulu nous communiquer le texte d’une conférence qu’il a donnée à l’Ambassade de France à Kaboul au printemps 2015. Ce thème de recherche que je poursuis avec bonheur dont quelques pages concernent l’Afghanistan. depuis plusieurs années trouve son point de départ, ici, Je tenais mon sujet. D’autant que cette relation de Ma- pendant ma mission à Kaboul. lraux à l’Afghanistan est peu documentée, entourée de confusions (les biographies se contredisent) voire de polé- Dans un vol d’Ariana j’ai lu « Les noyers de l’Al- miques (certains, en référence à l’équipée de Bantea Srey, tenburg », acheté en poche à l’aéroport, et suis tombé – la ramènent à une « histoire de statues »). sans m’y attendre - sur le récit des aventures afghanes du Le projet était de tirer au clair la date et le déroulé de la « père du narrateur » (« Il fallait entrer en contact avec (éventuellement « les ») visite d’André et Clara Malraux les Turcs d’Asie centrale, établir un lien direct avec les en Afghanistan et aussi d’éclairer son intérêt pour l’Afgha- Kurdes, les émirs de Bokhara et d’Afghanistan, les khans nistan. On connaît les photos de l’écrivain-ministre en dia- du Turkestan russe. « L’Afghanistan d’abord… », suggéra logue, au quotidien, avec les « têtes » du Gandhara, chez l’ambassadeur d’Allemagne. C’était plus près des Indes. lui à Boulogne ou rue de Valois. Ces statues de Hadda se- Et chacun jugea mon père tout désigné : les Allemands, ront disposées à Verrière le Buisson autour de son lit de Enver, - et lui-même. mort. Deux mois plus tard, il était à Ghazni »). Lors d’un déplacement à Delhi, j’ai trouvé à la Rési- dence le beau livre réalisé par Jean Claude Périer et notre ambassade intitulé « Malraux et la tentation de l’Inde » La ou les visites des Malraux en Afghanistan Cette visite est rapportée dans les Antimémoires : « En * Ancien ambassadeur de France en Afghanistan. 1929, je ne vis, à l’exception de Bénarès, que l’Inde mu- 6 Les Nouvelles d’Afghanistan n°154
CULTURE sulmane. J’étais arrivé en Afghanistan (celui que l’on re- Mes recherches aux Archives du Département, tant trouve dans l’Altenburg) par Tachkent déjà soviétisée, et à Nantes qu’à la Courneuve, se sont avérées vaines sur Termès où les caravaniers de Samarcande ou de Boukha- cette visite. En revanche, les correspondances des intel- ra, turbans en potirons et robes à fleurs, accroupis dans lectuels et archéologues – pour certaines conservées au l’ombre maigre des arbres épineux, semblaient abandon- Musée Guimet - m’ont permis, dans leur méfiance et leur nés par l’Orient des rêves devant le champ de l’aviation alacrité à l’égard de l’ex aventurier d’Angkor, de cerner russe. (…) Kaboul, encore presque interdite, était ouverte les contours de la visite. aux Indiens, qui en avaient fait un faubourg, en tôle ondu- Pierre Centlivres dans son livre sur Bâmyân4 reproduit lée, de Lahore ou de Peshawar. Je me demandais si Lhassa un extrait d’une lettre pleine de malice d’Aline Mayrisch était aussi moche. Mais dès Ghazni agglomérée dans ses de Saint Hubert à Gide en date du 25 mars 1930. « Dans murailles d’argile, commençaient les steppes de lavande les milieux de la NRF, on me dit que Malraux s’apprête à dont le bleu fin s’accordait si bien, dans le petit matin, à partir pour l’Afghanistan. Je suppose néanmoins que les celui du ciel sur les contreforts du Pamir.… L’Afghanistan Bouddhas de Bamyan sont à l’abri de convoitises pos- de 1929, dans ma mémoire, c’est la guerre civile, l’usur- sibles ». pateur ébouillanté1 (pauvre Abiboullah, avec sa tête de Des lettres très explicites de Foucher, Hackin, Finot, ministre de l’Agriculture !), ces vastes champs bleus … ». Grousset et d’autres permettent de situer la visite des Ma- Clara Malraux revient également sur cette visite dans lraux durant les deux premières décades de juillet. Appa- le tome de ses mémoires intitulé « Voici que vient l’été ». remment leur séjour durera 12 jours. Ils quitteront Kaboul (« En 1931, nous sommes les seuls passagers avec un le 19 juillet soit deux jours avant une reprise des troubles jeune Afghan qui rend tripes, boyaux et dignité… Le pi- dans le Kohistan5 qui fera l’objet d’une dépêche du poste. lote se retourne, un signe, je m’approche : en dessous de Le programme de la visite comprend Kaboul, Ghazni nous un immense jardin citadin, une verdure qui semble en compagnie de Gaire, chef par intérim de la Légation comme la vie. Montrant l’oasis lovée dans le cirque où (Clara fait un récit amusant d’un déjeuner chez le gou- aboutissent les rivières, il dit en riant « Kaboul »). verneur, André y situe des épisodes importants des « La confusion est installée, tant sur les dates (1929 pour Noyers »), Djalâlâbâd puis la passe de Khyber. André, 1931 pour Clara) que sur le contexte (guerre civile Gaire suggère à Malraux d’aller à Bâmyân. Hackin y pour lui, « bras nus » que frôlent au bazar les Afridis des- fouille. C’est justement la rencontre que l’écrivain sou- cendus de leurs montagnes pour elle). haite éviter. L’archéologue, conservateur dans les années Petits cailloux qui brouillent les pistes, alimentent les 20 à Guimet, avait en toute bonne foi rédigé une lettre réputations de mythomanie ou plus simplement témoi- de soutien à la mission de Malraux à Angkor. Après la gnent des fragilités de la mémoire pour des textes écrits découpe des statues il s’est senti trahi. Comme il l’écrit, « plus de trente ans après ce qu’ils racontent. nous aurions pu avoir la grande explication »au pied des Ces deux dates peuvent en fait être écartées, par dé- Bouddhas. duction. Au sortir de l’Afghanistan, chez des marchands de - 1929, c’est trop tôt. En février, la Légation française est évacuée. Et à l’été, si Batcha Saqao « règne » encore, les troubles ont commencé. Andrée Viollis (dont Malraux préfacera « SOS Indochine ») sera en octobre la première L’affaire du vol d’œuvres d’art à Angkor6 Française à rallier Kaboul après l’éviction d’Habiboullah Poussé par son goût de l’aventure et son amour de l’art, et et la prise de pouvoir par Nâder Chah (cf son « Tourmente peut-être pour se refaire, Malraux décide en 1923 de partir sur l’Afghanistan »). avec son épouse et un ami d’enfance en Indochine pour y - 1931, c’est trop tard. Puisqu’au tout début de cette voler des statues et les revendre, après s’être renseigné sur année seront présentées à la Galerie de la Nouvelle Revue les prix et les débouchés et avoir pris contact avec de riches Française (NRF) les statues gréco-bouddhiques ramenées collectionneurs américains et allemands qui pourraient être intéressés par un « lot de statues khmères ». Une mission lui par Malraux, selon lui « des Pamir ». est accordée par une commission du ministère des Colonies Il convient donc de se concentrer sur l’année 1930. en septembre 1923. Il part pour Hanoï puis s’établit à proxi- Plusieurs indices nous y conduisent. mité d’Angkor. À la mi-décembre, Malraux et ses compagnons - Dans le livre de Rachel Mazui (« Croire plutôt que arrachent à la scie, au temple de Banteay Srei, une tonne de voir ») est rapportée une note du VOKS2 en date du 30 pierres sculptées et quatre grands morceaux de bas-reliefs juin 1930 instruisant de « bien accueillir les Malraux à qu’ils emballent et emportent pour les revendre à un collec- tionneur. Arrivés à Phnom-Penh ils sont arrêtés et assignés à Tachkent ». résidence. André Malraux est condamné, le 21 juillet 1924, - Dans son journal, Hélène Hoppenot, épouse d’un à trois ans de prison ferme. En appel, le 28 octobre 1924, la diplomate en poste à Beyrouth, écrit à la date du 10 peine de Malraux est réduite à un an et huit mois avec sursis. septembre : « Les André Malraux !. Ils reviennent d’un voyage de trois mois à travers la Perse et l’Afghanistan. Maigre et blafard, les yeux globuleux, cent pour cent céré- bral. Les mots, les phrases, se bousculent dans sa bouche, ses gestes saccadés se transforment en un feu d’artifice de tics, et la gymnastique mentale qu’il vous oblige à faire à sa suite vous laisse aussi courbatu qu’après une forte grippe »3. Les Nouvelles d’Afghanistan n°154 7
aussi a quelques comptes à régler avec la hiérarchie et quand, début 1931, Albert Bodard –le père de Lucien- re- joindra Kaboul pour prendre les commandes du poste, la relation se tendra, le second reprochant même au premier d’avoir (trop bien) « traité » Malraux. (Photo DR) La place de l’Afghanistan dans l’œuvre littéraire Rawalpindi selon Clara, dans des fouilles qu’il a lui-même L’essentiel se trouve dans les Antimémoires et Les conduites dans les Pamir selon André, les deux voyageurs, Noyers de l’Altenburg, livre complexe écrit pendant la financés par Gaston Gallimard, vont rassembler des têtes guerre et qui relate notamment le parcours de Vincent gréco-bouddhiques qui seront exposées en 1931 et 32 à la Berger, père du narrateur, qui au côté d’Enver Pacha tente Galerie de la NRF et aux Etats Unis. de mobiliser en Asie centrale un grand mouvement toura- C’est la fameuse Collection Malraux, photographiée nien. Malade à Ghazni, déçu par cette Asie centrale qui se par Germaine Krull et dont on trouve quelques beaux spé- refuse à son propre destin, il échoue et rentre à Marseille. cimen au Musée Guimet. Berger sera le nom de guerre de Malraux à la Brigade Al- La visite de Malraux en Afghanistan s’inscrit dans un sace-Lorraine. Le vrai père de Malraux, quant à lui, se contexte de tensions personnelles. La plus importante a suicidera fin 1930, l’année du voyage en Afghanistan. trait à des rivalités internes au sein de la DAFA autour Un appendice non publié des Noyers s’intitule « La de deux personnalités fortes et complexes, deux « ego », suite persane ». Une partie de ce texte se passe à Hérat. Joseph Hackin et Jules Barthoux. C’est une sorte de transposition actualisée des Amants de Hackin forme avec sa femme Ria un couple rayonnant Kandahar de Gobineau. et reconnu, introduit auprès des autorités afghanes et des L’Afghanistan est aussi présent dans les œuvres de jeu- cercles parisiens. Il accompagnera la Croisière Jaune et nesse et notamment « L’expédition d’Ispahan » publiée en dirigera la Maison franco japonaise de Tokyo. Indochine en 1925 sous le pseudonyme de Maurice Sainte Barthoux n’est pas du sérail ; c’est un géologue de for- Rose. Il y évoque une « terre de l’inquiétude ». mation ; il a fait ses armes au Proche-Orient ; il assistera La Tartarie – cet espace de l’Asie centrale qui touche René Clément dans le tournage du premier documentaire sinon englobe l’Afghanistan – fascine Malraux. Il y est jamais tourné au Yemen. Il râle, il se sent incompris. Il a fait référence dans La tentation de l’Occident et Le temps le sentiment qu’on lui vole la paternité de ses découvertes. du mépris. Dans La condition humaine, un paragraphe Zemaryalaï Tarzi rendra hommage à sa mémoire en 1996 à renvoie explicitement à l’Afghanistan, sa cruauté et sa l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres : «Jules Bar- violence. « On ne se venge vite que sur les corps. Clap- thoux, l’archéologue mal aimé, oublié de ses confrères, pique lui avait raconté l’histoire sauvage d’un chef afghan mais qui fut le premier à ouvrir la voie à la prospection dont la femme était revenue, violée par un chef voisin, archéologique française en Afghanistan »7. avec la lettre : « Je te rends ta femme, elle n’est pas si bien Tout laisse à penser que Malraux, évitant Hackin, a qu’on le dit », et qui, ayant pris le violeur, l’avait attaché rencontré Barthoux. devant la femme nue pour lui arracher les yeux, en lui Une deuxième tension est interne à la communauté disant : « Tu l’as vue et méprisée, mais tu peux jurer que française ; elle concerne les professeurs qui forment alors tu ne la verras plus jamais ». l’essentiel des expatriés et touche à leurs statuts, leurs lo- L’Afghanistan a bien sûr une place importante dans les gements. Ecrits sur l’art et notamment Les Voix du silence. Comme Enfin, à la Légation, Gaire assure un long intérim. Lui Hackin l’avait fait avant lui, Malraux rapproche dans une 8 Les Nouvelles d’Afghanistan n°154
CULTURE même page, photo à l’appui, gence le soldat Shaw à Lahore, par avion. Celui-ci tomba, le Sourire de Reims d’une tête éberlué, dans cet incomparable décor de l’Inde musul- bouddhique du Gandhara. Il mane, avec ses jardins persans, et son tombeau de Djehan se joue des Métamorphoses. Guir à la première cour rose encombrée de fleurs et d’écu- « Les premiers Bouddhas reuils rayés, à la seconde les ombres des vautours perchés d’Afghanistan sont des co- sur sa coupole étendues sur son sable solitaire… il quittait pies d’Apollons auxquelles les neiges de l’Asie centrale… ». Pour autant Malraux ne ont été ajoutés les signes dédaigne pas de donner corps à la rumeur d’un Lawrence de la sagesse ». « L’œil des impliqué dans le soulèvement voire ses prémices. «… fresques de Bâmyan semble quand la révolution afghane se préparait, ne se trouvait fait des ornements qu’on ap- (il) à la frontière afghane, au moment de la marche des pelle traits de plume ; le nez rebelles sur Kaboul, que pour nettoyer des moteurs et tra- courbe et mince qui se subs- duire Homère ? ». Entre les réformes d’Amânullah et un titue à celui de la Grèce est gouvernement des Indes qui entendait maintenir en Afgha- celui, ethnique ou non, dont nistan les lois anciennes, « Il était évident que Lawrence la ligne s’accorde aux accolades que deviennent maintes était une des cartes capitales de ce jeu complexe ».On aura bouches… ». noté qu’il y a plus qu’un rapprochement entre le père du Clara Malraux va pour sa part consacrer un roman à narrateur des Noyers de l’Altenburg et Lawrence. l’Afghanistan : Par de plus longs chemins. Ce livre ex- prime une profonde frustration à l’égard d’un compagnon, - Joseph Hackin est la « mauvaise conscience » de en l’occurrence l’archéologue Bernard, qui ne la reconnaît Malraux et la plaie Ecole Française d’Extrême-Orient- pas dans ses aspirations et ses actes, qui les « confisque Guimet-Malraux semble n’avoir jamais vraiment cicatri- » et s’arroge seul la « victoire ». Le roman est transpa- sé. L’engagement de Malraux dans la France Libre est re- rent et semble indiquer que cette visite en Afghanistan, lativement tardif, celui d’Hackin est immédiat entrainant à la différence de celle l’année précédente à Ispahan, fut avec lui certains membres de la communauté française de une épreuve pour le couple Malraux. D’une façon inatten- Kaboul. Le 6 juillet 1940, Hackin se présente à la Léga- due, le livre contient un « avertissement » qui confirme tion britannique et demande à transmettre un message à les contacts Malraux-Barthoux. « Les personnages de ce de Gaulle : « mon adhésion est totale » en annexe celle récit sont imaginaires ; les situations aussi, malgré un lé- de Ria, sa femme, de Jean Carl architecte de la DAFA qui ger appui sur le réel – c’est-à-dire sur ce que l’on sait qui lui est très proche (un ancien de la Croisière Jaune éga- advint aux fouilles de Barthoux (sic). Il reste que je vou- lement), de l’enseignant André Beaudoin. Ils embarquent drais que l’on m’excusât si certains détails archéologiques à Bombay pour Londres. Les Hackin périront en mer en de ce livre sont un peu fantaisistes : mon intention était de février 1941 en mission vers l’Orient ; tous deux seront décrire une aventure psychologique ». faits Compagnons de la Libération. Carl mettra fin à ses jours en apprenant la nouvelle de leur mort, Beaudoin di- rigera l’Ecole des cadets de la France Libre et à l’issue de Les « compagnons de route » la guerre rejoindra le Ministère des Affaires Etrangères. Cet engagement exemplaire aura un effet communi- Quelques « compagnons de route » de la relation de cant : Gabriel Monod Hertzen, professeur à l’Université Malraux avec l’Afghanistan. de Kaboul participera au comité France Libre en Inde puis à Beyrouth et en Ethiopie, Daniel Schlumberger, futur di- - Alexandre le Grand, Tamerlan et Lawrence d’Ara- recteur de la DAFA et Raoul Curiel animeront l’antenne bie sont, on le sait, trois grands héros de Malraux. Tous de Radio Brazzaville. trois ont une relation forte avec l’Afghanistan, la fièvre de la conquête, les grands espaces et le point de bascule du - Paul Nizan. Le voyage de Malraux en Afghanistan monde, une sorte d’alchimie très « timouride » - et « ma- est concomitant avec l’ancrage soviétique en Asie centrale. lrucienne » - entre cruauté et raffinement, sang et culture. Pour les intellectuels communistes, l’Amou Daria apparaît Malraux a écrit une biographie – non publiée de son comme une frontière entre deux mondes, entre la lumière vivant – de Lawrence, intitulée « Le démon de l’absolu »8. et l’obscurité. Malraux rencontre à Termez Boris Pilniak, Il y traite des mois passés par l’auteur des Sept piliers de l’auteur de « la 7ème République » (le Tadjikistan) ; il la sagesse sur la frontière afghane. « Derrière la neige du en parle dans les Antimémoires. Paul Vaillant-Couturier Pamir où la légende veut que meurent de froid les diables et Paul Nizan se rendront sur la frontière afghane. Nizan, exilés des Indes, un chef de Jacques9, le Bacha Sakao, l’ami de Malraux, en tirera en 1934 un texte étonnant « unissant les tribus travaillées depuis plusieurs mois par les sindobod toçikiston »10. « Nous étions au pied d’une des mullahs, venait de prendre Kaboul, d’où le roi Amanullah grandes lignes de partage des eaux du monde et elle ne sé- s’était enfui pour les Indes ». parait pas seulement des versants, des bassins de drainage Certains articles de presse vont voir « la main de Law- tournés vers la Mer d’Aral, la Sibérie et de l’autre côté des rence » dans cette révolte. Il sera rapidement exfiltré de montagnes, vers l’Inde, vers l’Afghanistan, elle séparait Miranshah pour couper court à la rumeur. aussi des mondes politiques, des mondes humains et les Malraux poursuit : « Le 7 janvier (1929) le comman- ingénieurs du Vakhchstroi nous disaient d’aller jusqu’à la dant de Miranshah reçut l’ordre de transférer de toute ur- frontière afghane ». Ce que fera Nizan. « Quelquefois des Les Nouvelles d’Afghanistan n°154 9
CULTURE André Malraux et le Général de Gaulle. (Photo DR) tigres passaient le Piandj à la nage. Dans les broussailles haches de guerre en cuivre et s’enroulent la tête de feuilles galopaient des antilopes et les autos les poursuivaient de vigne comme ils le faisaient au temps d’Alexandre ». entre les arbustes, mais nous ne tuâmes aucune antilope. Du Chatwin faisant du Malraux ou du Malraux faisant du Des faisans s’envolaient lourdement. Le commandant du Chatwin ? poste frontière me demandait de lui parler de l’école de Saint-Cyr, de Polytechnique, parce qu’il faisait des cours à ses hommes sur les armées capitalistes. Il avait vingt-deux ou vingt-trois ans et il n’avait pas envie de raconter les Malraux ministre histoires qu’il savait. Il faisait tellement chaud qu’on avait et l’Afghanistan : du mal à poser des questions. Je lui demandais : - vous ne vous ennuyez pas à Nijni Piandj ? Il souriait, il répondait les occasions manquées En 1958, le Général de Gaulle revient « aux affaires ». – on ne s’ennuie pas quand on protège les frontières du Il nomme André Malraux aux Affaires culturelles. socialisme ». Malraux commence sa mission par un grand voyage en Iran, en Inde et au Japon. En résulteront deux exposi- - Annemarie Schwarzenbach, l’écrivaine suisse qui tions majeures, les premières de ce genre au Petit Palais : accompagnera Ella Maillart à Kaboul en 1939 (La voie « Trésors d’art de l’Inde « (avril-juin 1960) avec une salle cruelle) et publiera à ce propos « Où est la terre des pro- dédiée aux « styles dits gréco-bouddhiques » contenant messes ? » rencontre Malraux à Moscou en 1934. Elle quelques statuettes venant de Hadda et « Sept Mille ans accompagne Klaus Mann au Congrès des Ecrivains sovié- d’art en Iran » (octobre 1961-janvier 1962) qui couvre une tiques. Sa conversation avec Malraux dont elle parle dans sphère historique et culturelle associant l’Afghanistan. « Mort en Perse » et dans sa correspondance avec Claude Malraux préface le catalogue. « A quoi certaines nations Bourdet tourne autour de cette mélancolie timouride. « doivent-elles la puissance de poésie qui accompagne leur Qu’allez-vous faire en Perse ? » me demanda Malraux. Il gloire, et que n’altère pas même leur agonie ? Les hommes connaissait les ruines de Raghès. Il savait aussi ce qu’est ont rêvé des palais achéménides depuis la Haute-Egypte la passion de l’archéologue. Il avait beaucoup réfléchi aux jusqu’à l’Asie Centrale, de la Cour Sassanide, depuis By- passions humaines et savait les débusquer ; rien en elles zance jusqu’à l’Inde ; et d’Ispahan, depuis Paris jusqu’à qui l’intéressât outre mesure, sauf ce qu’elles laissent dans Pékin. Dans leur rêve éternel, la Perse revient avec l’in- leur sillage : la souffrance. Il me demanda : « Seulement vincible constance des flots ». à cause du nom ? Seulement pour être très loin ? » Et je Les Archives du Quai d’Orsay contiennent une note songeai à l’épouvantable tristesse de la Perse… ». adressée au Secrétaire Général qui indique que Malraux envisageait une deuxième tournée diplomatique, cette - Bruce Chatwin, grand voyageur en Afghanistan, va fois-ci en « Asie musulmane ». Sont mentionnés trois pays voir Malraux à Verrières en 1974 pour le Sunday Times. l’Afghanistan, le Pakistan et l’Indonésie. Le récit de cette rencontre sera publié dans « Qu’est-ce Ce voyage n’aura jamais lieu, Malraux étant vite ab- que je fais là ? ». « Quelles sont les perspectives offertes sorbé dans ses nouvelles fonctions et la portée qu’il leur à un aventurier aujourd’hui ? il ne pense pas que le mot confère (Maisons de la Culture, Patrimoine, grandes expo- ait beaucoup de sens. Une faible possibilité, peut-être, en sitions et échanges culturels). Asie centrale (après tout l’Union soviétique est le der- En juin 1965, le souverain afghan et son épouse sont nier empire impérial qui survive). « Mais, dit-il sur un invités en France en visite officielle. Le Général de Gaulle ton triste, il y a des HLM à Samarkand ». Nous avons qui a mis à leur disposition une Caravelle présidentielle terminé la conversation en parlant de l’Afghanistan avec les accueille à Orly. Le programme officiel – le livret ses rivières aux eaux vert pâle et ses monastères boudd- du Protocole figure aux Archives du Département – pré- histes, où les aigles tournoient dans le ciel au-dessus de voit au deuxième jour un déjeuner offert à Versailles par forêts de déodars11, où les hommes des tribus portent des Monsieur et Madame Malraux. Au dernier moment, le 10 Les Nouvelles d’Afghanistan n°154
CULTURE Ministre, fatigué et dépressif, fera faux bond. C’est un L’émir n’était que l’émir de Kaboul. Il faisait installer le autre Ministre d’Etat, Alain Joxe, qui présidera ce déjeu- téléphone, reliait la ville aux Indes par une ligne télégra- ner. Quel dommage que cette rencontre n’ait pu avoir lieu. phique ; mais, à cinquante kilomètres commençait l’Islam On imagine l’importance qu’elle aurait revêtue tant pour primitif. Chaque khan payait le tribut s’il était faible, l’im- Zaher Chah que pour Malraux, tous deux imprégnés de posait s’il était fort. Et rien n’unissait la poussière nomade culture et marqués par le sens de l’Histoire. ou sédentaire qui s’étendait de la Perse à Samarcande, Quelques jours plus tard, Malraux « à la demande de que la loi coranique ». Karzai maire de Kaboul ! les jour- ses médecins » part pour une longue traversée maritime nalistes n’ont rien inventé. Quant au sentiment national vers l’Orient ; elle le conduira jusque dans le bureau de afghan, Malraux pourrait constater le chemin parcouru. Mao Tsé Toung. Au large de la Crète, il entreprend la ré- daction des Antimémoires. Le livre sortira en 1967, l’an- - Malraux participe de cette spécificité si féconde de née des « Cavaliers » de Kessel. la relation franco-afghane qui accorde une large place à la culture (la DAFA, l’IFA, Kessel, Bahodine Madjrouh, Atiq Rahimi). Recevant à l’Elysée en 1965 le roi Zaher Chah, le Général de Gaulle se plait à le rappeler en évo- Trois remarques quant la relation entre nos deux pays. « Bien entendu, c’est par la culture que le mouvement a commencé. Car de conclusion tout procède de l’esprit ». - Malraux passe à côté de l’Islam afghan et semble ignorer une dimension soufie très ardente à cette époque et Kaboul 6 juin 2015 qui aurait dû le ravir. On se souvient de la phrase terrible des Antimémoires sur les Afghans. « Un Islam ossifié était la seule carcasse qui maintînt debout ce peuple somnam- bule parmi ses ruines, entre la nudité de ses montagnes et 1- Nous ne connaissons pas la version selon laquelle Habibollâh aurait été le tremblement solennel du ciel blanc ». Attention pour ébouillanté. On pense en général qu’il fut passé par les armes. Il est sûr en autant de ne pas aller trop vite ni trop loin dans la rela- revanche que son corps fut pendu et exposé plusieurs jours. (NDLR) tion de Malraux à l’Islam. Voir notamment les nombreuses 2- Organisme soviétique destiné à promouvoir les relations culturelles avec références à la Nuit du Destin, celle de la Révélation. « les pays étrangers. (NDLR) L’Islam est autour de nous jusqu’au fond de l’Afrique, 3- Le Journal 1918-1933 d’Hélène Hoppenot a été publié aux Editions Claire Paulhan, 2012. jusqu’au Pamir ; et je pense à la phrase avec laquelle ses 4- Les Bouddhas d’Afghanistan, Editions Favre, 2001. voyageurs, à cette heure même, font lever les bêtes de 5- Région correspondant à peu près à la Kapissa, au nord-est de Kaboul. leurs caravanes : « cette nuit-là fut la nuit du destin. Bé- (NDLR) nédiction sur elle jusqu’à l’apparition de l’aurore ! » écrit 6- Encadré de la Rédaction d’après Wikipédia. Malraux en 1934 dans son reportage aérien sur les traces 7- Note de Tarzi sur Barthoux publiée dans les Comptes rendus des séances de la Reine de Saba. de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres année 1996 volume 140 n°2 pp. 595-611. - Il est intéressant de faire une lecture géopolitique 8- Bibliothèque de la Pléiade, oeuvres complètes 2 des écrits de Malraux sur l’Afghanistan (le « carrefour » 9- Membre de la Jacquerie (NDLR). ou la confluence, l’espace centrasiatique, l’axe touranien) 10- En persan : zenda bâd Tadjikistan, c’est-à-dire : « Vive le Tadjikistan ». et de citer sur le plan de la politique afghane la phrase des (NDLR) Noyers de l’Altenburg : « Il n’y avait pas d’Afghanistan. 11- Cèdre de l’Himalaya. (NDLR) Les Nouvelles Afrane d’Afghanistan Permanence: 16 passage de la Main d’Or -75011 Paris Tel. : (33) 01.43.55.63.50 La revue LES NOUVELLES D’AFGHANISTAN est une revue trimes- L’association Amitié Franco-Afghane (Afrane) a été fondée au début trielle éditée par AFRANE (Amitié Franco-Afghane). Les opinions de 1980, en réponse à l’occupation militaire de l’Afghanistan par les émises dans les articles n’engagent que leurs auteurs. Titres et sous- Soviétiques. Organisme d’aide humanitaire, Afrane ne souhaite qu’ai- der les Afghans et ne se situe dans la mouvance d’aucun pati politique. titres sont de la responsabilité de la rédaction. Elle soutient à présent prinicpalement des projets éducatifs. Abonnement France et U.E. - 4 numéros ............................. 22 € Adhésion avec abonnement à la revue Abonnement de soutien France et U.E. - 4 numéros ............ 40 € Les Nouvelles d’Afghanistan .................................................. 48 € Abonnement France et U.E. - 8 numéros ............................. 42 € Adhésion de soutien (avec abonnement) à partir de ............... 60 € Autres pays -4 numéros ....................................................... 32 € Adhésion seule (sans abonnement) ......................................... 28 € Autres pays -8 numéros ........................................................ 60 € DON (déductible de l’impôt dans les limites prévues par la loi) (un reçu sera adressé sur demande) .......................................... € NOM .......................................... Prénom........................................... Adresse................................................................................................ NOM .......................................... Prénom........................................... .....................................................Tél ou email.................................... Adresse................................................................................................ .....................................................Tél ou email.................................... Tout règlement à l’ordre d’AFRANE, merci. Les Nouvelles d’Afghanistan n°154 11
Vous pouvez aussi lire